n° 10078 | Fiche technique | 14880 caractères | 14880Temps de lecture estimé : 9 mn | 25/01/06 |
Résumé: Les livres érotiques de mon stand de brocante agissent soudainement sur un couple de clients. | ||||
Critères: fh fagée inconnu voiture cérébral nonéro humour | ||||
Auteur : Olaf Envoi mini-message |
Collection : De trique et de broc |
Ne nous mentons pas, la brocante est un boulot difficile. Je ne veux pas parler de l’acquisition des objets, en débarrassant un galetas de-ci, ou un appartement de-là. C’est harassant, mais ça s’organise facilement.
Je veux parler de la vente. Des heures d’attente au stand, exposé à un froid mordant ou à la chaleur torride, les rares fois où on trouve une place sur un marché d’été.
Car il ne faut pas croire ce que montrent les séries télévisées. Pour un objet vendu, il faut le passage de dizaines de personnes qui n’ont qu’une idée en tête, échapper à l’attention du brocanteur. Lui, de son côté, n’a qu’une idée en tête, percevoir bien avant le premier contact verbal si le passant est client potentiel ou restera passant.
Ou pire, s’il va venir chercher une leçon gratuite d’histoire de l’art et de l’artisanat, posant mille questions sur l’origine et les qualités de chaque objet exposé, sans aucune intention d’acheter quoi que ce soit. En empêchant même de répondre à la petite grand’ maman qui se serait intéressée au bijou invendable depuis des lustres, mais qui repartira sans oser en demander le prix. Ces vieilles dames ne restent jamais longtemps en station debout, à cause de leurs articulations douloureuses.
Cela dit, il faut bien reconnaître que plus il y a de personnes autour d’un stand, plus il en vient. Tout l’art est donc de cadrer les casse-pieds tout en gardant le contact avec les bons chalands. D’où l’utilisation de bottes secrètes pour arriver à ses fins, notamment lors du placement des objets sur les tables.
Le monde de la chine se divise en trois catégories principales de visiteurs, qui abordent les stands de manière très caractéristique, quasiment rituelle.
Il y a d’abord les chineurs occasionnels, qui marchent lentement à un mètre des stands, laissant glisser leur regard d’objet en objet, tout pénétrés par l’émotion de découvrir de merveilleux témoins du passé.
Ils détestent les marchands envahissants et n’aiment pas être dérangés dans leurs pensées. On ne les aborde qu’en leur offrant une autre émotion. Ils se laissent alors apprivoiser, s’approchent et acceptent qu’on attire leur attention sur une pièce pouvant leur convenir. Si le stand est en bout de rangée, leurs économies déjà passées dans la main de concurrents mieux situés, ils ne pourront rien acheter. Mais ils se souviendront longtemps de la conversation. Ils reviendront alors plus en confiance lors d’un prochain marché. Un jour la transaction se fera, c’est sûr.
Ensuite, il y a les ravagés de brocante, grands connaisseurs des styles et des époques. Ils commencent tôt leur journée par un tour de tous les stands, se tenant au milieu de l’allée et repérant des deux côtés à la fois les objets intéressants. Leur mémoire éléphantesque leur permet de revenir ensuite sur les proies qu’ils convoitent. Ils savent tellement de choses qu’ils repèrent au premier coup d’oeil la pièce dont le vendeur n’avait pas estimé la juste valeur. C’est la bonne affaire absolue, leur raison de vivre et de revenir marché après marché. Ils sont accros de la brocante comme les joueurs invétérés le sont du tapis vert.
Viennent enfin les collectionneurs, alter ego des brocanteurs, qui passent de stand en stand, s’enquièrent des objets acquis récemment par le vendeur qu’ils connaissent depuis longtemps et dont ils ont l’inventaire en mémoire. C’est par eux que le novice apprend son métier. Ils savent l’exacte valeur des choses, et payent recto pour les obtenir. Ils se rattrapent en refilant les doublons à des collectionneurs débutants, passant occasionnellement de l’autre côté de la table pour vendre leur surplus.
Voilà pourquoi, suivant les objets à vendre, le stand sera disposé selon les règles qui régissent les choix et le parcours de chaque type d’acheteur. Sans oublier de garder en retrait quelques cartons apparemment vides, d’où émergent lascivement quelques merveilles potentielles.
L’étalage de livres a aussi de grands avantages. Ils ralentissent le flux des visiteurs et accrochent près de la table des clients cultivés, souvent fort sympathiques. Bien présentés et accompagnés d’un minimum de confort de lecture, les bouquins sont donc un bon moyen de discuter avec des gens intéressants.
A l’exception des livres érotiques, que les hasards des débarras font parfois découvrir dans "l’enfer" des bibliothèques. Ceux-ci posent certains problèmes de placement. Disposés négligemment parmi les autres livres, ils risquent de tomber entre des mains innocentes ou de décevoir un prude amateur de littérature classique. Réunis dans un carton séparé, ils attirent une catégorie d’intéressés qui prennent la place des acheteurs potentiels de grande littérature en venant se rincer l’œil. En outre, le livre érotique est souvent bon marché, et n’a d’intérêt que si la transaction est rapidement enlevée.
Ce jour-là, j’avais de la chance, les livres coquins dont je voulais me débarrasser éveillaient l’intérêt. À deux ou trois reprises quelqu’un les avait regardés, ce qui laissait supposer que leur place était bonne.
L’affaire se précisa sous la forme d’un monsieur dans la force de l’âge, qui voulait visiblement se donner le temps d’examiner toute la collection et choisir calmement. Je le regardais de temps à autre du coin de l’œil pour savoir s’il trouvait son compte. Je voulais aussi savoir s’il s’intéressait plutôt aux ouvrages illustrés, à consommer de suite, ou aux écrits, qui exigent un détour par l’imaginaire. C’était visiblement cette catégorie qui le tentait. Il s’agissait donc de lui laisser un peu plus de temps avant d’intervenir, et de le conseiller au bon moment pour assurer la prise.
Après quelques minutes, que je mis à profit pour me servir un café brûlant et bienvenu, vu la température glaciale de ce début de matinée de novembre, au moment où j’allais le héler, un autre monsieur apparut. Il était probablement déjà passé près des livres sans que je le repère. Car, se plaçant juste à côté du premier, il essaya de découvrir par-dessus son épaule ce qu’il était en train de lire. Puis il sortit directement du carton un traité de massage érotique illustré de dessins au fusain, et m’en demanda le prix. Sans me laisser le temps de répondre, il se crut obligé de préciser que ce n’était pas pour lui, mais pour son fils apparemment actif dans ce domaine.
Sitôt la transaction terminée, je tentai de découvrir ce que devenait l’amateur éclairé. Il semblait plongé dans un chapitre passionnant, à en croire la protubérance qui ornait son pantalon. En jouant serré, je devais pouvoir placer trois ou quatre bouquins de valeur, qui rembourseraient la location de la place. Par une matinée aussi calme, c’était presque inespéré.
Malheureusement pour moi, il était écrit qu’il n’en serait rien ce jour. J’eus un premier doute lorsque je vis passer une dame de type méditerranéen, dont j’avais fugitivement aperçu la haute silhouette peu auparavant.
La soixantaine bien marquée, elle arborait avec une légitime fierté un corps lourd, mais ferme. Elle était vêtue d’un tailleur brun foncé que sa poitrine remplissait abondamment, ce que des mouvements harmonieux mettaient en évidence sans ostentation. Son visage marqué par les années n’était pas beau, mais vivant et chaleureux, et il se dégageait d’elle une énergie particulière. Elle n’aurait pas attiré le regard au milieu d’autres personnes, mais une fois remarquée elle savait le retenir d’agréable manière. Pour être précis, la dame en question avait été fort désirable, l’était encore à sa façon et quelque chose dans ses gestes, ou peut-être son maintien, exprimait qu’elle n’entendait pas s’en priver.
Elle sembla s’intéresser à une céramique, laissant apparaître le contour d’un sein par les interstices de sa jaquette au moment de reposer la pièce. La mamelle en question était certes ridée mais, n’en déplaise à la Sarah de Reggiani, pouvait encore fort bien porter le nom d’appas. Détail piquant, si j’ose dire, son mamelon semblait fermement bandé, et apparaissait dardé sous le tissu du vêtement.
Mon doute s’aggrava lorsque je compris que ce n’était pas mon stand qui attirait la cliente, mais le monsieur grisonnant. L’avait-elle repéré auparavant, avait-elle vu quel genre de livre il tenait en mains ou les effets de la lecture ? Aucune idée, mais tout indiquait qu’elle avait amorcé une manœuvre d’approche. Qu’avait-elle réellement l’intention de faire avec mon client potentiel ?
J’avais perdu la maîtrise de la situation et n’étais plus en mesure d’intervenir pour accélérer le choix littéraire du bonhomme. Restait à espérer que la rencontre de ces deux êtres serait tout de même profitable à mon commerce.
Pour éviter d’avoir à tenir la chandelle, je me servis une deuxième tasse de café et entrepris de ranger quelques objets dans mon fourgon. Comment s’est-elle fait remarquer, par quel artifice a-t-elle éveillé son intérêt, par quel sortilège l’a-t-elle amadoué ? Je dus me contenter de quelques bribes de conversation.
On était d’emblée au cœur du sujet. Ce n’était pourtant pas tâche facile de faire abandonner l’imaginaire érotique à un inconnu, pour une réalité un peu fatiguée de chair et de sang. Quelle expérience, quelle connaissance des hommes devait-elle avoir pour être aussi sûre d’elle et du succès de son entreprise ?
Impatient de voir quelle attitude elle avait adopté pour séduire si directement un inconnu, je pris prétexte de placer quelques bibelots à l’autre bout du stand pour me retourner. Elle s’était approchée de lui, et venait de poser sa main sur la sienne. Elle le regarda ouvertement, une lueur de désir au fond des prunelles, puis glissa posément son index dans le creux de la main de l’homme, et exécuta brièvement un va-et-vient d’une incroyable puissance érotique. L’effet fut immédiat. La tension que la lecture avait amorcée se mua en une majestueuse érection.
Quelqu’un pourra-t-il un jour m’expliquer ce qui peut pousser deux êtres, que rien ne disposait à un tel échange quelques minutes auparavant, à se laisser aller de manière aussi primitivement sensuelle ? La dame irradiait de désir brut et semblait prête à entraîner son partenaire dans une danse du rut magnifique et voluptueuse. Sans autre geste obscène ni parole déplacée, tout en ces deux êtres exprimait l’impérieuse envie de se faire plaisir, là et maintenant. C’était un spectacle à la fois sublime, brutal et parfaitement choquant. Mais, somme toute, réjouissant pour l’avenir génétique de l’humanité. Quoique…à leur âge ?
Arrivés à ce stade de complicité, il ne leur restait sans doute plus qu’à régler les détails de la manière et du lieu. Je m’attendais à ce qu’ils se dirigent vers le prochain hôtel. Il n’en fut rien. Elle s’éloigna la première, contournant ma camionnette, et après un bref regard aux alentours pénétra à l’arrière d’un fourgon placé dans la rangée adossée à mon stand. Il l’y suivit peu après, la rejoignant par la portière laissée entrouverte. Le brocanteur du stand concerné, un jeune qui débutait dans le métier, sembla ne rien remarquer et poursuivit sa discussion avec une cliente.
La situation devenait franchement gênante. Ils ne forçaient certainement personne à s’intéresser à leurs aventures, même si le bonhomme avait emporté mon livre, après avoir précisé dans un clin d’œil qu’il le rapporterait très prochainement, « après usage ».
Mais comment détacher mes pensées de ce qu’ils se préparaient ouvertement à accomplir ? D’autant que les mouvements de la camionnette étaient sans équivoque. En tendant l’oreille, ce dont je me suis néanmoins abstenu, j’aurais certainement pu les entendre gémir et proférer leurs encouragements sauvages. Tout cela à la barbe du marchand voisin. Mais comment pouvait-il ne pas remarquer à quoi son véhicule était en train de servir ?
Ils ne furent heureusement pas longs à satisfaire leurs sens exacerbés et réapparurent après quelques minutes. La mise de la femme était toujours impeccable. Seule preuve du désordre des sens qu’elle venait de s’offrir, son regard arborait un éclat différent, infiniment plus intense. Lui semblait plus marqué par leurs joutes intimes. Peut-être avait-il aussi plus payé de sa personne.
Tout était apparemment dit, car ils se séparèrent sans un regard, me laissant abasourdi, et sans mon livre, disparu avec eux.
Peu de temps après, assez énervé par cette scène étrange et n’ayant plus grand-chose à attendre des rares visiteurs déambulant entre les stands, je décidai de plier bagages. Au moment où j’allais charger les cartons de livres, quatre personnes, dont le couple impromptu, se présentèrent à mon stand, avec la mine hilare de ceux qui ont réussi un bon coup. Ils me tendirent chacun un livre tout droit sorti de leurs enfers respectifs.
Ma fantaisie galopante avait fait de moi la victime d’un magistral bizutage. Un à zéro pour les collègues. Belle preuve d’amitié.
(à suivre)