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n° 08407Fiche technique30307 caractères30307
Temps de lecture estimé : 22 mn
06/01/05
Résumé:  Une rencontre tardive...
Critères:  nonéro
Auteur : Jeff            Envoi mini-message

Concours : Le défi
La vie...




Trois ans déjà.

Trois ans que je promenais mon existence sans aucun point de repère.

Je vivais.

Sans plus.

Où passaient mes journées ?

Comment arrivais-je à dormir la nuit alors que 12 heures par jour je traînais, sourire aux lèvres, ma façade parfaite d’homme heureux, marié avec deux enfants.

Depuis 6 mois la solidarité sociale même ne fonctionnait plus.

Dans une société contradictoire où le travail reste malgré tout une valeur de référence, mais où de plus en plus se trouvent spoliés de ce signe d’appartenance, en clair, je n’étais plus personne.

Ce dimanche-là, je m’étais réveillé tôt, habillé, rasé, j’étais sorti et en l’absence de but, je flânais dans le marché aux puces.

Peu à peu un rouage se mit à se décoincer : je regardais autour de moi. Il y avait là environ 250 « exposants ». Ils vendaient des babioles récupérées dieu sait où (et parfois, mieux valait ne pas trop se poser la question). Il était évident que la plupart ne vivaient que de ça, à la frange de la légalité et cela leur rapportait juste assez pour tenir jusqu’à la semaine suivante. Certains d’entre eux étaient devenus des copains et m’offraient même un café, parfois. Pour la première fois, je les voyais, eux dans leur ensemble, et moi, individuellement.

Comme tous les dimanche également, je passais devant un artisan : Il vendait des miroirs sur lesquels il avait écrit une maxime ou l’autre agrémentée d’un dessin un peu naïf. Le type même de l’objet inutile, mais qui se vendait, allez savoir pourquoi.

Ce jour-là, il avait placé en évidence un petit cadre tout simple dans lequel était écrit :

« Ce jour,

Fut-il un jour utile

Ou un jour futile ?»

J’eus un choc.

Je voyais ma tête me regardant, avec cette interpellation douce, presque gentille, aussi naïve que son illustration. Je regardais, mes yeux un peu vides. Je repensais à hier. Rien. Et à avant-hier. Re-rien. Et la semaine passée, et la semaine d’avant. Et je me rendis compte que même si je le voulais, je ne pourrais pas me payer ce petit miroir. Toutes mes possessions étaient dans ma tête et dans mon cœur.

Triste bilan.

Je me retournais et regardais mieux autour de moi.

Tous ces gens, se posaient-ils la même question ?

Cette femme qui attendait le chaland, vendant des tasses minuscules d’une autre époque ?

Ce couple, déchargeant un lot de vêtements de seconde main ?

D’un coup, j’avais envie de leur demander « et vous ? »

Ma pudeur me retint. Je revins à l’appartement et me mis à préparer le café, le petit déjeuner. L’odeur et le bruit finirent par réveiller mon épouse et mes enfants. Je les regardai tous, souriant puis demandai à Elisabeth :



Oui, bien sûr. L’hôpital. Le sacro-saint hôpital. Ce temple de l’art de guérir. Ses malades-clients-patients, ses médecins-dieux dont Elisabeth était la vestale, comment avais-je pu oublier les horaires d’esclavagiste que l’hôpital imposait à son personnel ?

Elle mangea sans un mot et s’en fut, s’arrêtant juste un instant sur le palier pour me jeter un coup d’œil interrogateur.

Mes enfants finirent par se lever également. Bise distraite, petit déjeuner ensommeillé, et direction le canapé pour la traditionnelle séance télé.

De bons petits, en somme.

Nouveau choc pour moi.

Pour eux aussi, que j’existe ou pas n’aurait pas fait la différence. Un léger vide tout au plus. Je n’en revenais pas d’être passé à côté de cet état pendant tant de temps.

Tandis que je rangeais la vaisselle, j’élaborais diverses théories à ce sujet, dont la plus raisonnable était sans doute la douceur du temps qui passe : rien, absolument rien pendant ces trois ans, n’avait remis ma situation en question : mon emploi perdu, je n’avais pu, voire voulu, en retrouver un autre, alignant les prétextes, acceptant les excuses, bercé par la douceur de l’indemnité de licenciement d’abord, par le confort de l’allocation de remplacement de revenu ensuite, puis, ces 6 derniers mois, par le savoir-faire budgétaire de mon épouse et sa résignation de me voir à la maison jour après jour. Même côté besoins, je ne dérangeais personne : je ne buvais pas, ne fumais pas, ne voyageais pas, ne courais pas les filles. Un bon petit mari, en somme, dont on ne parle pas trop, qui ne la ramène pas, avec qui on fait l’amour une fois toutes les semaines avec tendresse et sans passion. Comment Elisabeth pouvait-elle supporter cette vie sans saveur ? Et qu’étais-je devenu pour la lui imposer.

Il fallait que je réfléchisse.

Maintenant.

Pas dans deux jours, pas demain.

Maintenant.



Mes parents étaient une valeur sûre pour eux, mais l’était-elle au point de renoncer aux dessins animés dominicaux ? Heureusement pour moi, il sembla que oui : Une heure et un train plus tard, nous sonnions à la maison de mon enfance.

Ma mère fut à la fois surprise et heureuse de nous voir arriver sans prévenir. Elle s’étonna bien qu’Elisabeth ne nous accompagne pas, mais l’hôpital et ses horaires étaient un sésame à ce genre de situations. Déjà, les enfants couraient vers le jardin et leur grand-père…



o O o



Pour couper court à toutes les explications, aux supplications ou aux discussions, je grimpe quatre à quatre les marches qui montent au grenier de la maison, mon refuge d’adolescent.

La porte s’ouvre en grinçant, laissant échapper une lourde odeur de poussière, de vieux, de moisi. Là, je m’enferme, rabattant le loquet que j’avais installé lorsque j’avais seize ans à l’époque où je voulais la paix et la tranquillité.

Rien n’a changé ici, juste un peu plus de poussière, de toiles d’araignées. Dans son coin, il y a toujours le vieux canapé – ah qu’il en a vu des choses, ce canapé ! À sa tête, une grande étagère, qui passe sous la fenêtre, chargée de livres, de papiers, de dossiers, de vieux cahiers … Dans le coin opposé, la vieille chaîne stéréo, qui ne fonctionne plus depuis longtemps … mais, rangés dans son meuble, les piles de 45 et de 33 tours d’époque, que j’écoutais en boucle au grand dam du paternel et des oreilles maternelles.

Je m’approche de la fenêtre crasseuse, et avec mon avant-bras, j’en frotte vigoureusement le carreau pour décoller un peu la crasse si longtemps accumulée.


En bas, dans le jardin, mon père, en trop parfait grand-père, occupe mes enfants.

Tranquillement, je me penche vers l’étagère, m’empare d’une série de cahiers jaunis, ternis, racornis, crasseux et me laisse choir sur le vieux canapé qui, sous mon poids, gémit, s’avachit et laisse monter dans l’air un nuage de poussière qui pique aux yeux et me fait tousser.

Sous mes doigts, les pages jaunies, alignent des écritures maladroites, recueils de mes imaginations de l’époque où tout semblait permis, autorisé où ma vie s’écrivait en bleu. Ces moments privilégiés où les adultes oublient juste de vous signaler que vivre ce n’est pas aussi facile que cela ne paraît.

Toutes les pages ne sont pas remplies et, au fur et à mesure, que je les feuillette, le blanc jauni du papier devient de plus en plus important … pour finir sur des pages vides.

Vides comme ma vie d’aujourd’hui.

Même mes cahiers, je n’arrivais pas à les remplir … alors ma vie d’Homme !

La poussière continue à voleter autours de moi.

Elle me pique de plus en plus les yeux, et voilà qu’une larme roule sur ma joue, arrive à la commissure de ma lèvre. D’un coup de langue habile, je la récupère, en goûte la salinité.

Hum ! Ce n’est pas mauvais… j’en avais oublié le goût. Celui des chagrins d’enfants et ceux d’adolescent …

Puis une seconde, emprunte le même chemin et va s’écraser sur la couverture du cahier vieux rose, étalé sur mes genoux. Une petite étoile se dessine sur la poussière accumulée au fils des années, faisant une tâche plus claire. Elle est rejointe par une troisième qui tombe à côté. Puis une autre, et encore une autre … et me voilà en train de chialer comme le môme que j’étais …

Je pleure et ne peux retenir mes larmes …

Les cahiers glissent par terre, soulèvent un nouveau nuage de poussière, et je me pelotonne, comme lorsque j’étais gamin, les bras autour de mes genoux, les talons près des fesses, je cache mon visage dans le giron des bras et mon corps est secoué de longs sanglots.

J’ai l’impression de me vider, d’expulser par mes larmes tous mes soucis, tous mes tracas.

Je ne sais combien de temps je reste comme ça, prostré, pleurant, reniflant, secoué par de longs sanglots quand une main chaude et douce farfouille dans mes cheveux et me fait lever la tête.

La figure baignée de larmes, la respiration hoquetant sous la puissance du chagrin, je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.

Mon père est là, le bras tendu, la main me caressant les cheveux, dans un geste qui se veut consolateur et compréhensif.



Le visage humide de larmes, qui redoublent sous le coup de l’émotion qui m’étreint : jamais mon père ne m’avait touché ainsi, jamais il ne m’avait parlé sur ce ton. Je souris. J’esquisse un sourire.



Je laisse aller ma tête contre l’épaule réconfortante et consolatrice qui m’accueille, m’attire et m’offre sa protection. Quelques poils de barbe mal coupés me piquent le front, le bout du nez. La chaleur du cou, la tendresse de la peau, l’odeur de l’after-shave mêlée à celle de la sueur aigrelette, la douceur de la main qui est collée contre ma joue … les souvenirs, les odeurs, les regrets … tout remonte à la surface … ce geste de tendresse si … exceptionnel, si rare et je le souhaitais depuis si longtemps … depuis … toujours.

Décidément, tout se ligue pour accentuer mes soudaines larmes … et je redouble de sanglots … les larmes coulent sur mon visage. Elles descendent le long de ma joue, de mon nez, trempent le col de chemise de mon père.

La main sur ma joue se fait plus pesante. Le bras qui m’entoure me serre un peu plus fort … Seuls, mes hoquets troublent le silence du grenier.

Je reste prostré, à l’abri du cou paternel pendant … je ne sais combien de temps, car j’avais tant besoin de vivre ce moment, j’avais tellement espéré le vivre que maintenant qu’il est là, j’en profite, j’en use et j’en abuse.

Enfin, quand mes sanglots et larmes semblent se calmer, tendrement et sans bouger, mon père commence à parler.



Mon père parle, de sa voix grave, chaude et douce. En réalité, il ne parle pas, il murmure, comme s’il se parlait à lui-même, de temps en temps il hésite et bute sur les mots, comme pour mieux les choisir …



Alors que j’essaye de l’interrompre, il me pose délicatement ses doigts sur ma bouche.



J’opine de la tête, et en reprenant son souffle, il enchaîne.



Il s’interrompt un instant, recale ma tête sur son épaule et je vais la nicher, derechef, du mieux que je peux contre son cou, au creux de son épaule, comme pour faire corps avec sa peau, avec sa chair …



Silencieusement, j’écoute mon père. Jamais il ne m’avait encore parlé autant que cela. Jamais nous n’avions eu ce genre de conversation. Pourquoi ? J’allais lui poser la question, mais il a repris la parole.



Il s’interrompt un instant. Respire. Recale sa main sur ma joue, penche sa tête contre la mienne, et reprend son monologue.



En parlant, il fait un geste de la main, traçant dans l’espace, une sorte de cercle imaginaire. Avec effort, je me décolle de l’épaule accueillante et protectrice. Ma tête est endolorie par une lourde migraine, résultat de ma crise de larmes, et mes yeux bouffis me font mal.



Oh ! Comme cela fait du bien de prononcer cette douce syllabe : "Pa". Un diminutif bêtement pudique de "Papa". Et depuis combien d’années, presque de siècles, que je n’ai pas dit "Papa" ? Je ne sais même plus.

Elle me manquait cette double syllabe, elle fait si chaud au cœur à prononcer, elle fait tant de du bien à la tête, au ventre … à l’âme. Elle se forme sur les lèvres en faisant un rond, presque un cœur, et comme ce cœur, elle est chargée d’Amour, de tendresse… Mais pourquoi faut-il attendre si longtemps pour savoir tout ça ?

Mon père resserre l’étreinte de son bras autours de mon épaule, comme s’il voulait nous incruster l’un à l’autre pour faire un unique individu, peut-être aussi pour masquer une émotion, et avec un murmure encore plus doux, reprend.



Mon père me considère un instant, en silence. Puis reprend.



Je reste silencieux.

Jamais je n’aurais imaginé que mon père, retraité de la fonction publique, petit fonctionnaire des impôts, puisse porter une telle analyse sur le monde qui nous entoure. Je n’imaginais même pas qu’il puisse "penser à ce point-là" surtout avec une telle lucidité, une telle acuité.

J’en reste ébahi, étonné, estomaqué. Voyant que je ne réagis pas, il reprend:



Je reste étonné par cette discussion. Je découvre enfin mon père, avec un regard neuf, surpris et surprenant.

Cet homme que je pense connaître, surtout comme un besogneux, un bougon, rendu un peu amer par son travail, est en fait rempli d’Amour, de bon sens et qu’il peut donner de bons conseils.

J’en reste épaté. Mais cette discussion, j’aurais tant aimé l’avoir avant, bien avant.



Mon père se décolle, ou me décolle un peu de lui. Il me regarde longuement droit dans les yeux, puis baisse son regard.



Je restais médusé et dubitatif. Mon père, sur sa lancé, enchaîne :



Accro ? Accro ! Mon père utilise ce mot tellement actuel, tellement … branché. J’étais abasourdi. Je n’imaginais même pas qu’il puisse connaître ce mot. Comme quoi !



Mon père, en s’extirpant du canapé, me regarde.



Avant de sortir, nous nous serrons fortement dans les bras, l’un de l’autre, comme une sorte d’accolade, un signe d’adoubement qui signifie "bienvenu au Club des Grands ! Bienvenu, enfin, dans le monde des adultes".


En descendant les escaliers, mes idées noires, mes pensées sombres semblent rester derrière moi, là-haut, dans les étagères poussiéreuses du grenier de mon adolescence. Un grand rayon de soleil illumine le corridor de l’entrée du pavillon, d’où surgissent mes deux enfants. Au milieu de l’escalier, je m’arrête. M’assieds sur les marches de bois qui craquent sous le poids des pas, tends vers eux mes deux bras largement écartés. D’en bas, ils me considèrent avec une frimousse dubitative, se demandant ce que signifie cet appel de la part du père, et se regardent mutuellement en complicité fraternelle, en deux enjambées s’installent sur mes genoux qui plient sous leurs poids de jeunes adolescents. Je les serre fort, fort, très fort contre moi. Je respire leur odeur fraîche d’herbe coupée et de sueur de leurs jeux d’enfants.