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Temps de lecture estimé : 21 mn
26/11/05
Résumé:  SDF, Sans Domicile Fixe...comment font-ils l'amour, les SDF?
Critères:  fh hplusag frousses rousseurs inconnu jardin collection volupté init
Auteur : Jeff            Envoi mini-message
SDF...

SDF… Ces trois petites lettres - ce sigle – les "Unes" de nos journaux écrits, parlés ou télévisuels en sont pleines, de même que nos conversations entre "gens bien comme il faut, assis au chaud dans leur salon". Derrière ces trois minuscules et presque anodines lettres se cachent malheureusement aussi et surtout la misère du monde qui nous entoure, et que nous traversons souvent dans une indifférence notable.

Qu’une main se tende une fois, et notre générosité nous fait donner. Que deux mains se tendent, et nous voilà déjà en train de maugréer. Que trois mains se tendent et nous rouspétons, nous vitupérons la Société qui ne fait rien. Et, pour nous excuser de notre accès d’humeur et de notre refus d’affronter ces mains tendues, nous expliquons que nous ne sommes "… pas Crésus et que nous ne pouvons assumer toute la misère du monde, tout seul !" Et, comme le passant, nous passons notre chemin, les mains fermées et serrées, bien blotties au fond des poches de nos chauds manteaux d’hiver…

Désolé, c’était ma minute socio-philosophico-moralisatrice…




Je n’avais pas emménagé depuis très longtemps dans ce nouveau quartier de Paris, non loin du canal Saint-Martin, que déjà j’avais remarqué bon nombre de ses habitants et de ses habitués. À un pâté de maisons de mon entrée, par exemple, il y a les trois vieilles qui font éternellement les cent pas, espérant emballer encore un client, même tardivement. Plus loin, dans le petit square, traîne un vieux clodo toujours accompagné de son litron et de son chien, mais qui dort dans une vieille péniche au port de la Bastille, m’a expliqué l’éclusier. Dans ce square on côtoie aussi les groupes de jeunes, garçons et filles qui flirtent, écoutent de la musique et fument d’odorants tabacs… Sans oublier les amoureux, les touristes et les groupes emmenés par les voyagistes. J’ai rapidement pris l’habitude d’aller, l’après-midi, me promener le long du canal pour observer les gens, la rue et les mouvements des rares bateaux.

Mais, Elle, je ne l’avais pas encore vue.

Elle, elle est recroquevillée dans une sorte de sac de couchage olivâtre qui se confond avec la pierre de l’arche du pont qui lui sert de toit. Quand je l’ai aperçue pour la première fois, elle était coiffée d’un singulier bonnet de laine rouge surmonté d’un gros pompon violet. Et c’est cette tache de couleur, incongrue dans ce paysage gris et beige, qui attire mon regard. Mais c’est tout. Je ne fais que voir, ou plutôt entrevoir, une tache de couleur. Une de plus. Et je passe mon chemin, je continue ma promenade.

Le lendemain, la tache rouge et violette est encore là, au même endroit. Appuyée sur la pierre de l’arche. Cette fois, je stoppe mon errance et cherche un escalier pour m’en approcher. Simple curiosité… ou curiosité malsaine ?


Le long du quai, pavé de grosses dalles en pierre de taille, mes pas doivent résonner très fort et sonner clair, car la tache colorée se met à bouger. Enfin elle remue et montre quelques signes de vie. Tandis que j’avance, un tronc émerge du sac qui fait office de coquille de protection, puis se redresse. Sous le bonnet, je commence à distinguer une figure humaine encadrée de longs cheveux roux pendant en douilles qui semblent poisseuses. À mon approche, la forme se ratatine et se ramasse sur elle-même, hésitant entre fuir ou se couler dans les pierres de la voûte, comme pour faire corps avec elle et disparaître.

Arrivé à moins de cinq mètres, j’hésite à continuer de peur de la faire fuir, car c’est une fille apeurée qui se replie sur elle-même en attendant de savoir qui elle va devoir affronter. Est-ce que je suis un flic ? Est-ce que je vais la tabasser ? Devant son désarroi, je laisse une distance de sécurité entre nous et, pour paraître encore moins agressif, je m’accroupis pour me trouver au niveau de son visage.



La fille est farouche. La figure renfrognée, elle fixe le sol et surveille un point imaginaire, évitant ainsi de me regarder.

Sa figure est pâle, tavelée de multiples taches de rousseur et zébrée sur la pommette saillante d’une longue estafilade encore fraîche. Les lèvres fines sont gercées et blanchies par le froid. C’est qu’elle a choisi le seul pont, me semble-t-il soudain, où tous les courants d’air de Paris se sont donné rendez-vous.

Comme je ne dis rien d’autre (en fait je ne sais pas quoi dire) c’est elle qui rompt le silence :



Face à cette hargne, je me relève en haussant les épaules et fais demi-tour. En remontant vers chez moi, une sorte de "mal-être" m’anime. Je ne cesse de penser à elle. Qui est-elle ? Qu’est-ce qui peut bien l’obliger à vivre là, sous ce pont, dans les courants d’air, emmitouflée dans son sac ?

Mais la routine quotidienne reprend le dessus, jusqu’à ma sortie suivante. Mes pas, de façon hypnotique, me ramènent vers elle.


Elle est toujours là, toujours coincée dans son sac, sous son pont, exposée aux courants d’air. À mon approche, elle lève simplement la tête, remonte légèrement le buste et ramène ses jambes sous elle.



Chouette ! Aujourd’hui elle me répond.



Au moins cela a le mérite d’être clair. Mais sa réponse m’inquiète pourtant. Depuis quelques jours les soirées et les nuits deviennent de plus en plus fraîches, pour ne pas dire froides. Il me semble alors que la place d’un être humain n’est pas, par de tels frimas, dans la rue. Je tente de lui expliquer et une fois encore elle m’envoie sur les roses.

Après tout, chacun semble libre de faire ce qui lui plaît et, n’étant ni flic ni un travailleur social, je l’abandonne là, sous son pont et rebrousse chemin…

En face de l’escalier qui me ramène du quai se trouve un petit café parisien. Sur sa vitrine, au blanc d’Espagne et en lettres bâton, le patron a inscrit " Ici, soupe à toute heure… ". Attendant que le flot des voitures me permette de traverser, je contemple cette accroche, le regard pensif, l’esprit ailleurs et, dès que je le peux, je traverse et pousse la porte de l’estaminet de façon impulsive.

Malheureusement il n’y a plus de soupe, seulement du Viandox. Tant pis, je commande un bol de Viandox brûlant et retourne vers elle.

En me voyant revenir, mon bol à la main, elle me fait quand même un sourire.

Je ne sais pas trop comment l’interpréter, ce sourire : moquerie ou alors "v’là le casse-pieds qui s’ramène… " Et il me faut parlementer pour lui faire accepter de le boire. Enfin, elle sort les mains de son sac.

Des mains sales, aux ongles écornés, noirs, aux doigts enserrés dans des mitaines dépareillées. Avec un léger tremblement, les deux mains s’emparent du bol et elle boit le breuvage avec avidité, presque d’une traite. Quand elle me rend le bol, il me semble que sa figure, déjà très pâle, est encore plus blême. Elle a un haut-le-cœur, se lève avec brusquerie, s’extrait de son sac et se jette sur le bord du canal pour vomir…

Pendant qu’elle buvait, je m’étais accroupi près d’elle, silencieusement. Sa précipitation me surprend, mais ce qui m’étonne surtout c’est sa tenue.

Son buste est couvert d’un gros pull-over à col roulé et d’une vieille doudoune de l’armée. Quand elle s’arrache de son sac, je découvre avec effarement, qu’elle n’a sur elle, en tout et pour tout, qu’un string ! Pas de pantalon, pas de chaussettes. Deux jambes maigres d’une blancheur presque cadavérique sous une paire de fesses plates.

Pliée en deux au-dessus de l’eau, les fesses à l’air, elle continue à vomir.

Avec un retard dû la surprise de cette tenue plus que légère, j’arrive à me relever. Je me dirige vers elle pour l’aider, comme je le fais avec mes filles quand elles sont malades… Tenir le front, soutenir de la voix, aider psychologiquement par quelques paroles réconfortantes… bref, le minimum d’humanité en pareil cas. Son premier geste est pour me repousser mais, très vite, l’une de ses mains agrippe mon bras, s’y accroche et devient même pesante.

Elle tremble de tout son être. Est-ce le froid qui la surprend ? Est-ce une réaction due à son haut-le-cœur ? Ma main frotte instinctivement son dos, comme si elle pouvait la réchauffer tout entière. Mais elle ne fait aucun geste montrant qu’elle la gêne. Maintenant, elle grelotte. Et ma main descend pour frotter ses cuisses, ses mollets nus. Sa peau est rêche et glacée. Ses muscles semblent flasques, sans réaction.

Elle est toujours penchée en avant, les orteils au ras du quai sont crispés sur le rebord des pierres légèrement humides, glissantes et certainement glacées. Elle finit par reprendre son souffle, sa main toujours accrochée à mon bras. Enfin, après quelques secondes, elle commence à relever la tête.



Délicatement, elle fait demi-tour pour rejoindre le carton qui lui fait office de matelas de sol et rentre dans son sac encore plein de sa chaleur animale. Elle a marché légèrement courbée, à petits pas menus, posant ses pieds nus sur les dalles glacées et humides du quai.



Voilà ce qui explique sa tenue, pour le moins légère… Tandis qu’elle retrouve son sac et son peu de chaleur, je l’aide à reprendre sa place.



Il y a des fois où l’on dit des choses bêtes, par automatisme. C’est sûr qu’elle ne va pas bouger… dans cette tenue : pieds nus, en string, fesses et jambes nues, où pourrait-elle bien aller ? En pressant le pas, je me précipite chez moi, retourne les placards de mes filles, farfouille dans leurs fringues d’hiver, celles qu’elles ne mettent plus. C’est fou ce que nos placards regorgent de choses inutiles et encombrantes qui ne nous servent plus, nous déplaisent et feraient tant plaisir à d’autres.

Muni d’un sac rempli de pantalons, de chaussettes, de collants de laine et de deux paires de chaussures, je reviens rapidement.


Elle est là. Elle n’a pas bougé.

Quand elle me voit revenir avec mon sac au bout du bras, elle sourit. Un vrai sourire. Un sourire à la vie, et même ses yeux s’éclairent. Soudain son visage semble moins blanc. Il me semble presque y déceler quelques remontées sanguines.

Je lui tends le sac dont elle s’empare avec cupidité tout en jetant autour d’elle quelques regards apeurés et suspicieux, avant de murmurer :



C’est sa façon de dire merci. Alors que je vais détailler en quelques mots le contenu du sac, elle le pose à côté d’elle, et d’un geste de la main m’invite à m’asseoir sur un coin de carton.

Je m’installe en calant mon dos contre la voussure du pont, je me contorsionne pour extraire mon paquet de cigarettes et lui en propose une.



Nouvelle surprise pour moi ! Une fille qui vit dans la rue et qui fume pas ! Décidément, le monde change plus vite que je ne le pense…

Les doigts déjà gourds, j’allume une cigarette.



Je ne relève pas et fais comme si je n’avais rien entendu.



Sans connaissance avec la Loi de la rue, je ne sais que dire. Appuyé contre les pierres froides, je m’imagine un instant devoir vivre dans une telle situation… perspective peu réjouissante, pour le moins. Je suis perdu dans ces pensées, tirant sur ma cigarette quand elle m’interrompt :



Je la regarde, interloqué. Oui, je commence à sentir le froid s’insinuer en moi, l’humidité ambiante me colle à la peau et mes doigts semblent s’engourdir.



Elle se pelotonne dans son duvet, le sac de fringues toujours posé à côté d’elle.



Elle sort une main, la met sur la mienne, glacée, et je sens une douce chaleur m’envelopper.



Et, sans me laisser dire quoi que ce soit, elle prend mes mains, jette ma cigarette à moitié consumée vers le canal et les attire dans l’ouverture du sac. En quelques mouvements, elle me les colle contre son buste, sur ses seins, sous son pull-over, à même sa peau.

Sous mes doigts gourds, la chaleur de sa peau est étonnante. Rapidement, elle en réchauffe mes doigts, mes paumes. Sous ma peau je touche la sienne, douce et tiède. Ses seins sont soyeux. Mes doigts, instinctivement, se mettent à revivre et cherchent à empaumer les deux masses légères, tâtonnant pour en atteindre les bouts pointus.

Mes imperceptibles mouvements, pas très habiles, accélèrent sa respiration. Une légère buée s’échappe de sa bouche entrouverte. Seul un de mes bras fait une sorte de barrage entre nos têtes et nous empêche d’être tempe à tempe.


Comme cette position est aussi inconfortable pour elle que pour moi, elle se glisse sous mon bras pour qu’il l’entoure, et vient se serrer contre moi. En même temps, sa main part en exploration vers mon entrejambe, et rapidement les massages de ses doigts, la précision de ses gestes ont vite raison de ma gêne. Jamais, au grand jamais, je ne me suis exposé ainsi, en pleine ville et même sous un pont de Paris, à me faire caresser et à peloter une jeune poitrine.

Et sa main explore de plus en plus mon entrejambe, dont la position indécente – jambes ouvertes en raison de ma position - facilite grandement l’accès. Ses doigts s’emparent rapidement de mon sexe, encore un peu rabougri par le froid ambiant. Mais, au contact de ses doigts qui m’électrisent et me font sursauter, mon sexe commence à bander. Coquine, elle accentue le mouvement et répond à mes caresses sur sa poitrine en me murmurant :



Mais je ne peux guère bouger. Les mains coincées dans le pull-over, son bras qui me paralyse les jambes… c’est elle qui penche le torse, m’obligeant à lâcher le sein que je commençais à triturer de plus en plus fort. Habilement, elle défait ma braguette et sort mon sexe qui se met à devenir dur. Sa bouche s’approche, ses lèvres me frôlent, sa langue pointe et titille mon bout excité où doit perler une première goutte.

Puis sa bouche entière m’avale, m’absorbe, me suce. Tandis qu’elle m’embouche, ses mains fouillent l’une après l’autre les poches de sa doudoune.

Enfin elle extirpe un préservatif et, avec dextérité, elle déchire l’emballage de ses dents et crache le petit bout de papier vers le canal. À deux mains elle m’ensache le bout du sexe avec le latex rose. Puis elle replonge la bouche, aspire mon gland ainsi paré et déroule le reste du condom, tout en accompagnant sa succion le long de ma hampe.

Moi, qui d’habitude débande toujours un peu à cette manœuvre risquée, cette nouvelle technique m’épate et m’excite.

Sous cette caresse, mon corps se tétanise, ma tête part en arrière et cogne durement sur la pierre.

D’une langue voluptueuse qui serpente sur mon sceptre comme un anaconda autour d’une branche, elle m’enveloppe la hampe. Et elle m’avale de plus en plus loin, de plus en plus vite, me forçant à calmer ma respiration pour maîtriser la montée de mon plaisir.

Sans lâcher mon membre, elle s’extrait de son sac.

Ma main glisse rapidement sur ses jambes nues et chaudes, et remonte vers ses fesses à peine protégées par la ficelle du string. Du bout des doigts je l’écarte pour aller caresser son intimité. Mes doigts rencontrent une zone humide, brûlante, qui contraste avec la température extérieure. Mais je n’ai pas le temps de faire plus de deux ou trois allers et retours dans l’entrée de son intimité qu’elle me repousse et vient s’installer à califourchon en face de moi.

Les deux pieds nus bien à plat à hauteur de mes hanches, elle écarte largement les jambes, et reste un instant en équilibre au-dessus de mon dard qui pointe vers son ventre ainsi offert. D’un geste rapide, elle écarte elle-même le fin triangle de tissu, et avec dextérité empoigne mon sexe et se le fourre rapidement au plus profond d’elle. Elle se déhanche, roule sur mon sexe, contracte ses muscles qui me massent, entame un lent mouvement d’avant en arrière. Puis, sans attendre, elle entame une série de montées et de descentes qui me font buter au fond de son intimité que je sens se contracter à chaque va-et-vient. Sa main, restée en bas, caresse son clitoris. Je sens ses doigts se contracter de plus en plus en plus fort contre mon ventre.

Pour participer à cette fantasia, je cale mes deux mains sur ses fesses et j’accompagne son rythme. Une cadence qu’elle mène tambour battant, avec une maestria qui nous mène rapidement vers le plaisir, la jouissance.

J’éclate dans mon préservatif au moment même où elle m’enfonce dans le cou ses ongles irréguliers et coupants. Puis elle enfouit sa tête dans mon col de veste et s’applique à reprendre son souffle, le nez au chaud.

Pour quelqu’un qui aurait pu nous voir ou nous surprendre, la scène n’a pas duré plus de deux ou trois minutes.

Les mouvements étaient discrets, plus souvent des déhanchés qu’une chevauchée fantastique. Elle n’a pas crié son plaisir. Seuls une accélération de sa respiration et un feulement vite étouffé contre ma peau ont réellement marqué sa jouissance.

Elle reste blottie ainsi quelques minutes, légère, aérienne, suspendue au-dessus de mon sexe qui commence à glisser hors de son intimité inondée de plaisir.

Elle est restée silencieuse durant ce laps de temps ; de même, il me semble qu’elle n’a jamais fermé les yeux – moi non plus d’ailleurs - mais moi j’avais bien trop peur de me faire surprendre.


Après m’avoir expulsé d’elle, elle regagne sa place et se précipite sur le sac de fringues pour enfiler le premier pantalon venu, puis elle sort une paire de chaussettes et enfile une paire de vieux tennis. À peine habillée, alors que j’en suis encore à me contorsionner pour retirer mon préservatif et remballer mon sexe, elle est déjà debout, secoue longuement sa crinière rousse et se met à rire et à faire des étirements.



Avec difficulté, j’arrive à reprendre la position debout, les jambes un peu flageolantes, une main sur la voûte du pont, l’autre frottant ma tête, là où je me suis cogné quelques minutes auparavant, et je reprends enfin mon souffle.



Je reste là, quelques secondes encore, à la regarder. Elle semble soudain avoir repris vie. Tout à coup je comprends : la première fois que je l’ai vue, elle n’avait pas osé bouger en raison de sa tenue "indécente", pas plus qu’elle ne s’était confiée à moi, question de confiance… Quand elle a compris que je n’étais pas là pour la violer ou lui vouloir du mal, elle s’est sentie soulagée ! D’où son envie d’amour…



Alors, le cœur cognant encore dans ma poitrine, les jambes en coton, la démarche toujours un peu chancelante, je lui dis :



Et je m’éloigne lentement, tournant de temps en temps la tête vers le dessous du pont où je la vois s’affairer.


Je repars vers mon appartement chaud et douillet. Je monte les escaliers en traînant un peu les pieds, doucement, tranquillement, sans me presser. Là haut, personne ne m’attend. Mes filles ne sont là qu’en week-end, sauf si elles ont mieux à faire que de venir squatter chez leur vieux père. Mon épouse, enfin mon ex-épouse, ne vient plus depuis longtemps tambouriner à ma porte. Quant aux amis, mon changement d’adresse les a éloignés pour un moment.


Et puis j’ai honte aussi de ne pas avoir trouvé les mots justes pour l’inciter à venir passer un moment au chaud, se décrasser sous une bonne douche, dormir dans un vrai lit ! Chez moi, cela devient une sorte de remords lancinant qui m’accompagne tout au long de cette soirée, tandis que je m’active dans ma routine de célibataire. De plus, je ne sais même pas comment elle s’appelle !

C’est vrai… je suis un vrai mufle : je l’ai baisée – pardon mais, au fait, en y réfléchissant bien, c’est elle qui m’a baisé - peu importe, on a baisé mais dans l’anonymat le plus complet…

Tant pis, demain… demain je lui demanderai, voilà une belle occasion pour retourner vers le canal.

Le lendemain, je pars plus tôt me promener, pressé de la revoir. Tandis que je me dirige vers le pont, mille questions viennent me hanter qui m’empêchent de profiter pleinement du spectacle de la rue. D’abord, lui demander comme elle s’appelle. Ensuite ce dont elle peut avoir besoin… Et si je lui apportais quelque chose… mais quoi ? Des fleurs ? Ridicule ! Un nouveau bol de Viandox ? Pour la rendre encore malade ? Oublie ! Elle fume pas… En même temps, au fur et à mesure que mes pas me rapprochent d’elle, mon ventre se serre, de petits picotements viennent courir le long de ma colonne vertébrale, mon cœur se met à battre plus fort. Et j’accélère ma marche.

Mais voilà, le long du canal, il n’y a pas de bonnet rouge à pompon violet ! Sous le pont reste une vieille boîte de conserve rouillée, un bout de carton, un vieux morceau de journal et, entre deux pierres du quai un peu disjointes, un morceau d’emballage de capote, coincé. Méticuleusement, je me penche et le ramasse pour le fourrer dans ma poche. À l’évidence, elle n’est plus là. Ni traces, ni message. Elle a changé de coin.

Sans précautions, je m’assois un moment le dos contre le pont, à l’emplacement où hier nous avons fait l’amour. La tête vide, appuyée contre les pierres glacées, je ferme les yeux un instant et revis rapidement la scène de notre étrange accouplement de la veille.

Je ressens la tiédeur de ses seins, la douceur de sa peau laiteuse. La chaleur de son sexe. Je regrette la rapidité de nos gestes, notre silence. Je regrette surtout de ne pas lui avoir demandé au moins son prénom ou son surnom…

Le froid et l’humidité remontent à travers mes vêtements et m’obligent à bouger. En remontant, je décide de me renseigner pour savoir si quelqu’un l’a vue.

Non, l’éclusier ne l’a pas remarquée. J’ose à peine réveiller le clodo du square, qui depuis le matin cuve son kil de rouge et dort à poings fermés allongé sur son banc, son chien ronflant de concert à ses pieds, et qui me marmonne quelques paroles incompréhensibles.

Par acquit de conscience, je descends plus bas, vers la Bastille, puis jusqu’à la Seine, mais point de jeune rousse parmi les nombreux SDF que je croise et dont je scrute les petits groupes.

Le cœur serré, je remonte chez moi.

La soirée s’annonce encore plus morne que d’habitude, la solitude soudain plus pesante aussi. Sans cesse mes pensées volent vers Elle. Elle qui est seule dans la ville. Elle qui dort dehors, dans le froid et l’humidité de la nuit. À moins… à moins qu’elle n’ait trouvé une place dans un foyer ! À moins qu’elle ne se soit fait embarquer par les flics… Ma nuit est peuplée de dizaines de figures de ces SDF que j’ai croisés cet après-midi, et de temps en temps émerge de ces groupes sa figure, auréolée de ses cheveux roux… Alors j’imagine que nous faisons l’amour, là, au milieu des groupes, à la vue de tout ce monde qui fait cercle autour de nous… et puis, au moment de jouir, elle se sauve ou s’évanouit et je recommence à la chercher…


Dès mon réveil, je néglige mon travail et décide de repartir à sa recherche.

Il faut que je la trouve ! Je remonte le canal. Auprès d’une bande de clodos, entassés et serrés les uns contre les autres, je tente d’obtenir quelques renseignements. Même contre deux litres de rouge, ils continuent à m’insulter grossièrement et débouchent les bouteilles en braillant à qui aurait l’honneur de dépuceler "les demoiselles". Plus loin, un groupe de jeunes, la casquette vissée sur l’occiput, le pantalon à mi-cuisses, une radio braillarde au milieu d’eux, ne daignent même pas lever la tête à mes interrogations.

Je vais jusqu’à demander à un car de flics, stationné au pied de la rotonde de la Villette, s’ils ne l’ont pas vue, des fois…



Les agents se regardent puis me scrutent, l’air suspicieux…



Comme je ne peux pas répondre, je décide qu’il me paraît plus judicieux de chercher tout seul que de répondre aux questions de la police, et après les avoir remerciés et surtout avant de me faire embarquer moi-même, je m’en vais…


Durant les jours qui suivent, je la cherche encore à travers Paris, m’arrêtant à chaque groupe de clodos, à chaque rassemblement de jeunes. Au bout de quelques jours, je suis même étonné de leur nombre. Jamais je n’aurais pensé qu’il y en avait tant, des SDF. Étonné et affolé. Mais je n’ai pas retrouvé ma jeune rousse.

Et le temps a passé, le souvenir était en train de s’estomper doucement quand, trois semaines plus tard, en ouvrant mon quotidien préféré, je découvre l’enquête d’une consœur journaliste qui avait expérimenté la vie de SDF.

Intrigué et curieux, je lis avec attention.

Elle y parle de la misère de la rue, des bagarres, des empoignades pour un bout de carton, pour un coin de trottoir, pour une arche de pont. Elle explique comment certains les défendent, avec un bout de sucre qui zèbre la peau et empêche la cicatrisation. Elle donne quelques détails sur le racket opéré par des bandes de SDF qui dépouillent ceux qui n’ont déjà rien. Au passage, elle écorne les passants, souvent indifférents à la misère, plus préoccupés par leurs animaux de compagnie, et pleins de sollicitude pour leur bien-être que pour les sans-abri. Elle égratigne les travailleurs sociaux, toujours débordés et de plus en plus sollicités. Selon elle, ils deviennent de véritables fonctionnaires de la pauvreté, oubliant le côté humain de leur mission, tenus à en faire un traitement collectif, bientôt rattrapés par les cadences et l’obligation de résultats. Et elle s’en prend à la police, toujours présente, de moins en moins magnanime, de plus en plus répressive et qui tape dur quant elle effectue ses rafles.

L’article est signé d’une certaine Sophie DeFlorent (sic). Bizarrement, il me faut plus de la matinée pour comprendre que les initiales de cette journaliste font SDF…


Les souvenirs de ma jeune SDF rousse du pont du canal Saint-Martin me reviennent à la mémoire aussi frais qu’au premier jour. Et je décide d’aller faire un saut à la rédaction pour interroger cette Sophie DeFlorent. Sait-on jamais qu’elle ait rencontré ma rousse durant son enquête…

Au journal, on m’indique gentiment la direction de son bureau, au fond de la grande salle de rédaction.

Je traverse la salle bourdonnante d’activité, et vais frapper à la porte de verre, entrant sans attendre d’y être invité.

Dans un minuscule bureau très clair, plus encombré que la place de la Concorde aux heures de pointe, un haut dossier de cuir noir me fait face. Le fil du téléphone disparaît derrière.

Dans le reflet de la vitre, elle est là ! C’est elle !

La jeune fille rousse du pont du canal Saint-Martin… la SDF … Sophie DeFlorent… une seule et même personne !

J’ouvre la bouche, retiens un "Oh !" et un millier de questions se bousculent au bord de mes lèvres, dans ma tête, quand elle me fait face.


Elle est toujours aussi pâle. Ses yeux sont un peu moins cernés, mais la cicatrice sur sa pommette est toujours bien visible. Ses cheveux, tels une auréole rousse, éclairent son visage. Un pull-over noir s’ouvre largement sur ses seins dont je n’arrive pas à détacher les yeux.



Et elle termine sa conversation en l’abrégeant.



Elle ne répond pas, elle baisse les yeux, un peu coupable, mais ne dit rien. Pas d’excuses, pas de remerciements. Rien, elle m’oppose ses seins à moitié dénudés et l’auréole de ses cheveux roux. Et le silence s’installe entre nous.

En la retrouvant, je suis soulagé mais, en même temps, je suis en pétard, contre elle, contre moi.

C’est vrai, quoi, moi j’avais cru faire une bonne action. Je lui ai même apporté des vêtements pour qu’elle puisse enfin être décente, alors que je participais "à l’insu de mon plein gré" à une enquête journalistique destinée à savoir si un mec pouvait se faire une SDF et "qu’est-ce qui pouvait l’attirer ?"…

Bien sûr, je ne regrettais rien. Le petit moment d’intimité que nous nous étions offert avait été irréel et fantastique. Et peut-être que si j’avais cherché à la retrouver, à la revoir, c’était parce que j’en redemandais…

Et puis elle est là, devant moi, avec ses petits seins arrogants, son regard mutin, sa joue encore balafrée. Elle ressemblerait presque à "mademoiselle-tout-le-monde". Celle qu’on croise dans n’importe quelle rédaction… Je suis aussi déçu… parce qu’elle a perdu son aura de mystère, son air de paumée un peu hargneuse. Oublié aussi son côté animal sauvage, écorché vif, que l’on désire protéger, réconforter, soigner, dorloter…


Elle a détruit son mythe et m’a trompé sur la marchandise. Pourtant, je n’arrive pas à être autant en colère que je le voudrais.

Je lui demande abruptement :



Déjà elle replonge son nez dans ses papiers, farfouille sur son bureau, à tâtons, à la recherche de je-ne-sais-quoi.

Alors, je me lève et, après lui avoir adressé un petit sourire, je sors le plus dignement possible, ou plutôt, je me sauve.


Une fois rentré, je m’attable devant mon écran pour écrire cette histoire, enfin, plus exactement cette rencontre. Pas tellement pour en faire une leçon de morale édifiante, mais plutôt comme un exutoire, pour soulager ma conscience, peut-être aussi comme une forme de vengeance… Pourtant, c’était chouette… c’est vrai. Je ne le regrette pas, et si demain ce devait être à refaire, je le referais… parce que donner un peu d’amour, c’est aussi redonner de l’humanité à ceux qui semblent avoir tout perdu…