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n° 06891Fiche technique59619 caractères59619
Temps de lecture estimé : 34 mn
24/10/03
corrigé 30/05/21
Résumé:  Ali a disparu dans des conditions mystérieuses. 20 ans après je fais mon enquête
Critères:  fh extracon init intermast
Auteur : Zahi  (Informaticien et glandeur, quoi de plus normal)      
Couscous boulettes merguez

Un jour pour Dieu toute âme quitte

Et ce monde et ses gueux…

assis sur ma bite

Nul salut qu’en Dieu

Alors que la terre et les cieux

Tous les pays et tous les lieux

Ceux qui dorment et ceux qui s’agitent

Leurs imams et leurs rois boiteux

Ne font que…

bouchée pour ma bite.


Cheik Abderrahman Kéfi

Traduction de Homosapiens





1. Sirm El Kahba


L’automne 1978, il se produisit à Sirm El Kahba, petit village du Sud tunisien, un événement qui méritait les chroniques les plus abondantes de la presse populaire. Avec mes dix ans de l’époque, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres enfants du village de savoir ce qui s’était réellement passé. Tout s’était rapidement drapé dans une fantaisie délirante, les versions des faits s’étaient rendues aussi mystérieuses que contradictoires, et même les adultes les plus raisonnés, si tant est qu’il y en eût, ne s’y retrouvaient plus.


Dans le hit-parade des coins les plus indigents du monde, Sirm El Kahba aurait été bien placé. Puisant dans une source qui gouttait l’eau, les habitants s’étaient partagés depuis toujours des parcelles de terre jalonnées de palmiers. Cela s’appelait une oasis. Ici, peut-être plus que partout ailleurs, aucune trace de civilisation ne souillait une tradition millénaire que même les colons français avaient préservée. Fiers d’une filiation présumée à Abou Zaid Al Hilali, chef sanguinaire d’une fameuse tribu de haute Égypte qui avait ravagé la Tunisie sous l’ordre d’un Khalife fatimide, nos hommes avec bures noires et turbans blancs récitaient à longueur de journée la Zazia Hilalia (épopée des Hilali), parlaient de leurs femmes et de leurs filles comme des verrues abjectes peut être pas si nécessaires qu’elles ne le paraissaient. Pendant leurs temps libres, c’est-à-dire à peu près tout leur temps, ils jouaient aux loups et aux chèvres avec des pions en cailloux sur des damiers tracés sur le sable.


De mémoire de Sirm El Kahba, un seul homme cultivé avait vu le jour, un instituteur qui enseignait dans une grande ville. Hypostasiée en légende vivante, sa situation paraissait moins accessible qu’un astre lointain. Pour les jeunes comme moi, il n’y avait qu’un seul rêve qui suscitait de vrais espoirs : l’immigration, exacerbée par une dizaine de villageois qui travaillaient à l’autre rive de la méditerranée. Poches rembourrées et grandes voitures cabossées, ils étaient le seul symbole de la réussite sociale. Gentil et généreux, avec un brin de vantardise, Am Gaddour, le plus vieux et le plus considéré des immigrés, m’avait emmené pour un jour à Djerba. Entassé avec une dizaine d’enfants dans une Simca 1000 bariolée, comme les autres enfants je me délectais ouvertement de l’odeur du gasoil. C’était la première fois que je sentais une eau fraîche et abondante courir sur ma peau, me submerger le corps, me chatouiller par les clapotis de ses petites vagues. Des jours après je me lapais les bras et les jambes à la recherche du goût du sel. Aujourd’hui encore, en me réveillant tous les jours, je pose un regard sur la houle et je me remémore cette première fois avec une émotion telle que tout mon corps se couvre de chair de poule.


L’école de Sirm El Kahba n’était que deux classes dressées comme un panthéon devant la grande place du village, avec comme extension un troisième cube cru qui abritait un instituteur originaire de Gabès. Cet édifice, malgré les déformations apparentes, formait avec la petite mosquée en face, qui abritait la dépouille d’un marabout, les seuls bâtiments à l’aspect homogène et régulier, aux murs badigeonnés et ayant des toilettes à peu près salubres. Une cinquantaine d’enfants du village et des hameaux voisins se rendaient à l’école. Quelques-uns faisaient tous les matins plusieurs kilomètres de marche, sur des pistes rocailleuses où à travers des champs de mottes dures, fêlant leurs pieds nus sur des chaudrons aux pointes durcies comme des aiguilles. Comme tous les élèves, je me rendais tous les matins en classe ne sachant pas si j’allais pouvoir le faire le lendemain ; à tout moment je pouvais me retrouver sur les champs à retourner la motte ou à extraire le jus au sommet des palmiers. Si aujourd’hui j’ai pu vous raconter cette histoire, c’est en grande partie grâce à l’instituteur qui à chaque fois que je m’absentais pointait son nez le soir même chez mon père, le convainquant par tous ses maigres pouvoirs de me remettre en classe. Il me fournissait cahiers écornés et crayons rapetissés, il m’achetait des fois un tablier et d’autres fois des sandales, il me donnait parfois des cours supplémentaires. Aujourd’hui à la retraite, je lui rends visite chaque fois que je passe par Gabès, et à chaque fois il me tapote les joues en disant « je suis fier de toi », m’extirpant de temps en temps quelques larmes spontanées.



2. Ali Azzabbouri


De Sirm El Kahba partait une piste graveleuse qui soulevait un nuage de poussière blanche chaque fois qu’elle était tabassée par un véhicule. Elle se faufilait entre les dunes sur une trentaine de kilomètres, passant par Zok El Azouza, Sirm Selma, Dar Al Kahba, avant d’arriver à Dar Azzaboubia, un bourg à peine plus grand mais qui était une sorte de chef-lieu à partir duquel la route devenait goudronnée et serpentait vers Médenine. Quelques kilomètres plus loin elle croisait une nationale qui reliait du sud au nord Tataouine à Gabès. Les vents de sable l’été faisaient souvent que la navigation y devenait hasardeuse, les accidents étaient nombreux. Un immigré qui se rendait à Sirm El Kahba avait été mortellement percuté dans le croisement par un camion-citerne, son corps n’avait pas été identifié, la nouvelle ne parvint au village que des semaines plus tard par un autre immigré qui reconnut la voiture demeurée calcinée sur le côté. Cet accident avait endeuillé Sirm El Kahba pendant des années, alimentant de vives discussions sur l’emploi des automobiles, la rhétorique déviait rapidement sur un réquisitoire contre la modernité et la déchéance morale avant de se cristalliser, sans faille, sur ces putains de femmes.

« J’ai croisé à Tunis une femme à la tête nue », répétait sans cesse le vieux Ahmed, « elle me regardait comme si j’avais mis ma main dans son sac, j’avais tellement honte que j’ai baissé les yeux, et alors j’ai vu ses mollets et ses chevilles, j’ai vite fermé les yeux, maudit Satan et loué Dieu. Et il n’y en avait pas qu’une ! Des dizaines et des dizaines défilaient devant moi, me brouillant la vue ; j’ai fini par marcher la tête baissée et je n’ai pas arrêté de trébucher. Je voulais rester quelques jours mais le lendemain j’ai quitté. Que Dieu nous préserve de cette ignominie ! »


La piste était visible à partir de la grande place et à chaque fois qu’elle se remuait des curieux en troupeaux s’affairaient à reconnaître les visiteurs. Deux fois par an l’arrivée en séries des semi-remorques et des 404 bâchées couronnait les récoltes, les négociants achetaient cash les produits de Sirm El Kahba, des dattes à l’automne, piments et pastèques au début de l’été. Les quelques billets qu’ils distribuaient étaient pour la plupart des villageois le seul revenu avec lequel ils devaient assouvir des panses nombreuses. Profitant d’une liquidité vite épuisée, un marché s’installait sur la grande place devant l’école. Tas de blé et d’épices, verreries épaisses aux couleurs criardes, ustensiles qui avaient brillé, outils mangés par la rouille, friperies décaties, etc. Des mélanges de mauvais goût exposés par des marchands qui trimbalaient leurs étals de village en village. Ils dormaient sur place, leurs lits n’étaient que des empilements de cartons et d’étoffes rapiécées, ils buvaient l’eau trouble de la source, mangeaient des conserves de sardines et vidaient leurs vessies dans des fosses derrière les palmiers.


Le matin du 11 octobre 1978, Ali Azzabbouri disparut sans préavis, en abandonnant ses étals. Un des marchands les plus réguliers, Ali fréquentait Sirm El Kahba depuis quelques années. Nous, les écoliers, étions les premiers à l’aimer. Lorsqu’à la sortie des classes nous nous éparpillions sur la grande place pour taper dans une boule de papiers agglutinés, il tendait ses pieds avec nous. Tout le village l’appréciait. Le seul à vendre à crédit, il gribouillait les créances sur un petit carnet avec un crayon qu’il bloquait derrière l’oreille, et acceptait de se faire rembourser à la prochaine récolte. Dès le matin de sa disparition il se disait qu’il était parti se ravitailler, mais après deux jours des rumeurs folles commençaient à circuler. Au quatrième jour deux jeeps s’étaient rendues au village, dedans des gendarmes à l’air austère dans des uniformes kaki. Ils réquisitionnèrent une salle de classe pour interroger quelques personnes et le soir même ils étaient repartis en emportant avec eux les affaires d’Ali.


Quelques rumeurs… « Ali est parti à l’étranger, il avait toujours dit qu’il ne resterait pas dans ce pays ». « Ali est un agent secret libyen, il a fui avant de se faire prendre ». « Ali est un truand, quand il expose dans un village, la nuit il va piller dans les villages voisins, il a été pris la main dans le sac ». « Ali est un meurtrier, il vient du nord et il s’était fait un autre nom, la police l’a rattrapé ». Etc.


Quand le mystère battait son plein j’avais osé en parler à mon père. Dès que je prononçai le nom d’Ali Azzabbouri je vis jaillir de sa bure sa grande main aux phalanges durcies comme des noix, il me flanqua une gifle dont l’écho hante encore mes oreilles.



Dans sa voix j’avais cru entendre tonner le ciel, comme si je venais de commettre le plus grand affront que je pouvais lui faire. Dans son regard de Bédouin je décelai une colère obscure, qui se voulait à la fois menaçante et suppléante. Entre mes larmes j’avais marmonné « d’accord, d’accord ». Mon père savait quelque chose, j’en étais convaincu, mais cette chose était si dangereuse qu’elle devait demeurer enterrée entre les dunes du désert.


Restant fidèle à ma promesse, ce n’est qu’après la mort récente de mon père que j’avais décidé de faire la lumière sur cet événement qui avait piqué à jamais ma curiosité. Plus de vingt ans après les faits, j’avais commencé à mener mon enquête. Par une connaissance j’avais pu me rendre utile à un petit fonctionnaire du tribunal de Médenine à qui j’avais demandé, en contrepartie, de me trouver les pièces du dossier d’Ali Azzabbouri. Après un an et plusieurs relances il avait réussi à me sortir, pour une nuit de consultation, une chemise en papier brun aussi épaisse qu’une feuille de palmier. Il serait injuste de ma part de ne pas avouer qu’il lui était difficile de retrouver ce dossier avec ses trois feuilles jaunies ; dans les couloirs ténébreux des archives, il fallait qu’il surmontât deux handicaps : Azzabbouri n’était qu’un nom d’emprunt, les livres d’index n’en faisaient aucune référence, et surtout Sirm El Kahba avait été rebaptisé depuis Al Hanaa ; littéralement Le Bonheur ! C’était une catastrophe pour un classement d’origine approximatif.


Avec difficultés j’avais pu lire le premier papier du dossier. Recto et verso, la feuille était entièrement mouchetée avec un stylo à bille, comme si le souci principal du rédacteur était l’économie de papier. L’écriture était minuscule, sans diacritiques, faite vite, ratures, renvois aux marges et ajouts entre les lignes. Nonobstant, elle était faite avec une certaine attention, des traits purs et des terminaisons allongées et incurvées, rappelant quelque part le charme des inscriptions classiques. Intitulée « Déclarations des témoins », la feuille rapportait les interrogatoires, au nombre de dix, effectués par les gendarmes dans le village. Les six marchands, l’instituteur, l’épicier, l’imam, et l’homme le plus âgé du village, qui en était une sorte de chef naturel, répondaient à une seule question posée : que connaissez vous d’Ali Wild Tara. Durant toute une semaine j’avais lu et relu ces déclarations et je n’avais retenu qu’un seul témoignage intéressant, celui du marchand Kacem, son étalage jouxtait celui d’Ali. Il était le seul à parler du dernier client d’Ali. Il en donnait une description assez minutieuse. C’était une femme emmaillotée dans un drap traditionnel blanc duquel n’émergeaient que des yeux lourdement fardés et une main dans laquelle il avait énuméré trois grosses bagues serties et plusieurs bracelets qui cliquetaient lorsqu’elle bougeait. Elle resta environ une heure à fouiller dans les tas de friperies, et à discuter avec Ali. Kacem ne pouvait pas lui donner un âge précis, et prétendait qu’il n’avait rien entendu de leur discussion. Elle partit dans le crépuscule après l’appel à la prière, au moment où le voile de la nuit commençait à apaiser la poussière suspendue de la grande place.


Simple journaliste des sports, et sans prétendre au talent d’Hercule Poirot ou de Colombo, j’avais conclu après mûre réflexion que je tenais un témoignage-clé auquel les gendarmes, certainement pressés de clore l’affaire et de déguerpir de Sirm El Kahba, n’avaient pas prêté l’attention qu’il fallait. Une femme qui se dandinait seule à la tombée de la nuit, pomponnée et parée, ne pouvait être que la femme d’un immigré. Et même, elle devait être une effrontée, vivait à la marge de la société, si tant est qu’il y eût une marge. Effectivement, puisant dans la mémoire de ma mère, une seule pouvait se permettre un tel luxe, Samira Zokka. Embarrassée par la prononciation de son nom, ma mère enchaîna :



Je ne pus rien dire, il m’était impossible de tenir une telle promesse. Elle ajouta enfin que Samira Zokka avait divorcé et quitté le village depuis des années.



3. Samira Zokka


En vingt ans, Al Hanaa (ex-Sirm El Kahba) avait bien changé. La piste s’était transmuée en route à peu près carrossable, des bâtisses avaient émergé aléatoirement comme des pousses de champignons difformes et crasseuses, affublées d’antennes et de paraboles. Hélas ! la pauvreté restait reine et les villageois se trouvaient surchargés en sus par des factures d’eau et d’électricité. Je venais souvent à l’aide de mes frères pour combler leurs petits déficits, alors c’était avec grande joie que ces derniers s’étaient attelés à me trouver les moindres indices sur Samira Zokka. Je leur laissai quelques billets pour gratifications.


Quelques mois après, alors que je m’apprêtais à faire le long voyage à Sirm El Kahba pour prendre des nouvelles, je reçus un mail de l’un de mes neveux, lycéen à Médenine. Il avait écrit :


« Tonton,

Samira Zokka est pute au bordel de Sfax.

Tu trouveras ci-joint un scan de sa carte d’identité et de sa fiche d’état civil.

Le tout nous a coûté deux cents dinars de petites commissions, etc. »


Le sale garnement avait conclu par :


« Eh, tonton, si tu la niques, tu me diras comment elle est. »



Motivé par ce résultat inattendu je pris le train pour Sfax le lendemain à six heures du matin. Durant les quatre heures du trajet je n’arrêtais pas de dévisager la photo en noir et blanc de Samira défigurée par la faible résolution de mon imprimante. Comme profession, il était mentionné : agent municipal ! Née en 1957 à Sirm El Kahba, mariée en 1975 et divorcée en 1983, sa carte d’identité avait été renouvelée en 2000 au commissariat de Médenine, et la photo qu’elle comportait devait dater de la même année bien que, à première vue, elle faisait largement plus jeune que ses quarante ans passés. Elle paraissait belle, fraîche, avec un tel petit sourire sûr et confiant qu’il m’était difficile de l’imaginer dans un bordel, d’autant plus que je n’avais jamais été dans un lieu pareil dont la seule évocation m’inspirait le dégoût.


Le bordel de Sfax n’allait pas me faire changer d’avis. C’était une impasse accrochée en haut des remparts, l’entrée s’effectuait par une porte dérobée après un zigzag de ruelles sans portes, zébrées par l’urine et qui exhalaient une odeur de pisse froide solidement ancrée. Des deux côtés se tassaient des maisons à deux ou trois étages dont les murs, grossièrement badigeonnés et rafistolés, penchaient parfois dangereusement, avec des balcons et des moulures saillantes qui donnaient l’impression de vouloir tomber à l’instant même. Les filles ripolinées à souhait se présentaient debout devant les portes ou assises en petits groupes aux entrées. Pour la plupart elles étaient chargées d’années, elles exposaient des traits décomposés, des cuisses fripées, des poitrines dégringolées et des séries de bourrelets en surcharge. C’était tout simplement répugnant.


À l’heure où j’étais ce n’était visiblement pas l’affluence, à part moi il n’y avait que quelques autres clients que les filles n’hésitaient pas à tirer par les manches. Après trois ou quatre aller-retour où j’évitai de me rapprocher des rabatteuses, je n’arrivai pas à trouver Samira, je sortis faire un petit tour dans la médina et je revins vers midi. La circulation s’était légèrement animée, et Samira toujours invisible. Après atermoiements je décidai d’aborder une autre fille, j’avais alors remarqué une petite brune qui sortait à peine du lot et que j’avais qualifiée de « la limite inférieure du prenable ». J’avançai vers elle, ne sachant comment lui parler, mais elle me disait déjà « tu entres ? »



Elle me parlait d’une voix froide et distanciée en mâchant à grande bouche ouverte un chewing-gum. Je la suivis dans une chambre à l’étage ajourée par une petite fenêtre qu’aussitôt elle ferma et alluma une lampe de chevet.



Devant mon silence elle s’indigna.



Je sortis de ma poche une petite liasse et lui présentai un billet de trente dinars qu’elle tira de ma main avec empressement.



Et je lui passai la photo.



Puis elle se ressaisit et prit un air grave :



Je lui remis ma pièce d’identité qui virevolta deux ou trois fois entre ses doigts.

Elle lut ma carte puis se rapprocha de moi et m’effleura avec le bout de sa poitrine, me faisant une simagrée qui se voulait subtile.



Comme je faisais pour mes piges je finis par marchander, et avec cent dinars de plus elle partit chercher Samira qui fit irruption une demi-heure plus tard.


Depuis le temps que je la cherchais je m’étais fait une image de son physique qui allait avec ce qui était commun à Sirm El Kahba : taille moyenne basse, brune au teint hâlé, traits anguleux et petits yeux gris. Je me rendis alors compte que je m’étais complètement trompé. Devant moi se dressait, dans une pose hautement aguichante, une vraie blonde. J’étais tellement surpris que je mordis dans ma lèvre en avalant ma salive.


Elle était blanche, étrangement blanche pour une Tunisienne de surcroît de Sirm El Kahba, d’une blancheur rosie, pure et lumineuse, que cherchaient les peintres du moyen âge. Elle campait sur deux jambes solides légèrement écartées, ses hanches étaient légèrement esquissées sous une minijupe en toile délavée, le nombril en l’air couronnait un petit coussin grassouillet contre lequel se blottir aurait constitué pour moi une fin en soi. Presque avec honte je rivai les yeux sur ses seins qui bombaient moulés par un t-shirt turquoise qui prolongeait le bleu azur de ses yeux. Malheureusement, ou heureusement d’ailleurs, un nez légèrement allongé et un large front lui rendaient l’apparence plus humaine, autrement j’aurais cru être dans un rêve.


Visiblement elle venait d’interrompre un doux sommeil après une nuit chaude, ses traits étaient enflés et ses longs cheveux ébouriffés.



Elle me fit voir son indignation.



À vrai dire j’hésitai sur la manière de lui présenter la chose mais j’avais sous-estimé ma vis à vis.



Je m’assis au bord du lit, pris ma tête entre les mains et essayai de me concentrer. Elle resta devant moi le coude appuyé sur une commode et les jambes légèrement croisées, elle me maintenait sous pression par un regard poignant.



C’était pour moi un premier succès, la preuve que mes hypothèses n’étaient pas complètement délirantes ; encouragé par ce résultat je repris du courage.



Cette invitation au marchandage était comme une ouverture, un déplacement du centre d’intérêt. Samira s’enfonça directement dans la brèche.



J’étais tellement hâté que je réfléchis à un moyen de disposer de l’argent tout de suite, mais je n’arrivais pas à en trouver.



5. Le diable au corps


Lorsque je revins lundi un vieil homme au visage souterrain de gnome me fit passer par un dédale de couloirs et d’escaliers sombres qui sentaient l’humidité avant de me laisser devant une porte entrebâillée. J’entrai et je me trouvai dans une grande chambre très claire, ensoleillée par une multitude de petites fenêtres qui approchaient le plafond. Ébloui par le contraste, je me frottai les yeux au même moment que je reconnus la voix de Samira venant d’une petite porte à claire-voie au fond de la salle, elle disait : « ferme la porte et installe-toi sur le canapé ». Je me rendis alors compte que j’étais dans un endroit exceptionnel, un havre de luxe et de bon goût, une sorte de chambre-séjour turco-arabe qu’on ne trouvait plus que dans les musées de la médina de Tunis. Faïences luisantes, frises saillantes, rideaux effrangés, mélanges de bleu et de vert. Dans un coin, un petit salon en bois ciselé rehaussé d’arabesques colorées, sur la table basse un narghileh enroulé par sa trompe. Au coin opposé se trouvait le canapé devant un lit en soubassement.


Je m’adossai dans le canapé, sur un losange de soleil découpé par l’une des fenêtres suspendues, et sentis aussitôt l’extrême confort que procurait la paille rembourrée. J’accrochai alors les yeux sur la porte qui me séparait de Samira et j’attendis immobile. Quand elle vint vers moi après quelques minutes je faillis oublier le but de ma visite. Elle avança avec un déhanchement soigné qui témoignait seul de son extrême sensualité. À chaque pas son ample et léger cafetan en viscose jaune volait derrière elle et faisait jaillir au-devant des formes généreuses d’une voluptueuse harmonie. Elle s’arrêta devant moi et juste au niveau de mes yeux se trouvèrent ses seins, à moitié découverts par la large ouverture du col. Je faillis y poser mes mains si elle n’avait pas reculé d’un pas en me disant d’une voix douce dont les modulations paraissaient flotter avant de s’abriter au plafond : « Monsieur Z., tu veux tout savoir, au moindre détail, alors tu vas m’écouter, et je te prie de ne pas m’interrompre ».


Elle me tourna le dos et me fit découvrir un instant, par une large fente dans sa robe, toute une splendide jambe qui brillait comme si elle venait juste d’être épilée par une pâte de miel. Avec soin elle se mit au milieu du lit, croisa les jambes, découvrit légèrement les genoux et y posa délicatement ses mains ouvertes comme si elle allait prier. Je ne sais si par volonté ou par pur hasard sa tête jusqu’aux épaules se trouvait découpée par un carreau de soleil qui faisait luire son visage comme une pêche sur un boudoir lumineux. Elle respira profondément pendant une ou deux minutes puis, comme par magie, son visage s’empourpra par une candeur presque enfantine, ses joues s’étaient couvertes d’un dégradé de couleurs chaudes, des braises ardentes s’étaient allumées derrière ses pommettes. Un long silence s’ensuivit, manifestement involontaire, celui qui précède une résolution difficile.


Quand elle commença à parler, elle le fit si doucement que je dus retenir mon souffle pour l’entendre.



« Je ne sais pas si une parole de putain peut sonner juste dans une oreille, mais il m’avait semblé qu’avec toi je pourrais au moins tenter ma chance. Je me suis préparée depuis ta visite à être la plus claire et la plus véridique ; j’espère que je le serai, c’est certainement important pour toi, mais ça l’est plus pour moi. Peut-être te demandes-tu pourquoi j’avais accepté de te raconter tout cela ou penses-tu simplement que tes billets promis avaient suffi pour délier ma langue. Tout se monnaie dans ce monde, il y en a beaucoup qui le croient fermement et je pense que tu en fais partie, mais sache que ce n’est pas toujours vrai, et que je ne percevrai aucun centime pour ma confidence. »


« Quand Leila m’avait réveillée pour t’annoncer, j’avais premièrement répondu que je ne voulais pas te voir. Mais au fur qu’elle insistait, s’était réveillé en moi un désir de plus en plus grand de te rencontrer. Comment l’expliquer ? Pas simple pour une illettrée comme moi, je dirais que c’est comme si la valve de la chambre d’un pneu surgonflé avait vacillé et que l’air comprimé avait reconnu une possibilité de filtrer. J’avais senti soudain un besoin de parler, d’extirper un démon qui me hantait, il fallait que je raconte à quiconque ma vie, toute ma vie, en détail, et pourquoi pas à toi ? Mais justement, pourquoi toi ? Peut-être est-ce le souvenir de Sirm El Kahba, une lueur qui me ramenait à mon enfance, bien que depuis des années j’avais emmuré très loin dans les chiottes de ma mémoire tout souvenir de ce panier de crabes. Malheureusement, il n’existe pas de chasse d’eau pour les éjecter définitivement. »


« Étrangère. C’était mon sort depuis ma naissance. Vivre étrangère et mourir étrangère, c’est ce que Dieu m’avait voulu. Il m’a donné des cheveux jaunes et un teint blanc, un sacré privilège me diraient plusieurs, mais est-ce vraiment un avantage là où j’étais née ? Qui aurait parié un sou que j’étais la fille de mon père, ou même de ma mère ? Personne ! Tu connais peut-être mieux que moi Sirm El Kahba et tu peux imaginer tous les ragots qui me prenaient comme centre d’intérêt. Ceux qui disaient que j’avais été trouvée abandonnée dans un couffin menaient la vie dure à ceux qui prétendaient que ma mère avait été violée par un zouave français qui rodait du côté de Tataouine. Et ce n’étaient pas les deux seules versions qui couraient. C’est ainsi que j’avais grandi, dans le doute de mon identité et au milieu des regards railleurs. S’il y avait un être envers qui j’avais quelque respect, c’était ma mère. Jusqu’à sa mort elle n’avait rien voulu m’avouer, me laissant dans le doute jusqu’au jour d’aujourd’hui. »


« Avec ma réputation, à dix-huit ans je n’étais pas encore mariée, mon père me voyait végéter toute ma vie à son côté et se plaignait ouvertement de la charge que je lui représentais. Il espérait un jour que je quitte à jamais, mais il ne savait pas où ni comment, alors il déchargeait sur moi sa hargne ; me rouer de coups devenait pour lui un geste aussi régulier que manger ou boire, presque un besoin. Alors, quand mon ex-mari s’était présenté pour demander ma main, il m’avait emporté le jour même pour dix dinars de dot versés à mon père devant deux témoins. Vieux de plus de quarante ans, il devait se marier avec une autre fille du village cet été-là, mais une brouille entre familles l’avait conduit à annuler ses noces. Alors assoiffé de chair fraîche, il m’avait trouvée abandonnée et j’en étais d’une certaine manière soulagée. »


« C’était un vrai sauvage, au physique piteux. Dix ans en France n’avaient rien pu faire pour lui, à part peut-être accentuer sa violence, sa misogynie et tout ce qui était en lui de mauvais goût, c’est à dire tout. Petit et trapu, il aurait fait un bouffon dans la cour de Haroun Arrachid, d’autant qu’il n’avait aucune gêne à péter et cracher en public. Si je commence à t’énumérer tous ces défauts, tu pourras douter de ma crédibilité, mais ce n’est pas là mon propos. J’avais essayé de l’aimer, ou plutôt de le considérer, de lui trouver un bon côté, mais je m’étais rendu compte qu’il me serait plus facile de passer par le trou d’une aiguille. Découvrant rapidement que j’étais assez dodue pour servir de souffre-douleur, il se mit à me battre sans qu’il sache pourquoi, j’en étais à regretter les caresses qu’étaient les coups de mon père. Après un mois il revint seul en France, me promettant de me prendre avec lui dans quelques mois, ce qu’il ne fit jamais, et j’avoue que je n’avais pas insisté. »


« Je restai avec sa mère. Vieille et malade, elle marchait à peine courbée sur une branche d’olivier. Elle fit profession de m’asservir comme une esclave, et chaque fois que je lui haussais la voix elle s’en plaignait à mon père qui se faisait plaisir de m’humilier. Fort heureusement, même si c’est cynique de ma part, elle s’était éteinte après quelques mois, emportée par je ne sais quel diable, et je te jure que je n’y étais pour rien. Que le Bon Dieu ait pitié de son âme. »


« Mon père voulut que je revienne chez lui en l’absence de mon mari, il visait principalement les quelques billets que ce dernier m’avait laissés, peut-être aussi ne voulait-il pas que mon apparente liberté accumule une nouvelle tache à mon honneur bien bariolé. J’avais refusé, il me tabassa, mais j’avais tenu. Mon mari ne saura la mort de sa mère que l’été d’après, et sans consigne de sa part mes belles sœurs s’étaient portées volontaires pour me surveiller. Ma porte leur était ouverte à longueur de journée, et parfois de nuit. Tous mes mouvements étaient épiés, racontés, déformés puis rapportés dans un grand livre de ragots. Étouffée, j’avais compris que ma tranquillité devait se monnayer, je leur fis le grand sourire : bien les accueillir, tchatcher avec elles, les dresser l’une contre l’autre, et surtout leur distribuer les billets de mon mari, cela avait très vite payé. Leur pression s’étant relâchée, je m’étais trouvé quelques degrés de liberté. »


« Ainsi commençaient à couler les longues nuits d’hiver. Je vis seule et soulagée, je dégustai des moments de calme auquel je n’étais pas préparée. C’était alors que profitant de la tranquillité de l’âme et de l’esprit, le démon du corps s’était mis au travail. »




En ce moment Samira interrompit son récit. Elle ferma longtemps les yeux et se tint immobile avec une apparente crispation. Soudain je vis bouger ses épaules, puis c’étaient les deux bras et la tête qui se mettaient à tressauter. La secousse atteignit rapidement tout son corps sur lequel elle n’avait manifestement plus aucune maîtrise. Ses mains tremblantes se glissèrent sur ses reins et poussèrent vers le bas. Elle resta ainsi un bon moment puis balança frénétiquement son dos en arrière, le reposa sur le lit et appuya fermement entre les jambes jusqu’à ce qu’un certain calme lui rendît une apparence de sérénité.




« Au crépuscule je rentrais les chèvres et les poules au vestibule et je me mettais au lit, un petit feu de charbon me donnait lumière et chaleur. Essaye d’imaginer, j’avais presque douze heures à passer sans rien faire, tu peux en enlever six ou sept de sommeil, il me restait cinq heures de vacation complète, je ne savais même pas à quoi penser. Jour après jour, lorsque le froid de la nuit m’obligeait à me confiner sous des tas de couvertures, je sentais mon corps se ramasser, et mes membres retrouver l’unité, comme s’ils étaient en débandade. Jour après jour mes mains se rapprochèrent de ma vulve. Petite, lorsque naïvement je me grattais l’entrejambe, ma mère me frottait les mains avec des piments si forts qu’elles se couvraient de meurtrissures qui me brûlaient longuement la peau. J’avais intériorisé l’interdit, la loi sociale voulait que cette partie de mon corps ne m’appartienne pas. Ce n’est jamais facile de surpasser un conditionnement d’enfance, et il fallait un événement extraordinaire qui n’allait pas tarder. »




En parlant, Samira poussait ses mains en bas sur son ventre, sans arriver au point de convergence. Comme si elle était entrée dans une transe, elle cherchait à mimer ce qu’elle racontait. Je ne sus ce qu’est devenu le plus important pour moi, son histoire ou bien le spectacle qu’elle m’offrait. Inutile de préciser que je bandais déjà comme un âne, et que mes mains se rapprochaient au même rythme de mon sexe.




« J’avais omis de te donner une précision de taille. En un mois, mon mari n’avait pas su me débarrasser de la membrane qui obstruait mon trou. Chaque fois qu’il s’en approchait, sa petite queue ricochait comme une fléchette qui rebondit sur la cible et retombait sans pouvoir s’y accrocher Sa mère lui avait concocté tous les mélanges possibles, elle l’avait gavé de miel, de purée d’amandes et de confits d’ognons. Parti sans savoir maculer la serviette matrimoniale, il fallait sauver les apparences. Ma belle-mère usa du sang d’un poulet pour badigeonner une étoffe qu’elle présenta à toute la famille, ce fut ainsi qu’aux yeux du monde j’étais femme à part entière et l’on guettait ma grossesse. Certes me sachant dans cet état, alors que je vivais seule, n’était pas sans courir quelques risques, et c’est un de mes beaux-frères qui voulut le premier en profiter. »


« Un jour en fin d’après-midi il me rendit visite en m’amenant du pain qu’aurait cuit sa femme. Je décelai de son haleine qu’il était bien éméché par un lait de palmier vineux et je proposai de lui faire un thé. Il resta au-dehors avec les chèvres et je rentrai allumer un feu de charbon. Courbée, je ravivais les braises avec un éventail quand je sentis sa main sur ma croupe. Pour un instant j’étais prise de panique, mais je savais que j’étais assez forte pour me défendre contre ce petit singe osseux aux yeux en caoutchouc. Poussée par je ne sais quelle force obscure, je décidai de le laisser faire. Sans dire un mot il me retourna, me poussa par terre, je fis semblant de résister mais je pris garde de ne pas crier. Il releva ma jupe et descendit ma culotte, je bataillai légèrement des jambes avec tout mon souhait qu’il ait plus de chance que son frère. Il sortit une queue respectable et bien portante, à tête d’ogive, et m’enfonça sauvagement en me tenant d’une main la bouche fermée, l’autre main me remontait légèrement une cuisse. Je sentis la membrane craqueler et le mollusque occuper mon ventre. Je criai de joie, un cri qui s’étouffa dans mon gosier. »


« Se soupçonnant de commettre l’irréparable il se retira tout de suite et vit du sang tacher sa braie crasseuse, il s’affola, me jeta un regard de primitif qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait, et partit en courant. Je restai là longtemps, ne sachant que penser. Je riais et pleurais à la fois, tout mon être tendu à la petite fente désormais soulagée. Je fermai les yeux et tentai de lui voler la moindre sensation éprouvée. Transgressant mes complexes et ma volonté, mes mains allèrent palper le col meurtri et, comme aspirés par un trou d’air, deux doigts s’enfoncèrent au fond, portés par un élan encore plus violent que le désir de celui qui se croyait me violer. »




À ce stade elle se tut. Elle s’allongea de toute sa longueur et s’arracha la foufoune, piaillant comme un oiseau agonisant.


La reconstitution de son viol présumé m’avait ébloui. Soulevés les pans de son cafetan, enlevé le petit bout de string, se découvrit une vulve que jamais pareille en réel je n’avais vue. Miroitante sous un pubis enflé, elle s’ouvrait comme une corolle du matin, sur les pétales ondulés s’amassaient des gouttes de rosée. Alors que deux doigts s’agitaient violemment à la déchirer, des vagues de spasmes traversèrent le corps meurtri. Je dépérissais doucement à demeurer immobile, à contempler cette déesse de beauté se tordre l’échine. Je me levai pour la toucher mais aussitôt elle protesta d’un œil implorant, hochant la tête et me repoussant du bout du pied. La mort dans l’âme je revins m’enfoncer dans mon fauteuil, bouillonnant sous une bouffée de chaleur. Elle interrompit d’un coup sa masturbation, colla ses jambes, se couvrit légèrement, et me jeta un regard de métal.



Je crus un moment qu’elle allait s’arrêter, mais de la grandeur de son cœur j’aurais toujours de bonnes surprises. Je découvris sans frais qu’une femme qui a vécu sait toujours pardonner. Elle bascula sur un flanc, mit une main sur sa joue. Ses traits se détendirent et elle reprit calmement avec un petit sourire.




« Il me serait difficile de raconter aujourd’hui comment passèrent les mois d’hiver. Au fond, depuis ce moment-là, je considérai ma vie complètement inutile. Débarrassée d’une chape de plomb, je retombais sous une autre, plus lourde. Disparue la privation qui accaparait toute ma force vitale, je ne voyais que du noir dans l’horizon. Comment envisager un avenir dans les conditions qui étaient les miennes ? J’en avais le tournis. »


« Quand je me rendis au marché toute seule pour la première fois, il faisait printemps et les hirondelles par vagues jalonnaient le ciel. Tout l’hiver je m’étais frotté la nymphe, et j’en gardais un mal à marcher. Arrivée sur la place, il me semblait que tout le monde épiait du coin de l’œil mon déhanchement. Je m’étais bien enveloppée pour demeurer anonyme, je croisai ma mère et une de mes belles-sœurs et elles ne semblèrent pas me reconnaître. Par la petite fente de mon foulard mes yeux guettaient les regards des autres, de peur que je sois reconnue. Le marché grouillait de femmes attifées de pied en cap, comme moi, et petit à petit j’eus la certitude de n’être l’objet d’aucun intérêt. J’en étais même à sentir une légère déception car au fond de nous, je pense, il y a toujours un certain désir à nous savoir objet d’attention. Se sentir un rien, cela m’irritait. Mais voilà soudain qu’un regard mouillé se mettait à me poursuivre. Un jeune homme à la fleur de l’âge, en pantalon et chemise, la barbe rasée, le visage lumineux. Une perle dans un tas de fumier. J’exagère. N’importe ! Disons qu’il était un peu plus avancé dans l’échelle de l’évolution. Il vendait des loques, et des haillons, c’était ce que nous portions. Il retournait les tas par deux bras ouverts, criait des réclames, et me regardait avec profondeur. Devait-il me confondre avec une autre ? Certainement me dis-je en premier abord. Je partis faire un petit tour, puis je revins vers lui, de loin je le vis me guetter. Je fis semblant de fouiller dans son amas de couleurs, je soulevai au hasard un pantalon d’enfant.



  • — Quel âge, votre fils, madame ? me dit-il en se rapprochant comme un éclair, s’agrippant à une opportunité pour me parler.



Je relevai les yeux et nos regards se croisèrent, ses pupilles brillèrent des reflets de soleil.



  • — Pas d’enfants, répondis-je du bout des lèvres.
  • — Mademoiselle alors.
  • — Non, madame.
  • — Désolé madame, vous paraissez très jeune, vous avez des beaux yeux et une belle voix, j’envie vraiment votre mari, qui est-ce, ce bien chanceux ? Je dois sûrement le connaître. »



« C’était osé de sa part, mais il connaissait déjà beaucoup de choses sur moi. Nous parlâmes un moment mais tous deux savions qu’il ne fallait pas attirer les soupçons, je pris à tout hasard une jupe et je partis. Je revins tous les jours, juste pour croiser son regard, et échanger quelques mots, et tous les jours je prenais quelque chose qu’il faisait semblant de marquer en crédit. Le dernier jour du marché il me parla avec amertume, son regard presque suppliant. »


« Cette nuit je laissai la porte entrouverte et j’attendis dans la cour intérieure, sous l’appentis. J’avais préparé un thé à la mente et un gâteau de semoule, pour la première fois j’avais allumé une bougie de cire. Le chien muselé dans sa niche, je craignais l’affolement des chèvres, alors je les enfermai dans la cuisine. Mon cœur battait des records de vitesse. C’était un soir de moitié lune. Dans le ciel, les étoiles brillaient sans répit dans des constellations figées. Je m’assis sur un tronc d’olivier qui me servait d’enclume et je sentis battre mes tempes. La lune s’appuyait sur moi et me souriait méchamment de profil. Et chaque fois que j’avalais une bouffée d’air mes jambes se crispaient, je serrais les dents, je fermais les poings, je me gonflais tout entière pour résister à ma peur. À chaque chuchotement jailli du ciel, des murs ou de l’embrasure de la porte, je frémissais de bas en haut, mon épiderme se hérissait. Je ne sais pas si cela t’est déjà arrivé, on ne vit des moments pareils que quelques fois dans sa vie, mais on en garde à jamais les marques. Puis, tout autour de moi, je ne sentais plus rien, comme si j’avais perdu l’ensemble de mes sens. Je n’étais plus qu’une pompe de sang bouillant, toute portée à un seul objet, un bout de bois duquel je guettais le moindre signal. »




Samira s’arrêta de nouveau et redressa le buste. De beaux éclats illuminaient son visage triste et tendre. L’éclat du regard, l’éclat des lèvres brûlantes, l’éclat de la sueur sur son front. Elle soupira longuement avec une profonde tristesse, puis reprit avec des yeux mouillés.




« Quand il entra je fondis en larmes. Il me sembla que mon cœur s’arrêtait de battre, et que mes entrailles se contractaient en un point minuscule. Je sentis le vertige, je vis converger vers moi des spirales tournantes, des méduses géantes m’aspiraient dans leurs ventres. Je m’écroulai sur place, entre l’enclume et une fourche, ma tête heurta une pelle et je perdis conscience. Je sentis Ali me ramasser dans ses bras, je voyais sa tête comme une tache brouillée, aux bords mal définis. Il me déposa sur le lit puis m’arrosa par une poignée d’eau. Il resta à mon côté me tenant par une main chaude et humide. Il me donna à boire plusieurs fois, des petites gorgées dans ma bouche pâteuse que j’avalais avec peine. Petit à petit son contour s’éclaircissait, sa tête penchée sur la mienne, à distance d’un coude. J’esquissai un sourire, il me rapprocha sa tête, je l’entourai par mes bras et la poussai vers moi par toutes les forces qui me restaient, nos lèvres se rencontrèrent pour la première fois. J’écoutai nos têtes échaudées souffler des mugissements de vagues déchaînées, nos haleines se rencontrèrent dans une coulée brûlante, il n’y avait devant mes yeux que des étoiles défilantes qui dansaient des chants célestes. »


« Il se mit sur moi et m’écrasa de tout son poids. J’aurais souhaité qu’il me réduise en poussière, qu’il m’absorbe tout entière. Tout en bas, je sentis le bulbe turgescent appuyer entre mes reins, je ne résistai plus au désir de le sentir me remplir le ventre. En concert nos mains folles se mirent à pousser les étoffes qui séparaient nos chairs palpitantes… puis… puis… ma vulve était tellement mouillée qu’il la combla d’un coup, je fermai à nouveau les yeux et je m’abandonnai entièrement. Il roula du bassin et poussa encore… Des frémissements jaillirent de mon ventre et irradièrent tout mon corps… puis se transformèrent en spasmes… de plus en plus violents… Je voulus crier mais la bouche d’Ali m’obligeait à la retenue… Il finit par m’inonder… »




Prononçant difficilement ses derniers mots, Samira finit par balbutier des phrases inaudibles. Puis se tut et resta figée les yeux vaguant quelque part dans un autre monde. Des larmes s’agglutinèrent sur ses cils. Je demeurai à l’observer immobile. Elle reprit…




« Ainsi fut notre première fois, dans la hâte, comme une envolée prodigieuse qui nous avait emportés loin, quelque part hors de ce monde. C’était court, mais tellement intense, un concentré de vie, un déferlement de passions, une crème de sensations. »




Samira paraissait reprendre son calme, sa moue s’était empreinte de la sérénité d’une femme qui venait de se débarrasser d’un secret qui lui brûlait le corps. Elle effaça ses larmes et remit son cafetan.




« Je pense que maintenant le plus difficile est dit. Ce qui suivra sera une banale histoire d’amour, de rencontres et de séparations. L’été mon mari apprit sur place le décès de sa mère et fit mine d’une tristesse inouïe. Dès la première nuit je le saoulai d’un capiteux lait de palmier puis je lui proposai mes services. Anxieux de ses échecs, il m’avait fallu de la patience pour tendre son petit cornichon. Quand il m’empala timidement, je criai de toutes mes forces en déversant sur ma culotte un petit flacon de sang de chèvre. Cette même chèvre que j’avais rôtie pour fêter son retour. Dans sa stupéfaction il ne douta de rien, il en fut tellement soulagé qu’il retrouva une certaine virilité. Cet été-là il n’allait pas cesser de me chatouiller. »


« Pendant les trois ans qui suivirent, à l’approche des récoltes, j’attendais Ali avec le balbutiement du cœur d’un enfant. À chaque moisson, tous les soirs, je l’attendais comme la première fois, peut-être avec un peu moins d’émotion, mais avec une passion intacte. Il arrivait des fois qu’il ne puisse pas venir, alors je passais la nuit à l’attendre, et à pleurer. Puis vint l’automne 1978, les premiers jours du marché il me visitait tous les soirs, puis il s’absenta pendant trois nuits successives. Pour ne pas attirer les soupçons, je ne me rendais plus le voir au marché, mais cette fois j’étais tellement emportée par le doute que je décidai d’aller à sa rencontre, le soir, au crépuscule. Il n’y avait pas grand monde au marché, je faisais semblant de fouiller et de marchander. Du regard il me signifiait qu’il était en danger. Il réussit à me chuchoter quelques mots furtifs en discontinu. Je suis en danger… Les murs m’écoutent et les palmiers m’épient du haut de leurs troncs… En partant de chez toi la dernière fois j’ai entendu des bruits étranges qui me suivaient, des aboiements lointains, des froufroutements de bêtes, des échos de pas qui frappaient sur le sable, des corbeaux qui croassaient affolés… Au marché, depuis quatre jours, il me semble que plusieurs regards m’entourent, me font un siège… Ce soir je pars, je vais tout laisser, je pars… Je reviendrai te prendre Samira, je reviendrai un jour, je ne sais pas quand, mais je reviendrai. »


« Le lendemain il disparut. J’avais attendu pendant des années. Je lui étais restée fidèle jusqu’à mon divorce, j’avais langui des heures à la même place, toutes les nuits. Puis la vie m’avait conduite dans d’autres tourments, et je me retrouve là ou tu me vois. Que se passerait-il s’il revenait aujourd’hui ? Je préfère qu’il ne sache pas me retrouver. Je ne suis plus la Samira qu’il avait connue, je préfère qu’il en reste à la Samira d’antan, l’innocente Samira, au cœur palpitant, aux larmes faciles. Donc je te prie, si tu le retrouves, ne lui rapporte pas un mot de ce que je suis. Je te prie, je te prie. »




Elle termina en pleurs. Je me levai pour la consoler, la serrer dans mes bras. Elle s’écroula sur mon buste, frémissante de tout son corps, me faisant sentir toute la fragilité de sa condition. De toute la petitesse diabolique de mon être, je n’aurais jamais compris la manière égoïste et mesquine avec laquelle je m’étais conduit. Aurait-il fallu que je mesurasse les conséquences de mes actes ? Pourquoi me suis-je mis à déterrer des charognes, à réveiller des vieux démons ?


Pour arriver à la vérité, c’était la seule consolation que je me trouvais à dire.


Je partis avec un cœur lourd de scrupules.




6. Couscous boulettes merguez


Je comptais honorer une promesse et faire part à Samira de ce que je savais du sort du malheureux Ali. Mais après l’avoir écoutée, je me résolus à me taire. Car au chagrin de ce cœur qui n’avait jamais été épargné, je ne voulus pas accumuler une note inutile.


Dans les quelques feuilles que constituait le dossier du tribunal, la fin d’Ali avait été décrite d’une manière administrativement cynique.


Le corps d’Ali avait été découvert trois jours après sa disparition dans une fosse abritée derrière un rocher à deux kilomètres au sud de Sirm El Kahba. Interpellé par des cris de chacals, puis par une odeur pestilentielle, le paysan T., qui passait à tout hasard, avait trouvé le corps d’Ali émasculé, écorché, bâillonné et sanglé. Proie des bêtes sauvages, éventré, viscères entaillés, tête béquetée… toutefois il en restait assez pour être facilement identifié par des villageois et des marchands. À côté, dans une assiette creuse en terre cuite rehaussée en jaune et en noir, couverts par une soucoupe en paille, son membre et ses couilles flottaient grillés sur un tas de semoule et de légumes cuits.



oOo



Jusqu’au jour d’aujourd’hui je n’arrive pas à me résoudre à continuer mon enquête. Il y aurait à retrouver les marchands et les interroger, à remuer la mémoire de quelques vieux du village, à recouper les témoignages et à reconstituer les faits. Ce n’est pas facile mais c’est faisable. Deux années se sont écoulées et je suis resté au même point. Ce dont je suis sûr c’est que ce crime ignoble n’est pas l’acte d’un seul homme, ou même de deux ou trois. On ne prend pas facilement un homme sur le qui-vive comme Ali pour le trimbaler à deux kilomètres et l’assassiner comme un chien. La sentence vient sûrement d’un conseil tribal, sorte de ministère de conservation des mœurs et de répressions de vices, comme on en voit éclore aujourd’hui dans quelques pays, qui a ses complicités et ses connivences. Mon regretté père en savait quelque chose, j’en suis plus que jamais certain.


Mais au fond, quelque part en moi il y a comme une cloche fêlée qui régulièrement veut me faire avaler une affreuse ignominie, ce serait que ce fils de pute méritait bien sont sort. Comme me l’avait bien dit Samira, on n’échappe pas facilement à un conditionnement d’enfance.