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Temps de lecture estimé : 7 mn
03/11/05
Résumé:  Lors des fades masturbations quotidiennes ressurgissent parfois des amours oubliées, fantômes évanescents que l'on croyait bannis à tout jamais, échecs cuisants qui reviennent vous hanter des années après...
Critères:  h amour vengeance cérébral nonéro
Auteur : Hugo      
Souffrance solitaire

Allongé de tout mon long sur le lit sale et défait, dans la petite mansarde aux murs suintants d’ennui, je m’adonne aux fades plaisirs de la masturbation.


L’acte mille fois répété a pris valeur de rite, et depuis quatre ans, c’est à chaque fois le même calvaire qui recommence, tandis que je repense à celle qui habite mes jours et hante mes nuits, au corps de Vénus et au visage de Joconde qui me resteront à jamais inaccessibles.


Je n’ai jamais soufflé mot à personne de mes pauvres fantasmes, morne substitut à la réalité, car j’en ai trop honte. Le scénario est immuable et met toujours en scène les deux mêmes acteurs : elle, bien entendu, et un homme me ressemblant comme deux gouttes d’eau. Ou pas tout à fait : peut-être un peu plus grand, un peu plus musclé ; l’honnêteté me pousse à avouer qu’il est aussi mieux membré, il possède une assurance et un charisme que je suis loin de pouvoir égaler, et plus que tout, il fait l’amour à la femme de mes rêves, tandis que je me masturbe, seul sur mon lit, regardant la fenêtre se consteller de gouttes d’eau qui sont comme autant de larmes ruisselant sur mes joues, quatre ans après.


Toutes ces généralités à l’emporte-pièce qui parsèment les séries télés et autres oeuvres caricaturales boursouflées de romantisme béat sont malgré tout solidement ancrées dans l’esprit des gens. Moi-même, qui n’avais pourtant pas connu grand chose de l’amour, j’y croyais. Quelque part, il y a quelqu’un qui pense à moi. Tout le monde rencontre le grand amour un jour ou l’autre. La chance finit fatalement par tourner.


On voit tout le monde autour de soi se mettre peu à peu en couple, puis se défaire, se remettre, tandis qu’on aimerait bien saisir une occasion, sans la trouver. On estime qu’à vingt-deux ans, le jeu a assez duré, et qu’il est plus que temps que pareille chose vous arrive. Et puis, enfin, arrive l’occasion, et sans réfléchir, aveuglément, on se dit : « c’est la bonne ».


Elle travaillait au même endroit que moi, et, dans l’univers très masculin de l’informatique, sa présence seule était comme un rêve éveillé. Sa fine silhouette et ses longs cheveux noirs dansaient dans mes rêves les plus fous, tandis que ma conscience, tenue jusque-là à l’écart de ce projet insensé, se concentrait sur les mêmes petits détails du quotidien que d’habitude.


Le malheur a voulu qu’elle soit sociable, charmante et aimable. Il nous arrivait fréquemment, durant les pauses, de discuter et de plaisanter ensemble. Sa conversation était franche, sans arrière-pensées, presque naïve, et, quand elle se lamentait de ne pas avoir d’amant, elle ne se doutait pas des répercussions énormes que ce genre de phrases pouvait avoir dans la tête d’un homme.


Très rapidement, je me suis emballé. Qu’y pouvais-je ? Avec le recul, j’avais bien évidemment tort, mais quand on manque cruellement d’affection depuis vingt-deux ans et qu’une telle fille vous tombe du ciel, on ne peut nulle part trouver la volonté de résister, d’adopter un point de vue objectif et de se demander si ce qu’on éprouve pour elle est vraiment réciproque.


C’est sans doute la seule période de ma vie où j’ai été grand. Moi, si timide, si falot, si insignifiant, j’ai dû pour lui déclarer ma flamme mobiliser des trésors d’énergie et de courage dont je ne me serais jamais cru capable. C’était l’époque des déclarations intérieures grandiloquentes : marre de cette vie minable, cette fois, ça va changer, finie l’époque où je n’osais plus…


Tel le poilu dans sa tranchée avant l’assaut, je crevais de trouille, n’osant quitter la glaise humide dans laquelle j’étais prostré, certes misérable et transi, mais au moins à l’abri des blessures du monde extérieur. Quitte à y rester, autant le faire au grand jour, et pas dans ce trou puant : je rassemble toute la bravoure et les forces qui me restent. Un cri rauque sort de ma gorge tandis que j’escalade le parapet. Je sens irradier dans toutes les fibres de mon être une énergie que je ne me connaissais pas, et je songe alors que j’ai su prendre mes responsabilités, accomplir quelque chose : devenir homme, enfin.


Toute cette euphorie s’évapore en un instant, tandis que, fauché en pleine gloire, je m’écroule lourdement, sorti à la lumière pour mieux y mourir.


Elle ne m’aime pas.


C’est alors qu’on ouvre les yeux : oui, peut-être, elle parlait avec moi, nous nous entendions bien. Et alors ? Non seulement je n’étais que celui avec qui elle partageait la pause de dix heures, et parfois celle de midi, mais en plus j’étais loin d’être le seul : elle se comportait pareillement avec tous les hommes du service, sans penser à mal une seule seconde, voulant devenir pour nous plus un bon copain qu’un fantasme.


Cette nouvelle aurait dû me détruire, me plonger dans une longue et durable prostration : la réaction de mon aimée en a décidé tout autrement.


Elle m’a expliqué qu’elle appréciait les moments que nous passions ensemble, mais qu’elle ne m’aimait pas, et que ces choses-là ne se commandaient pas. Elle s’est confondue en excuses, avec un air réellement peiné, tant pour moi que pour elle, vivant ma déconfiture comme un échec personnel. Elle aurait pu se sentir flattée, elle souffrait juste de voir qu’elle venait de chagriner son collègue de boulot, et elle espérait que j’oublierai bien vite cet épisode pénible, afin que tout redevienne comme avant.


La situation m’apparaissait comme surréaliste : je me retrouvais seul, mes illusions envolées, avec plusieurs mois d’espoirs et de projets subitement devenus un fardeau trop lourd à porter, et la seule main qui m’était tendue pour me sortir du gouffre était la même qui m’y avait poussé. Après m’avoir refusé son amour, elle me proposait son amitié, et je me suis raccroché à ce que je considérais alors comme un lot de consolation, et que je n’avais pas le courage de refuser.


Sur le coup, cette attention a dû me paraître très aimable de sa part, et j’étais content de m’en tirer pour le prix de quelques jours un peu difficiles.


Machinalement, tandis que je repense à cette période, mon poignet continue son va-et-vient. Il est courant que mes pensées s’égarent du cadre strict de la masturbation pour revenir à l’unique sujet qui m’obsède, et dont j’arrive même quatre ans après à éclaircir certains détails.


J’ai cru qu’elle était la gentillesse incarnée, et que sa compréhension et son amitié m’avaient évité une dépression durable. Il m’a fallu longtemps pour me défaire de ces idées reçues, et pour comprendre combien cette femme-là était, peut-être sans même le savoir, d’un machiavélisme terrifiant.


De temps à autre, un des hommes qu’elle côtoyait tentait lui aussi sa chance. Comme elle ne faisait pas mystère de son célibat et échangeait quelques mots avec même les plus inintéressantes personnes au monde, la file des prétendants était longue et ne cessait de croître. Elle remettait chacun d’eux à sa place exactement comme elle l’avait fait pour moi, sans leur laisser le moindre temps de répit pour faire le deuil de l’image qu’ils avaient d’elle.


Ainsi, mademoiselle entretenait sa cohorte d’amants déçus, qui avaient toujours au fond d’eux cette petite lueur d’espoir. Dix, cinquante, cent, combien d’amoureux transis étions-nous, papillonnant autour d’elle comme des insectes autour d’une lampe, après nous être brûlé les ailes de s’en être trop approché ?


Tant qu’elle restera célibataire, la petite partie de nous qui n’a pas renoncé nous maintiendra aussi près d’elle que la stricte amitié nous le permet. Qu’elle jette son dévolu sur l’un d’entre nous, et elle perdra immédiatement les quarante-neuf ou quatre-vingt-dix-neuf autres, elle le sait pertinemment : le charme cessera d’opérer, nous nous réveillerons avec la gueule de bois et une rancœur tenace envers celle qui nous a dupés pendant tout ce temps.


Je ne pense pas que la solitude lui pèse trop : au fond d’elle, sans doute souhaite-t-elle naïvement rencontrer le prince charmant, mais elle doit trouver bien plus grisant d’avoir à ses pieds tant d’admirateurs prêts à tout pour elle.


Derrière ses sourires et ses manières de petite fille sage, cette garce nous maintient en esclavage, beaucoup trop dépendants affectivement de celle qui est notre seule amie. Elle n’a pas eu la décence de nous laisser partir au loin pour nous reconstruire ; spectateur désabusé de cette pathétique mascarade, le fait de la comprendre ne m’a pas pour autant permis de m’en soustraire. Avoir testé la résistance des barreaux de ma cage a rendu mon enfermement plus pénible encore, et j’envie l’assurance de ces jeunes insouciants qui semblent penser « je l’oublie quand je veux ».


Combien de fois me suis-je masturbé en pensant à celle que je n’aurai jamais ? Combien de milliards de spermatozoïdes, cherchant désespérément un ovule sur un mouchoir en papier ou dans un siphon de douche cette troublante nymphe a fait jaillir, par le fait de sa seule existence ? Combien d’autres paumés solitaires s’écorchent comme moi la main sur ce sexe raide et maladroit qui ne la pénétrera jamais ?


Cet anonymat glacé m’est insoutenable, et je veux, au nom de nous tous, lui annoncer l’existence de nos passions souterraines. Demain, j’irai la voir, portant un seau rempli à ras bord du sperme qui a coulé pour elle, telle une offrande déposée aux pieds de quelque déesse grecque, puis je le renverserai sur sa tête, et j’imagine déjà sa bouche s’ouvrir de stupéfaction dans une protestation muette, tandis que le liquide blanchâtre dégoulinera dans sa longue chevelure noire…