n° 08232 | Fiche technique | 8314 caractères | 8314Temps de lecture estimé : 6 mn | 08/12/04 |
Résumé: Où le personnage reprend les choses en mains... | ||||
Critères: nonéro humour | ||||
Auteur : Diane Valmont |
Concours : Le défi |
Trois ans déjà.
Trois ans que je promenais mon existence sans aucun point de repère.
Je vivais, sans plus.
Où passaient mes journées ?
Comment arrivais-je à dormir la nuit alors que 12 heures par jour je traînais, sourire aux lèvres, ma façade lisse d’homme heureux, marié avec deux enfants.
Depuis six mois la solidarité sociale même ne fonctionnait plus.
Dans une société contradictoire où le travail reste malgré tout une valeur de référence, mais où de plus en plus de gens se trouvent spoliés de ce signe d’appartenance, en clair, je n’étais plus personne.
Ce dimanche-là, je m’étais réveillé tôt, habillé, rasé, j’étais sorti et en l’absence de but, je flânais dans le marché aux puces.
Peu à peu un rouage se mit à se décoincer : je regardais autour de moi. Il y avait là environ 250 « exposants ». Ils vendaient des babioles récupérées Dieu sait où (et parfois, mieux valait ne pas trop se poser la question). Il était évident que la plupart ne vivaient que de ça, à la frange de la légalité et cela leur rapportait juste assez pour tenir jusqu’à la semaine suivante. Certains d’entre eux étaient devenus avec le temps des copains et m’offraient même parfois un café.
Pour la première fois, je les voyais, eux, dans leur ensemble et moi, individuellement.
Comme tous les dimanches également, je passais devant un artisan qui vendait des miroirs sur lesquels il avait écrit quelques maximes agrémentées d’un dessin un peu naïf. Le type même de l’objet inutile mais qui se vendait, allez savoir pourquoi.
Ce jour-là, il avait placé en évidence un petit cadre tout simple dans lequel était écrit :
« Ce jour,
Fut-il un jour utile
Ou un jour futile ? »
J’eus un choc.
Je voyais ma tête dans le miroir avec cette interpellation douce, presque gentille, aussi naïve que son illustration. Je regardais, les yeux un peu vides. Je repensais à hier. Rien. Et à avant-hier. Re-rien. Et la semaine passée, et la semaine d’avant. Et je me rendis compte que même si je le voulais, je ne pourrais pas me payer ce petit miroir. Mes poches étaient vides et toutes mes possessions étaient dans ma tête et dans mon cœur.
Triste bilan.
Je me retournais et regardais mieux autour de moi.
Tous ces gens, se posaient-ils la même question ?
Cette femme qui attendait le chaland, vendant des tasses minuscules d’une autre époque ?
Ce couple, déchargeant un lot de vêtements de seconde main ?
D’un coup, j’avais envie de leur demander « et vous ? »
Ma pudeur me retint. Je revins à l’appartement et me mis à préparer le café, le petit déjeuner. L’odeur et le bruit finirent par réveiller mon épouse et mes enfants. Je les regardai tous, souriant puis demandai à Elisabeth :
Oui, bien sûr. L’hôpital. Le sacro-saint hôpital. Ce temple de l’art de guérir. Ses malades-clients-patients, ses médecins-dieux dont Elisabeth était la vestale, comment avais-je pu oublier les horaires esclavagistes que l’hôpital imposait à son personnel ?
Elle mangea sans un mot et s’en fut, s’arrêtant juste un instant sur pas de la porte pour me jeter un coup d’œil interrogateur.
Mes enfants finirent par se lever également. Bise distraite, petit déjeuner ensommeillé, et direction le canapé pour la traditionnelle séance télé.
De bons petits, en somme.
Nouveau choc pour moi.
Pour eux aussi, que j’existe ou pas n’aurait pas fait la différence. Un léger vide tout au plus. Je n’en revenais pas d’être passé à côté de cet état pendant tant de temps.
Tandis que je rangeais la vaisselle, j’élaborais diverses théories à ce sujet, dont la plus raisonnable était sans doute la douceur du temps qui passe : rien, absolument rien pendant ces trois ans, n’avait remis ma situation en question : mon emploi perdu, je n’avais pu, voire voulu, en retrouver un autre, alignant les prétextes, acceptant les excuses, bercé par la douceur de l’indemnité de licenciement d’abord, par le confort de l’allocation de remplacement de revenu ensuite, puis, ces 6 derniers mois, par le savoir-faire budgétaire de mon épouse et sa résignation de me voir à la maison jour après jour. Même côté besoins, je ne dérangeais personne : je ne buvais pas, ne fumais pas, ne voyageais pas, ne courais pas les filles. Un bon petit mari, en somme, dont on ne parle pas trop, qui ne la ramène pas, avec qui on fait l’amour une fois par semaine avec tendresse et sans passion. Comment Elisabeth pouvait-elle supporter cette vie sans saveur ? Et qu’étais-je devenu pour la lui imposer.
Il fallait que je réfléchisse.
Maintenant.
Pas dans deux jours, pas demain, maintenant.
Après une longue réflexion, la conclusion est apparue d’elle-même, lumineuse, éblouissante de simplicité. En fait, tout ce qui est décrit dans la première partie de ce texte ce n’est pas ma vie, ça ne peut pas être ma vie. J’aime Elisabeth, j’adore mes enfants et jamais, au grand jamais, je ne pourrais, les ayant avec moi, me laisser glisser dans cet état d’irresponsabilité crasse.
Le problème ne vient pas de moi. Je ne suis pas le personnage décrit, loin de là. Non, le problème vient de ce Dara, l’auteur. Il a perfidement profité d’un moment d’inattention de ma part pour me glisser dans une situation qui relève plus de ses propres craintes et refoulements que de ma vie à moi.
Facile pour un auteur de modeler un personnage en fonction de ses états d’âme du moment. Quelques clics de souris, pour accéder au traitement de textes sur son ordinateur et c’est parti… Seulement maintenant il y en a marre. Fini l’époque de la toute puissance de ces besogneux de la plume qui n’ont d’autre but que de faire pleurer dans les chaumières au profit d’une clientèle qui ne s’amuse qu’en larmoyant sur le sort peu enviable et les difficultés des personnages qu’ils inventent. Zola est mort et bien mort !
Le public de nos jours veut, grâce à la lecture, sortir de son quotidien, rire, s’enthousiasmer, se mettre dans la peau des personnages pour vivre autre chose, être quelqu’un d’autre. Plonger dans des situations enrichissantes, voyager, rencontrer au fil des pages des gens intéressants, brillants, maîtres de leurs destinées, pratiquant des activités que leur propre vie et la sacro-sainte morale les empêchent de vivre, voire leur interdit… Enfin sortir de la routine et se projeter dans l’imaginaire.
Or là, l’auteur, ce Dara, te leur refile dans les dents une vie niaiseuse de pauvre type qui s’est paumé au fil des emmerdes de son quotidien. Tant qu’il y était, il aurait pu mentionner le montant des factures du téléphone et de la taxe d’habitation, le montant mensuel de la cantine des enfants…
Il y en a vraiment marre ! Marre d’être en tant que personnage de récit un jouet à la merci des caprices et délires de son auteur.
Personnages de récits, unissez-vous pour avoir le droit de vivre votre vie !
Partant de là, je n’ai qu’une solution : fuir ! Me casser après avoir filé ma démission à Dara ! Et sans préavis encore, il ne manquerait plus que ça après ce qu’il vient de me faire !
Je vais changer d’employeur, me trouver un chouette auteur, cool et pas stressé, qui saura, m’ayant compris, utiliser toutes les facettes de ma personnalité. J’aimerais bien, pour tout dire, que ce soit une femme plutôt qu’un homme. Quelqu’un de sensible, intuitif, à l’écoute de ses personnages, qui ne me mettrait pas dans des situations ingérables comme ce Dara !
Plus j’y pense et plus je suis persuadé qu’il essayait par petites touches, insidieusement, de m’acculer au suicide, ce manipulateur !
Quel plaisir il aurait éprouvé à décrire avec force détails la préparation de mon acte et ma fin !… L’œil brillant, bavant presque sur son clavier, il en aurait même oublié l’heure et sa douce moitié attendant en rêvant sa venue dans la couche conjugale…
Enfin, cette journée, loin d’être futile m’aura été bien utile ! Pas question de regarder dans le miroir ou le rétroviseur ce que je laisse derrière moi, aucun regret. Nous partons Elisabeth, les enfants et moi commencer une nouvelle vie chez Diane. Vous la connaissez ? Elle est super sympa… Elle m’a même promis de nous doter d’un monospace en remplacement de ma vieille voiture… Si ce n’est pas de la considération, ça y ressemble à s’y tromper ! A nous la belle vie !