n° 09919 | Fiche technique | 25932 caractères | 25932Temps de lecture estimé : 19 mn | 25/11/05 |
Résumé: Qui détient le secret ? Est-ce Francis, plein de fougue ? Ou bien Christine, le personnage mystérieux, aux yeux en amande, qui ne dira pas un mot ? Ou bien encore la personne qui narre cette histoire ? | ||||
Critères: fh asie nopéné exercice | ||||
Auteur : Nono (Nono, on the road again) Envoi mini-message |
Concours : Stupéfiants secrets |
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Je sirote machinalement mon café du matin.
Machinalement, car mes pensées sont à sens unique, polarisées par celle qui dort dans la pièce à côté.
Quelle nuit ! Quel corps à corps !
Au début, mes gestes avaient été hésitants, malhabiles. Dame, des années d’interdits ! Mais plus j’osais, et plus ses réactions, ses souffles impatients m’encourageaient. Alors, j’ai vraiment tout essayé. Ce fut un festival, caresses douces ou empoignades fougueuses, elle répondait à l’unisson, chatte ondulante ou tigresse rugissante.
Jusqu’à l’aube, nous avons jerké, swingué, hard-rocké (ça ne se dit pas trop, ça, hein ?) . Mais aucune de nos arabesques ne s’est déroulée sur une piste de danse… ni dans un lit, d’ailleurs. Une nuit d’anthologie !
Oh, ça peut paraître bien prétentieux de ma part de parler ainsi. Mais je ne peux qu’être modeste car, en fait, c’est surtout à elle que reviennent les lauriers. Elle a été mon inspiratrice, ma muse ailée.
De toute façon, je ne suis pas du genre à me mettre en avant, je suis une montagne de doutes.
Euh… J’étais !… Jusqu’à ce matin. Maintenant, grâce à elle, je sais que j’assure, elle m’a redonné confiance en moi, confiance en l’autre.
Comme dirait Francis, je l’ai menée à la limite de la zone rouge, au taquet ! Il a de ces expressions, des fois !
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C’est hier que tout s’est décidé.
Euh… Pour être tout à fait honnête, nos chemins s’étaient déjà croisés plusieurs fois depuis quelques jours. Toujours dans ce centre commercial des « Trois Fontaines », toujours au même endroit, mais sans qu’un mot ne fût prononcé !
Je suis incapable de l’expliquer mais, la première fois que je l’ai vue, seule dans le fond de cette boutique mal éclairée, aux « Trois Fontaines », j’ai tout de suite su que je repartirais un jour avec elle à mes côtés.
Ou plutôt que ce serait elle qui m’emporterait car, à force de la détailler, timide, je me sentais déjà son esclave… ou son chevalier. Chevalier encore sans armure, chevalier d’Éon peut-être même car, malgré une grâce toute féminine, elle diffusait une aura presque masculine, un peu sauvage, hypnotique.
Je serai ton esclave et tu seras ma reine. Je perdrai la raison et roulerai avec toi dans la boue, si tu le veux. J’irai dans les palaces avec toi et, malgré ton look à la fois élégant et rebelle, on t’ouvrira les portes, tant tu subjugues et envoûtes.
Je chantonne. Oh oui, la môme, « j’irais jusqu’au bout du monde, si tu me le demandais… ».
La première fois, j’arpentais les allées, un peu par désœuvrement, mais un peu en quête, aussi. Puis, le déclic, sans que rien ne l’ait laissé présager. Serait-ce cela, le coup de foudre ?
Alors, incapable de m’avouer que j’en pinçais pour elle, il a fallu que je vienne et revienne, de plus en plus souvent. Même Francis, avec qui j’ai tout partagé depuis que nous sommes enfants, même lui s’étonnait de mes cachotteries, de mes escapades dans ce temple de la consommation, du fast-food et du bruit.
Lui aussi, récemment, avait vécu une telle passion dévorante. Qu’il ne cherche pas à m’imposer sa présence me faisait douter, conjecturer. Avait-il déjà tout compris ?
Si c’était le cas, il avait dû être surpris. C’est vrai qu’avec le temps, j’avais laissé s’installer une image peut-être un peu pantouflarde, loin de son univers plein de filles, de chromes et de décibels. Je le jalousais un peu, parfois.
Alors là, l’occasion faisait le larron, c’était le moment ou jamais de changer, de devenir quelqu’un d’autre.
Mais le Francis, il ne pourrait y croire que quand il la verrait à mes côtés, lui raconter avant n’aurait servi à rien, elle est trop exceptionnelle. Ah, c’est sûr, je ne l’avais pas préparé à une entrée aussi fulgurante dans le "monde des mecs, des durs, des tatoués" !
D’ailleurs, peu m’importait qu’il ait des doutes ou non, j’étais déjà sur ma planète. Moi qui d’habitude ai toujours fui ces lieux bruyants, j’ai rejoint une dernière fois le centre commercial et cédé à l’attraction magnétique de celle que je savais y trouver. Elle était là, comme les autres jours !
J’ai d’abord hésité, puis avancé, de plus en plus sous sa domination silencieuse, ou sous l’emprise d’un implacable sortilège.
Je me revois encore, comme dans un film à l’atmosphère cotonneuse, irréelle.
Mes pieds ne touchent plus le sol, j’ai devant moi une créature plus qu’humaine. Une tentatrice, née du désir des hommes et du pouvoir des divinités. Je divague, j’ai la fièvre.
Je m’approche à peine. Je l’ai décidé, je vais caresser ses amples courbes. Puis glisser mes mains sur ses hanches, que j’imagine enserrer, et finir en effleurant, fébrile, sa croupe gainée de cuir.
Allons… ! La caresser du regard, uniquement ! Et encore, discrètement. Car un homme tourne non loin, il rôde, il surveille.
Un souteneur et elle, une fille de luxe ? Non, quelle horrible pensée ! Ou alors un eunuque, protégeant cette impératrice du plaisir à venir ?
Lui eunuque, je l’ignore, mais elle, impératrice, oui, à coup sûr ! Une impératrice nippone, comme je n’en aurais jamais rêvée !
Avec l’habitude, je reconnais à coup sûr une Japonaise (c’est ma faiblesse !), qu’elle joue le style geisha obéissante ou qu’elle affiche, comme celle-ci, des charmes presque agressifs.
Ah ! Elle est loin du style écolière en jupette, croyez-moi !
Des traits si fins et à la fois si énergiques. Des yeux en amandes effilées, à vous faire adorer le pays du Soleil Levant et toutes ses beautés. Je vous jure, je n’invente rien, son regard a la couleur de l’acier poli, mais dont les nuances rappellent le velours. Le tout souligné de fines et ravissantes lignes noires. Peintures guerrières ou armes de séduction ? À ce moment, je n’en sais fichtre rien.
Beauté froide et tellement attirante, elle semble n’attendre personne. Un dernier pas vers elle, je défaille presque, ma voix déraille, mais je me ressaisis et, moi que l’on sait timide, voilà que j’ose l’aborder et mes regards en cet instant valent tous les compliments du monde.
Je le confesse : qu’elle ait une âme est le moindre de mes soucis, à cet instant. À un mètre d’elle, je la déshabille du regard, l’ausculte même. J’ai beau chercher, comme je l’ai fait à distance des jours durant, je ne trouve aucun défaut sur cette sculpture parfaite.
Me croirez-vous si je vous dis que ce n’est que sur le trottoir que j’ai entendu le son de sa voix ? De toute façon, il y avait trop de musique à l’intérieur pour échanger plus. Une fois dehors, elle a définitivement fini de m’ensorceler.
C’est simple : elle n’a pas parlé, elle a chanté, et je ne me souviens pas des mots, je crois qu’ils n’étaient que musique. Une sonorité à la fois profonde et cuivrée, rocailleuse et mélodieuse, je vous le dis, elle n’est pas comme nous. Peut-être Marianne Faithfull ou Janis Joplin pourraient l’égaler… Définitivement, je déraisonne.
Vous l’aurez compris, mon jugement était altéré. C’était décidé, personne ne pourrait me faire croire que je faisais une folie, qu’elle était trop bien pour moi. Elle serait mienne.
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Et ce que j’ai vécu cette nuit me prouve que j’ai eu raison !
Oh, n’allez pas croire que je m’arrête à cette chevauchée fantastique (je trouve presque irrespectueux d’en parler ainsi, mais il y avait de ça…) ! Non ! Cette beauté ténébreuse n’est pas l’aventure d’une nuit. Elle et moi, on va faire un sacré bout de chemin ensemble, c’est déjà certain.
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Je pose ma tasse dans l’évier. J’ai envie d’aller la rejoindre.
« Mais non, allons, laisse-la un peu tranquille », me dis-je à moi-même.
Malgré tout, j’ai quand même entrouvert la porte.
Qu’elle est belle ! Mon dieu qu’elle est belle ! Fougueuse hier, elle n’est plus à cet instant qu’un félin endormi. Il me semble même que je l’entends ronronner.
Allons, tu divagues encore !
Tel que je le connais, Francis me dirait que rien que de la voir ainsi, ça le fait bander ! Comme d’habitude, il bande pour un rien, mais c’est une réaction somme toute normale, non ? Pourtant, là, rien n’apparaît de ses formes car, amoureusement, j’ai remonté sur elle le drap qui avait glissé. Comme si je craignais qu’une poussière ou le froid n’altère sa beauté. Et finalement, c’est peut-être encore plus excitant de me remémorer ses courbes que je devine, sous le tissu, sans les voir, des courbes que je connais déjà par cœur.
Non, moi je ne bande pas. Mais je dois avouer une petite excitation révélatrice… Quand même !
Mais je me fais violence et m’éloigne en silence
Tout en briguant, patience, d’autres moments intenses !
(« Oh là là, me dis-je, si tu te mets à parler en hémistiches, c’est que la manie te guette, il faut que tu ripes ! »)
C’est vrai, elle me rend dingue, alors il faut que je bouge.
J’enfourche mon vélo, au moins c’est la décharge d’énergie assurée. Nous voilà fin mai et c’est la première journée de beau temps, je veux en profiter.
Et, du coup, laisser Christine se reposer.
Quelques rares promeneurs arpentent les allées du Relais de la Chasse, où j’aime venir me défouler. Mais il n’y a pas d’autre vététiste pour m’aider à évacuer l’énergie qui me reste. Je me fais une raison et mouline, sans entrain, sans cesser de penser à Christine.
Elle ne pouvait que s’appeler Christine. C’était comme une évidence, comme une exigence.
Francis, quand je la lui ai présentée hier, m’a même dit, en aparté :
C’est vrai que c’est du passé, mais il avait raison. Il avait insisté.
Si je me souviens ? Un film de John Carpenter, début des années ’80, d’après un livre de Stephen King ! Christine était une superbe mais diabolique Plymouth. Comment ne pas se souvenir de ce magnifique démon ?
Francis ne pouvait pas savoir qu’il était si près de la vérité.
Il ne pouvait pas savoir non plus que c’est en venant lui présenter Christine que j’ai définitivement abandonné mon âme.
Tout en pédalant, je revois notre sortie du magasin, mes premières minutes avec Elle.
Moi qui suis tendre comme personne, moi qui sais qu’il est bon de démarrer en douceur, je l’ai serrée d’emblée contre moi, avec une audace que je ne me connaissais pas.
Je n’aurais jamais fait ça avec aucune autre, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Je crois que c’est le cuir qui l’habillait qui m’a tourné les sens, ça a été le déclic ! Un cuir, dont la texture m’était inconnue jusqu’alors, collé à ses formes comme une seconde peau. Je ne suis pas fétichiste mais là, sur le trottoir, ignorant la foule qui m’entourait, j’avais effleuré, caressé et aimé cette peau animale où couvait le feu. Là, j’ai su qu’elle était le diable, qu’elle avait envoûté mon âme et plus encore, à jamais.
Il était temps de partir, je me contrôlais de moins en moins. Nous avons traversé le parc de stationnement, j’ai mis le moteur en route et, au sortir du parking, nous ne faisions déjà plus qu’un, corps et âme confondus, lubriques, bouillant d’impatience. Oh, les regards réprobateurs des passants honnêtes !
L’obscène bête à deux dos traversait Pontoise, en route vers une débauche inéluctable, tout en roulant de plus en plus vite. C’était folie, mais pas pour Satan et son esclave.
Deux allers simples pour la géhenne, étape à l’empyrée. Ou l’inverse.
J’ai un peu honte de mon manque de retenue. À hauteur des dernières maisons de la ville, lorsque j’ai serré mes cuisses un peu plus autour de ses flancs déjà chauds, j’ai joui très rapidement, dans un spasme unique et long. Christine était brûlante mais ne manifestait aucun signe d’essoufflement, presque sereine. Me montrait-elle qu’elle était obéissante ou au contraire qu’elle maîtrisait mes assauts ?
Peut-être que j’étais son maître à ce moment-là, mais je ne l’affirmerais pas, oh non ! Qui, d’elle ou de moi, a décidé de prendre cette départementale déserte, long ruban presque rectiligne ? Je ne saurais dire. Dès cet instant, je n’ai plus quitté la route des yeux une seule seconde, seules mes mains cherchaient à découvrir l’indomptable maîtresse tandis que défilaient les kilomètres et que montait l’aiguille au compteur.
Tandis qu’elle… alors elle !
Une fois, deux fois, dix fois, elle s’est laissée aller à des gémissements, des crissements, des hurlements sans une fois s’essouffler, sans se plaindre. Au contraire !
Une fois, deux fois, dix fois, elle s’est dressée, majestueuse, comme un cheval qui chercherait à désarçonner son cavalier, me masquant la route, le compteur, tout ce qui aurait pu me rassurer, me laissant frissonner de peur et de plaisir… Puis, sans que je sache si c’était de mon fait ou du sien, elle se faisait l’instant d’après amante langoureuse, décrivant des arabesques obsédantes, lancinantes au rythme de mes doigts.
Elle réagissait à mes caresses au quart de tour, mais je restais humble face à tant d’impétuosité. Ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas être moi qui dirigeais ce ballet, sensuel ou sauvage selon l’instant. Pire, j’ai sombré sous le charme, perdu toute fierté et je m’en suis remis à sa volonté. Je n’aspirais plus qu’à me laisser entraîner dans ce tourbillon de plaisir.
Je pourrais vous dire en détail ce qu’elle m’a offert, ce que j’ai ressenti, mais jamais je ne pourrai dépeindre les émotions, la sensation d’ivresse et de liberté qu’on ressent alors qu’on traverse la campagne du Vexin en jouissant à près de deux cents à l’heure. Messieurs de la maréchaussée, pardon !
J’avais appelé Francis, il nous attendait sur le pas de la porte. Quand il a vu mon regard, il a compris qu’il ne pourrait jamais me raisonner.
Il m’a souri. Il aurait pu me juger, me prendre à part et me secouer.
« Qu’est-ce que t’as foutu ? Tu vois bien qu’elle n’est pas de notre monde. Tu sais bien que tu ne pourras jamais l’entretenir ! Tu te rends pas compte, c’est du haut de gamme, ça, t’es fada ou quoi ? »
Non, rien de ça. Il m’a souri, comme complice.
Pour tout dire, je crois qu’il avait découvert ma nouvelle passion avant même que je ne lui aie dit quoi que ce soit.
Mes silences, peut-être, trahissaient le secret que je tentais de garder le plus longtemps possible. Mais je crois qu’un élément, un seul, a suffi à me trahir totalement.
Un poster, un simple poster que j’avais acheté quelques jours plus tôt. Je sais, ça a l’air désuet, mais j’ai craqué, comme je le faisais à l’adolescence.
C’est que, même en photo, les égéries du Soleil Levant me fascinent.
Et celle-ci encore plus.
Quelle ressemblance ! À peine voilée par des tulles de soie diaphane, la douce diablesse figée sur papier ressemblait à s’y méprendre à celle que je convoitais. Ajoutez quelques signes de calligraphie asiatique dont même les arabesques éveillent en moi des ondes de sensualité, le tout sur fond de Fuji-Yama, tout concourait à me faire perdre les sens, voire à en consumer pour elle.
Sur cette icône de papier glacé, j’en arriverais presque à trouver déshonorantes les coupes dorées, en forme de bol, qui trônaient auprès d’elle, comme pour prouver le palmarès de cette reine de beauté. La "mienne" n’a pas besoin de ces trophées, elle est plus que belle, c’est un tempérament, c’est… pfiouu ! Les mots me manquent !
Craignant un peu les moqueries de Francis, je n’avais pas osé lui parler de mon coup de foudre, ni même accrocher au mur la représentation presque à l’identique de ma folie.
Pourtant, ce poster a sans doute suffi à Francis pour comprendre.
Les magazines, avec photo en page centrale, j’avais réussi à les soustraire à sa vue. Mais pas le poster. Le lendemain de mon achat, le poster enroulé avait bougé de place.
Je le parierais, Francis l’a déroulé, il a compris et l’a replacé. Pourtant, je le croyais à l’abri, derrière la bibliothèque où je le cachais. Francis ne vient que très rarement dans mon bureau et il ne s’éternise jamais devant mes livres ou mes dossiers.
Alors, cette trace de cambouis, au dos du poster, je n’ai pas de doute sur sa provenance.
Ah, il a dû tomber des nues, lui, le beau gosse, le rouleur de mécaniques !
Et bander !
Lui qui traîne une dégaine à la Brando dans "L’équipée sauvage", il a dû surtout gamberger, se demander si j’allais rouler dans son pré carré !
Le plus surprenant, c’est que plutôt que mettre les pieds dans le plat, voilà qu’il la jouait fine, le Francis. Pas un mot ! Et, insensiblement, j’ai même senti qu’il me regardait différemment.
Oh, des petits riens ! Mais quand même… Lui qui avait toujours été le maître, et moi l’élève, voilà qu’il montrait depuis quelques jours un visage presque bienveillant. Sa façon de me donner des conseils avec une suffisance un peu macho sur la manière de prendre son pied, de "les faire rugir", comme il disait, faisait place depuis peu à une attitude d’égal à égal qui était nouvelle chez lui.
Peut-être que ce que je lui laissais découvrir de moi, plus ou moins volontairement, agissait sur son comportement mieux que tout ce que j’aurais pu lui demander.
Mais pourquoi ne disait-il rien, lui aussi ? Qu’attendait-il ? Que j’en parle ?
En fait, je crois qu’il cogitait. Tempête sous son crâne. Pour lui, je n’étais sans doute plus la même personne depuis qu’il avait découvert cette simple reproduction qui me troublait au plus haut point.
Est-ce que mon attitude le désarçonnait, l’inquiétait ? Ou tout simplement me considérait-il enfin capable de jouer dans la même cour que lui ? Cette hypothèse semblait la plus plausible et cela me combla d’aise.
Au pied de la maison, aucun de nous ne pipait mot. Tandis que ces pensées se bousculaient dans mon cerveau, Francis contemplait Christine d’un regard envieux, et cela ajouta à mon bonheur !
Je crois qu’il comprenait petit à petit combien cette émancipation était importante à mes yeux. Enfin ! j’osais et ça portait ses fruits ! Enfin, je devenais adulte.
Je souris en me disant que ma thérapeute allait être contente ! À chacun sa méthode, à chacun sa thérapie !
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Du coup, le soir, c’est lui qui m’a proposé de faire une virée ensemble. D’habitude il fallait que j’insiste, mais pas là. D’ailleurs, je ne l’aurais pas fait, j’ai ma fierté !
Et de fierté, j’en avais à revendre, ce soir. Avec un blouson tout neuf, le cuir crissant contre celui de Christine, c’en était presque indécent, mais comme disait Francis "question look, ça envoyait un max !"
Je n’en revenais pas ! Francis me donnait le choix ! Pas de doute, ma métamorphose agissait sur lui aussi.
Il m’épatait, sans doute autant que je l’épatais !
On était vendredi, je savais où je voulais emmener Christine. À Vincennes, je savais que je retrouverais d’autres amis à nous, et j’avais hâte de voir leurs réactions.
Le résultat dépassa toutes mes espérances. Eux d’habitude si prolixes, au langage parfois peu châtié, je les ai cru par moments changés en statues de pierre.
Je crois que non seulement ils ne me croyaient pas capable de dénicher une telle perle mais, surtout, je crois qu’ils n’imaginaient pas qu’une telle perle puisse exister. La perle du Japon ! LA perle !… Celle que tous rêvent de trouver un jour, que ce soit dans la baie de Toba ou sur l’anneau de Suzuka.
Je sais que, pour nombre d’entre eux, les Asiatiques sont un fantasme et celle qui m’accompagne, sous son look très moderne, ne cherche pas à masquer ses origines. Au contraire, elle les arbore fièrement, laissant même malicieusement de minuscules fanions blancs et rouges souligner ses courbes les plus arrondies. Je peux vous dire que certains de ceux qui m’entourent ont tout du loup de Tex Avery, par moments…
Putain, quelle jubilation ! Ils l’ont matée sous tous les angles, sans aucune pudeur et je prenais un pied dantesque. Rien de malsain dans leurs yeux, rien de pervers dans mon indulgence, nous étions de la même confrérie et ces échanges de regards prouvaient que Christine était adoptée dans la bande, bien que tellement différente, tellement unique. Quelques filles lançaient vers leurs hommes des regards jaloux, d’autres avaient, dans ma direction, l’œil qui brillait d’envie.
Nous avons fini au bar à Joe et son équipe. Nous avons bu, pas trop car il nous fallait reprendre la route et, surtout, je savais que Christine pouvait, cette nuit, m’offrir le meilleur d’elle-même.
Il y eut presque une ombre à ce tableau, et dire que c’est avec Francis que c’est arrivé, en rentrant, en arrivant devant la maison. Francis pourtant d’habitude plein de tact, je n’aurais pas cru…
Je ne l’ai pas laissé finir, je crois que je l’ai fusillé du regard. Toute la soirée, j’avais lu le désir dans ses yeux. On a partagé tant de choses ensemble, il pensait peut-être que… Mais là, quand même… !
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Mon Dieu, mes pensées m’absorbaient, j’étais en train de mouliner rageusement sur les pédales et je zigzaguais dangereusement sur la chaussée. Décidément, Christine me fait vraiment perdre la raison.
D’ailleurs, sans m’en rendre compte, j’avais repris le chemin de la maison. Ce n’était sans doute pas anodin ! Jalousie ? Je ne sais pas, mais c’est vrai que Francis dormait à deux pas… Allons, il n’oserait pas, je me fais un film.
Un mauvais film ?… Dont Christine serait le personnage central ?… Christine, Francis… C’est sûr que, derrière le portail en bois, elles sont nombreuses à avoir hurlé sous ses doigts, au grand dam des voisins, parfois… Hum… Christine réagirait-elle avec lui comme avec moi ? Je frémis.
J’accélère encore, l’inquiétude grandit. Me voici déjà au pied du perron. Je traverse le sous-sol comme une balle, j’ouvre la porte…
Christine n’a pas bougé d’un millimètre. Qu’est-ce que j’ai l’air bête ! Comment ai-je pu douter ? Je m’allonge doucement dans le lit, près d’elle, et tire doucement le drap qui la recouvre encore. Et là, peu importe que le diable soit dans son âme ou dans la mienne, seules comptent les lignes parfaites que je dévoile doucement.
Je souris, car je sais qu’à ce moment mon excitation n’est pas vraiment sexuelle. Christine, c’est une bombe, bien sûr, mais elle est bien plus que ça. Depuis hier, elle est en moi, c’est elle qui me possède. Depuis hier, elle et moi, nous sommes en osmose et le sexe n’est pas l’élément important entre nous.
Me croirez-vous si je vous dis qu’il n’y eut pas de pénétration cette nuit-là, malgré une nuit dont je me souviendrai à jamais ?
Vous allez comprendre pourquoi.
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Tout en finissant d’exposer Christine aux rais du soleil indiscret, je repense à Francis.
« Pas de doute, me dis-je, je le connais celui-là, et Christine, c’est tout à fait son genre. Il doit en crever d’envie, le salaud. »
Je prends mon portable sur la table de nuit, j’entends la sonnerie à l’autre bout de la maison.
Dix secondes plus tard, Francis apparaît dans l’entrebâillement de la porte. Dans son regard se lit la frustration, il arrive à peine à parler.
Épilogue
Après tout, rien n’interdisait à Ghislaine de tomber amoureuse d’une moto, elle aussi.
Car, elle aussi, comme disait la môme Piaf, elle « portait des culottes, des bottes de moto, un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos… »
Mais elle n’avait pas envie, pour autant, de délaisser Francis, son premier amour…
Elle lui tend la main et se met à chantonner.
Ghislaine sourit. Ah, là là, son Francis, à part Kiss et Polnareff, il ne connaît pas grand-chose… !
~ FIN ~
Petits addenda concernant les indices :
Pour que le secret dure, il fallait des indices qui ne soient pas trop "immédiats", et voici quelques explications pour ceux qui ne sont pas très "moto" :
Vincennes, le vendredi soir : c’est le lieu de rassemblement incontournable pour de nombreux "fondus" de moto en région parisienne. Sur l’axe Bastille - Château de Vincennes, c’est le royaume des gros cubes !
Des coupes dorées, en forme de bol : ce sont surtout des Japonaises rutilantes qui raflent ces trophées… notamment l’un des plus connus en France, le Bol d’or.
Le bar à Joe et son équipe : en anglais, le « Joe bar team », c’est surtout la BD des motards, la référence !
Une perle dans la baie de Toba ou l’anneau de Suzuka : la baie de Toba est le lieu le plus réputé au Japon pour la pêche des perles de culture. Mais l’anneau de Suzuka n’est pas une bague surmontée d’une telle perle. C’est le circuit (l’anneau, le Ring) qui accueille les Grands Prix moto du Japon (en concurrence avec celui de Motégi, pour les puristes !)
Plus quelques détails encore : la muse ailée, référence à l’insigne Honda ; Brando dans "L’équipée sauvage", chef de file des motards qu’on aime ou qu’on déteste ; « … perdre les sens, voire en consumer pour elle » (là, c’était un indice un peu filou, je vous l’accorde !).
Dernières remarques :
Même si cette histoire est une fiction, sachez que la "Street Hawk" n’est pas une invention de ma part : C’est une Honda 500, amplement modifiée pour les besoins de la série "Tonnerre mécanique" (1985). Seuls 15 exemplaires ont été fabriqués, certains roulent toujours. Rien d’étonnant à ce qu’un amateur qui en déniche une la trouve… unique.
Et pour finir, amis lecteurs, dites-moi… N’y a-t-il pas, parmi vous, quelques curieux qui vont avoir envie de me relire, pour traquer l’accord de l’adjectif ou du participe passé, pour s’assurer du sexe de la personne qui relate cette déroutante histoire ?
Le narrateur qui était une narratrice, c’était mon deuxième secret, l’ai-je bien ménagé ?