Cahier trouvé par Sylvie dans un vieux meuble acheté aux puces de Saint-Ouen. L’orthographe a été modernisée.
Dix-sept mai
Un valet m’est venu chercher ce matin. Il m’a dit qu’il accourait de Versailles mais comme il n’était point en livrée, les réponses qu’il fit à quelques habiles questions me permirent de vérifier qu’il était bien ce qu’il disait, on n’est jamais trop méfiant.
- — Il vous faut me suivre, m’a-t-il dit, sa Majesté veut vous parler. Je dois vous conduire en son atelier.
S’agirait-il encore de m’exiler ou de m’enfermer ? Non, le roi ne me le dirait pas lui-même, ses exempts suffiraient.
- — Je vous suis, mon ami, le temps de me vêtir comme il convient.
- — On ne fait pas attendre les rois, même bons et indulgents comme le nôtre.
- — Certes, certes !
Une de ses premières actions fut de me faire sortir de Vincennes, d’abolir la question, de pardonner aux parlementaires et de mettre fin à l’exil de nombre de gens de qualité.
- — Dépêchez-vous, mon officier, je vous en supplie.
Point de carrosse, une voiture de louage.
- — Où vous savez ! dit le valet au cocher.
Par une porte dérobée que garde mal un Suisse à moitié endormi, nous entrons dans le parc puis dans une forge. Un gros homme en tablier de cuir travaille des pièces de métal. C’est le roi.
- — Ah ! Vous voilà, mon cousin !
- — Sire…
- — Nous serions cousins, avez-vous prétendu, à si haut bruit que mon aïeul vous a fait tâter de Vincennes.
- — Après m’avoir exilé en Gévaudan, Sire.
- — Où vous tuâtes une bête qui avait une fort jolie femme, nous savons cela. Vous aviez auparavant rendu quelques services… Tenez-moi donc cette barre de fer, avec les pinces que voici, c’est lorsqu’il est chaud qu’il faut battre le fer. Quand vous étiez du Secret, vous avez été fort utile à mon grand-père, et à moi aussi, il y a peu, du côté du Velay. Je n’ai pas oublié. Je vais vous confier une autre mission.
- — Sire, je commence à devenir bien vieux !
- — C’est justement ce qui m’intéresse et me rassure. La reine, ses belles amies, mes frères, et quelques autres, tout cela joue la comédie et ne m’invite que rarement. Je n’en suis point fâché, car cela m’ennuie… souverainement. J’y suis allé cependant assez pour qu’il m’ait été donné de constater que la reine la joue fort mal. Vous la jouâtes, du temps que vous étiez plus jeune, dans de certains salons.
- — Je le confesse, sire.
- — Il vous serait donc possible de donner quelques conseils, quelques leçons, à sa majesté la reine…
- — Sire, si vous l’exigez…
- — Et de venir, discrètement, m’en rendre compte ici. Voyez-vous, capitaine, je ne suis pas un roi heureux. Je ne parle pas de mon cousin Philippe, qui n’a de cesse de comploter contre moi. À peine sorti du lit de madame de Genlis ou de quelque prostituée, il intrigue, me nargue, veut prendre ma place. Mais c’est moi le roi, l’oint du Seigneur ! Mon cousin a transformé son Palais Royal en bordel, grand bien lui fasse ! Dieu le punira. Mais Provence veut, lui aussi, prendre ma place sur le trône. Artois, quant à lui, la veut également, mais auprès de ma femme. Vous savez bien tout cela.
(Je pensai : Sire, je sais aussi que si vous l’occupiez, cette place…)
- — Sire…
- — Ne protestez pas, vous dis-je ! Demain, tout ce joli monde jouera la comédie, dans ce petit théâtre de Trianon qui a coûté si cher. Annette et Lubin ! La reine est Annette. Lubin, naturellement, c’est Artois. Il ferait mieux de s’occuper de sa naine de femme, mais à la naine il préfère la reine. Il est vrai que de toutes ces dames, c’est la plus belle. Elle m’a invité, cette fois. Je la sifflerai. Je la sifflerai, je dirai que c’est royalement mal joué. Plus tard, je lui confierai que je connais un maître de comédie…
- — Sire !
- — Vous serez maître de comédie, voilà tout ! Rapprochez un peu cette plaque de métal, avec une pince, elle est chaude. Voilà ! Un valet viendra vous chercher quelquefois pour vous conduire à Trianon, au gré de la reine. Un autre, celui d’aujourd’hui, vous conduira ici, dans ma forge, de temps à autre. Je veux savoir.
- — Sire, je ne connais pas ces nouvelles pièces à la mode…
- — Débrouillez-vous. Apprenez-lui à déclamer Racine !
- — Beaumarchais, sire ?
- — Elle l’a joué quand elle était dauphine, vous le savez bien ! Du temps de ce petit La Fayette…
- — Sire, il est désormais à madame de Simiane.
- — Savez-vous que vous venez de vous trahir ! Cherchant à me rassurer, vous ne faites que confirmer les doutes que j’avais. Votre roi est peut-être moins bête que chacun pense. Si grands que sont les rois, ils sont ce que nous sommes, et peuvent être cocus, comme les autres hommes, il y a une syllabe de trop, je sais.
(Si le roi sait tout, qu’a-t-il besoin de me faire son espion ? Il n’y a que des horions à recevoir, ou pire. Mais désobéir, voilà qui est difficile ! Cependant, c’est une mission qui doit pouvoir être remplie… avec doigté. Si ce bon roi la remplissait, sa mission, fût-ce avec le doigt à défaut d’autre chose, puisqu’il ne le peut… Marie-Antoinette est assez marrie d’être encore pucelle ! Mais l’est-elle vraiment ? C’est bien ce qu’il voudrait savoir. Qu’il soit tranquille, elle le sera, jusqu’à ce qu’il se décide à passer entre les mains d’un chirurgien. Mes mensonges sauveront la France, ce ne sera pas la première fois que des mensonges sauvent la France, ni sans doute la dernière… La dauphine n’a jamais été grosse, ni la reine. Elle saura bien continuer, jusqu’à ce que le roi puisse enfin jouer Molière : Baiserai-je ?… Alors, tout deviendra possible…)
- — Pourquoi souriez-vous ?
- — Je suis le serviteur respectueux et dévoué de votre majesté.
- — C’est bien, allez ! Non ! Attendez un peu… Tenez fermement cette mortaise…
Vingt-deux mai
Un valet m’a conduit au petit Trianon. Ces dames batifolaient en habit de fermières de comédie. Elles voulurent se jouer de moi, la reine donnait du "votre majesté" à la comtesse de Polignac, avec de risibles semblants de révérences. Je les connaissais toutes deux. Quand bien même on atteint la soixantaine, on reste un homme, et il arrive que l’on fréquente les bals de l’opéra, où tombent les masques, une nuit ou l’autre.
Elles prétendirent jouer à colin-maillard avec leur maître de ballet, disaient-elles. Je rectifiai poliment :
- — De comédie, mesdames.
- — Qu’à cela ne tienne ! Douce amie, aveuglez ce maître de comédie avec votre foulard de soie, ordonna la comtesse de Polignac à la reine.
Et de me faire tourner, et de me héler :
- — Par ici, par ici !
- — Attrapez-moi, si vous le pouvez !
Le foulard sentait bon. On reste un homme, disais-je. Certes sans égaler les prouesses de Philippe d’Orléans, on tient sa place. Ces jeunes personnes me plaisaient, aussi les ai-je bien tâtées. J’évitais la reine, que je reconnaissais à son parfum, mais je palpais allègrement les autres. La duchesse de Polignac feignit la plus vive indignation : "Lèse-majesté, lèse-majesté !" criait-elle alors que j’avais les mains dans son corsage.
Je faisais le balourd, me tournais et me retournais, les mains en avant, tantôt en haut, tantôt en bas. Yolande a la poitrine bien ferme. Louise de Polastron des fesses à damner un saint. Quelle bonne idée, de s’habiller en fermière, avec des robes souples sans panier ! Madame de Lamballe s’est approchée lorsque mes mains tâtonnèrent vers son pubis.
Il m’a fallu enfin m’occuper de la reine. Quand elle eut sa taille entre mes mains, Yolande lui cria :
- — Belle amie, la reine vous ordonne d’embrasser son maître de comédie !
Moi, un genou aussitôt à terre, je lui dis que je me mettais aux pieds de sa majesté.
- — Mais nous ferons quelque chose de vous, comment m’avez-vous reconnue ? dit-elle en ôtant son foulard de mes yeux, et en le replaçant autour de son cou, qu’elle a fort beau. Le visage également, ne serait cette moue quelque peu dédaigneuse que font inévitablement les lèvres des Habsbourg.
- — Si je ne reconnaissais pas ma reine, entre mille autres beautés, je serais indigne de l’approcher.
- — Même sans y voir ?
- — Le parfum du foulard de soie de votre majesté… Mes paupières en resteront à jamais honorées, et mes yeux éblouis…
Elle m’a dit que les leçons ne commenceraient que dans quelques jours.
- — Que jouez-vous ? m’a-t-elle demandé.
- — Les barbons, les gérontes, hélas !
- — Je voulais dire : quels auteurs ?
- — Mais les meilleurs, votre majesté. Les vôtres. Moi, Beaumarchais, Jean-Jacques, ceux que choisira votre majesté.
- — Vous ? Avant les autres ?
- — Oh ! Quelques fantaisies. Des jeunes couples qui s’aiment et ne s’aiment plus, ou s’aiment moins, ou aiment ailleurs. De tendres baisers qui finissent par des rires ou des larmes, des rires dans les larmes, des larmes dans les rires. Des jeunes filles qui cherchent l’amour, hélas trop rarement auprès de vieux barbons… Des jeunes gens fous de jalousie quand leurs maîtresses se promènent ensemble.
- — Cela, il ne faudra pas le jouer devant le roi !
- — Il en sera fait comme votre majesté le décidera.
- — Eh bien, dès après-demain, soyez ici avec une de vos fantaisies. Qu’il y ait des embrassades, des danses, des promenades dans les bosquets, des rires. Pas de larmes, je vous l’ordonne ! J’accepterai néanmoins quelques soupirs. Comment devrons-nous être habillées ?
J’ai pensé : le moins possible. J’ai dit :
- — Comme aujourd’hui, pas de panier, pas de vêtements qui gênent le mouvement. Tout est affaire de mouvement, dans la comédie.
Leurs yeux brillaient. Il me reste à passer la nuit à l’écrire, cette fantaisie.
Vingt-quatre mai
- — Qui êtes-vous ? m’a demandé, sévère, la reine. J’ai pris des informations. Vous n’êtes pas maître de comédie ! Vous êtes un espion, que le roi a chargé de me surveiller !
- — Sa majesté m’a chargé de donner quelques respectueux conseils à votre majesté, en matière de comédie.
- — Et vous devez, naturellement, lui rendre compte de ma conduite…
- — Je dois lui rendre compte de ce que j’aurai vu, mais à mon âge, on ne voit plus grand-chose. J’ai apporté à votre majesté une petite fantaisie du ton qu’elle souhaitait, avant-hier.
Calmée, elle a fait signe à ses amies de se rapprocher.
- — Monsieur n’est pas maître de comédie, monsieur est un vieux capitaine de dragons qui a connu madame Poisson et rendu quelques services dans le Secret de notre grand-père, monsieur dira au roi ce qu’il voudra. Allons-nous lui laisser nous apprendre la comédie ?
Elles délibèrent, hésitent, finissent par opter pour le oui, sous la condition de jouer d’abord à colin-maillard. Elles aveuglent l’une d’entre elles au moyen d’un foulard, tournent, crient et rient, me poussent contre celle qui tâtonne, elle me palpe, est-ce une femme, est-ce un homme, voyons cela, il leur faut du temps et que leurs mains vérifient qu’un sexagénaire bande encore.
C’est ensuite une autre qui la remplace. Elles m’accuseront ensuite de vouloir les violer. Le roi a certes aboli la question mais ni la corde ni la hache. Il faut se sortir de là.
- — Mesdames, ne vous jouez pas de moi, je vous prie. Je suis un vieux capitaine, chargé d’ans et de peines. Un boulet m’a rendu inapte à bien des choses et ce que vous avez touché, c’est un os.
Elles partent à rire, disent qu’elles vérifieront sous peu. Un groupe survient, c’est Monsieur entouré de jeunes gens moins gros que lui.
- — Il vient chercher des ragots pour nourrir ses infâmes opuscules, me chuchote la belle Yolande.
- — Votre majesté, mesdames, au travail ! dis-je en frappant dans mes mains. Prenez, je vous prie, l’attitude du prince qui déclame : "Je suis maître de moi comme de l’univers."
Elles rient comme des folles et prennent des airs de matamore. Le cortège passe. La reine répond au salut cérémonieux de son beau-frère, non sans ironie.
- — Alors, cette fantaisie ? ordonne-t-elle, après que nous sommes enfermés dans un local moins exposé aux regards indiscrets.
Je m’incline et lui expose que Ninon, Lisette et Manon parlent de leurs amants, hélas absents. "Il m’embrasse comme ceci, le mien comme cela…" Prétexte à tous les rapprochements, c’est tout ce qu’elles désirent.
- — Nous ne pourrons pas non plus jouer cela devant le roi, dit la reine.
Et toutes de pouffer… Ce sont des enfants, de fort jolies enfants.
- — Madame, je vous l’ai déjà dit, tout est dans l’attitude, au théâtre. Me permettez-vous ?
Et je les prends dans mes bras, j’approche mes lèvres de leur bouche, et m’arrête respectueusement. Elles ne tarderont pas à abolir d’elles-mêmes la petite distance manquante. Cependant, avec la reine, je suis aussi froid que nécessaire. Encore une fois, je n’ai qu’une tête !
Trente mai
Elles ont comparé leurs seins devant moi, qui n’ai qu’un os. Le savent-elles, que François Premier disait de même ?
Il me faut dissimuler ces papiers avec la plus grande précaution. Le plus simple serait de ne rien écrire, mais je ne peux m’en passer, c’est une habitude ancrée depuis trop longtemps.
Elles ne sont pas dupes. Sous prétexte de comédie, je leur ai parlé de l’expérience de l’âge très mûr :
- — Nous n’avons peut-être plus la fougue, mais de longues, très longues habitudes. Nous prenons tout notre temps, nous laissons aux autres acteurs, ou plutôt aux actrices, celui de bien réagir, de se mettre à l’unisson…
Elles m’ont fait juge de la beauté de leurs seins.
- — La mythologie, ai-je répondu, nous montre que ce genre d’arbitrage conduit à la mort. Comment choisir entre tant de perfections ?
- — Quand on pense, a dit l’une d’elles, que d’horribles enfants viennent parfois téter tout cela, dans le peuple… Des amants, oui, des enfants, fi ! Qu’en pensez-vous, capitaine ?
- — Je suis issu du peuple, voyez-vous… Et je suis resté très enfant, nonobstant mon âge.
Elles rient, elles seront à moi dans quelque temps, si je le veux.
Le roi m’y aidera sans l’avoir désiré. Son valet m’a emmené dans sa forge, avant-hier.
- — Voyez cette grosse serrure, m’a dit sa majesté.
J’ai estimé que si elle était destinée à clore une ceinture de chasteté, seule Gargamelle en aurait à en subir la présence.
- — Je ne suis pas maladroit de mes mains, mais ce que je fais est toujours un peu trop grand.
- — Rien n’est petit chez les rois, ai-je cru devoir répondre.
- — Cela a déjà été dit lors du décès de mon grand-père, mort de la petite vérole. Cette serrure ne pourrait servir que sur la porte de ma Bastille, et il y en a déjà, et de solides, qui tiendront des siècles… Alors ? Alors, que font ces jeunes personnes ?
- — Sire, elles progressent de manière très satisfaisante.
- — Je sais que mon gros frère vous est venu voir, avec son air faux et suffisant. Il se croit beaucoup plus intelligent que moi, mais le roi, ne lui déplaise, c’est encore moi ! Artois ?
- — Je ne l’ai pas vu, sire. Ces dames demeurent entre elles.
- — Que font-elles ?
- — Mais la comédie, sire.
- — Je ne vous fais pas une rente pour apprendre ce que je sais.
- — Sire, elles s’embrassent, se caressent avec allégresse, se promènent en se tenant par la taille, ou par la main, telles de petites filles innocentes…
- — Ne faites pas l’innocent vous-même. Elles prêtent aux sarcasmes, je lis les libelles, les ignobles libelles… Enfin, balivernes que ceci, si je leur attachais du prix, je perdrais la tête. Vous coucherez à Versailles.
- — Votre majesté… ?
- — Vous coucherez à Versailles, vous dis-je, vous serez ainsi mieux à même de me dire ce que vous aurez vu. Et soyez avec elles à l’opéra, dans les bals masqués, que sais-je !
Avait-il dit : elles, ou elle ? Bien que de sang royal autant que le roi, c’est-à-dire assez peu car il est fort improbable que Louis XIII ait été le père de Louis XIV, (certes il y aussi les femmes, pour lui toutes de familles royales plus que pour moi, mais ce sont les reines qui font les filles comme les dauphins, et pas toujours leurs maris), je ne veux pas livrer ma tête au bourreau. Duchesses, marquises, comtesses, oui. La reine, non. Sauf si elle insiste… Elle a de si jolis seins ! Elle veut mouler des bols sur sa poitrine. "Vous m’y aiderez, vieux militaire", m’a-t-elle dit.
Je suis peut-être trop vorace, et présume de mes forces. Cela se pourrait. Qu’à cela ne tienne, mes deux vieux amis, Rohan et Bernis, me prêteront main-forte en cas de besoin. Maintenant cardinaux tous deux ! Et moi qui suis resté capitaine ! Ah ! mon père, ah ! ma mère, que je vous veux de mal ! Nous en revenons toujours à Molière. Je m’en vais faire jouer à certains Le cocu magnifique.
Adieu, Sophie ! Tu me remplaceras sans peine. Marquise, à cinq heures tu viendras dans ma chambre de Versailles. Nous prendrons notre temps. Tu mérites mieux que ces étreintes furtives entre deux portes, que ces gentilshommes qui se rebraguettent sans avoir attendu que, toi aussi, tu connus l’indicible plaisir. Comtesse, tu diras à la reine que tu ne peux pas aller à l’opéra, à ton mari que tu vas à l’opéra, à ton amant que tu restes avec ton mari, et viens avec moi, demeure jusqu’au petit matin. Adieu, filles d’opéra, adieu, catins du Palais Royal ! Hasard ou science, vous ne m’avez point poivré, Dieu merci. Aussi, princesses, n’ayez nulle crainte. L’os du dragon remplacera les doigts et les lèvres de vos petites amies, vous y trouverez votre compte !
L’heure des dragonnades vient de sonner à Versailles !
Je cache ce cahier dans mon meuble à secret, au tiroir à double fond. On ne le trouvera que dans quelques siècles, ou jamais, et je pars pour Versailles. J’y serai privé du plaisir d’écrire, car les espions y abondent.
J’en trouverai d’autres. Je parle des plaisirs.
Quinze juin
Il m’est possible de quitter Versailles, parfois. Je retrouve donc ce cahier. Mercredi de la semaine passée, j’ai accompagné ces dames à la bergerie. Trouvé sur le chemin, Charles invita la reine :
- — Ma sœur, me donnerez-vous le bras, pour une petite promenade ?
- — Mon frère, avec le plus grand plaisir ! Mes amies, demeurez à la bergerie, où vous m’attendrez.
- — Comme il plaira à votre majesté !
Arrivées à la bergerie, elles se dirigent vers un petit bâtiment, hésitent un instant puis me demandent d’y pénétrer avec elles. Alors que l’une fait le guet à la petite fenêtre, une autre prend un agneau dans ses bras.
- — Le pauvre, comme il doit avoir soif ! Il faut absolument lui donner le sein.
J’ai donc derechef sous les yeux les appas que je connais déjà. Princesse, comtesses, marquise, chacune dispose de son agneau bêlant. L’un ne veut rien comprendre, l’autre fait mal, un autre encore pisse sur la robe entrouverte… Les belles amies s’amusent, mais ne m’oublient pas. Les agneaux ou agnelles remis à terre :
- — Dragon, dit une comtesse, vous n’avez pas voulu vous prononcer, l’autre jour, sur la question de savoir laquelle d’entre nous a la plus belle poitrine, il convient de le faire sans délai.
- — Mesdames, s’il m’était possible, à l’aide de mes vieilles mains, d’en éprouver la fermeté…
- — Mais qui vous l’interdit ?
Le temps passe, et fort agréablement. La comparaison nécessite des retours en arrière, de longues explorations… Celle qui faisait le guet est remplacée par une autre, car elle veut concourir.
- — Alors, monsieur le dragon, qui semblez ne pas l’être de vertu, déclarez enfin !
- — Mesdames, s’il m’était possible, à moi enfant du peuple, de faire comme les enfants du peuple, et, par mes lèvres, magnifier la divine source…
- — Mais qui vous l’interdit, enfin ?
Je parvenais à la quatrième quand la sentinelle annonça d’une voix chantante que venait la reine. Aussitôt vêtues, ces dames lui firent fête.
- — Belles amies, suivez-moi à la laiterie, ordonna-t-elle, nous y boirons un bol de lait encore tiède.
Dès le lendemain, le roi voulut savoir ce qu’avaient fait sa femme et son frère.
- — Eh bien ! Sire, ils se sont promenés comme frère et sœur.
- — Frère et sœur, frère et sœur… Et Choiseul ! Et tant d’autres, et votre compagnon de Vincennes, qui se fait appeler marquis…
- — Le marquis de Sade, votre majesté.
- — C’est cela. Sa famille ne cesse de me harceler pour qu’il retourne au cachot, à peine en est-il sorti. Il écrit, je crois ?
- — Il faut bien passer le temps, sire.
- — Personne ne le lira !
- — Sans aucun doute, sire !
- — Eh bien ! Artois ?
- — Il se promenèrent une petite heure, comme frère et sœur.
- — Vous les avez suivis, comme je vous l’avais ordonné ?
- — Vos ordres ont été exécutés, votre majesté.
Ces deux-là n’ont jamais été surpris, il n’y a pas de raison qu’ils le soient maintenant. Mais si le roi voulait bien, enfin, recevoir un petit coup de canif, certes pas au même endroit que son grand-père… À défaut de dauphin, comme Monsieur semble lui aussi dans l’incapacité de procréer, gros comme il est, et Madame encore moins, velue et n’aimant que les femmes, c’est un fils de Charles, c’est-à-dire d’un de ses palefreniers, qui règnerait un jour. Monsieur n’est pas gros au bon endroit, voilà tout…
Vingt-deux juin
Je ne parlerai jamais au roi de ce qui s’est passé hier. Les Savoyardes sont venues au petit Trianon, prétendant vouloir jouer la comédie, elles aussi. La comtesse d’Artois aurait pu faire le petit Poucet, et sa sœur l’ogresse. Petite, certes, mais avec des poils. Par bonheur, la reine les entraîna pour une promenade.
Ses belles amies me conduisirent à la bergerie, afin de poursuivre le concours, ce qui ne me déplaisait pas.
- — Il vous faut absolument vous prononcer, vieux dragon, sinon nous serons toutes très fâchées contre vous.
Je vantai donc la fermeté de la poitrine de l’une, les tétons de belle couleur de l’autre, et la forme, et le grain de la peau, pour finir en disant que décidément je ne pouvais condamner tant de merveilles car aucune de ces poitrines ne méritait d’être inférieure à quelque autre, et que je donnais mon os au chat.
- — Mais il est vrai que notre dragon prétend disposer d’un os ! s’écrièrent-elles. Nous avions promis de nous en assurer.
Leurs mains adroites eurent tôt fait de me déshabiller.
- — Mais que voilà un bel os, en dépit de son âge ! dit une marquise.
- — Sorti sans offense ni blessure de maintes joutes, affirmai-je pour les rassurer.
- — S’il nous était permis, comment avez-vous dit, l’autre jour ?
- — À l’aide de nos mains, d’en éprouver la fermeté… compléta la marquise.
- — Eh ! Qui vous l’interdit ?
Un peu plus tard :
- — S’il nous devenait possible, à l’aide nos lèvres, de magnifier la divine source… Ai-je bien retenu la leçon, dragon ? demanda la princesse.
- — Mais qui vous l’interdit, enfin ?
La sentinelle se fit remplacer. Le temps était venu de donner l’os à quelque chatte.
- — Mesdames, leur dis-je, je ne puis vous baiser toutes, car je prends mon temps, comme vous le savez. C’est ma spécialité, je ne laisse pas l’ouvrage en cours de route, moyennant quoi la satisfaction de l’actrice est de rigueur. Que l’une d’entre vous veuille bien rester avec moi, et les autres sortir afin que nul ne puisse venir nous déranger.
- — Pendant combien de temps, dragon ?
- — Une heure au moins.
Chacune voulait être celle qui devait rester, elles tirèrent à la courte paille, m’arrachant pour ce faire quelques poils qu’elles coupèrent de diverses longueurs avec leurs jolies dents.