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Temps de lecture estimé : 24 mn
09/10/01
corrigé 02/08/07
Résumé:  Histoire non-érotique abordant le sujet de la prostitution.
Critères:  prost nonéro mélo portrait -tarifé
Auteur : Jeanette
Mon amie Bénédicte


Ceci n’est pas un récit érotique, loin de là. Ce n’est pas non plus un truc marrant, ni même agréable. Si vous cherchez un peu de plaisir et de détente, acceptez mes excuses et passez à l’histoire suivante.


Non, je ne publie pas ceci pour emmerder mon monde. Simplement, il y a trop longtemps que je l’avais sur le cœur, trop longtemps que j’avais écrit ce truc sans oser le publier. Le sujet de ce récit est la prostitution.


Parler de la prostitution, c’est un peu comme de parler de l’humanité. Un sujet si vaste qu’il n’a pas de limites. Il y a cent mille genres de prostitution. La pute de luxe qui fait les ministres, celle qui fait le trottoir, celle qui travaille en salon à Liège, à Anvers, ou à Amsterdam, les hôtesses des bars spéciaux, les branleuses des salons de massage… Et les différences d’un pays à l’autre sont énormes. La prostitution américaine est cent fois plus sordide que la prostitution européenne, et que dire de l’Afrique et de l’Asie ?


Dans un récit criant de vérité, et écrit avec talent, Rue du Ponceau, Léna Van Eyck nous a montré un des aspects de la prostitution. Je voudrais simplement en montrer un autre.


L’histoire qui suit est vraie. Je l’ai vécue. Je n’y ai rien ajouté, je ne l’ai pas romancée, je ne l’ai ni embellie, ni exagérée. J’ai changé tous les prénoms, sauf le mien. Les lecteurs liégeois ou ceux qui connaissent la ville de Liège identifieront facilement les endroits dont je parle.


Pourquoi ai-je renommé mon héroïne Bénédicte ? Sans doute parce que c’est le prénom qui lui convient le mieux, après son vrai prénom bien sûr. Mais ce n’est pas le sien. Elle avait un prénom à rallonge, ma Bénédicte.






Bénédicte était ma meilleure copine d’adolescence. Nous étions les deux "boutonneuses" de la classe, et nous avons souffert ensemble. Elle a toujours eu une vie chaotique et pas très heureuse. Mise à la porte (sans un sou) par sa mère le jour de ses 18 ans, je l’ai hébergée plus d’un an. Cette copine devint une véritable amie. Intelligente, très romantique, pleine d’illusions et de naïveté. Un peu bloquée, cependant, par l’éducation qu’elle avait reçue de sa mère, une conasse pudique et pleine de préjugés qui passait sa vie le nez enfoui dans sa bible. Mais ce que j’aimais le plus en elle, c’était sa générosité, la faculté qu’elle avait de s’identifier aux gens. Elle aurait donné sa chemise au premier venu. Elle était capable de ressentir le bonheur et la peine des autres, de les partager. Et surtout, elle ne jugeait pas. Elle savait que personne n’est ni tout bon, ni tout mauvais, et qu’il faut s’accommoder de ce qu’on trouve en quelqu’un, sans réclamer une perfection illusoire.


Elle a trouvé un job d’hôtesse de bar. Le genre de truc éclairé néon sur la route de Bruxelles. Le travail consistait principalement à convaincre le client de lui offrir un maximum de bouteilles de "champagne", autrement dit à sucer un maximum de fric. Dans certains de ces bars, on peut "monter", mais pas dans celui où elle travaillait. Avec la plupart des clients, elle ne faisait que parler, mais il lui arrivait aussi de les branler et de les sucer. Et cela l’excitait énormément, car elle était plutôt chaude, ma Bénédicte.


J’avais le même âge qu’elle, 18 ans, bien peu d’expériences autres que solitaires, et je ne pouvais m’empêcher de la questionner sans fin, son boulot me fascinait. Elle se moquait de moi, me disait que je n’avais qu’à l’accompagner un soir… Je n’ai jamais osé. Pas par manque d’envie, mais par peur.



Cela dura plus d’un an. Elle était heureuse, Bénédicte. Et elle gagnait super bien sa vie.



Puis un jour, Bénédicte fut tabassée par un client. Une arcade sourcilière pétée, deux côtes cassées, contusions internes. Et elle a quitté ce boulot. Elle devint serveuse dans un café du centre. Très jolie fille, elle plaisait à tout le monde. Pas des plus farouches, il lui arrivait bien souvent de rentrer accompagnée. Elle finit par se mettre en ménage avec un habitué et, quelques mois plus tard, elle était enceinte. Ils se marièrent. Jacques était un ouvrier un peu bourru, très brave homme. Ils étaient amoureux fous l’un de l’autre. Je n’ai jamais compris que Bénédicte puisse épouser Jacques. Ils étaient tellement différents. Elle si fine. Lui si frustre. Elle si intelligente. Lui… ben il n’avait pas inventé la poudre. Je n’ai jamais rien osé lui dire, mais on ne lui cache rien, à Bénédicte.



Ils eurent une petite fille, Louise. Bénédicte cessa de travailler pour s’occuper d’elle. Elle était une mère merveilleuse, elle donna à sa fille des tonnes d’amour, et une éducation hors du commun. À quatre ans, la petite Louise lisait couramment, et s’exprimait comme une petite personne. L’amour entre la mère et la fille, c’était irréel ! Il fallait voir ce petit bout, occupée à jouer dans le jardin courir soudain dans la maison et se jeter sur sa maman pour se faire embrasser et serrer dans les bras. Pendant cinq ans, ce fut le bonheur parfait.


Cela dura jusqu’au jour où le frère de Jacques ouvrit un café et commença à faire pas mal d’argent. Jacques voulut en faire autant, il ne voulait pas rester un ouvrier toute sa vie. Ils ouvrirent un petit "club privé". En fait, ils reprirent un club existant. Le prix de la reprise : trois millions de francs belges, à payer en cinq ans. À cette époque, Jacques gagnait quarante mille francs belges par mois. Bénédicte m’avait demandé de lire le contrat, mais Jacques objecta qu’il l’avait déjà fait, et qu’il n’était pas un con. Les cinq premières années seraient dures, mais après… Bien sûr, Jacques gardait son travail chez Michelin, et Bénédicte s’occupait du club, qui était d’ailleurs à son nom. J’étais à l’ouverture, et j’y allais régulièrement. Ça avait l’air de bien marcher. Bénédicte était merveilleuse dans son nouveau rôle, et la clientèle prit vite de l’expansion. L’argent rentrait.


Le problème, c’est qu’il sortait bien plus vite. Cachée quelque part dans le contrat, il y avait l’obligation de payer un arriéré de taxes, qui s’élevait à plus de huit cent mille francs. Ils n’avaient pas non plus la liberté d’acheter les alcools où ils voulaient, et on leur faisait payer le prix fort. Le loyer de la maison (pas compris dans la reprise) doubla. Bref, c’était une escroquerie pure et simple. Je pris l’habitude de voir Bénédicte pleurer sur ses comptes. Jusqu’au jour où tout a craqué. Trois mois de reprise impayés, les taxes au cul, expulsés du club, leur mobilier et leur voiture saisie. Et, grâce aux amendes fiscales, presque cinq millions de dettes. Bénédicte attaqua en justice la personne qui lui avait remis le club, mais il s’avéra qu’il disposait de puissants appuis dans le monde de la politique, et elle perdit.


Elle décida que la seule façon de s’en sortir, c’était de se lancer dans la prostitution. Jacques s’y opposa de toutes ses forces. Ce furent des disputes et des bagarres sans fin. Finalement, Bénédicte a gagné. C’était juste un mauvais moment à passer. Ils payeraient leurs dettes, et on n’en parlerait plus.


Il y a deux quartiers chauds, à Liège. L’un est une longue rue près de la gare, l’autre dans quatre petites ruelles parallèles qui sentent la pisse près de la grand poste. Bénédicte loua un "salon" près de la poste. Vingt-cinq mille francs par mois pour une pièce de trois mètres sur cinq, avec un lit bas, un évier, un miroir, et un WC. Je lui passai le fric du premier mois. Les prix étaient assez bien fixés : cinq cents francs pour une branlette, mille francs pour une pénétration, deux mille francs pour une pipe à fond, trois mille francs pour une demi-heure où l’on fait ce qu’on veut, mais pas d’anal ni de brutalité.


Dès son arrivée, Bénédicte eut un succès foudroyant. Cela s’appelle, paraît-il, "faire sa nouveauté". On faisait la file devant son salon. Elle avait décidé de ne jamais quitter avant dix passes, mais parfois elle dépassait les vingt. Cela n’allait pas sans problèmes. Elle qui avait toujours mouillé comme une fontaine, elle n’arrivait plus à lubrifier.


J’allais souvent la rechercher, parce qu’ils n’avaient toujours pas de voiture. Je l’ai vu changer à vue d’œil. Ma copine s’enfonçait dans le dégoût.



Elle me dit qu’avec les clients, elle fermait son esprit pendant l’acte.


Une fois, je l’ai trouvée en pleurs. Le gros désespoir. Les hoquets qui agitent tout le corps. Un client lui avait proposé de la lécher pour un bon prix, et elle avait accepté. Et elle avait joui.



Mais l’argent rentrait. Elle gagnait plus en quelques jours que son mari en quelques mois. Ils rachetèrent une voiture, et je la vis moins. Là-dessus, Jacques perdit son boulot. Pas sa faute, l’usine a fermé.


Il est donc au chômage. Il va maintenant la rechercher chaque soir, mais comme il ne sait jamais quand elle sort, il l’attend dans un café, rue de la Cathédrale. Café où tous les macs attendent ces dames. Un soir, Bénédicte a fini et va au café. Jacques tourne le dos à la porte, et ne la voit pas entrer. Elle surprend la conversation. Il est saoul, et se vante devant les macs de "bien vivre du cul de sa femme", et qu’elle "a intérêt à bien rapporter". Bénédicte lui retourne une baffe. Il la suit dehors, lui fout une trempe carabinée, et la laisse inconsciente sur le pavé.


À partir de là, cela a été de mal en pis. Elle a quitté son salon pour faire le trottoir rue des Célestines, mais cela ne rapporte pas assez. Donc elle loue un salon à Anvers, à cent vingt-cinq kilomètres de Liège. Elle y passe la semaine seule. La petite Louise vit avec les parents de Jacques. Bénédicte boit de plus en plus. Une autre catastrophe : elle s’est aperçue que, bien que la prostitution soit illégale, elle est TAXÉE.


À cette époque, je passai six mois à Anvers, travaillant pour une firme américaine, et je pris l’habitude de souper avec elle deux ou trois fois par semaine. Elle travaillait généralement de midi à 10 heures du soir, et occupait un "double salon" comme il y en a beaucoup : une vitrine de chaque côté de la porte. Les deux salons sont indépendants, mais à l’arrière il y a une longue pièce cuisine, séparée des salons par un rideau. Je venais la prendre vers 9 heures 30, mais parfois elle était "occupée". Qu’à cela ne tienne, sa copine Christine me faisait entrer dans la cuisine pour l’attendre. On ne voyait rien, mais on entendait tout. J’ai passé des heures dans cette cuisine. Ce fut une expérience des plus étranges. Mais j’y ai constaté que Bénédicte n’avait rien perdu de sa psychologie, de sa gentillesse, de son savoir-faire et de son humanité. Des heures et des heures dans cette cuisine. J’y ai ri, j’y ai pleuré, je m’y suis branlée comme une folle, j’y ai atteint des abîmes de dégoût. J’y ai frénétiquement fouillé les tiroirs pour y trouver une arme, n’importe quoi, un couteau à pain, un tournevis, un marteau, une fourchette, parce que ça tournait mal.


Et j’ai failli le faire. J’ai failli vous les donner, ces dialogues entre elles et ses clients. Dégueulasses, crados, excitants au possible, tristes, méchants, et parfois merveilleux. Mais non, je peux pas, c’est pas à moi. C’est à elle. Et à eux. J’ai pas le droit !


N’empêche que je l’ai attaquée, un jour que j’étais au fond du dégoût.



Elle resta deux ans à Anvers. La fin était en vue. Un vendredi, Jacques me téléphone : sa voiture est en panne. Puis-je aller chercher Bénédicte à Anvers, demain ? Bien sûr. Bénédicte n’est pas à son salon, mais dans un café, avec Charles, un client de plus en plus fidèle, qu’elle voit maintenant presque chaque jour. Ce Charles est un ingénieur, dix ans plus vieux qu’elle, très bien de sa personne, charmant, plaisant, plein d’humour. Et visiblement amoureux d’elle.


Nous prenons la route.



Nous arrivons chez elle. Jacques n’est pas là. Le mobilier non plus, d’ailleurs. Sur le carrelage de la cuisine, les papiers officiels d’une demande de divorce et de garde de l’enfant. La raison : son épouse s’adonne à la prostitution.


Après, cela a tourné en merde totale. Elle n’a pas su récupérer sa fille, dont la garde a été donnée aux grands-parents. Elle a porté plainte contre Jacques pour proxénétisme. Presque chaque jour, elle buvait jusqu’à l’inconscience. Finalement, Charles l’a prise chez lui. Il a payé toutes ses dettes. Et le divorce terminé, il l’a épousée.


Elle fut vite enceinte, car elle voulait désespérément un autre enfant.


Sur ces entrefaites, je quittai la Belgique pour les États-Unis. Au début, nous restâmes en contact, mais tout passe, tout casse, tout lasse, spécialement les phrases vides et forcées. Les lettres s’espacèrent, puis cessèrent complètement.



–––oOo–––



Dix ans plus tard, je décidai de passer les vacances en Belgique et, bien sûr, j’écrivis à Bénédicte. La réponse fut enthousiaste. Pas question que j’aille à l’hôtel, une chambre m’attend dans leur villa à Visé.


La villa est somptueuse. Visiblement, Charles gagne très largement sa vie, et si j’en juge par l’extravagance de sa garde-robe, Bénédicte ne manque de rien. Charles a l’air très amoureux. Le petit Jean a neuf ans. Un garçon frêle et qui a l’air un peu triste. Le soir de mon arrivée, nous avons soupé ensemble aux chandelles. Tout est venu d’un traiteur. Excellent, et très arrosé. Cependant, l’ambiance est étrange, on sent comme une crainte dans l’air. Dès le souper fini, Bénédicte envoie le petit Jean au lit, ce qui me surprend un peu. Nous finissons le vin, puis elle déclare abruptement qu’elle a bu un coup de trop, et qu’elle va dormir. Je reste seule avec Charles, plutôt désorientée. Nous parlons des États-Unis, qu’il connaît très bien, mais très vite la conversation s’enfonce dans la gêne. Je n’y tiens plus, et lui dis qu’ils n’ont pas l’air très heureux. Il se défend : Bénédicte est une femme merveilleuse… Il faut juste qu’elle fasse attention à ne pas trop boire…


Le lendemain, ils me prêtent leur troisième ( !) voiture, et je redécouvre Liège, qui a bien changé. Lorsque je rentre, le petit Jean est en train de faire ses devoirs. Incroyable mais vrai, il utilise une plume ancien style qu’il trempe dans un encrier. Sur la page s’étale une véritable calligraphie, avec pleins et déliés et tout. Il a bientôt fini et donne la page à sa mère qui la lit soigneusement. Soudain, son visage se fait dur. Elle attrape le gamin par la manche, et lui dit sévèrement :



Le petit balbutie :



Et elle froisse la feuille.



Puis elle s’adresse à son mari :



Nous soupons en silence. Nous en sommes au dessert lorsque le petit revient avec sa feuille. Bénédicte la chiffonne sans même la regarder.



Le souper fini, elle nous quitte sans un mot. Je regarde Charles, je ne sais que dire. Il se lève, et me jette :



Me voilà seule…


Les trois jours suivants, j’ai inventé un prétexte après l’autre pour éviter de passer la soirée dans cette ambiance détestable. Puis Bénédicte a insisté pour me cuisiner mon entrée préférée (des croquettes de volaille), et comment refuser ? Quand je rentre, le petit est sur les genoux de sa mère, ils lisent un bouquin sur les dinosaures. Le spectacle est attendrissant. Je retrouve ma vraie Bénédicte. Elle me laisse son fils pour préparer le repas. Le petit me ramène un tas de livres, tous parlant d’animaux. Ce qui l’intéresse surtout, ce sont les animaux africains : lions, éléphants, girafes, et il me dit qu’il rêve d’en voir "des vrais".



Non.


Pendant le souper, je propose une visite au zoo d’Anvers, et tout le monde se récrie que c’est une excellente idée. C’est décidé, le samedi suivant, direction le zoo. Comme il y a à peine un peu plus d’une heure de route, nous décidons de partir vers 11 heures.




Le samedi en question, 9 heures du matin. Bénédicte inspecte tous les devoirs que Jean a fait pendant la semaine, sans rien y trouver à redire. Ses notes hebdomadaires sont décentes, dit-elle (décentes ? la plus mauvaise est un 92% en algèbre !), mais elle l’avertit qu’elle ne veut plus rien voir en dessous de 95% !



J’en ai vu pas mal, des chambres d’enfants et d’adolescents. Je me souviens de la mienne, où l’on avait bien de la peine à poser un pied sans marcher sur quelque chose. La chambre de Jean est très différente. Immaculée, symétrique, le lit fait au carré, les livres en ordre alphabétique, et les nounours rangés par taille. La collection de cailloux rangée par couleurs. C’est beau, et froid.


Jean s’affaire comme une petite bonne femme. Armé d’un grand plumeau, il chasse des poussières invisibles. Il repousse un bouquin qui dépassait un peu. Il a son petit matériel pour nettoyer son écran et son clavier. Il recentre le coussin à la tête du lit.



Bénédicte s’éclipse, et revient immédiatement.



Le petit retourne dans sa chambre. On l’entend qui respire fort. Charles prend la parole.



Elle s’en va et ramène le petit en le tirant par la manche.



Elle sort comme une furie en claquant la porte. Un hurlement de pneus. Elle est partie. Je prends le petit par la main, et nous retournons dans la chambre. J’inspecte comme un adjudant. J’ouvre les tiroirs, passe mes doigts sur le dessus des bibliothèques. Si loin que je cherche, je ne trouve rien qui cloche sauf, bien sûr, cette symétrie immaculée.



Charles me demande de conduire, et je ne me fais pas prier. Toujours aussi peu de gendarmes, sur ces autoroutes belges ! Moins d’une heure plus tard, nous sommes aux portes du zoo.


Pour le petit, l’après-midi fut enchanteur. Un peu coincé au départ, il sortit vite de sa réserve. Il fallait le voir courir d’un endroit à l’autre. Les deux adultes, par contre, étaient enfoncés dans leurs pensées, conscients de cette menace qui planait. Six heures, la fermeture.



Sint Anneke fut, il y a plus d’un siècle, un des lieux de récréation de la bonne société anversoise. Une plage de sable blanc au bord de l’Escaut. Le fleuve y est à son plus large, et forme une grande boucle. Mais la pollution aidant, l’endroit tomba en désuétude. De nos jours, Sint Anneke est complètement désert, le sable est plus noir que blanc, et ça sent le pétrole et le goudron. Mais il y a toujours quelques vieux bancs de bois.


À travers le fleuve, on voit la ville dans toute son étendue. Le soleil descend lentement et effleure le dessus des plus hauts buildings. Puis il entre dans un grand nuage, qui se colore de rouge, puis de violet, toute une palette de couleurs à la fois violentes et délicates. Le soleil a disparu, seuls deux rayons presque verticaux sortent du nuage. Puis l’obscurité se fait, et les lumières de la ville se montrent, lointaines, jaunâtres. À notre droite, un bruit de moteur. Un minuscule remorqueur tourne la boucle du fleuve, bientôt suivi d’un cargo énorme, gigantesque. Le petit regarde, hypnotisé. Et juste comme il passe en face de nous, un coup de sirène. Une éruption de son grave et rauque, violente, qui résonne dans nos poitrines. Le noir se fait absolu.


Charles me propose de souper au Mosselhuis, un petit restaurant qui ne sert que des moules, mais l’endroit est bondé. Nous nous rabattons sur le Cyros, un vaste café-restaurant, et je renoue avec la tradition du steak-frites-salade, accompagné d’une bonne bière. Il est presque minuit lorsque nous prenons la route. Charles et Jean sont sur le siège arrière. Il est couché de tout son long, la tête sur les jambes de son père. Il s’endort très vite. Je n’ai pas pris l’autoroute, préférant le noir à cet éclairage jaune-orange cru et froid. La ligne blanche interrompue défile. Une voix vient de l’arrière :




  • — Qu’est-ce que tu fais là ?
  • — Je t’attendais, Papa.
  • — Mais pourquoi ?
  • — Pour te dire bonsoir, Papa.



La villa est sombre. Charles débarrasse le petit de ses souliers, le déboutonne, et le couche tout habillé. Il va voir dans sa chambre.



Mais c’est inutile, car je découvre Bénédicte dans mon lit. Nue, assommée, transpirante, et puant de la gueule. Je me couche à côté d’elle, et finis par m’endormir.


Le matin. Ses mouvements me réveillent. Je sais qu’elle me regarde, appuyée sur un coude.



Je sens son recul. Bénédicte est totalement hétérosexuelle, et cet aspect de ma vie l’a toujours choquée.



Nous l’avions lu ensemble, ce bouquin…




Le reste de mon séjour se passa pour le mieux. Bénédicte se comporta exactement comme Charles l’avait prédit. Ils me reconduisirent tous trois à l’aéroport. Le petit me demanda :



Je regardai Bénédicte, qui fait oui de la tête.




–––oOo–––



Sept ans ont passé. Je ne les ai plus revus. Deux fois par semaine, régulier comme une horloge, j’ai un e-mail de Jean dans ma boîte. J’ai observé ce petit gamin devenir un adolescent. Comme je n’ai jamais moi-même dépassé le stade de l’adolescence, nous nous entendons très bien, et Dieu, qu’il m’en fait, des confidences ! Sa mère l’a poussé à faire de la natation et du judo, "comme sa marraine". Charles et Bénédicte ont divorcé, d’un commun accord. Elle a quitté la Belgique, et vit à Cannes, dotée d’une généreuse pension alimentaire. Jean y va chaque année pour un mois de vacances, et les choses semblent bien se passer.


J’étais enfoncée dans un profond sommeil lorsque le téléphone m’en tira. C’est Charles. Bénédicte n’a pas accueilli Jean à l’aéroport, et il a pris un taxi. Mais elle l’a renvoyé brutalement. Il est arrivé par lui-même à changer son ticket et à rentrer.





J’attends à la sortie du contrôle de sécurité. Jamais il ne m’a envoyé de photo. J’observe tous ces visages étrangers, cherchant une frêle silhouette. Mais rien. Les minutes passent, et plus personne ne sort. Puis ce grand jeune homme bronzé, aux longs cheveux blonds qui lui descendent des deux côtés du visage. Un prince. Un chevalier moyenâgeux. Il me voit et court vers moi.



Je suis sans voix ! Il est… beau ! Son visage ressemble tellement à celui de Bénédicte. Il me serre, m’embrasse.



Une gamine ? Sûrement pas ! Il parle, il parle, il n’arrête pas. Il est resté deux jours à New York, et il n’est nullement fatigué. Il respire un dynamisme dément. Arrivés à l’appartement, il n’a de cesse de voir la piscine. Ça l’ébahit, une piscine à domicile. À peine ses bagages défaits, il est en maillot, prêt à plonger. Un long corps bronzé aux muscles élégants.



Il est à peine arrivé qu’il m’a déjà épuisée ! La première semaine fut dingue. Tout y est passé. Les films, les bouquins, les idées. Les soirées dans le patio, sous la lune, à discuter encore et encore. Sa passion des animaux ne l’a jamais quitté, et c’est décidé, il deviendra vétérinaire. La semaine suivante, nous sommes à San Diego, son zoo, ses musées, Sea World, et l’immense parc d’animaux africains. Mais finalement, il a bien fallu que je retourne au boulot. À la piscine, il a fait la connaissance d’Amanda, une Eurasienne de son âge. Père français et veuf, mère chinoise. Très craquante, cette fille. Et, chose extraordinaire (pour Jean) : à 16 ans, elle a une voiture et un permis. Cela nous a valu une invitation à souper d’un père un peu inquiet.


Je l’ai moins vu, cette dernière semaine. Il repart samedi. Le vendredi soir, minuit, il n’est toujours pas rentré. J’enfile un peignoir et marche vers la piscine. Déserte, sauf deux personnes qui s’embrassent passionnément dans le jacuzzi. Jean et Amanda. Le cycle recommence. Je retourne lentement à l’appartement, et me couche, heureuse.


Le lendemain, en chemin vers l’aéroport :



Son visage se fait grave.







Voilà, l’histoire est finie. Une histoire vraie qui finit pas trop mal, même bien. Ça aurait pu être bien pis. Pourquoi vous ai-je raconté cela ? Parce que j’avais une copine qui s’appelait autrement et qui est devenue Bénédicte. Elle était dans les emmerdes, et elle a pensé que devenir pute pouvait être une solution. Cela l’a détruite. Bien sûr, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Mais ce fut le cas pour elle. Alors, mademoiselle, si l’idée vous démange…


Faites attention. Méfiez-vous.


Réfléchissez…




San Jose, octobre 2001

(c) Jeanne Libon (Jeanette).