Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 04377Fiche technique28371 caractères28371
4621
Temps de lecture estimé : 19 mn
09/06/02
Résumé:  « Je veux dédier ce poème - A toutes les femmes qu'on aime - Pendant quelques instants secrets - A celles qu'on connaît à peine - Qu'un destin différent entraîne - Et qu'on ne retrouve jamais.». Odette, la passante du désert, pour une nuit d'éternité...
Critères:  fh vacances amour
Auteur : Jakez      
La Passante du Désert




Le soir tombait dans une lumière violette, installant un début de fraîcheur. Le silence minéral du désert n’était rompu que par le craquement des brindilles sèches qui alimentaient le feu.

Après des mois d’une activité professionnelle intense, nous avions avec mon épouse éprouvé le besoin d’une rupture. D’une semaine de vraies vacances. D’un repos amplement mérité et nécessaire. Bien que n’étant ni l’un ni l’autre adeptes des voyages organisés ou des formules « club », nous avions résolu, pour cette fois, de privilégier le farniente, l’absence de soucis. Les vacances pieds en éventail. Nous avons dès lors opté pour un séjour, la dernière semaine de septembre, dans un Mirador à Djerba, en Tunisie.

Nous devions décoller de Lyon-Satolas le vendredi soir. Le jeudi dans la matinée, mon épouse apprit le décès accidentel de sa plus proche amie d’enfance, dont les obsèques étaient fixées au samedi. Tenant absolument à y participer, elle m’a demandé de ne pas renoncer au voyage prévu. Elle a insisté. Notre fille, qui est étudiante et n’avait pas encore repris les cours, était libre. Nous sommes partis tous les deux.


Contrariété de l’imprévu ? Mauvaise conscience ? J’ai tout de suite détesté l’hôtel au décor clinquant et pris en grippe ses occupants. Une majorité de personnes d’âge plutôt mur. De quadras et de quinquas. Beaucoup de messieurs ventripotents, le teint couperosé, aux shorts fleuris et aux t-shirts criards, de dames babillantes trop maquillées. Les quelques couples plus jeunes, aux regards vides et aux rires bruyants, qui n’auraient pas déparé dans le loft, ne trouvaient pas plus grâce à mes yeux. Bref, ils m’insupportaient tous et je fuyais autant que je le pouvais leur superficialité, leurs cancans. Leur vulgarité. Ne paraissaient compter pour eux que la bouffe, la grasse rigolade et la baise. Le manège des serveurs et des animateurs, les minauderies des vieilles peaux, les flirts qui s’ébauchaient m’horripilaient.

J’aime la Méditerranée des criques sauvages, des oliveraies virgiliennes, des cyprès, des vieux villages hors des circuits touristiques. Qu’étais-je venu me fourvoyer en ce lieu bétonné, sans âme, sans beauté. Qui me rendait atrabilaire, misanthrope.


Même le sable gris de la plage de l’hôtel me paraissait artificiel. C’était pourtant mon lieu préféré quand, à la tombée de la nuit, enfin abandonnée par la meute, elle redevenait déserte. Authentique. L’obscurité venant estompait les couleurs criardes des parasols et elle gagnait à cette solitude, tranchant sur l’effervescence du jour, un charme indéfinissable. Le ciel y était souvent d’une laiteuse beauté au crépuscule. Le bruissement du ressac, pour peu que l’on s’éloignât un peu, couvrait les flons-flons ringards de l’hôtel.

J’aimais m’y retrouver seul, goûter à cette solitude qui m’est parfois un besoin. Elle était devenue un rendez-vous, un refuge, une respiration qui m’était indispensable.

J’y avais croisé un soir une femme seule, entre deux âges, qui prenait une photo, agenouillée. Je l’avais reconnue. C’était l’emmerdeuse. Elle n’avait rejoint notre hôtel que deux jours après notre arrivée.


Ma fille m’avait indiqué qu’elle était initialement dans un autre établissement proche, qui ne lui plaisait pas pour de mystérieuses raisons et qu’elle avait fait des pieds et des mains pour le quitter et rejoindre le nôtre. Comme si on pouvait préférer Charybde à Scylla ! J’avais eu une pensée compatissante pour le directeur du premier hôtel qui avait dû se farcir cette enquiquineuse et être finalement soulagé de s’en débarrasser. Par ailleurs, je ne la distinguais pas du reste de la horde avec laquelle elle se confondait. J’avais presque été contrarié de la voir empiéter sur ce que je considérais être mon domaine réservé à cette heure d’abandon. Elle avait l’œil collé à son objectif, recherchant le meilleur cadrage. Je ne l’ai pas saluée.


Me mêlant le moins possible aux autres, peu bavard, n’échangeant des propos d’une affligeante banalité que dans le strict respect minimum des règles de la politesse élémentaire, m’écartant pour lire le plus clair du temps, je devais passer pour un affreux jojo, un triste sire, un rabat-joie. Une erreur de casting. Je m’en moquais. Regrettant de n’avoir pas été plus attentif au choix de l’hôtel et de la destination. Mais, bon. N’exagérons rien. Ce n’était pas le bagne. Le soleil brillait, je me reposais et il n’était pas inintéressant de vivre cette expérience, de découvrir avec un œil d’entomologiste cette faune, dont j’aurais volontiers mis dans le formol quelques uns des spécimens les plus extravagants. Ma fille s’était quant à elle fondue sans peine dans ce milieu et cette ambiance où, pour reprendre son expression, elle s’éclatait.


Aussi, apprenant qu’en milieu de semaine une excursion était organisée en 4x4 dans le désert, avec une nuit en bivouac, j’ai sauté avec joie et soulagement sur cette occasion de m’évader. Je me suis inscrit. Sur l’ensemble des clients de l’hôtel, nous nous sommes retrouvés quatre ! Ma fille, qui ne partage pas mon attrait pour les solitudes désolées et était déjà inscrite à de nombreuses activités plus ludiques, n’avait pas souhaité m’accompagner. Je me suis donc retrouvé avec un couple de sympathiques et tranquilles quadragénaires ainsi qu’avec… la photographe de la plage. L’ambiance entre nous quatre, agréable surprise, fut très bonne. Je découvris que ma photographe, que je situais au milieu de la quarantaine, portait un prénom désuet, mais non sans charme à mes yeux : Odette. Elle s’est finalement révélée de bonne compagnie. Parlant assez peu. Enfin, pour une femme… Et toujours à bon escient.


L’emmerdeuse s’est métamorphosée en discrète. Je me suis alors in petto reproché le qualificatif péjoratif rapide dont je l’avais bien à tort affublée, sans la connaître. Bref, mon opinion a rapidement changé du tout au tout et j’ai découvert une femme éminemment sympathique envers laquelle je n’avais plus aucune prévention et avec qui le voyage fut plaisant.

Son physique n’avait rien de particulièrement attirant. Ni de repoussant du reste. Au premier regard, elle m’était apparue assez quelconque. Rien de la vamp ni de la femme fatale. Ni de celles à la perfection glacée qui s’étalent sur les affiches ou dans les publicités des magazines.


Non. Juste une femme a priori banale, ordinaire, sans attrait particulier. Rien pour titiller particulièrement les sens. Des cheveux ondulés, peignés à la diable lui faisaient une bonne bouille de piaf ébouriffé. Deux petits seins timides pointaient discrètement sous son t-shirt. Comme elle portait à mi-chevilles un pantalon plutôt serré et assez moulant, j’avais noté, qu’on me le pardonne, que cela lui faisait un joli petit cul. C’est toujours l’avantage du pantalon sur la robe que de mettre en valeur le postérieur. Je ne suis cependant pas sur que ce soit la raison première de la préférence de beaucoup de femmes pour le pantalon… Encore que… Mais là n’est pas mon sujet…


La journée avait été bien remplie. Au soir, nous nous arrêtâmes au « campement ». Qui n’avait rien de spartiate ni d’authentique. Mais il y avait bien longtemps que j’avais renoncé à trouver quoi que ce soit d’authentique dans ce voyage. Il s’agissait de tentes confortables, adaptées à la fréquentation des touristes. Dommage. Restait heureusement le désert. Immuable. Après le dîner, ayant remarqué la réserve de bois qui servait aux grillades, j’ai eu l’envie de faire un feu au sommet d’une dune proche. De me retrouver seul.


Devant moi, vers l’ouest, à perte de vue, sous la clarté de la lune et un ciel brillant de myriades d’étoiles, s’étendait en vagues infinies le désert. Odette m’avait rejoint, me demandant gentiment si elle pouvait s’asseoir près du feu, sans me déranger. J’ai naturellement acquiescé. Nous sommes restés silencieux un long moment, absorbés dans la contemplation du spectacle qui s’offrait à nous. Périodiquement, quelques étoiles filantes, que nous nous montrions comme des enfants admirant un feu d’artifice un soir d’été, zébraient le ciel.


Puis, nous avons fini par engager une longue conversation vagabonde. Par parler d’un peu de tout et de rien, avant d’en arriver à nos vies respectives. En confiance. En sympathie. J’imagine qu’en dépit de ma nature réservée, ce qui nous a rapproché, facilitant le dialogue, c’est le partage de ces moments privilégiés, paisibles et tranquilles dans ce paysage harmonieux. Que nous vivions ensemble. Nous rendant réceptifs l’un à l’autre.


J’ai découvert au travers de ses confidences progressives, distillées avec retenue et pudeur, une femme sensible, particulièrement attachante. Douée de multiples talents. Exerçant un métier qui la passionnait. Dans lequel elle s’investissait d’évidence totalement. Qui représentait beaucoup pour elle, contribuant à combler le vide relatif, après un divorce, de sa vie de célibataire. Elle était assistante sociale, intervenant dans un établissement accueillant des enfants malades ou handicapés. Au fur et à mesure où elle me parlait, sa voix douce, qui dérapait parfois vers le grave, emplissait la nuit, me découvrant progressivement un peu de sa vie et de sa personnalité. J’éprouvais une sympathie de plus en plus en vive à son égard. Je la trouvais admirable. D’exercer avec foi et dévouement son métier. Tellement valorisant, utile. Dans lequel sa compétence professionnelle était reconnue, puisqu’elle m’a indiqué qu’il lui était arrivée de participer à des congrès. Je ne sais si, étant coiffeuse ou secrétaire, ou même cadre dirigeant dans une multi-nationale, executive woman comme l’on dit… , elle m’aurait semblablement plu.


Je ne saurais trop dire pourquoi, mais sa profession a énormément joué dans l’excellente impression qu’elle me fit et dans la séduction qu’elle opéra sur moi.

Elle m’a confié être issue d’un milieu modeste. Avoir été une enfant timide, ayant dû s’accrocher pour réussir ses études. Elle avait connu des drames dans sa vie, sur lesquels elle ne s’est pas appesantie mais dont j’ai compris qu’elle avait conservé des blessures, qui n’étaient pas encore cicatrisées. Qui la faisaient douter d’elle-même en tant que femme. Cette assurance tranquille qui était sienne quand elle parlait de son travail s’évanouissait quand elle parlait d’elle, de ses doutes, du peu d’amis qu’elle avait. Elle se considérait, bien à tort, comme une femme banale, sans attrait. Celle qui se révélait à moi était bien différente, à mon point de vue. Femme admirable, dans toute sa plénitude.


Je l’ai plus écoutée que je ne lui ai parlé. Tout ce qu’elle me disait d’elle me passionnait. Je découvrais une personnalité sans aucun rapport avec l’image préconçue que je m’étais faite. J’étais sensible à son mélange d’assurance et de fragilité, à cette complexité que j’entrevoyais, qui me la rendaient attachante, émouvante.


Nous parlâmes assez longtemps et à vrai dire, je ne voyais pas le temps passer. Notre conversation décousue ne fut pas toujours mélancolique. Il m’arrivait de la faire sourire, voire même rire aux éclats. Ce qui me procurait une vive satisfaction. Quoi de plus enchanteur que le sourire d’une femme ? De plus délicieux que son rire en cascade ? Odette elle-même glissait rapidement sur ses zones d’ombre, les relativisant, m’indiquant que tout considéré, la vie qu’elle menait n’était ni triste ni monotone, même s’il arrivait que parfois la solitude se révèle un peu pesante. Elle savait aussi être enjouée, gaie comme un pinson, aborder des sujets plus frivoles. J’aimais cette alternance de gravité et de légèreté qui se reflétait dans ses yeux noisettes, dans son regard tantôt sérieux, tantôt pétillant de malice.


Je la regardais. Je me délectais d’elle. À la lueur tremblante du feu. J’aimais infiniment regarder me parler cette femme dont j’ignorais tout il y a peu. Que je trouvais maintenant terriblement séduisante. Infiniment émouvante. J’aurais voulu que la nuit ne finisse jamais. Puis il y eut ce déclic. Provoqué par l’évocation, au détour de la conversation, de Georges Brassens. Me revinrent alors en mémoire les paroles, que je connais par cœur, des « Passantes », cette magnifique chanson qui est la mise en musique de vers délicieux : « Je veux dédier ce poème - A toutes les femmes qu’on aime - Pendant quelques instants secrets – A celles qu’on connaît à peine – Qu’un destin différent entraîne – Et qu’on ne retrouve jamais.».


Et en même temps que je ressentais cette boule se former au creux de mon ventre, cette émotion si particulière naître en moi, cette palpitation différente de mon cœur, il m’apparut alors comme une fulgurance aveuglante, une certitude évidente, que j’étais attiré par cette femme. Qu’elle ne m’était pas indifférente. Qu’elle était précieuse. Ce n’était pas une attirance sensuelle. C’était l’envie de la bercer, de la réchauffer, de la câliner. De lui apporter compréhension et tendresse. De lui donner confiance en elle. De la voir sourire toujours. De marcher avec elle le long de la plage, les pieds dans l’eau. Main dans la main. Une envie de présence, de partage.


Par quelle étrange et stupide pudeur dis-je que ce n’était pas une attirance sensuelle ? C’était aussi, d’évidence, une attirance sensuelle. Tout en elle à ce moment m’attirait. Tout était désir. Et sous cette obscure clarté des étoiles, près de ce feu rougeoyant, me faudrait-il taire que j’ai désiré son corps, sa chaleur. Que j’ai désiré la prendre dans mes bras, caresser sa joue, ses cheveux, chavirer et me noyer dans son regard limpide, poser mes lèvres sur les siennes, douces et humides, basculer dans sa tiédeur, me laisser dériver.


Mais je pressentais qu’elle n’aurait pas compris le moindre geste vers elle. Qu’elle n’aurait pas aimé que je la touche. Que son caractère, sa personnalité, son parcours qui l’avait rendu si méfiante envers les hommes, tout cela l’aurait conduite à rejeter et mépriser toute manifestation physique de tendresse de ma part, à la considérer comme inconvenante alors qu’il n’y aurait eu qu’élan vers elle, souhait d’un partage fort, d’une fusion d’un moment pour tous les moments que nous ne pourrions vivre ensemble. Souhait de décupler l’émotion, de… Toutes ces choses que les femmes ne comprennent pas, qu’elles assimilent à une impure pulsion érotique. Il n’y avait que nous deux, en cet instant seuls au monde. Eh oui, fichtre ! je la désirais. Pour tout ce qu’elle était. Ce qu’elle représentait. M’en faites-vous le reproche ? De venir ainsi ternir ce récit ? Est-il donc si détestable, si haïssable de désirer une femme que l’on connaît si peu et depuis si peu mais qui vous fait fondre et vers laquelle une force étrange vous pousse ? Pour autant, ces pensées charnelles, que je n’ai pas voulu taire et vous dissimuler, n’ont fait que me traverser l’esprit. En réalité, ce que je désirai vraiment, par-dessus tout, ce n’était que la prendre dans mes bras. Juste la prendre dans mes bras.


Un silence s’était installé. J’ai senti, avec l’émotion qui m’avait submergé et la confusion naissante de mes pensées, ce qui m’arrive encore parfois comme un reste de ma timidité d’adolescent, que j’allais rougir. Il fallait que je bouge. Que je trouve un dérivatif. Je me suis levé brusquement. Le feu avait faibli. La fraîcheur était maintenant bien présente. Je lui ai indiqué que j’allais refaire une provision de bois. Et revenir.


Je dégringolai la dune vers le campement. Il m’est difficile de décrire la houle des sentiments qui m’agitaient, la nature des émotions que je ressentais. Qui étaient un plaisir, une forme de bonheur délicieux et en même temps une contrariété. Une perplexité.

J’appuyais mon front sur la tôle froide du toit du 4x4. Pour reprendre mes esprits. Respirer un grand coup. Expirer profondément. Laisser reposer. Sauf à ce que l’ivresse du désert soit un phénomène comparable à l’ivresse des profondeurs, il n’y avait pas de raison de demeurer en cet état bizarre. De ne pas me ressaisir.


Pour cela, faire le point.


Comme les étoiles filantes traversant la nuit, elle m’est inaccessible. Elle est célibataire. Je suis marié, père de famille. Je constate qu’elle m’attire, qu’elle me plait, qu’elle me séduit. Pour ce qu’elle est. Pour la façon dont je la ressens. Dont je la perçois. Odette, quoiqu’elle en dise, est une femme brillante, qui étincelle de mille éclats. Son rayonnement va bien au-delà de celui, superficiel, de la seule beauté physique. Dont elle n’est du reste pas dépourvue.


Serait-elle mariée que j’aurais, peut-être, pu être tenté par une aventure passagère avec elle. Tenter de la séduire. Oser, malgré tout, les gestes. Tenter de partager dans cette parenthèse des vacances, si elle y avait été consentante, nos affinités de cœur, de corps et d’esprit. Je n’ai jamais pensé, bien que ne l’ayant pas expérimenté même s’il m’est arrivé d’en avoir la tentation, qu’une liaison passagère soit nécessairement médiocre. Une brève rencontre peut être intense si elle correspond à une attirance réciproque, à un élan mutuel. Et laisser de forts jolis souvenirs. Mais les préjugés étant ce qu’ils sont, je suis loin d’être sûr que sa personnalité, même si je ne lui avais pas été complètement indifférent, l’aurait conduite à accepter de vivre une relation amoureuse éphémère avec un homme tout juste rencontré.


Mais cette question ne se posait même pas. Son célibat était le plus infranchissable des remparts, la plus épaisse des murailles, la plus invulnérable des citadelles. Mon existence est ce qu’elle est, mais j’ai toujours privilégié la stabilité de ma vie de couple et l’équilibre familial. Cette graine de sentiment qui aurait pu germer en plein désert ne pouvait même pas être plantée. Cette petite fleur merveilleuse que j’avais sentie naître en moi et qui aurait pu embellir et vivre sa courte vie comme ses consœurs des pays où le printemps est si court, était condamnée d’avance.

Comment aurais-je pu concevoir d’envisager de séduire, pour autant qu’elle aussi aurait pu éprouver des sentiments pour moi, cette femme seule, blessée par de précédentes relations décevantes avec des hommes. Cette femme à laquelle je n’aurais pu apporter cette relation pleine, confiante, à laquelle elle doit légitimement aspirer.


Alors non. Je ne pouvais décidément rien lui dire. Rien lui confier de ce que je ressentais. De ce courant qui me portait vers elle. Des émotions qui m’agitaient. Des palpitations de mon cœur. De ces mots un peu sots qui se pressaient entre mes lèvres. De cet état étrange, terrible et délicieux. Je ne pouvais rien laisser apparaître, rien laisser supposer. Elle ne devait rien savoir de mes émois, de l’impression qu’elle me faisait.


J’ai remonté la dune le cœur léger, rapportant du bois et deux couvertures épaisses. La silhouette d’Odette, près du feu, se découpait sur le ciel étoilé. J’ai maudit les dieux de leur cruauté. Je ne saurais jamais si elle aussi avait pu ressentir des émotions comparables aux miennes en cette soirée d’exception. Certainement non. Je n’étais dans sa vie qu’un grain de sable, d’agréable compagnie ce soir-là.


Nous avions repris notre discussion de bric et de broc. Vu de loin, serrés autour du feu, les chaudes couvertures posées sur nos épaules, nous devions passer pour deux bédouins philosophant sous la lune…


L’esprit maintenant bien au clair, mes émotions maîtrisées, apaisées, j’aurais aimé prolonger sans fin cette discussion. Tout savoir d’elle. Tout lui dire de moi. Est-ce pure illusion de ma part ? J’eus l’impression, ou voulais-je m’en convaincre, qu’elle prenait le même plaisir que moi à notre échange et que, pas plus que moi, elle ne voyait le temps passer et souhaitait y mettre fin.


Vint pourtant le moment où le feu expirant nous amena à nous dire qu’il était raisonnable de regagner les tentes et de nous séparer.


Nous nous sommes levés d’un même mouvement. Au moment de clore ce bref chapitre de nos vies, nos regards se sont croisés et l’espace de quelques secondes d’éternité, intenses et silencieuses, ne se sont pas quittés. Comme liés par une force mystérieuse. En cet instant magique et précieux, dont je peine à décrire le trouble délicieux et l’extraordinaire intensité, nous lûmes alors chacun dans les yeux de l’autre, tout ce que nous ressentions et ne pouvions exprimer d’émotions contenues, de frissons réprimés, d’élans inachevés. Tout ce qui à ce moment privilégié nous poussait l’un vers l’autre. Cet attachement particulier, cette envie d’être ensemble dans cette nuit, de la prolonger, de ne pas se quitter déjà.


A quoi tiennent les choses. Nous aurions pu, moi l’homme raisonnable et elle la femme sage, en rester à cet échange de regard. Je n’ai pas réfléchi. Pas calculé. Instinctivement, je lui ai ouvert mes bras comme une offrande, comme une prière. Comme un geste naturel. Un geste simple. À l’évidence tranquille.


Elle s’est serrée contre moi. Odette s’est serrée contre moi. L’inimaginable, l’impossible, l’inconcevable, que j’avais chassé de mes pensées, se réalisait. Cette femme rêvée sous les étoiles, cette femme adorable et inaccessible s’est serrée contre moi, a répondu à mon geste. Je chavirai de bonheur. Comblé d’une joie formidable. J’aurais voulu que tout s’arrête, se fige, se pétrifie pour me rassasier sans fin de ce moment fantastique. Nous ne disions rien, juste serrés l’un contre l’autre, ressentant le corps de l’autre et cette surprise, cet accomplissement, cet abandon. De se découvrir ainsi. De se rejoindre ainsi. De se trouver ainsi. Je sentais mon sexe soudainement durci par l’afflux d’un sang généreux contre son ventre souple. J’ai pris son visage dans mes mains en coupe et je l’ai regardée. Ses yeux brillant dans les miens, l’émotion que j’y lisais était la plus intense et la plus suave des caresses. Son sourire m’illuminait et me transperçait. J’étais heureux comme on ne peut pas l’être, à souffrir de ce trop de bonheur. Qui a connu ces instants trop rares dans une vie me comprendra. Nous n’étions plus que tendresse. Hors du temps, hors du monde et de ses lois. Planant dans un autre univers. Nous deux, seuls.


Nos lèvres se rejoignirent. Accélérant les battements de nos cœurs. Ses lèvres sur les miennes étaient si miraculeusement douces. Si inattendues. Je volais. Je rêvais. Quel baiser ! Oh ! Quel baiser ! Nos langues se connurent, sa bouche, sa salive étaient toutes de velours. Ce long baiser échangé, nos frémissements, attisèrent le désir partagé du corps de l’autre.

Nous nous étendîmes sur les couvertures épaisses et chaudes formant un confortable tapis. Nos corps et nos cœurs s’appartenaient pleinement. Nous avions la même faim de tendresse, la même soif incoercible de caresses. Nos mains encore étonnées glissaient et exploraient le corps de l’autre qui se découvrait, qui s’offrait, palpitant. Le doux corps velouté et tiède d’Odette. Dans ses détours et ses secrets. Ses pleins et ses déliés. Son parfum enivrant. Son odeur. Sous mes doigts le grain de sa peau rosissante. Nos souffles se faisaient courts. Les gestes si ordinaires de la relation physique prenaient dans ce contexte un relief, une intensité nouvelle. Provoquant un plaisir grandissant, intense. Bouleversant. Il y avait autour de nous le désert fauve et au-dessus la lune blanche immense dans le ciel et mes mains enveloppaient les fesses d’Odette, délicieusement fermes et charnues.


Elles effleuraient et caressaient, hauts perchés, tout ronds, ses petits seins mignons de jeune fille à la pointe allongée et durcie.


Posant ma tête sur le côté, je voyais leurs bouts pointés tangenter en une image splendide la courbure du disque de la lune. Elle était si belle. Si attendrissante. Si totalement abandonnée. Femme fondante. Offerte. Dans la nuit protectrice. La nuit complice. Si douce. Ses mains légères parcourant mon corps, mes cuisses, mon torse, me faisaient frissonner de mille petites décharges délicieuses.

Quand j’ai passé ma main sous le tissu de sa culotte et que mes doigts émerveillés et reconnaissants se sont enfouis dans son sexe délicieusement humide, inondé de rosée, quand ils ont arpenté sa fente, écarté les lèvres et commencé à agacer son bouton, quand j’ai senti son corps se tendre et s’arquer, mon plaisir et le sien entremêlés connurent un nouveau palier.


Dans le silence minéral, nos souffles, nos gémissements accompagnaient d’une troublante musique nos caresses aux accords parfaits. Quand sa main que j’attendais impatiemment passa à son tour sous mon slip, effleura mon gland et s’empara de ma tige gonflée, je ne pus retenir, sous le doux assaut de cette excitante sensation, un feulement rauque. C’était trop bon. Trop fort. Nous nous sommes déshabillés près des braises rougeoyantes. Sa peau laiteuse, parsemée de grains de beauté, baignait dans la faible clarté de la lune. Son pubis touffu était oasis. Jardin d’Eden. Nous nous sommes regardés. J’ai posé ma tête sur son sein pour entendre battre son cœur. Elle a passé sa main dans mes cheveux ébouriffés. Et m’a murmuré « Viens ». Et ce simple mot dans sa bouche, de sa voix que le désir avait rendu encore plus grave et terriblement troublante, était la plus belle des symphonies, le plus délicieux des poèmes, la plus savoureuse des épopées. La plus sensuelle aussi. Elle m’a ouvert ses cuisses comme deux pétales délicates et j’ai doucement pénétré en elle. Sentant se refermer autour de mon sexe immergé la délicate pression de ses lèvres corolles. M’enfonçant dans sa douceur huilée, dans son velours intime. Nos yeux ne se quittaient pas. Se fermant ensemble de temps en temps pour jouir plus complètement encore des sensations exquises, intenses, fusionnelles, qui nous parcouraient, pour en goûter toute la force, le douceur extrême. Et se rentrouvrant au même moment pour que chacun puisse lire dans les yeux de l’autre le reflet de sa tendresse, de son trouble et de son plaisir.


J’étais en elle. Elle me recevait. Comme la vague, mon sexe montait et descendait dans son fourreau tapissé de rosé, dans son vagin océan. Elle avait plaqué ses mains contre mes fesses, incrustant ses doigts, me serrant fort comme pour me faire pénétrer encore plus profondément en elle. Pour lui appartenir plus complètement. Nos désirs tournoyant s’enlaçaient. J’étais en elle, ivre de bonheur, chavirant de désir. Quand notre plaisir fut au zénith, que je sentis ses mains se crisper, ses ongles s’enfoncer dans ma peau et la proximité conjuguée de la déferlante de nos deux jouissances, dans un long râle qui répondit à ses cris, je m’abandonnais et vins en elle dans un absolu bonheur.



Je ne pense pas avoir connu jouissance plus intense. Avec Odette dans le désert. Dans cette parenthèse exceptionnelle, nous fîmes vraiment l’amour. Au sens plein du terme. Après l’orgasme, en cet état délicieux des sens rassasiés, des sens comblés, le cœur fondant, je la couvris de petits bisous humides, de caresses légères. La pris dans mes bras, enveloppée dans les couvertures. J’avais envie de pleurer. De la bercer.

De rester avec elle à jamais comme nous étions à ce moment : nus sous les étoiles, dans ce paysage grandiose, apaisés, serrés l’un contre l’autre, peau contre peau.


Elle me regarda en souriant. Dans son sourire, il y avait toutes les émotions, les regrets déjà et la certitude que cette nuit resterait entre nous indélébile et précieuse, comme un merveilleux et délicat souvenir. Le souvenir d’un amour d’une nuit dans le désert sous les étoiles. Caresses volées, moments fugitifs, mais intenses, qui comptent dans une vie. Que l’on n’oublie jamais.


Il se peut que je l’ai rêvé, ce sourire. Comme un point d’orgue à cette rencontre exceptionnelle. Comme un éblouissant bouquet final. Il se peut que j’ai déchiffré dans ses yeux, dans les beaux yeux d’Odette, ce qui ne s’y trouvait pas, n’y voyant que le reflet de mes propres sentiments.

Je me demande parfois si je n’ai pas aussi imaginé cette soirée. La nuit et le feu. Les étoiles et le désert profond. Tant ces souvenirs me paraissent aujourd’hui nimbés d’irréel, comme une gaze légère. Comme une fine brume après une pluie d’orage. Et pourtant, il me suffit de fermer les yeux. Je revois tout alors, avec une extraordinaire netteté. J’entends le son de sa voix, les craquements du bois et les chuintements de la braise. Je sens sur ma peau le doux contact de ses lèvres soyeuses. Je respire son odeur, mêlée à celle, minérale, du désert.


Et je pense à elle. À ces femmes évanescentes qui passent dans nos vies comme des étoiles filantes et dont nos yeux éblouis conservent à jamais le reflet. Et nos cœurs la cicatrice de l’absence.