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n° 10062Fiche technique20294 caractères20294
Temps de lecture estimé : 13 mn
19/01/06
Résumé:  Une dernière gorgée avant la grande randonnée.
Critères:  hagé couleurs médical enceinte volupté cérébral revede nonéro
Auteur : Olaf      Envoi mini-message
Eros et Thanatos

Je ne me souviens pas avoir tété à ma naissance.

Logique, personne ne s’en souvient. Je veux dire qu’en ce qui me concerne, je n’ai jamais trouvé aucune trace d’allaitement dans les photos de famille. Je me suis vu un biberon à la main, mais pas suspendu à une mamelle.

De toute façon, je n’ai jamais osé poser la question, et on ne m’a rien raconté à ce sujet. On n’était pas du genre à causer de ça chez nous. Et j’imagine mal ma mère y prendre plaisir. Je ne sais même pas à quoi elle a bien pu prendre plaisir, ma mère, dans sa vie.

Si j’en ai bu, de son lait, il devait avoir le goût du devoir et de la résignation. Le genre de choses qu’un nourrisson repère au premier coup de langue. « Beurk, pas envie de commencer ma vie avec tel un arrière-goût dans la bouche ! »

J’ai sûrement recraché bien vite les mamelons tièdes et peu goûteux qu’elle agitait sous mon nez. Impatiemment, telle que je l’ai connue.

Ce n’est donc pas de côté que me vient l’idée qui occupe depuis quelque temps mon esprit embrumé.


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Au début je n’ai rien remarqué de spécial. Je traîne des douleurs dans le ventre depuis mon enfance. Ils ont dû louper quelque chose lors de mon appendicite… Ça fait un bail. Un peu plus, un peu moins, c’était difficile à sentir.

Avec l’âge je trouvais normal d’être plus vite fatigué. Et de ne plus vidanger régulièrement. Il faudrait prendre des précautions alimentaires, c’est sûr. Mais depuis la mort de ma femme, je n’avais plus trop d’envies, surtout pas alimentaires.

Et puis des saignements, on en a tous plus ou moins avec l’âge. On ne regarde pas ces choses dans le détail. Ce n’était pas l’avis du toubib qui m’a contrôlé. Il était fâché que je ne me sois pas mieux occupé de moi, que je ne l’aie pas consulté plus tôt. Comme si c’était sa vie que j’avais gâchée.

La seule chose positive dans la dégradation rapide de mon état de santé, c’est que je n’ai pas eu besoin d’attendre pour être admis à l’hôpital. Après quelques examens, ils m’ouvraient directement le ventre pour être sûrs de ce qui s’y passait.

Ils ont refermé sans rien faire : cancer généralisé avec des métastases dans tous les organes vitaux. J’ai tenu un mois comme j’ai pu, à mettre de l’ordre dans mes affaires, entre deux malaises. De l’ordre pour qui, je ne sais pas vraiment ? Sans femme et mes deux enfants à l’autre bout du monde, tout ça n’avait plus beaucoup de sens.


J’ai beaucoup maigri depuis que je suis retourné à l’hôpital. J’ai des vertiges sans arrêt et je n’ai plus la force de me lever seul. Ils m’ont posé un truc pour mettre les médicaments directement dans la colonne. Ça me soulage bien, sinon je n’arriverais plus à oublier la douleur. La maladie, la faiblesse, je pourrais m’y habituer, mais cette douleur-là, elle prend tout sur son passage. Il n’y a plus qu’elle. Impossible de penser à autre chose.


Maintenant que ça s’est détendu, les idées reviennent. Même si les médicaments mettent un peu de flou dans ma tête. Mais ce n’est pas à cause d’eux que j’ai eu cette pensée saugrenue. Elle me trottait par la tête depuis très longtemps, à vrai dire.

La première fois, c’était il y a des années. Un jour, comme ça, pour rien, je me suis imaginé mourant. Dans mon rêve éveillé, je voyais ma femme assise, ou couchée contre moi. On se serait parlé. Puis le silence serait venu, parce qu’il n’y aurait plus eu grand-chose à dire. Elle m’aurait senti m’éloigner doucement. Alors, elle aurait ouvert sa blouse, et posé sa mamelle entre mes lèvres. Et je me serais endormi. C’était mon idée de ce denier moment.


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Quand j’étais jeune, je n’arrivais pas à imaginer que ça se termine vraiment un jour. On sait tous qu’on n’est pas immortel, mais ça reste au niveau des mots. Et puis, soudain, comme une immense baffe, en se regardant dans la glace ou en découvrant des rides sur sa main, on se dit qu’on a déjà fait un sacré bout de chemin, et que ça ne va pas continuer éternellement.

C’est la première alerte, le vrai coup de vieux. Là, on commence à mettre de l’ordre. Ou à vivre à cent à l’heure. Pour moi, ça ne s’est pas donné comme ça. Je n’ai jamais su m’y prendre pour faire des excès.


Ça m’est revenu d’un coup quand ils m’ont expliqué le diagnostic. Et qu’il m’ont précisé les échéances. Quelques semaines, au plus.

Je crois même que je me suis marré qu’un truc aussi irrévocable fasse resurgir une idée aussi légère dans ma petite cervelle. Je me souviens très précisément m’être dit : « tant qu’à partir, autant que ce soit en suçant un téton, un gros téton, bien dur si possible ».

Bizarre comme le cerveau fonctionne. On m’annonce que la route est finie, et ça me donne des idées cochonnes. Enfin, moi, je ne trouve pas ça cochon, mais c’est l’infirmière qui l’a dit l’autre jour, en se fâchant. Pour moi, ça a plutôt des allures de cigarette du condamné…


Comme ma femme n’est plus là, je ne veux pas être exigeant sur la manière. Je me dis que ce serait déjà bien de pouvoir simplement revoir une paire de loches. Juste une fois. Mais vraiment juste pour moi. Bien déballés, et si possible avec les bouts tendus.

Pas à cause de moi, bien sûr. À cause de l’air frais, ou peut-être de l’envie de baiser que la femme aurait en elle depuis le matin. Envie de son homme, bien vivant pour longtemps encore, qui la lèche quand il veut la prendre. Comme je savais bien faire, paraît-il.

Elle pourrait fermer les yeux, si elle veut faire abstraction de moi. Je m’en fiche. Je demande juste à pouvoir regarder. Admirer une paire de seins qui a envie. Glisser cette dernière image de la vie derrière mes paupières, avant de les fermer.


De toute façon je ne pourrais plus toucher, et je ne dirai rien à personne… Alors qu’est-ce que ça peut gêner. Est-ce vraiment trop demander, pour avoir un peu moins peur ?

Je ne veux pas qu’on me tienne la main quand je partirai. Elles seront froides. Si j’étais encore bien portant, je détesterais toucher une main froide comme ça. J’aurais peur que le mourant ne me la lâche plus, et qu’il m’embarque avec lui.

D’ailleurs, si j’ai la force, et que je suis encore conscient au moment de partir, je les glisserai sous le duvet, pour éviter qu’on se sente obligé de me toucher.


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La garde de nuit n’a pas été plus convaincue que l’infirmière. J’ai trop de peine à parler maintenant, elle ne comprend rien à ce que je dis. Ou elle fait semblant. D’ailleurs, elle voulait que je boive, pas que je radote.

Depuis, elles viennent moins souvent. Et elles font attention de ne pas trop m’approcher. Tu parles, un vieux cochon comme moi. Qui prend son temps pour passer.

Parce que cette idée de fou me redonne le courage de tenir. Je n’ai pas envie de me laisser aller avant d’en trouver une qui serait d’accord.

Ça devait être plus facile autrefois avec les guérisseuses et les soignantes. Elles avaient tout un attirail pour se protéger des avances et des regards des hommes. Mais dès qu’elles se débarrassaient de leur manteau ou de leur cape, leurs tétines étaient bien visibles dans leur corsage aguichant, avec une belle fente au milieu. La vie bourgeonnait au balcon, et tout le monde pouvait profiter du printemps.


Maintenant, à la place de soignantes et de pleureuses, je reçois la visite d’accompagnatrices en soins palliatifs. Il paraît qu’on peut tout leur dire. Elles sont formées pour partager les moments difficiles de la vie. Moi je n’ai rien d’autre à partager ici et ce n’est pas ce qu’elles veulent entendre.

Elles ont des sourires qui attendent que le lit se libère. Je suis sûr que c’est ce qu’elles pensent. Et puis, elles sont toutes fripées, pétries de sentiments de devoir et de résignation, comme ma mère. Alors je fixe leurs nénés bien cachés sous leurs habits, pour les faire enrager, comme si je voyais au travers. Elles tapotent mon oreiller, puis s’enfuient en vitesse.

Je m’en fiche, je préfère être seul de toute façon. Et dormir. Mais si elles ne viennent plus, je ne vais pas pouvoir me retenir encore longtemps de glisser. Ça me donne des forces de les faire enrager.


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Je suis si fatigué, ce matin, je n’arrive pas à émerger. Tiens, grande première, je sens un corps chaud à côté de moi. Ça doit être une nouvelle. Je ne reconnais pas son odeur. C’est doux de sentir sa main contre mon front.



Si j’ai mal ? Je crois, oui. Mais autrement, moins têtu. Je fais signe que non. Elle dit que je ne dois rien lui cacher. Ça recommence, elles se sont données le mot. J’essaie de tourner la tête pour qu’elle me fiche la paix. Elle me retient.



Elle sait, et ça l’amuse. Déjà ça de gagné. Je n’arrive pas bien à voir son visage. Elle est grande et forte, je crois.

Oh, non ! Elle est enceinte. Je n’en demandais pas tant, c’est presque rassurant. Alors ça doit être le moment. Pour un petit d’elle, c’est sûr, je veux bien faire de la place.



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Je n’ai plus mal. Je ne dors pas, je sens de nouveau sa chaleur. Elle est revenue. J’entends sa voix. Elle chante.

Maintenant, je crois qu’elle est en train d’ouvrir sa blouse. Pour quel enfant ? Elle prend mon visage contre ses seins. C’est bon. Je n’ai plus mal.

La nuit sent la sueur de femme. Elle glisse un téton entre mes lèvres. Sa mamelle est tellement douce.

J’aimerais tirer un peu. Je n’arrive plus à bouger les lèvres, ni la langue. Ça coule quand même au fond de moi. Epicé.

Je ne sens plus rien d’autre que ma bouche. Et son mamelon tiède.

Une goutte de lait coule. Je dois en laisser pour le petit qui vient.

C’est ma dernière gorgée de vie. La boucle est bouclée. Un peu plus que ça même, je ne me souviens pas avoir tété à ma naissance.

Lumière…