La vie...
Trois ans déjà.
Trois ans que je promenais mon existence sans aucun point de repère.
Je vivais.
Sans plus.
Où passaient mes journées ?
Comment arrivais-je à dormir la nuit alors que 12 heures par jour je traînais, sourire aux lèvres, ma façade parfaite d’homme heureux, marié avec deux enfants.
Depuis 6 mois la solidarité sociale même ne fonctionnait plus.
Dans une société contradictoire où le travail reste malgré tout une valeur de référence, mais où de plus en plus se trouvent spoliés de ce signe d’appartenance, en clair, je n’étais plus personne.
Ce dimanche-là, je m’étais réveillé tôt, habillé, rasé, j’étais sorti et en l’absence de but, je flânais dans le marché aux puces.
Peu à peu un rouage se mit à se décoincer : je regardais autour de moi. Il y avait là environ 250 « exposants ». Ils vendaient des babioles récupérées dieu sait où (et parfois, mieux valait ne pas trop se poser la question). Il était évident que la plupart ne vivaient que de ça, à la frange de la légalité et cela leur rapportait juste assez pour tenir jusqu’à la semaine suivante. Certains d’entre eux étaient devenus des copains et m’offraient même un café, parfois. Pour la première fois, je les voyais, eux dans leur ensemble, et moi, individuellement.
Comme tous les dimanche également, je passais devant un artisan : Il vendait des miroirs sur lesquels il avait écrit une maxime ou l’autre agrémentée d’un dessin un peu naïf. Le type même de l’objet inutile, mais qui se vendait, allez savoir pourquoi.
Ce jour-là, il avait placé en évidence un petit cadre tout simple dans lequel était écrit :
« Ce jour,
Fut-il un jour utile
Ou un jour futile ?»
J’eus un choc.
Je voyais ma tête me regardant, avec cette interpellation douce, presque gentille, aussi naïve que son illustration. Je regardais, mes yeux un peu vides. Je repensais à hier. Rien. Et à avant-hier. Re-rien. Et la semaine passée, et la semaine d’avant. Et je me rendis compte que même si je le voulais, je ne pourrais pas me payer ce petit miroir. Toutes mes possessions étaient dans ma tête et dans mon cœur.
Triste bilan.
Je me retournais et regardais mieux autour de moi.
Tous ces gens, se posaient-ils la même question ?
Cette femme qui attendait le chaland, vendant des tasses minuscules d’une autre époque ?
Ce couple, déchargeant un lot de vêtements de seconde main ?
D’un coup, j’avais envie de leur demander « et vous ? »
Ma pudeur me retint. Je revins à l’appartement et me mis à préparer le café, le petit déjeuner. L’odeur et le bruit finirent par réveiller mon épouse et mes enfants. Je les regardai tous, souriant puis demandai à Elisabeth :
- — Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?
- — La table est mise ? me répondit-elle, un peu étonnée.
- — Oui ma Dame, alors, qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ?
- — Toi, je ne sais pas, mais moi, je vais prendre ma garde à l’hôpital.
Oui, bien sûr. L’hôpital. Le sacro-saint hôpital. Ce temple de l’art de guérir. Ses malades-clients-patients, ses médecins-dieux dont Elisabeth était la vestale, comment avais-je pu oublier les horaires d’esclavagiste que l’hôpital imposait à son personnel ?
Elle mangea sans un mot et s’en fut, s’arrêtant juste un instant sur le palier pour me jeter un coup d’œil interrogateur.
Mes enfants finirent par se lever également. Bise distraite, petit déjeuner ensommeillé, et direction le canapé pour la traditionnelle séance télé.
De bons petits, en somme.
Nouveau choc pour moi.
Pour eux aussi, que j’existe ou pas n’aurait pas fait la différence. Un léger vide tout au plus. Je n’en revenais pas d’être passé à côté de cet état pendant tant de temps.
Tandis que je rangeais la vaisselle, j’élaborais diverses théories à ce sujet, dont la plus raisonnable était sans doute la douceur du temps qui passe : rien, absolument rien pendant ces trois ans, n’avait remis ma situation en question : mon emploi perdu, je n’avais pu, voire voulu, en retrouver un autre, alignant les prétextes, acceptant les excuses, bercé par la douceur de l’indemnité de licenciement d’abord, par le confort de l’allocation de remplacement de revenu ensuite, puis, ces 6 derniers mois, par le savoir-faire budgétaire de mon épouse et sa résignation de me voir à la maison jour après jour. Même côté besoins, je ne dérangeais personne : je ne buvais pas, ne fumais pas, ne voyageais pas, ne courais pas les filles. Un bon petit mari, en somme, dont on ne parle pas trop, qui ne la ramène pas, avec qui on fait l’amour une fois toutes les semaines avec tendresse et sans passion. Comment Elisabeth pouvait-elle supporter cette vie sans saveur ? Et qu’étais-je devenu pour la lui imposer.
Il fallait que je réfléchisse.
Maintenant.
Pas dans deux jours, pas demain.
Maintenant.
- — Les enfants, votre manteau, on va chez Papy et Mamie.
Mes parents étaient une valeur sûre pour eux, mais l’était-elle au point de renoncer aux dessins animés dominicaux ? Heureusement pour moi, il sembla que oui : Une heure et un train plus tard, nous sonnions à la maison de mon enfance.
Ma mère fut à la fois surprise et heureuse de nous voir arriver sans prévenir. Elle s’étonna bien qu’Elisabeth ne nous accompagne pas, mais l’hôpital et ses horaires étaient un sésame à ce genre de situations. Déjà, les enfants couraient vers le jardin et leur grand-père…
Pour couper court à toutes les explications, aux supplications ou aux discussions, je grimpe quatre à quatre les marches qui montent au grenier de la maison, mon refuge d’adolescent.
La porte s’ouvre en grinçant, laissant échapper une lourde odeur de poussière, de vieux, de moisi. Là, je m’enferme, rabattant le loquet que j’avais installé lorsque j’avais seize ans à l’époque où je voulais la paix et la tranquillité.
Rien n’a changé ici, juste un peu plus de poussière, de toiles d’araignées. Dans son coin, il y a toujours le vieux canapé – ah qu’il en a vu des choses, ce canapé ! À sa tête, une grande étagère, qui passe sous la fenêtre, chargée de livres, de papiers, de dossiers, de vieux cahiers … Dans le coin opposé, la vieille chaîne stéréo, qui ne fonctionne plus depuis longtemps … mais, rangés dans son meuble, les piles de 45 et de 33 tours d’époque, que j’écoutais en boucle au grand dam du paternel et des oreilles maternelles.
Je m’approche de la fenêtre crasseuse, et avec mon avant-bras, j’en frotte vigoureusement le carreau pour décoller un peu la crasse si longtemps accumulée.
En bas, dans le jardin, mon père, en trop parfait grand-père, occupe mes enfants.
Tranquillement, je me penche vers l’étagère, m’empare d’une série de cahiers jaunis, ternis, racornis, crasseux et me laisse choir sur le vieux canapé qui, sous mon poids, gémit, s’avachit et laisse monter dans l’air un nuage de poussière qui pique aux yeux et me fait tousser.
Sous mes doigts, les pages jaunies, alignent des écritures maladroites, recueils de mes imaginations de l’époque où tout semblait permis, autorisé où ma vie s’écrivait en bleu. Ces moments privilégiés où les adultes oublient juste de vous signaler que vivre ce n’est pas aussi facile que cela ne paraît.
Toutes les pages ne sont pas remplies et, au fur et à mesure, que je les feuillette, le blanc jauni du papier devient de plus en plus important … pour finir sur des pages vides.
Vides comme ma vie d’aujourd’hui.
Même mes cahiers, je n’arrivais pas à les remplir … alors ma vie d’Homme !
La poussière continue à voleter autours de moi.
Elle me pique de plus en plus les yeux, et voilà qu’une larme roule sur ma joue, arrive à la commissure de ma lèvre. D’un coup de langue habile, je la récupère, en goûte la salinité.
Hum ! Ce n’est pas mauvais… j’en avais oublié le goût. Celui des chagrins d’enfants et ceux d’adolescent …
Puis une seconde, emprunte le même chemin et va s’écraser sur la couverture du cahier vieux rose, étalé sur mes genoux. Une petite étoile se dessine sur la poussière accumulée au fils des années, faisant une tâche plus claire. Elle est rejointe par une troisième qui tombe à côté. Puis une autre, et encore une autre … et me voilà en train de chialer comme le môme que j’étais …
Je pleure et ne peux retenir mes larmes …
Les cahiers glissent par terre, soulèvent un nouveau nuage de poussière, et je me pelotonne, comme lorsque j’étais gamin, les bras autour de mes genoux, les talons près des fesses, je cache mon visage dans le giron des bras et mon corps est secoué de longs sanglots.
J’ai l’impression de me vider, d’expulser par mes larmes tous mes soucis, tous mes tracas.
Je ne sais combien de temps je reste comme ça, prostré, pleurant, reniflant, secoué par de longs sanglots quand une main chaude et douce farfouille dans mes cheveux et me fait lever la tête.
La figure baignée de larmes, la respiration hoquetant sous la puissance du chagrin, je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.
Mon père est là, le bras tendu, la main me caressant les cheveux, dans un geste qui se veut consolateur et compréhensif.
- — Pleure, petit, pleure … c’est bon de pleurer. Même si on dit qu’un Homme, ça ne doit pas pleurer …
- — Mais … comment …
- — Ah ! Oui … comment je suis rentré ?
- — …
- — Tu sais … ton loquet … eh bien, il y a bien longtemps que je le connais et c’est pour rassurer ta mère, que j’avais pratiqué une fente dans la porte, et caché une lame au-dessus de la porte …
Le visage humide de larmes, qui redoublent sous le coup de l’émotion qui m’étreint : jamais mon père ne m’avait touché ainsi, jamais il ne m’avait parlé sur ce ton. Je souris. J’esquisse un sourire.
- — Tu vois, tu sais aussi sourire, me dit-il, en s’asseyant à mes côtés, le bras autour de mes épaules et en m’attirant sur la sienne.
Je laisse aller ma tête contre l’épaule réconfortante et consolatrice qui m’accueille, m’attire et m’offre sa protection. Quelques poils de barbe mal coupés me piquent le front, le bout du nez. La chaleur du cou, la tendresse de la peau, l’odeur de l’after-shave mêlée à celle de la sueur aigrelette, la douceur de la main qui est collée contre ma joue … les souvenirs, les odeurs, les regrets … tout remonte à la surface … ce geste de tendresse si … exceptionnel, si rare et je le souhaitais depuis si longtemps … depuis … toujours.
Décidément, tout se ligue pour accentuer mes soudaines larmes … et je redouble de sanglots … les larmes coulent sur mon visage. Elles descendent le long de ma joue, de mon nez, trempent le col de chemise de mon père.
La main sur ma joue se fait plus pesante. Le bras qui m’entoure me serre un peu plus fort … Seuls, mes hoquets troublent le silence du grenier.
Je reste prostré, à l’abri du cou paternel pendant … je ne sais combien de temps, car j’avais tant besoin de vivre ce moment, j’avais tellement espéré le vivre que maintenant qu’il est là, j’en profite, j’en use et j’en abuse.
Enfin, quand mes sanglots et larmes semblent se calmer, tendrement et sans bouger, mon père commence à parler.
- — Je sais que tu traverses l’enfer, en ce moment … Je sais que ce n’est pas une période facile pour toi, tes enfants, ta femme, ton couple … Mais la vie n’est pas seulement faite de moments heureux … Elle est aussi faite de difficultés, d’erreurs, d’errances, de recherches, de tâtonnements … La Vie, celle avec un grand "V", ce n’est pas une autoroute, rectiligne. Non, ce n’est pas une autoroute …
Mon père parle, de sa voix grave, chaude et douce. En réalité, il ne parle pas, il murmure, comme s’il se parlait à lui-même, de temps en temps il hésite et bute sur les mots, comme pour mieux les choisir …
- — Tu vois, la vie avec un grand "V", c’est comme … c’est comme en montagne. Tu vois, c’est un tout petit sentier de montagne, un sentier de rien du tout, qui monte et descend et remonte, zigzague en permanence, dont on perd quelquefois la trace, puis que l’on retrouve. Certaines fois, c’est toi qui la retrouves, de temps en temps c’est ton équipier et de temps en temps c’est un autre promeneur qui croise ton chemin… Il n’y a pas de carte qui en porte le tracé … Quand tu es en pleine forme, tu peux monter tout droit, couper certaines difficultés … et puis quand tu es fatigué, le moindre cailloux devient un écueil insurmontable. Tu as envie de t’arrêter, de t’asseoir, de te reposer … t’as mal aux pieds, mal aux reins, t’es fatigué mais tu sais aussi combien ce sera difficile, combien c’est ardu de repartir, de relancer la machine … de recaler ton sac sur tes reins, ton sac qui pèse de plus en plus lourd. Tu sais que c’est de plus en plus pénible d’encourager les autres, ceux qui te suivent, qui mettent leurs pas dans les tiens. Il faut continuellement les soutenir dans leur effort de monter … éviter qu’ils se dispersent, qu’ils se perdent … De toute façon, ils ont confiance en toi, ils te suivent et te suivraient les yeux fermés…
Alors que j’essaye de l’interrompre, il me pose délicatement ses doigts sur ma bouche.
- — Chut ! Laisse-moi encore quelques instants … après tu parleras … si tu veux …
J’opine de la tête, et en reprenant son souffle, il enchaîne.
- — Dans la vie, dans la vraie Vie, celle dont je te parle, tu ne choisis pas le chemin. Tu es dessus et tu dois aller jusqu’au bout. De temps en temps, il y a des options, des possibilités de raccourcis et puis il y d’autres chemins, que tu croises. Comme ton chemin à toi, ils montent tous… tu y rencontres des gens, en groupe, ou seuls … Il y a celui de ta femme … qui a préféré emprunter ton chemin, à ton côté, parce que l’Amour c’est aussi construire un chemin, à deux, puis avec les enfants … Mais les femmes … Ah ! Les Femmes …
Il s’interrompt un instant, recale ma tête sur son épaule et je vais la nicher, derechef, du mieux que je peux contre son cou, au creux de son épaule, comme pour faire corps avec sa peau, avec sa chair …
- — Tu vois … les Femmes, fils, elles sont … l’appui de la vie. On dit qu’elles te donnent un but … Autrefois, on disait même d’elles, qu’elles étaient vos compagnes de route … Mais aujourd’hui, elles veulent que tu continues à jouer le guide, la locomotive et en même temps elle veulent en prendre l’initiative… Autrefois, elles conseillaient et savaient conserver le cap, elles étaient avisées et écoutées, elles savaient te redonner confiance, t’aider dans les difficultés car leur rôle était de préserver le Bonheur, la cohésion de la cellule familiale pour que tout le monde suive les pas du père… Mais aujourd’hui, voilà, aujourd’hui, elles veulent prendre le commandement de la montée… C’est pas qu’il faille être systématiquement contre … Non ! Au contraire, elles peuvent être un relais efficace … mais y’en a pas beaucoup qui savent le faire … Sans compter toutes celles qui au bout d’un moment, t’abandonnent, te plantent là, au milieu et … à toi de te … démerder !
Silencieusement, j’écoute mon père. Jamais il ne m’avait encore parlé autant que cela. Jamais nous n’avions eu ce genre de conversation. Pourquoi ? J’allais lui poser la question, mais il a repris la parole.
- — C’est vrai, aujourd’hui, je suis dans la catégorie des vieux cons … celle qui comprend rien de ce qui se passe autour de nous … Ce monde qui va vite, de plus en plus vite … et ces jeunes qui sont de plus en plus pressés … Mais bon sang ! Pressés de quoi ? La fin sera la même pour tout le monde … les comptes en banques ne suivent pas les corbillards, les patrons remplacent les retraités et les oublient et personne n’est en retard devant la Mort. Mais y’en a beaucoup qui sont en avance … C’est sûr, y’a de quoi regretter la vie d’autrefois ! Quand au moins les Femmes étaient un appui, une épaule sur laquelle on pouvait se reposer, sur qui on pouvait compter, à la maison … Maintenant … Pff ! Vite elles vont travailler … comme des Hommes … quelquefois à leur place … Et après … Après, tout va à vaux l’eau ! Plus personne à la maison. Quand elles rentrent, le soir, elles sont comme les Hommes, fatiguées et accaparées avec leurs soucis de boulot … elles doivent s’occuper des mômes, de la maison et toi … Et toi ? Toi, tu deviens … l’accessoire … et si t’insistes un peu, tu risques la Cour d’Assises, pour viol conjugal !
Il s’interrompt un instant. Respire. Recale sa main sur ma joue, penche sa tête contre la mienne, et reprend son monologue.
- — Ah ! Que oui … c’était plus facile de mon temps … même si on n’a pas eu une jeunesse dorée … même si on a aussi connu des privations, des épreuves, des difficultés … mais bon Dieu de bon Dieu ! Au moins les choses étaient claires … On pouvait compter sur sa femme … elle était confidente, gardienne du foyer, des traditions, de l’économie du ménage, responsable de l’éducation des enfants en plein accord avec son mari. On savait qu’on pouvait compter sur elles comme elles sur nous … Maintenant, avec leur émancipation … tout a bougé. Tout le monde travaille … enfin presque … excuse-moi, grand !… Chacun vit dans son égoïsme … Et cet égoïsme, il a tout envahi et maintenant on le retrouve même dans la maison ! Alors, c’est normal que de temps en temps on se pose les bonnes questions, on cherche son chemin … Malheureusement … Si tu te retournes, fils, derrière toi, y’a personne, juste les mouflets qui te regardent, qui comprennent pas et cherchent même pas à comprendre … Normal, personne n’est là pour leur donner les clefs pour comprendre, pour les guider … Et ta femme … Elle avance, elle. Elle travaille. Quand elle rentre, elle est crevée, épuisée … Son seul bonheur, c’est malheureusement, de savoir que sa maison, son univers fonctionne bien. Les enfants sont au lit, nourris, lavés, le travail scolaire fait et contrôlé. La table est mise, les courses sont faites, le ménage aussi … Elle ne veut pas réellement savoir tes états d’âme … parce qu’ils lui renverraient les siens … Alors elle s’abrutit encore plus dans le travail … et on est dans un cercle infernal où, pour se déculpabiliser, elle travaille encore plus et elle culpabilise encore plus, alors pour oublier, elle culpabilise toujours plus, ainsi de suite …
En parlant, il fait un geste de la main, traçant dans l’espace, une sorte de cercle imaginaire. Avec effort, je me décolle de l’épaule accueillante et protectrice. Ma tête est endolorie par une lourde migraine, résultat de ma crise de larmes, et mes yeux bouffis me font mal.
- — Alors, Pa’, … y a pas de solutions ?…
Oh ! Comme cela fait du bien de prononcer cette douce syllabe : "Pa". Un diminutif bêtement pudique de "Papa". Et depuis combien d’années, presque de siècles, que je n’ai pas dit "Papa" ? Je ne sais même plus.
Elle me manquait cette double syllabe, elle fait si chaud au cœur à prononcer, elle fait tant de du bien à la tête, au ventre … à l’âme. Elle se forme sur les lèvres en faisant un rond, presque un cœur, et comme ce cœur, elle est chargée d’Amour, de tendresse… Mais pourquoi faut-il attendre si longtemps pour savoir tout ça ?
Mon père resserre l’étreinte de son bras autours de mon épaule, comme s’il voulait nous incruster l’un à l’autre pour faire un unique individu, peut-être aussi pour masquer une émotion, et avec un murmure encore plus doux, reprend.
- — Si ! Il y a toujours une solution…
- — Okay ! Mais laquelle ? Elisabeth travaille dur à l’hosto. Quand elle rentre, c’est vrai qu’elle est crevée mais en même temps j’ai l’impression qu’elle me reproche cette présence quotidienne à la maison et pourtant cette présence la soulage. Trop absorbée par son travail puis par les enfants - qui ont l’habitude d’elle - après, ni elle ni moi ne parlons ! Au fils des jours, j’ai la nette impression de devenir … transparent, juste bon à m’occuper du quotidien. Elle ramène l’argent, gère le budget … Voilà ! C’est quoi la solution ?
Mon père me considère un instant, en silence. Puis reprend.
- — Tu vois, petit, notre problème, c’est la force de l’éducation, le poids de la Société. Toi, t’as été élevé et conditionné comme un Homme, pour assumer un rôle d’Homme. Mais personne, à ce moment-là ne pouvait prévoir les bouleversements qui allaient se produire. Ta femme, elle, a été élevée et conditionnée comme une Femme, pour assumer un rôle de mère, de femme au foyer. Mais ni l’un ni l’autre et personne autour de vous, n’a été préparés au défi actuel. Mais, le propre des femmes, leur grand mérite c’est d’avoir su s’adapter, instinctivement, à cette nouvelle situation … Peut-être qu’elles n’ont pas eu le choix, mais elles se sont adaptées. Nous ? Non. Voilà où on a un problème. Regarde, dès qu’on se trouve devant une nouvelle situation, au boulot par exemple, qu’est-ce qu’on fait, nous les Hommes ? On fait une réunion ! On se rassemble comme nous le faisions quand nous vivions dans les grottes, aux temps préhistoriques, et nous discutons, entre hommes, du problème, sans toujours trouver ou apporter la bonne solution. Les femmes, elles, elles sont pragmatiques. Elles se trouvent devant un problème : elle observent, elles analysent et trouvent toujours La solution qu’il faut.
- — …
- — Aujourd’hui, de plus en plus souvent, les rôles sont inversés. Les hommes au foyer, les femmes au travail. Mais la Société refuse d’admettre cette situation. Et pourtant, le problème est là. Bien présent. Les hommes culpabilisent et se rongent les sangs parce qu’ils restent à la maison. Les femmes, parce qu’elles n’y sont plus. Elles, en plus, même adaptées à cette situation, elles culpabilisent aussi parce que le système, le modèle social et éducatif fonctionne toujours sur les schémas anciens. Papa au travail, maman à la maison. Et certaines commencent à se dire que même si elles ont le droit de travailler, elles prennent la place d’un homme et participent involontairement à la déstabilisation de leur foyer … alors y’en a qui craquent … elles partent … pas parce qu’elles sont devenues autonomes – enfin, certaines, si – mais parce qu’elles peuvent pas assumer ce nouveau modèle qu’elles créent ou participent à créer.
Je reste silencieux.
Jamais je n’aurais imaginé que mon père, retraité de la fonction publique, petit fonctionnaire des impôts, puisse porter une telle analyse sur le monde qui nous entoure. Je n’imaginais même pas qu’il puisse "penser à ce point-là" surtout avec une telle lucidité, une telle acuité.
J’en reste ébahi, étonné, estomaqué. Voyant que je ne réagis pas, il reprend:
- — Tu sais, de toute ma vie je n’aurais qu’un regret. Celui de ne pas vous avoir vu grandir, ta sœur et toi. Aujourd’hui, j’apprends plus auprès des gamins, de tes enfants, de ceux de ta sœur qu’en regardant la télévision, en lisant le journal ou en discutant avec les copains au bistrot. Et ça, c’est important. Dans ton malheur, petit, t’as une énorme chance …
- — Ah ! Tu trouves ?
- — Ouais. T’as la chance de pouvoir voir tes gamins vivre au quotidien, les aimer, les aider …
- — Tu parles, pour eux, j’ai l’impression d’être transparent et inutile …
- — Ne crois pas ça ! Ils t’adorent, mais ils ne comprennent pas toujours les choses …
- — Y s’en foutent !
- — Non… ils ne s’en foutent pas. On vient d’en parler, ensemble, dans le jardin … Mais vous, enfin toi et Elisabeth, vous ne leur parlez pas. Vous restez dans votre monde d’adultes, empêtrés dans vos problèmes, vos contradictions, vos difficultés, vos silences et vos non-dits … Comment veux-tu qu’ils devinent ce qui se passe ?
- — …
- — C’est sûr, c’est peut-être pas idéal comme solution, mais au moins, c’est un début. Et puis, ça permettra de parler avec ta femme.
- — Oui, mais pour lui dire quoi ?
- — Ben déjà, qu’il faut qu’elle arrête de se culpabiliser de te savoir à la maison et elle, au travail. Que c’est pas une solution que de s’abrutir au travail pour oublier que toi t’en as pas … Qu’en travaillant comme une brute, elle ne doit pas endosser une hypothétique part de travail qui devrait te revenir…
- — Facile à dire …
- — Non, je sais, pas facile à dire. Mais je suis disposé à t’aider …
- — Comment ?
- — J’sais pas … mais on va y réfléchir tous les deux et on trouvera bien une façon de faire. Et puis, il faut que tu parles aux enfants. Profite d’être disponible pour commencer … faut pas tout déballer et après, hop ! on se lave les mains une fois le fardeau déchargé sur les autres … Les gosses, ils veulent et peuvent comprendre mais surtout, il faut les rassurer, il faut qu’on leur donnent des pistes de solutions, même si ce sont des ébauches, pourvu qu’ils prennent confiance dans l’avenir … qu’ils sentent que les adultes sont adultes et qu’ils peuvent s’appuyer sur eux et non le contraire …
- — … T’as raison.
- — Et puis, faut pas croire qu’y’a que le travail de la maison dans la vie au foyer… Sors, va voir des expos, cultive-toi … entre dans une association … participe à la vie sociale … rends-toi utile pour les autres et tu verras aussi que les autres commenceront à se rendre utiles pour toi …
Je reste étonné par cette discussion. Je découvre enfin mon père, avec un regard neuf, surpris et surprenant.
Cet homme que je pense connaître, surtout comme un besogneux, un bougon, rendu un peu amer par son travail, est en fait rempli d’Amour, de bon sens et qu’il peut donner de bons conseils.
J’en reste épaté. Mais cette discussion, j’aurais tant aimé l’avoir avant, bien avant.
- — Pourquoi tu me dis tout ça, seulement aujourd’hui ?
Mon père se décolle, ou me décolle un peu de lui. Il me regarde longuement droit dans les yeux, puis baisse son regard.
- — Je ne suis pas toujours très fier de moi. Aujourd’hui, je m’aperçois que j’ai plein de manques à combler, alors, j’ai profité de ta détresse, de ton chagrin pour faire ce pas vers toi que j’aurais du faire il y a tellement de temps. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas te voir rester comme ça, abattu, sur le bord du chemin sans rien faire. J’ai pas de solution pour ton travail, pour t’en donner un, alors, il faut regarder le bon côté des choses – il y a toujours un bon côté aux choses – et je veux t’aider à avancer, à te reconstruire.
- — Me reconstruire ?
- — Oui. Te reconstruire. La vie laborieuse ne se passe systématiquement derrière un guichet, dans un bureau ou un atelier. C’est aussi une vie qui peut se dérouler en grande partie à la maison.
- — Okay ! Mais je sais pas faire la cuisine, je sais pas repasser, ni coudre ni …
- — Oh ! Ce n’est pas grave ! D’abord, tout ça, ça s’apprend ! … J’ne sais pas, mais tu pourrais … t’inscrire dans des cours de cuisine, de repassage, de couture …
- — … !
- — Y a pas de honte à apprendre les tâches ménagères ! Et d’abord, si t’étais célibataire, tu ferais comment ? Hein !
- — Oui, mais je suis marié !
- — Et alors, ta femme travaille ? Prends sa place ! Montre-lui que toi aussi t’es capable d’assumer la maison à sa place, inversez le schéma traditionnel.
- — Mais …
- — Oui, je sais, tes copains, vos copains ne vont pas comprendre, certains te trouveront ridicule … Et alors … Ou bien tu leur expliques et ils comprendront, certains t’admireront ou bien ce ne sont pas des copains …
Je restais médusé et dubitatif. Mon père, sur sa lancé, enchaîne :
- — Et puis, à côté de ton travail au foyer, inscris-toi dans des associations, va visiter des jeunes malades, ils attendent des visites d’hommes, pas que des bonnes femmes…
- — Comment tu sais ça, toi ?
- — Ben, c’est ce que je fais trois fois par semaine, au lieu d’aller au bistrot, taper le carton, je vais à l’hôpital des Enfants malades et j’y passe de longues après-midi à jouer, lire, rigoler, discuter, consoler … distraire. Bien sûr, au début, ce n’est pas facile. La maladie, les regards, les apparitions nouvelles, les disparitions soudaines … mais au fur et à mesure, tu deviens accro …
Accro ? Accro ! Mon père utilise ce mot tellement actuel, tellement … branché. J’étais abasourdi. Je n’imaginais même pas qu’il puisse connaître ce mot. Comme quoi !
- — Et maman, elle sait ?
- — Oui, maintenant, elle sait.
- — Comment ! Maintenant ?
- — Ben, au début, j’ai pas osé. Elle pensait que j’allais voir les copains au bistrot. Et puis un après-midi, on s’est rencontré dans les couloirs de l’hôpital. Elle venait rendre visite à une petite voisine, moi je sortais de sa chambre. D’abord, elle n’a pas compris, ensuite elle a eu peur et après elle m’a fait un peu la gueule. Et puis, on a parlé. Je lui ai expliqué. Je lui ai dit qu’à la retraite, c’était pire que le chômage. Tu sers à plus rien et t’as même pas l’espoir, un jour prochain, de pouvoir servir à quelque chose comme un chômeur peut, lui, espérer retrouver un emploi, une utilité. Elle a compris. Elle a beaucoup pleuré, moi aussi. Et depuis, de temps en temps, on y va ensemble.
- — C’est super ! Je savais pas !
- — Mais, y a plein de chose que tu ignores …
- — Quoi encore ?
- — Une autre fois … Pour l’instant, on va descendre, tu vas aller te laver la figure, on va déjeuner, on parlera un peu à table, avec les enfants. Ensuite, vous rentrerez et tu parleras avec Elisabeth. Mais avant de sortir, sache que notre porte est et sera toujours ouverte pour t’aider…
- — Dis, Pa’, pourquoi cette discussion maintenant ?
- — Je te l’ai dit …
- — Non, pourquoi tu ne m’as pas parlé comme ça, avant, quand j’étais môme ?
Mon père, en s’extirpant du canapé, me regarde.
- — Tu sais, fils, devenir un Homme, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Bien sûr, tu grandis, tu réfléchis, tu te heurtes à plein de problèmes et après tu analyses et alors et seulement alors, tu grandis. Avant ! Avant, je ne savais pas. Ensuite, tu avais moins de soucis et tu ne m’aurais pas écouté, tu n’étais pas mûr … et puis moi-même, je savais pas, je n’imaginais même pas que nous étions dans une telle … mutation sociale, comme ils disent à la télé. Mais maintenant, je sais, j’ai compris et pour toi, il me semble que c’est le bon moment pour grandir.
Avant de sortir, nous nous serrons fortement dans les bras, l’un de l’autre, comme une sorte d’accolade, un signe d’adoubement qui signifie "bienvenu au Club des Grands ! Bienvenu, enfin, dans le monde des adultes".
En descendant les escaliers, mes idées noires, mes pensées sombres semblent rester derrière moi, là-haut, dans les étagères poussiéreuses du grenier de mon adolescence. Un grand rayon de soleil illumine le corridor de l’entrée du pavillon, d’où surgissent mes deux enfants. Au milieu de l’escalier, je m’arrête. M’assieds sur les marches de bois qui craquent sous le poids des pas, tends vers eux mes deux bras largement écartés. D’en bas, ils me considèrent avec une frimousse dubitative, se demandant ce que signifie cet appel de la part du père, et se regardent mutuellement en complicité fraternelle, en deux enjambées s’installent sur mes genoux qui plient sous leurs poids de jeunes adolescents. Je les serre fort, fort, très fort contre moi. Je respire leur odeur fraîche d’herbe coupée et de sueur de leurs jeux d’enfants.
- — Je vous aime.
- — Nous aussi, papa, on t’aime et on t’aimera toujours, quoiqu’il arrive, et maman aussi.