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n° 06186Fiche technique25845 caractères25845
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Temps de lecture estimé : 18 mn
28/04/03
corrigé 30/05/21
Résumé:  Certaines montagnes inviolées recèlent des secrets dangereux.
Critères:  #fantastique fh bizarre bain forêt nudisme odeurs fellation cunnilingu pénétratio
Auteur : Weremouse  (Je suis une souris-garou.)
Les prés, les bois et les sources

Ce fut au mois de juin de l’an 18** que je connus l’un des épisodes les plus troublants de mon existence, moi qui, pourtant, avais connu les affres de la guerre, et les tourbillons d’une vie amoureuse prodigue en chagrins et en désenchantements. À cette époque, j’avais entrepris, depuis déjà deux mois, un voyage à travers l’Europe du Sud, fuyant mon Allemagne natale et la sombre région du Schleswig, où la densité des forêts de sapins ne cédait guère aux bienfaisants assauts du soleil. Je fuyais, en réalité, des amours malheureuses. J’avais épousé, un an auparavant, une femme pour les yeux de qui je me serais volontiers damné, tant était forte l’aura de pureté qui semblait émaner de sa personne ; j’écris « semblait » car, las, la cruelle eut tôt fait de bafouer mon honneur, ouvrant sous mes pieds un tel abîme de désillusion que je sombrai dans un désespoir paralysant et me retrouvai alité. Le médecin, diagnostiquant une maladie de langueur, me conseilla le repos et le grand air. Ma fierté d’homme s’étant trouvée piquée d’un seul coup, en un sursaut salutaire je pris ses conseils à la lettre, et décidai de reprendre la vie à bras-le-corps. Ce qui, d’abord, impliquait de m’éloigner de ces lieux familiers auxquels s’associait tant de douleur.


Ainsi, après avoir visité la France, m’arrêtant dans de nombreuses villes et auberges, je franchis les Alpes italiennes pour m’aventurer dans le Piémont. En observant le paysage depuis le fiacre qui m’emmenait à Turin, je pus constater de visu que la description qu’on m’avait faite de cette région était exacte ; à savoir, une mer de nature inviolée parcourue de montagnes, de sous-bois et de lacs, avec Turin au centre comme seul îlot de civilisation. Ses alentours n’étaient guère cultivés, et seulement par une race étrange de paysans aux yeux bleus et au teint pâle, fort différents de l’image habituelle que l’on se fait des Méridionaux. Ils s’exprimaient dans un sabir incongru plus proche du français que de l’italien, chargé de borborygmes dont les sonorités m’évoquaient des galets dévalant le lit d’un torrent asséché.


À Turin, je me renseignai sur les curiosités touristiques locales, et jetai mon dévolu sur la grotte de San Gimignano, où l’on pouvait, disait-on, admirer l’une de ces célèbres vierges noires si courantes en pays latin et qui font s’esbaudir les habitants du septentrion. Toutefois, en étudiant une carte avec l’aide du directeur de mon hôtel, je constatai une bizarrerie : la route recommandée pour conduire à la grotte contournait largement une vallée proche du village de ***, alors que celle-ci, pourtant, eût constitué un raccourci idéal.



Mon intérêt s’en trouva immédiatement éveillé. J’ai toujours eu un certain penchant pour les mythes et le folklore, et connaître la légende qui entourait un endroit maudit allait certes ajouter du piquant à mon voyage. De plus, je vis là une bonne occasion pour tenter de vivre une aventure. Je ne suis plus exactement ce qu’on pourrait appeler un jeune homme… mais il me vient parfois comme des montées d’une sève juvénile, qui me pousse à toutes sortes d’audaces.


Aussi, renonçant - momentanément - aux prérogatives dues à mon rang social, je décidai de me rendre à San Gimignano seul, sans guide ni cocher, en chevauchant une mule que j’aurais louée pour quelques jours. Ce qui fut fait au plus vite, et je partis de Turin le lendemain matin dès les premières lueurs de l’aube.


L’amble de la mule incitait à la rêverie, et au fur et à mesure que le soleil de juin montait dans le ciel d’un bleu pur, je sombrai dans une douce torpeur où mon esprit semblait s’endormir au profit de mes sens : ceux-ci étaient comme aiguisés, et semblaient communier avec l’éveil de la nature. Le babil d’un oiseau, le murmure d’un ruisseau, le chant des cigales, la parure des fleurs sauvages aux parfums enivrants qui recouvrait les prés et les bordures des chemins, tout cela s’unissait pour m’emplir d’une impression de quiétude infinie.


Toutefois, au moment où la terre était plombée par l’écrasant soleil de midi, la mule s’aventura sur un court pont de bois, jeté par-dessus une gorge étroite et escarpée au fond de laquelle rugissait un torrent. En penchant la tête, mon regard plongea vers des eaux noires et bouillonnantes, chargées d’écume visqueuse, qui hurlaient d’une clameur quasi animale entre des parois de roches nues et coupantes, entièrement plongées dans l’ombre. À cette vision sinistre, la nature m’apparut alors moins belle et mon humeur s’assombrit.


« La nature est comme l’âme de certaines femmes, me dis-je. À l’extérieur, sa parure de beauté éblouissante vous ensorcelle, les rayons du soleil sur les arbres en fleur vous invitent à communier avec le divin. Mais il est des sentes et des ravines que nul pied ne foule, enveloppées par l’obscurité des ronces et des pierres aux arêtes dures, où des bêtes tapies se jettent sur leurs proies innocentes pour les déchirer. »


Une étreinte glacée serra mon cœur à cette comparaison, qui me rappelait mon amour perdu. Mais je me fis aussitôt des reproches : l’heure n’était plus à la rancune et aux souvenirs amers. Je devais fixer mon esprit sur l’instant présent et profiter du ciel bleu. C’est sur ces réflexions que j’arrivai au village de ***.


C’était en vérité un village bien misérable, constitué en majeure partie de chaumières dont les murs de guingois étaient noirs de crasse. Les seuls bâtiments d’apparence acceptable étaient l’église, une robuste construction en pierres de taille parfaitement agencées, ainsi que l’auberge, seule maison de l’endroit à comporter un étage.


Pour entrer dans le village, j’hésitai à descendre de ma mule pour la mener par la bride, car les gens me regardaient avec une hostilité si affichée que je préférai conserver une position élevée. La méfiance de ces gens ne me surprit guère : l’épidémie de choléra, qui sévissait il y a encore quelques années, n’avait pas dû les habituer à considérer les nouveaux arrivants d’un bon œil. À l’auberge, l’accueil ne fut guère meilleur, bien que l’on acceptât de s’occuper de ma mule et de me servir la soupe.


Cependant, les réactions devinrent encore plus fermées lorsque j’essayai, avec précaution, de m’enquérir de la vallée proche et de la raison pour laquelle aucune route n’y passait. Les gens refusèrent complètement de me parler, la femme du patron alla jusqu’à détourner la tête avec un haussement d’épaules qui était presque une insulte ; je quittai l’auberge passablement courroucé et déambulai à pied dans le hameau. Les paysans en haillons me donnèrent alors une série de spectacles répugnants : un homme à la barbe broussailleuse cracha à mes pieds quelque chose qui était d’une infamante couleur verdâtre ; des enfants à demi nus jouaient à se curer le nez ; un individu difforme, que j’identifiai comme l’idiot du village, se mit à soulager sa vessie au milieu de la place en tournant vers le ciel une figure extatique ; je m’éloignai du village, écœuré.


L’après-midi n’en était qu’à son début et je décidai de tenter une première incursion dans la vallée maudite, afin de satisfaire ma curiosité par moi-même. En l’absence de sentier, je me mis à dévaler précautionneusement les pentes tantôt herbeuses et rocailleuses qui descendaient vers le sous-bois, entre les oliviers malingres et les bouleaux. Ce qui fut pénible au début, puis je le perçus bien vite comme un jeu. Et je souriais intérieurement à me voir me livrer à cet exercice, dans la quiétude du sport et de la solitude retrouvée. Sobrement équipé de ma besace, d’un chapeau à larges bords, d’un bâton de marche et d’une paire de robustes bottes, je me figurais être un aventurier de mes lectures d’enfance, sans peurs ni soucis, à mille lieues de la vie citadine et de ses convenances. La montagne alentour était un territoire à conquérir, et il me vint un sentiment d’exaltation.


Enfin, je gagnai la fraîcheur du sous-bois et savourai la sensation d’un sol plat sous mes pieds. Je me promenai alors avec nonchalance, profitant de l’ombre et des senteurs qui émanaient du feuillage.


« Mais qu’a-t-elle de si effrayant, cette vallée ? » me demandai-je.


Certains endroits étaient trop broussailleux pour être accessibles, je suivis donc ce qui me parut un chemin naturel, où le sol était tapissé de brindilles, de feuilles mortes et de mousses sèches. J’aperçus alors une trouée de lumière entre les arbres, ce qui m’indiqua une clairière. En m’approchant, j’entendis un murmure d’eau vive, accompagné d’une clameur qui ressemblait à un concert de voix humaines. Et je sentis une odeur, étrange, piquante comme celle du musc, ou comme celle qui émanait de la fourrure des gros chiens. Effectivement, tendant l’oreille, je perçus des jappements d’animaux qui se mêlaient aux voix… et ces voix elles-mêmes étaient bizarres, on eût plutôt dit des cris, ou des chants sans signification. Cela éveilla ma méfiance. Je m’approchai de la trouée en me faufilant derrière un rocher, de façon à ne pas être vu. L’odeur devint alors envahissante, plus piquante et plus animale que jamais. Bien qu’elle me parût répugnante, elle éveillait en moi un plaisir coupable que je me hâtai de refouler. Avec précaution, je tendis ma tête au-dessus de la pierre ; le spectacle qui s’offrit alors à mes yeux me coupa le souffle.


Entre de grands rochers plats, un ruisseau alimentait un bassin large et peu profond, dans lequel un groupe de femmes se baignaient. Je dois dire que jamais de ma vie, je n’avais eu l’occasion de voir réunies un si grand nombre de représentantes du beau sexe dans leur nudité. Le tableau eût pu paraître innocent, n’étaient les mouvements et les contorsions auxquels elles se livraient. C’était une sorte de danse, chaotique et sans rythme, scandée par leurs cris, leurs ululements et leurs chants désarticulés. L’eau leur arrivait aux genoux et, dans un tonnerre d’éclaboussures, tantôt elles levaient les bras au ciel, tantôt elles marchaient comme à quatre pattes, et sans cesse tortillant leurs hanches et leurs fesses luisantes, constellées de perles d’eau. De ces mouvements se dégageait une impression orgiaque, bestiale ; c’était une bacchanale, c’était une obscénité. Et bien que j’eusse peu ou prou échappé aux rigueurs de l’éducation que m’avait donnée mon père, vieux pasteur luthérien, mes vieilles pudeurs barricadèrent à nouveau mon esprit et je me trouvai saisi d’horreur.


Certaines de ces femmes étaient potelées et charnues comme des grâces de Rubens, l’eau ruisselait entre les plis de leur ventre, leur danse désordonnée agitait de soubresauts leurs lourds seins blancs, marbrés, par endroits, de veines bleutées. Leurs chevelures, très longues et fournies, s’emmêlaient quand elles venaient à se frôler, quand les mains d’une de leurs sœurs venaient, l’espace d’un instant, se livrer à une caresse impudique. Et d’autres femmes étaient plus minces, d’aspect plus adolescent. Comme des lianes vives, elles balançaient leur corps souple et bronzé tout autour du bassin, se cambrant en arrière, tendant leur ventre plat, frappant l’eau transparente du plat de leurs pieds nus.


Parmi ces jeunes filles, il y en avait une qui était plus calme que les autres, et c’est pour cela que je pus examiner son visage avec davantage d’attention. Et ce que je vis provoqua en moi un mélange de fascination et de dégoût ; il y avait en effet, dans sa physionomie, quelque chose d’animal, de vaguement lupin dans les traits qui m’eût conduit à parler d’un museau plutôt que d’un visage. Néanmoins elle était avenante, et si ses traits prenaient naturellement une expression sournoise, rusée, ses grands yeux noirs en revanche brillaient d’une innocence si humaine que le contraste en était poignant.


Mais je n’ai pas encore abordé l’élément le plus déconcertant de la scène. En effet, parmi ces femmes se trouvait ce qui, d’abord, me parut être une vieille et deux fillettes. La première dardait sa tête en avant de tous côtés, en tendant son long cou maigre comme l’eût fait un oiseau, avec un rictus hideux qui dévoilait des dents manquantes. Ses cheveux blancs et rares tombaient sur ses maigres épaules grêlées de taches brunes. Contempler le corps nu de cette vieille, ses seins pendants, son ventre gonflé surmontant une touffe de poils gris, ne fit qu’accentuer mon malaise. Mais le pire était les deux fillettes.


Qui en réalité n’en étaient pas : elles avaient des hanches et des formes de femme adulte, et ressemblaient plutôt à des naines correctement proportionnées. Ce que j’avais pris pour des jappements de chiens était en réalité les sons proférés par ces créatures. Celles-ci marchaient presque à quatre pattes. Leurs petits corps, d’un curieux brun-jaunâtre, étaient non pas lisses mais noueux comme ceux de jeunes garçons de la campagne, et parsemés çà et là de touffes de poils incongrues. L’une d’elles, en particulier, prenait naissance à la base du dos des deux créatures, rappelant une queue. Et leurs visages, par leur aspect prognathe, leur menton inexistant, affichaient de tels symptômes de dégénérescence qu’elles ressemblaient par moment tout à fait à des chiennes, impression accentuée par leurs oreilles d’une longueur incroyable.


L’horreur survint alors sous la forme d’un personnage supplémentaire, qui sauta brutalement dans l’eau avec force éclaboussures, provoquant des cris d’orfraie parmi les femelles hagardes. Cet être, qui se mit à courir après ses compagnes avec les mains tendues, avait une physionomie plus bestiale encore que toutes les autres créatures réunies, et je me demandai si ce n’était pas des petites cornes qui dépassaient de sa chevelure grasse. Un moment, il leva ses jambes suffisamment hors de l’eau pour que je puisse voir ses pieds ; ce que je vis alors me causa une telle épouvante que, réprimant à grand-peine un cri, je détalai le plus silencieusement possible hors du bois, en priant pour que l’absurde meute ne se lance pas à ma poursuite.


Revenu à l’auberge de ***, parmi les ombres du crépuscule, j’essayai tant bien que mal de recouvrer mes esprits, en absorbant de grandes rasades d’une quelconque liqueur forte que m’avait amenée la patronne. Les gens, dans la salle commune, feignaient de ne pas me voir. Pourtant, un homme se leva et s’approcha de ma table. Je reconnus en lui le curé local, et il m’adressa la parole dans un italien plus raffiné que celui de ses ouailles :



Comme je ne trouvais rien à répondre, il ajouta avec froideur :



Je passai une nuit agitée dans le mauvais lit de l’auberge, dérangé par la galopade des punaises, et hanté par mes visions de la journée. J’essayai de me raisonner, de me dire que je n’avais eu affaire qu’à une bande de paysans abâtardis à la suite de trop nombreux mariages consanguins ; que les pieds de l’homme à face de chèvre, qui avait poursuivi les femmes de ses lubriques assiduités, n’étaient pas des sabots, mais de simples moignons, résultats d’un accident. Pourtant, les paroles du prêtre qui me revenaient à l’esprit n’étaient pas faites pour me rassurer.


Quelque chose d’autre me gênait… Je n’arrivais pas non plus à chasser de mon esprit la vision de ces corps féminins nus. Et, en particulier, le souvenir de la jeune fille aux yeux noirs, si effrayante qu’elle m’eût paru, éveillait en moi des transports charnels que je n’avais plus connus depuis relativement longtemps. Plus la nuit avançait, et plus les obsessions de mon insomnie se recentraient sur elle. Je ne pouvais plus penser qu’à ses longues jambes bronzées, ses délicates épaules, sa poitrine menue, ses mains aux longs ongles comme des griffes, sa chevelure épaisse comme une crinière, ses traits lupins et ses yeux, oh ! ses yeux noirs comme des mares d’encre, dans lesquels semblaient briller l’éclat de toutes les sources jaillissantes et de tous les étangs insondables, l’éclat de la neige vierge sous le soleil d’hiver, l’éclat des étoiles et planètes dans le ciel d’été. Mentalement, je lui trouvai un nom : Sylvia. Et je ne pus penser qu’à Sylvia, j’imaginai les caresses de Sylvia, les baisers de Sylvia, et sa voix douce qui devient un rugissement comme le vent tiède souffle par bourrasques, et ses doigts menus dont les griffes se mettent à labourer ma chair, oh ! quel plaisir…


Je m’éveillai comme d’un cauchemar. Je me rappelai mes songes et j’eus honte de moi-même. Qui étais-je, pour nourrir des fantasmes d’une si perverse lubricité, surtout avec pareille créature ?


Et, au souvenir de la terreur que j’avais éprouvée la veille, la rage me prit. La fureur que j’éprouvais envers moi-même, envers ma propre lâcheté, prit aussitôt pour cible le groupe de gens qui m’avaient effrayé. Ces plébéiens dégénérés, dont l’aspect hideux alimentait les racontars de bonne femme des alentours ! Dès l’aurore, ma décision était prise : j’allais redescendre dans la vallée, identifier cette peuplade nauséabonde, et prouver aux villageois et au prêtre qu’il n’y avait rien de surnaturel dans l’affaire !


Je me mis en route au plus vite, après avoir mangé un quignon de pain. Et sous la hardiesse de mes pas, les pierres roulaient en s’entrechoquant.


Alors que j’étais sur le point de pénétrer dans le sous-bois, un étrange vertige me prit. Il me semblait que le murmure des ruisseaux, le chant des animaux diurnes et la brise dans les feuillages s’unissaient en une seule mélopée vibrante, qui emplissait les moindres recoins de mon âme jusqu’aux tréfonds. Les souvenirs de la bacchanale dans l’étang me revenaient, mais ils ne m’inspiraient plus la même horreur… au contraire, il me semblait qu’un travail voluptueux agitait mon être et se répandait, à travers les racines des arbres proches, jusqu’aux entrailles de la Terre dans lesquels s’agitent les noirs océans chtoniens… Je titubais parmi les troncs, dans la dentelle d’ombre que projetaient les feuillages. À nouveau l’odeur de la veille assaillit mes narines, cette odeur musquée, bestiale, qui monta jusqu’à mon cerveau et le perça de mille saillies… je ressentis une piqûre au cou.


Je portai ma main à ma nuque, et au même instant, une silhouette tapie derrière un taillis détala comme un lièvre. C’était l’une des hideuses créatures naines de la veille, qui s’enfuit avec un sardonique glapissement canin. J’eus le temps d’apercevoir un long tube dans sa main droite : une sarbacane ! À l’emplacement de ma douleur, je cueillis une mince fléchette. Des souvenirs de lecture au sujet des peuplades du Nouveau Monde me revinrent, et une angoisse terrible me noua l’estomac… trop tard : je sentais mes jambes se dérober, ma cervelle s’embrumer… la lumière de midi fut emportée dans un tourbillon, et je sombrai dans un abîme de ténèbres.


Je ne sus combien de temps dura l’obscurité, mais mon réveil fut annoncé par des sensations nettes : le contact de feuilles sèches et craquantes dans mon dos, un tiraillement dans mon bas-ventre, et de la chaleur… humidité, moiteur, puits de velours insondable… J’ouvris les yeux. La première chose que je vis fut un dos courbé, un dos de femme, qui surmontait une épaisse crinière noire… Je levai la tête pour regarder autour de moi.


J’étais allongé sur le dos, sur un grand autel de pierre tapissé de feuilles mortes. Celui-ci se dressait au centre d’une clairière peu étendue, surmontée d’un dais de feuillages épais d’où tombait une lumière diffuse, couleur d’émeraude. Entre les troncs pâles des arbres qui m’encerclaient, on eût dit la nuit éternelle.


J’étais nu et, à quatre pattes entre mes jambes écartées, s’activait l’une des femmes que j’avais vues la veille. Je la reconnus lorsqu’elle leva la tête, un filet de salive reliant encore sa bouche à mon entrejambe. À la vision de son faciès, la part raisonnante de mon esprit se réveilla et voulut crier son horreur ; hélas, une innommable torpeur baignait tout mon être, et ce fut avec un mélange de crainte et de délice que je m’abandonnai aux submergeantes vagues de plaisir que m’offrait cette créature : car c’était elle, Sylvia ; et ses yeux noirs où se lisait l’innocente sauvagerie du monde avaient transpercé les miens, et les avaient faits prisonniers.


Elle replongea en direction de mon bas-ventre et ses lèvres coulissèrent le long de ma lance… J’étais fasciné car jamais aucune femme ne m’avait prodigué pareil sacrifice, que j’imaginais l’apanage des gueuses et catins. Mais le plaisir, roulant à travers mon échine telle une colonne de feu, m’interdisait désormais toute pensée chrétienne. Ma lance, tendue à m’en faire mal, était devenue la hampe qui portait l’étendard de mes passions.


Je me mis sur mon céans pour la contempler : elle n’arrêta pas sa tâche. Les transports incontrôlés, sur lesquels j’avais vogué durant mes songes de la nuit précédente, me revenaient avec force. Je fus pris d’un élan de tendresse infinie pour cette gracieuse créature, cet animal divin, cet ange fait bête, et je me mis à caresser son dos bronzé, zébré d’écorchures de ronces… J’enfouis mes mains et mon nez dans son épaisse chevelure hirsute, m’emplissant de son odeur musquée qu’il y a peu encore, je trouvais répugnante, alors qu’à présent elle m’enivrait davantage que le plus prisé des parfums d’Arabie. Tout en elle me parut adorable, de ses oreilles curieusement longues et pointues jusqu’à la plante de ses pieds maculée de boue et de brindilles.



Et je caressai Sylvia, et elle se mit à ronronner, à émettre des petits gloussements de satisfaction, tandis qu’avec sa langue fraîche et frétillante, elle léchait mes parties les plus intimes, les plus odorantes, avec une gourmandise manifeste. Sentant mon extase approcher dangereusement, je décidai de me soustraire à ses assauts. Rendu fou par le désir, je me jetai sur elle et m’emparai de ses chevilles, écartant ses jambes avec brutalité, et je révélai la chose tapie entre ses cuisses brûlantes, la fleur terrible et secrète, par Eve volée au jardin d’Éden, qui s’ouvrait devant moi dans toute la pureté de sa roseur et de sa moiteur, les gouttes de ses sucs parfumés brillant comme des perles dans sa fourrure emmêlée… Je me précipitai sur ce trésor sublime pour le goûter d’une langue avide. Mon appétit ne connut alors plus de limite, je m’abandonnai aux exquises tentations de ce balthazar charnel. Toute trace d’humanité avait disparu chez moi, j’étais devenu un animal, un porc, et je farfouillais du groin dans cette motte grasse et puante. Le raffinement n’était qu’un terne écrin de frustrations et de contraintes qui enserrait le diamant sublime de nos instincts et de nos pulsions : telle était la vérité qui m’apparut, alors que le jus qui s’écoulait de Sylvia, inondant ma bouche, me semblait comme le vin le plus précieux.


Enfin, alors que ma verge était devenue plus solide et imprenable que la flèche qui surmonte le temple de Salomon, je me mis au-dessus d’elle et, tandis que ses yeux démesurés me regardaient avec une attraction irrésistible, je m’enfonçai brutalement dans le gouffre aux plaisirs de son intimité. Mon épée vibrante sentit autour d’elle les pulsations de son fourreau. S’unir avec elle était comme plonger dans un bain chaud de l’huile la plus pure. Quand nos corps furent agités de soubresauts et que la sueur se mit à ruisseler sur nos peaux nues, je compris que l’amour n’était pas l’état de sublimation qui nous rapproche du divin, mais un élan plus ancien et brutal encore que l’attraction qui lie les planètes entre elles, qui prenait ses racines dans les tréfonds obscurs de notre passé, du temps où nos ancêtres se nourrissaient de viande crue et s’exprimaient par grognements.


L’extase qui transperça mon être dépassa de plusieurs cieux la plus éblouissante des transcendances mystiques. J’éclaboussai le ventre de Sylvia avec la plus fertile et la plus épaisse des semences, et je retombai brutalement sur ma couche de feuilles mortes, dans un état d’épuisement comparable à celui d’Hercule au moment de sa chute. Alors, la torpeur se dissipa, je recouvrai peu à peu mes esprits et j’aperçus la foule de personnages qui étaient sortis de l’ombre pendant nos ébats et qui, à présent, entouraient l’autel.


Leur aspect ne laissait pas de doute : il y avait là tous les satyres, les faunes, les nymphes, les naïades, les dryades, que la mythologie avait pu enfanter, et ils me regardaient à présent avec une satisfaction moqueuse. Alors, je compris ce que signifiait le fait d’avoir fait l’amour avec cette créature, quand je sentis mes pieds se durcir, mes oreilles s’allonger, les traits de mon visage se ramasser et des excroissances osseuses se former sur mon crâne. Je hurlai.



Note : suite à la disparition de Herr Eichendorff au cours de son périple en Italie du Nord, l’enquête prit fin après quatorze jours de recherches infructueuses. Le dernier à l’avoir aperçu est un prêtre du village de ***, qui ne laissa aux policiers que cette phrase énigmatique :


  • — Qui croit faire l’Ange ne fait que la Bête.



(Nouvelle correction : 11/2016)