n° 01840 | Fiche technique | 25834 caractères | 25834Temps de lecture estimé : 15 mn | 20/02/01 corrigé 25/04/22 |
Résumé: Venise, masques, brocards de soie... | ||||
Critères: fh couple extracon vacances ascenseur amour volupté vengeance voir | ||||
Auteur : Le dernier galant (Le dernier galant, 49 ans et l'esprit littéraire) |
Rien ne vaut cette arrivée sur Venise, à la nuit tombée, l’hiver, quand votre avion s’enfonce dans la brume tenace qui, à cette époque de l’année, recouvre toute la lagune. L’instant d’avant, on se tient encore immobile au-dessus des nuages, dans le ciel du crépuscule, tout en rouge et en noir, et l’on se voit déjà plus loin, à Trieste, ou bien sur la côte Dalmate, dans le Karst inhospitalier. Puis tout d’un coup, l’avion frémit, s’incline, plonge à présent, roulant furieusement d’un bord à l’autre, tandis que la voix sucrée d’une hôtesse vous annonce votre délivrance prochaine :
la Sérénissime est là, sous vos ailes, protégée par sa gangue de brouillard qui s’effiloche à présent le long des hublots.
Le temps d’une prière nerveuse à tous les saints protecteurs des pêcheurs de l’Adriatique, et voici que la piste toute noire de Venise Marco-Polo surgit brusquement des eaux. Quelques ultimes soubresauts ; le choc du train d’atterrissage au contact du sol ; et puis, tout de suite – comme toujours – l’aimable bousculade de ceux qui, pratiquant l’avion en rescapés de probables catastrophes aériennes, voudraient déjà être dehors. Marie et moi descendons parmi les derniers – peu soucieux de précipitation – retardant au contraire l’instant de ce premier contact quasi amoureux avec l’air de la lagune.
La nuit, le tarmac détrempé, les projecteurs qui l’éblouissent.
Casablanca ? On échangerait Bogarde pour Bogart ? Quelle imagination !
Les formalités, rapides pour une fois, et voici le quai et la vedette du Daniéli qui est là et nous attend. Quel bonheur ! Nous montons dans l’esquif. Le pilote s’est emparé de nos bagages, Marie paraît ravie, et donc je le suis aussi. Quatre jours nous sont donnés, quatre jours et quatre nuits de fête – le carnaval évidemment – mais aussi la perspective du Daniéli. Une folie, mais quelle idée, aussi, de s’y prendre aussi tard : les hôtels étaient pleins et les chambres d’hôtes introuvables ! Par jeu, Marie m’a proposé de tester les palaces, Hôtel des Bains, Gracchi, nous n’avons contacté le Daniéli qu’en tout dernier ressort, le souvenir de Stendhal nous retenait sans doute, comme s’il eut été sacrilège de mêler Carnaval et pèlerinage littéraire… Et puis il y restait quelques chambres, et très vite, nous nous sommes décidés : ce serait donc le Daniéli.
Un couple – des Anglais, la quarantaine distante – monte dans la vedette, salutations compassées. L’italien qui nous sert de pilote, très chic, suggère que nous sommes au complet et lance son moteur… Nous voici partis pour traverser toute la lagune, une bonne demi-heure dans la nuit noire, les nappes de brouillard percées de place en place par le halo de quelques projecteurs fantômes, autres canots croisant au loin, bouées, îlots qui parsèment l’endroit… Le ronronnement assourdi du moteur berce notre voyage.
Il fait moins froid que je ne l’aurais pensé. Marie se blottit contre moi. Nos deux sujets de sa très gracieuse Majesté, face à nous, se tiennent par la main. Elle a l’air si délicieusement empruntée, me dis-je. Un air trompeur ? Mon regard croise celui de Marie qui esquisse un sourire… se faisait-elle la même réflexion ? Je me demande tout à coup quelle sorte de masques ces deux-là adopteront, dès demain. Je me prends à détailler discrètement la Miss, du coin de l’œil, dans l’espoir de mémoriser quelques détails, une attitude, un éclat particulier du regard, une nervure de ses mains fines peut-être, qui me permettraient de la reconnaître à tout coup, si le hasard de la fête venait à la jeter dans mes bras… La voici à présent qui baisse les yeux ; comme chez beaucoup d’Anglaises, son air faussement modeste semble l’annonce des pires noirceurs ! Hélas, un air modeste ne constitue pas un signe absolument reconnaissable, sous un masque… Marie, sans doute impatientée par l’intérêt, pourtant des plus discrets, que je porte à la Dame, pousse un soupir ostensible et, d’un mouvement de ses jolies hanches, place vingt bons centimètres entre elle et moi. Je m’angoisse instantanément : connaissant le caractère naturellement soupçonneux de mon amoureuse, qui voit la trahison partout, et redoutant ses violences qui sont à l’égal de ses coups de cœur, je m’étais juré de tout faire pour me comporter en amant modèle et refuser la moindre prise à sa méfiance. Aurai-je déjà failli à la tâche ? Je m’empresse de la ramener vers moi, m’apprêtant à devoir négocier une première bouderie, quand, à cet instant précis, les lumières de Venise viennent trouer la brume. Le spectacle, décidément inédit, se présente à point nommé pour nous détourner, les uns comme les autres, de nos introspections. C’est beau et fantomatique. Marie s’enthousiasme. Voici San Polo ? Non, c’est San Giorgio ! Et ici, le palazzo Farsetti ? Non, c’est la Ca’ Foscari ! La masse noire de la Salute apparaît tout à coup face à nous, vaguement éclairée par les lumières de San Marco. Le canot vire à tribord, s’engage dans le canaletto qui donne sur la Riva degli Schiavoni et, tout de suite, coupe son moteur… nous sommes arrivés !
Nouvel instant de bonheur : le portier du Daniéli et les bagagistes nous accueillent à même le quai et, un peu émus quand même, nous franchissons non sans quelques politesses supplémentaires la porte du Temple.
Nous n’avons pas la chambre historique qui vit les trahisons de George Sand, mais c’est très bien quand même : avec l’enthousiasme de ceux qui découvrent, nous étions prêts à nous émerveiller de tout, à voir du pur baroque dans le pire rococo et de l’authenticité vraie dans les inévitables problèmes de tuyauterie… Mais ne soyons pas injustes : rien de tout cela n’était important et le palace se montrait à la hauteur de sa réputation d’ancienne et très vénérable maison.
Ce fut l’ascenseur, au charme mécanique suranné, qui se trouva le point de départ de nos aventures vénitiennes. L’affaire eut lieu le lendemain. Après une nuit de rêve et un petit-déjeuner princier, Marie s’était retranchée dans la Salle de Bain, me laissant le soin de partir en reconnaissance : je devais en effet prendre contact avec ces amis italiens qui attendaient notre venue et qui nous avaient promis de nous faire les honneurs du Carnaval pour les quelques soirées à venir.
À partir des cabines placées dans le hall du Daniéli, je n’eus aucun mal à joindre Griggio. Comme d’habitude, il me laissa à peine placer deux mots… En moins de cinq minutes, il parvint à s’extasier dix fois de notre arrivée, à mettre la ville et sa tribu à notre disposition, et à nous fixer rendez-vous, au bar de l’hôtel, à 19 heures sonnantes : il s’occupait de tout, absolument tout, il nous apporterait même nos masques…
Quel tourbillon ! Mais si adorable. Je l’avais rencontré à l’occasion d’un congrès fumeux sur je ne sais plus quelle tentative de normalisation européenne des communications par satellite, et nous étions devenus de véritables amis – je me faisais une fête de le recevoir à Paris à chacun de ses passages.
Un peu abasourdi quand même – le manque d’habitude – je me dirigeais vers l’ascenseur afin de porter ces nouvelles à Marie. Et c’est à cet instant que le hasard se manifesta, non sans quelques malignités… Je me retrouvais en effet à l’entrée de la cabine à l’instant même où notre jolie et so-british compagne de voyage de la veille s’en approchait aussi pour gagner les étages.
Je pouvais à présent l’admirer tout à loisir. Elle était vraiment délicieuse. Blonde, une large mèche sur le front, œil bleu, les lèvres fines avec toujours ce sourire ennuyé, le nez court et droit. Je découvrais ses formes, que les conditions nocturnes de notre arrivée ne m’avaient pas permis de soupçonner. Une taille à croquer ! Et aussi un sein mutin, savamment bridé par un impeccable spencer pied-de-poule, serré d’une large ceinture noire. Jupe noire, également, très sage, bas ou collants, bottines rétro. Le temps d’échanger deux mimiques de fausse connivence et voici l’ascenseur arrivé. Je m’efface, nous entrons, elle actionne le bouton du 3e – ils sont au même étage que nous –, l’ascenseur s’ébranle, gagne quelques hauteurs et, après une sorte de hoquet, le voici qui décide de s’arrêter derechef. La porte reste close : c’est l’incident. Le sourire de mon Anglaise se fait encore plus ennuyé. Il est vrai que ce genre de problème a pour caractéristique principale d’être de durée… indéterminée. De quelques secondes au Week-end entier, l’incertitude est totale pour les voyageurs imprudents, réunis malgré qu’ils en aient, et nul n’ignore la riche contribution des ascenseurs tant aux rapprochements amoureux qu’aux ruptures décisives. Après quelques secondes d’hésitation, j’actionne bravement le signal de détresse, en prenant l’air vaguement excédé de celui qui entend faire cesser au plus vite l’intolérable situation ; ceci eut pour effet immédiat – et opposé – de réduire l’éclairage de la cabine de moitié, une pâle veilleuse continuant à nous dispenser ses lueurs. L’affaire était aussi embarrassante qu’excitante. Mon « Anglaise romantique » restait d’une neutralité perfide, elle s’était adossée à la paroi latérale et regardait le bout de ses bottines, semblant s’en remettre au destin pour nous sortir de là.
Inévitablement, je me demandai ce qui se passerait, si, profitant de cette occasion inespérée, je m’enhardissais à quelques illustrations pratiques… des sentiments spontanés qu’elle m’inspirait. Et j’imaginai aussitôt qu’il suffirait que j’entame ladite démonstration pour que l’ascenseur reprît son essor, me plaçant ainsi dans le pire état : celui de devoir battre en retraite aussitôt m’être découvert… J’enrageais. Je me dis que le plus sage était sans doute d’attendre que le personnel nous contacte, afin de connaître l’ampleur du problème, et d’aviser ensuite… À moins qu’à tout moment, ma co-détenue m’adresse quelques imperceptibles signes d’intelligence, m’obligeant moralement à lui apporter dans l’instant tout mon réconfort. Je la regardais, perplexe. Sans doute importunée par mon insistante attention, elle leva les yeux, grimaça un pauvre sourire à mon intention – quel progrès – pencha la tête de côté, et, en poussant un drôle de petit soupir :
Puis, avant que j’aie pu imaginer une quelconque réponse, j’eus la stupeur de la voir joindre le geste à cette parole et déboutonner le bouton du haut de sa petite veste, en prenant, évidemment, un air horriblement meurtri…
La parenthèse, dans cet ascenseur, dura finalement 35 minutes… Quand nous en sortîmes, il était presque midi.
Au moment de la délivrance (on avait fait lentement remonter la cabine au Premier étage, en mezzanine), Marie, m’ayant entretemps recherché, m’attendait. Il y avait aussi le représentant de la Direction, qui se confondit en d’interminables excuses, mais, en revanche, l’Anglais de mon Anglaise n’était point là.
Me voyant sortir en compagnie de la Miss, Marie se rembrunit d’un seul coup, et, tandis que ma compagne de galère s’éclipsait et que l’amiral m’accaparait, elle prit le parti de se tenir ostensiblement à l’écart, se dirigeant même vers la balustrade de l’étage, feignant un intérêt subit pour l’animation du Hall.
Les soupçons injustifiés – ou plutôt : injustifiables (pourquoi, en effet, imaginer systématiquement le pire ?) – m’ont toujours exaspéré. Mais je désirais tout sauf que soit gâché ce séjour qui était le nôtre, et donc, après avoir promis au Condottiere d’opérette que son ascenseur était aussi bien que ses salles de bains, je m’occupais de mon amoureuse… Je fus soulagé et quasiment surpris de la voir très vite sourire, en se contentant d’une vague pique sur le cauchemar claustrophobe que je devais avoir vécu, seul avec cette miss Marpple, dans notre ascenseur ! Elle qui avait failli s’inquiéter… Stupidement, l’incident me parut clos et je décidais de ne pas en rajouter.
Le Rendez-vous avec Griggio était donc fixé à 19 heures, dans le hall. Marie connaissait Grigio : elle avait fait sa connaissance à l’occasion du dernier voyage à Paris de celui-ci, quelques mois plus tôt. Elle l’avait trouvé, en cette circonstance, aussi excessif que charmant.
Je n’avais pu vraiment la rassurer sur ce point… je ne connaissais pour ma part que ses complices les plus proches, et ils me semblaient faits d’une eau identique : infiniment légers, cultivés, paraissant traverser l’existence comme un long soir de fête. Pourtant, il n’avait fallu à ce moment-là que quelques jours pour amender ce jugement. Griggio avait dû en effet s’attarder dans notre capitale deux grandes semaines et il nous proposa un soir de dîner tous ensemble avec « sa meilleure amie » – qui l’eût cru ? – une certaine Pompéïa, que je ne connaissais pas encore mais dont il m’avait souvent parlé en des termes inhabituellement respectueux. Elle n’était elle-même à Paris que pour quelques jours, son travail l’amenant à de fréquents déplacements, d’après ce que nous avions compris. De fait, Pompéïa, la quarantaine assurée, s’était révélée lors du dîner comme un parfait modèle de bon goût, d’un chic à peine démodé et donc très à la mode. Elle était l’ultime représentante d’une fort ancienne famille de marchands de soieries et dirigeait d’une main incontestable l’une des dernières fabriques de brocards artisanaux que compte Venise. Elle nous avait d’ailleurs fait promettre de lui rendre visite, dans son sanctuaire vénitien, un ancien entrepôt qu’elle avait réaménagé au cœur de la Judecia – un lieu magique selon Griggio – et dont elle se plaisait à tenir les rênes chaque fois que les exigences de ses affaires lui permettaient de revenir à son port d’attache. Nous lui avions juré solennellement de ne manquer en aucun cas à ce plaisant devoir.
À 19 heures sonnantes, nous étions donc dans le hall du Daniéli, Marie et moi, guettant l’apparition de Griggio.
Notre ami n’affecta qu’une quinzaine de minutes de retard au rendez-vous fixé. Attendre dans le patio du Daniéli, en dégustant un chocolat, n’a toutefois rien de désagréable en soi, et nous profitâmes sans remords de cet ultime sursis qui nous était donné avant de nous plonger dans l’effervescence de la fête, dont la rumeur, les rires, les fragments de musiques nous parvenaient déjà.
Il fit une entrée comme à son habitude, aimable tourbillon, saluant chacun, connaissant tout le monde. Les embrassades nous occupèrent encore dix bonnes minutes. Ses compliments à Marie et les démonstrations physiques dont il les appuya furent à la limite de la décence ! Mais quel dragueur ! Il avait apporté un immense sac de voyage, et, une fois épuisées œillades et mondanités, il nous proposa de monter à la chambre afin de nous apprêter…
Les costumes étaient des plus simples et au nombre de trois. Afin de nous fondre mieux encore dans la fête anonyme, il avait été décidé que nous irions, comme l’essentiel des masques de Venise, en cape noire, loup et Tricorne. Il était convenu que toute la bande adopte cet uniforme, et seules d’infimes variantes sur la couleur du galon à la lisière de la coiffe seraient tolérées. Une fois tous trois drapés, colletés, coiffés et masqués, il y eut entre nous comme une pause-inspection : raide, immobile, chacun dévisageait les deux autres, et seuls nos yeux effarés montraient, en roulant sous nos masques, notre inquiète approbation. Nous fûmes saisis pour finir d’un immense éclat de rire, et, ravis, nous envolâmes à la rencontre des autres.
Dehors c’était une cohue gigantesque, une folie…
Rires, bousculades, pétards, couplets repris en cœur, costumes somptueux, nous vîmes même plusieurs drag-queens en grand uniforme, sans nul doute l’innovation de l’année !
La soirée commença donc en folie. Nous récupérâmes la bande de Griggio, ou du moins une partie, ou du moins, entre autres, une partie de la bande de Griggio : tous les masques étaient quasi identiques, comment savoir vraiment qui était qui ? Je décidais qu’il me faudrait serrer Marie de très très près…
L’anecdote qui marqua d’une touche particulière cette nuit de fête et donc notre séjour tout entier eut lieu peu après. Alors que nous retraversions la Giudecca afin de rejoindre le Dorsoduro, Griggio, qui, à ce moment, me décrivait tous les charmes de ce vieux quartier de Venise, se rappela tout à coup que Pompéïa – la Pompéïa rencontrée à paris – avait son magasin quelques blocs d’immeubles plus loin, et l’idée ne lui parut rien moins que géniale de rendre à celle-ci la visite promise, et de tenter par la même occasion de la convaincre de se joindre à nous.
Sept canaux et sept ponts plus tard, nous étions au lieu dit. Son accès principal donnait sur un quai étroit courant au long d’un canal secondaire, dont le calme tranchait sur la furie des ruelles avoisinantes. J’avais pris les devants, avec Griggio et Marie. Sur nos talons, la sympathique cohorte de notre quinzaine de complices égaillaient le quai de ses braillements avinés. Je me dis que si l’un d’eux glissait dans les eaux noires de la lagune, on risquait de ne pas s’en apercevoir avant la Pâque venue !
À travers une vitrine masquée d’un lourd rideau opaque, une lumière inquiétait le fond de l’endroit. Pompéïa était donc là. Griggio gravit les trois courtes marches et ouvrit la porte, faisant retentir un carillon aux notes désuètes.
Quelle atmosphère ! Ce sont les parfums qui venaient en premier. Des odeurs lourdes et enivrantes de soie brute. Et puis les couleurs, obscures. Partout, de somptueux coupons de brocards pendaient de cintres disposés en hauteur, redessinant l’espace immense du lieu comme un labyrinthe mouvant. L’air était brun, mauve, céladon.
Pompéïa se tenait en effet non loin de l’entrée, derrière un large bureau ancien, manifestement occupée à quelques tâches comptables. Elle se leva brusquement à notre approche, l’air vaguement effaré. Par convenance, Griggio et moi-même ôtâmes tout de suite nos masques, ce qui déclencha exclamations réciproques et embrassades. Derrière nous la bande entrait, en grand désordre, chacun à son tour levant un instant son masque, « Ciao, Pompéïa ! » puis s’éparpillant dans le magasin, jouant à cache-cache avec les voiles, rajoutant un nouveau degré à la mascarade.
Pompéïa était ravie. Griggio l’avait informée de notre présence à Venise, mais notre passage restait une surprise. Elle s’était rassise et nous nous retrouvâmes un petit groupe à prendre nos aises, dans les profonds fauteuils disposés autour de son bureau. Griggio était d’un bavard ! Et Pompéïa lui donnait la réplique. Je suivais la conversation d’une oreille discrète, mon Italien restant rudimentaire. D’ailleurs, tout autour de nous, d’autres conversations s’étaient nouées, formant un brouhaha qui se superposait aux rumeurs du dehors.
Dans le coin opposé de la boutique, des rires fusaient. Je décidai de visiter l’endroit, et me levai sur un vague mot d’excuse, me glissant à travers les tentures de brocard, contournant des amas de coupons, butant sur les piles d’échantillons.
Dans l’un des angles de l’entrepôt qui donnaient sur le canaletto, vaguement éclairé par les lumières du dehors, je retrouvais une demi-douzaine de nos anonymes comparses, dans un état de grande agitation… Je n’aurais pu dire exactement qui était qui, mais il semblait que cinq d’entre eux fussent du sexe opposé au sixième, puisque ce sixième passait de bras en bras, ici esquissant un pas de valse, là acceptant un baiser ou repoussant une main trop légère. Et puis l’affaire se corsa. Un masque obtint une faveur plus prolongée que les autres, ce qui lui valut sifflets et lazzis. Une main indistincte s’aventura sous la cape convoitée, dévoilant l’éclair d’une chair brune, en haut d’un bas. J’étais tout à fait intrigué. Jusqu’où cela irait-il ? Allaient-ils… Je me retournais, lançant un regard inquiet en direction du bureau de Pompéïa, où se trouvaient tous les autres : il n’y avait de fait aucun danger d’importuner ou d’effaroucher celle-ci, les barrières de brocards masquaient la scène et rendaient indéchiffrables les sons qui en émanaient. Revenant aux ébats de nos amis, je m’aperçus que la belle masquée avait encore abandonné du terrain : ses bourreaux avaient obtenu par je ne sais quel moyen la remise en otage du triangle de dentelle qui défendait sa vertu et ils jouaient à se l’échanger l’un l’autre en résistant aux suppliques de la belle qui prétendait récupérer son bien. L’objet revenant entre les mains du premier masque, celui-ci fit mine de compatir, et d’exiger quelques contreparties en échange du témoin. La victime me sembla n’opposer à cette demande – accompagnée de caresses non équivoques – qu’une protestation de principe, vite clouée au bec par un baiser des plus fougueux. Hasard ou stratagème, un énorme ballot de soie était là derrière, et il ne fallut qu’un court instant pour qu’on l’y renversât, à demi consentante. Et là, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, elle se prit à subir en soupirant d’aise les assauts furieux du reître, sous les vivats approbateurs du reste de la bande. Décidément, ces Italiens… L’affaire se termina dans le cri étouffé de la donzelle et l’effondrement de la couche improvisée, en un enchevêtrement de masques, de jambes gainées de soie, et de rires.
Émoustillé, je m’en retournais retrouver Griggio, Marie, et le reste de la bande. Mais arrivé au bureau de Pompéïa, je n’y trouvais que celle-ci, en grande discussion avec Griggio… Où étaient donc les autres ? Étaient-ils déjà ressortis ? Ou bien exploraient-ils les derniers recoins de la maison ? Vaguement inquiet, je décidais d’en faire le tour… et tombais presque immédiatement, au détour d’une tenture, sur leur groupe, Marie en tête, démasquée. Ils étaient bien nombreux et je comptai rapidement : tout le monde en fait était là. Mais d’où venait Marie ? Un doute abominable me saisit… Ce pouvait-il que tout à l’heure… La gredine me regardait, l’air rêveur, un sourire indéchiffrable aux lèvres. Mon cœur se mit à battre la chamade, images et scénarios se bousculaient dans ma tête, mais il me fallut très vite me rendre à cette évidence : j’étais dans l’impasse la plus fermée. Que lui dire ? Que lui demander ? De fait, tout était possible : soit elle n’avait rien vu de l’intermède coquin, soit elle y avait assisté en simple spectatrice, soit elle… y avait activement participé ! Il est évident qu’elle en était capable, surtout après ma non-aventure de la veille avec l’Anglaise. Et le tour correspondait tout à fait à son mauvais esprit… J’étais furieusement jaloux. Pendant que je ruminais ces sombres hypothèses, les uns et les autres prenaient congé de Pompéïa, et j’en fis rapidement tout autant. Nous sortîmes. Je me retrouvais au-dehors, au côté de mon amoureuse, qui affectait l’air de ne pas avoir d’air. Des canots avaient été demandés et Marie et moi prîmes place dans le premier. Je m’assis à ses côtés, elle regardait, ostensiblement, ailleurs. Après avoir dix fois retenu et reformulé ma question, Je ne pus m’empêcher, très vite, de lui demander, faussement indifférent :
Elle prit alors un temps – et un air ravi – pour me répondre, sibylline, en me fixant droit dans les yeux :