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Temps de lecture estimé : 57 mn
30/01/06
Résumé:  Nouvelle - Deux veuves, rencontrées au hasard d'une promenade, me racontent une étrange histoire...
Critères:  f fh fhh hplusag fplusag couple extracon collection amour cérébral revede voir init
Auteur : Jeff            Envoi mini-message
Les deux veuves

En ces temps de Toussaint, les visites dans ces endroits souvent lugubres que sont les cimetières peuvent prendre des tournures inattendues.

Perdu dans une haute vallée des Alpes, un petit village, un hameau, se niche sur un éperon rocheux et domine d’un immense à-pic une sombre vallée étroite. Au bout de ce promontoire, qui tient plus par « l’opération du saint-Esprit » que par la géologie locale, a été implanté le cimetière. Oh, un tout petit cimetière. Il ne doit pas avoir plus de quinze ou vingt tombes… Et en cette période où les vivants pensent « officiellement » à leurs chers défunts, toutes les tombes sont fleuries.

C’est là que je promenais mon ennui bucolique d’une fin d’après-midi automnale, seul lieu où les derniers rayons de soleil venaient chauffer les pierres tombales.

Au bout du minuscule arpent clos, consacré à recueillir les âmes locales, deux silhouettes noires étaient prostrées devant une tombe au tumulus fraîchement constitué. Sur celui-ci, un parterre de fleurs gaillardes qui pointaient leurs têtes multicolores dans le feu du soleil couchant. Bien qu’en général je sois de nature discrète, et encore plus en ce qui concerne tous les rites liés au chagrin, je ne pouvais m’empêcher d’avancer vers ces deux femmes. Leur silence, la dignité de leur stature m’attiraient irrésistiblement.

On aurait dit deux nonnes tout de noir vêtues. D’immenses voiles de crêpe les couvraient de pied en cap. Les jupes étaient noires. Les bas et les chaussures étaient noirs. Elles restaient côte à côte, statufiées par la douleur.

Mes pas, sur le gravillon, devaient s’entendre à des lieues à la ronde car à peine avais-je mis le pied dans l’étroite allée qui menait à elles, que l’une des deux se retourna.

J’étais à une dizaine de mètres et saluais de loin, ou plutôt j’inclinais la tête comme pour me soumettre à l’œil noir qui m’était coulé, pour me faire tout petit, pour ne pas déranger. Mais j’avançais, attiré par leur douleur.

Elle avait repris sa pose, la tête inclinée dans un recueillement bouleversant. L’autre restait prostrée et de temps à autre, j’entendais un reniflement discret.

Le chagrin des deux femmes devait être profond et elles semblaient inconsolables…

À deux pas d’elles, sans distinguer autre chose que leurs dos légèrement voûtés, je m’interrogeais : qui pouvaient-elles être ? Une mère et sa fille ? Des sœurs ? Venaient-elles de porter en terre un père ? Un grand-père ? Un mari ? Un frère ?

Je respectais leur solitude, mais restais sur le qui-vive, aux aguets. Elles avaient éveillé en moi cet instinct morbide de savoir qui elles étaient et qui elles pleuraient.

Enfin, elles se décidèrent à bouger. L’une prit l’autre par la manche et la força à la suivre, à sortir de son chagrin, à revenir à la réalité. Elle lui murmurait à l’oreille des paroles - certainement de doux mots consolateurs - qui avaient, pensais-je, fini par l’arracher à cette douleur contemplative.


Lentement elles se sont retournées pour me faire face. Ce n’était pas difficile, j’étais planté comme un if, en plein milieu de l’allée et il était impossible de m’éviter. L’une avait relevé son grand voile et laissait apparaître un visage blême et des yeux largement cernés, rouges des pleurs à peine séchés. L’autre, la tête inclinée sous son voile qui lui faisait une sorte de moucharabieh autochtone, donnait le bras à sa compagne. Pas le moindre brin de peau n’était visible. Même ses mains étaient emmitouflées dans des gants en résille noire.

Mais où étais-je tombé pour qu’en tels lieux soit ainsi respectée une tradition qui n’a plus cours en notre civilisation ? Non, je n’étais ni en Corse ni en Italie du sud.

À moins d’un mètre de moi, elles ont stoppé. Celle qui avait relevé son voile inclina la tête en m’interpellant, d’une voix encore remplie de sanglots :



La seconde femme souleva enfin son voile et m’observa entre deux reniflements. Elle était plus âgée que l’autre. Sa figure, un peu bouffie par le chagrin, était moins blafarde, ses yeux rouges étaient largement cernés d’un maquillage qui, en dégoulinant, lui avait marbré les joues. Le nez, une petite goutte pendue au bout de la narine, était irrité par les nombreux passages du mouchoir.



Sa voix était encore cassée par l’émotion et le chagrin. Elle était grave. Sans attendre ma réponse, elle abaissait déjà son voile et entamait une courte marche vers « la maison ».

Je sautai donc sur l’opportunité qui m’était offerte pour suivre dignement les deux ombres noires, dans l’unique ruelle montante du hameau. En quelques pas nous étions devant la vieille masure : portes et fenêtres de guingois, lourdes pierres plates et grises pour la construction des murs, d’où lierres et autres plantes parasites comblaient trous et jointures.


Précédé par les deux femmes, je devais même me pencher en avant pour en franchir le seuil et me retrouvais dans une grande pièce à vivre, tout de bois revêtue. Un vieux poêle en faïence multicolore y diffusait une douce chaleur réconfortante.

Avec des gestes plus nerveux qu’empressés, les deux femmes s’activaient. L’une préparait le thé tandis que l’autre installait ce qu’il fallait pour le boire en m’invitant à m’asseoir dans un vieux canapé au dos droit, aux assises défoncées. Sous mon poids respectable, le vieux meuble grinçait et geignait. J’attendais patiemment que les deux femmes calment leurs va-et-vient et s’installent enfin dans les deux chauffeuses face à moi.

Dès lors, j’appréhendais les premières salves de questions qui n’allaient pas manquer de fuser. Et ce fut la plus vieille des deux qui ouvrit le feu :



Cette question, que j’attendais, me déroutait pourtant par sa rapidité et son ton abrupt. Leur avouer la simple curiosité qui m’animait, l’ennui qui me submergeait ne me semblait pas réellement opportun. Alors, je tentais de tergiverser :



Et toutes les deux s’échangeaient un regard d’une grande tendresse mêlée de connivence, se prenant les mains de leurs doigts entrelacés.


Devant cette révélation, je restais silencieux et pantois. Quelle autre attitude aurais-je pu adopter face à cette complicité, à cette tendre complicité devrais-je préciser, qui unissait ces deux femmes alors qu’elles auraient pourtant dû se déchirer, se haïr ? Intrigué, piqué au vif dans mon imagination et dans ma curiosité, je n’osais pourtant les interroger pour connaître leur histoire, car je pressentais qu’elles allaient me la conter.

Et c’est Alice, d’une voix ferme, qui entama l’étrange histoire du « trio de la montagne », car c’est ainsi qu’ils étaient connus et dénommés par les gens du coin (avec, bien sûr, une pointe de dédain).


Oui, Eugène, Alice et Mathilde formaient un trio dans un monde où le couple est encore une chose sacrée, le mariage vénéré et les relations extra-conjugales montrées du doigt pour alimenter les conversations des soirées d’hiver.

D’abord, Eugène et Alice avaient formé durant plus de trente ans un couple heureux et sans histoires. Le seul malheur - et regret - avait été pour eux de ne pas avoir d’enfant pour lui céder les terres, la ferme et lui transmettre le nom. Et puis, un jour, il y avait presque six ans déjà, Alice avait découvert son infortune. Ô ! Sans rechercher la vérité sur les nombreuses absences de son Eugène ! Non, seulement par inadvertance. Eugène avait été étourdi : il avait oublié une lettre dans la poche de son lourd manteau d’hiver de paysan des montagnes. La lettre était rédigée à la plume et à l’encre violette, d’une écriture fine et serrée. Une écriture de jeunette, avait estimé Alice qui s’était assise sur le bord du haut lit conjugal, et qui avait peiné à déchiffrer les lettres, identifiant les pleins et les déliés et reformant les mots au fil de sa lecture. Car Alice avait toujours eu du mal avec la lecture, l’écriture et les chiffres. Comme de nombreuses femmes de sa génération, elle n’avait guère fréquenté l’école et elle passait - avouait-elle en baissant la voix - autant de temps à lire le journal qu’à le remonter du village d’en bas.

Ce qu’elle avait lu l’avait horrifiée. Et la fin de la lettre avait été encore plus difficile à lire et à comprendre parce que ses yeux s’étaient inondés de larmes qui coulaient sur le beau papier, faisant de larges taches qui diluaient l’encre des lettres et brouillait les mots.

Elle était restée prostrée, la figure baignée de pleurs jusqu’à ce qu’Eugène rentre. C’est ainsi qu’il l’avait trouvée. Figée, en train de sangloter, la lettre tenue au bout d’une main qui tremblait.


Le bonhomme avait compris et n’avait nullement cherché à s’excuser ou à se disculper. Non, il avait avoué son forfait. Tranquillement, benoîtement. Il lui avait expliqué qu’il avait besoin des deux femmes pour continuer à vivre. Qu’il les aimait aussi fort l’une que l’autre.

Atterrée, Alice l’avait écouté sans un mot. Eugène, qu’elle pensait connaître depuis toujours, qu’elle avait épousé par amour et contre le gré de ses parents - qui avaient finalement cédé à ses suppliques - Eugène qu’elle estimait fidèle entre les fidèles… Eugène l’avait trompée, bafouée et lui préférait une autre !


Car Alice n’avait pas compris qu’il puisse l’aimer, elle, et aimer l’autre aussi.

Non, c’était plus fort qu’elle ! Alors, durant quelques semaines, elle était allée coucher dans la paille, dans le fenil. Loin du lit conjugal, loin de la chaleur animale de son « mari ». Elle lui avait servi la soupe, mais ne lui avait plus décroché une seule parole, ni un « bonjour » ni un « bonsoir ». Seuls les animaux de la ferme, poules, lapins, vaches, biquettes, le chien et les chats avaient eu droit à ses récriminations, à ses soliloques, à partager ses pleurs et ses peurs. Mais dès qu’Eugène était là ou dans les parages, plus rien. Elle se fermait et gardait pour elle ses pensées et sa colère.

Bien sûr, elle avait envisagé de partir, de se séparer de cet homme infidèle. Elle savait qu’elle pouvait divorcer. Mais à quoi bon ! Pour aller où ? Pour vivre où ? Pour partager la soupe de qui ? Sans enfants, depuis longtemps sans famille, sans véritables amies, sans grandes connaissances, Alice avait traîné sa tristesse durant de longues semaines.

Eugène, lui, n’avait changé ni d’habitudes, ni d’attitude. Il continuait sa vie, tantôt à la ferme, s’occupant de son travail comme si de rien n’était, tantôt dans la vallée où il allait conter fleurette à la belle qui avait conquis son cœur. Puis, le soir venu, il remontait à la ferme, toujours comme si de rien n’était. Bien sûr, au fur et à mesure que le temps passait, il espérait qu’Alice saurait calmer sa colère et s’amadouerait. Et puis, le lourd silence qui s’était installé entre eux ne le gênait pas, car il correspondait à sa nature sauvage et un peu rustre. Mais, intérieurement, Eugène avait été gagné par l’entêtement inquiétant d’Alice à lui faire la tête. Une ou deux fois il avait même eu peur qu’elle ne le quitte ou ne le flanque à la porte. C’est qu’il avait réellement besoin de ses deux femmes pour vivre. Depuis qu’il avait rencontré Mathilde, il s’était refusé à faire un choix entre ses deux amours.


C’est que sa rencontre avec Mathilde ne datait pas d’hier. Ce n’avait été ni un coup de foudre, ni une passade, ni une tocade.

Eugène avait été nommé au conseil d’administration de la coopérative laitière locale. Elle récoltait le lait de toute la vallée pour le transformer en bonnes grosses meules de fromage qui s’affineraient dans les caves plus que centenaires avant d’être commercialisées, et les bénéfices reversés aux adhérents. C’était aussi la coopérative, enfin son conseil d’administration, qui gérait les relations avec l’administration de l’Agriculture et celle de l’Europe.

Et, très vite, Eugène s’était aperçu de ses limites intellectuelles. Il avait dû passer de nombreuses heures à se faire expliquer le pourquoi du comment d’un bon nombre de règlements.

Et qui lui avait expliqué tout ça avec une patience d’ange ? Mathilde, la jeune secrétaire de la coopérative.

Au début, elle avait un peu rechigné à donner des explications, car elle avait pensé qu’Eugène voulait contrôler son travail. Puis, au fur et à mesure des séances de travail et des explications, Mathilde s’était rendu compte que le paysan ne voulait que s’instruire, comprendre. Et il comprenait vite. Mathilde s’était alors appliquée et une complicité était née entre eux, à leur insu et sans qu’ils n’y prêtent vraiment attention. Au bout de près d’une année d’explications et de travail en commun sur les dossiers, Eugène avait même réussi à épater Mathilde, lors de leurs réunions. Mathilde, bonne fille, lui avait déclaré son admiration. Elle l’avait félicité pour sa volonté d’assimiler les textes les plus ardus, sa rapidité à comprendre les arcanes des petites lignes des contrats, et sa facilité à interpréter avec justesse et finesse le langage administratif.

Eugène en avait tiré une certaine fierté, mais ne s’était pas résolu à interrompre leurs tête-à-tête. Au contraire, il s’était soudain rendu compte de ce qu’une telle interruption risquait de représenter pour lui : un vide, une véritable déchirure.

Alors, à partir de ce moment-là, il avait regardé Mathilde différemment.

Elle aurait presque pu avoir l’âge de sa fille, s’il avait pu avoir une fille avec Alice. Souvent, au cours de leurs séances de travail, penchés l’un à côté de l’autre sur de fines et minuscules lignes de textes aux mots rébarbatifs et au langage inintelligible, Eugène la fixait droit dans les yeux et l’admirait. Il l’admirait alors comme un père peut admirer sa fille en découvrant que l’enfant qu’il a engendré est intelligent. Cependant, il n’avait pas réellement fait attention à son physique. Certes, il avait remarqué sa silhouette haute et longiligne. Sa taille fine, souvent serrée dans de grosses ceintures qui mettaient en avant une poitrine aux seins pointus. Il avait souvent pu admirer sa chute de reins, qui mettait en valeur deux globes attirant instinctivement le regard des mâles partout où elle se trouvait. Il avait suivi des yeux ses longs doigts fins qui parcouraient les lignes de textes. Des doigts toujours soignés, aux ongles coupés courts mais pointus, vernis de rouge vif. Quand il ne comprenait pas un mot, une tournure, Eugène fixait le visage de Mathilde et se perdait dans ses yeux gris-bleu, soulignés d’un simple trait de crayon. Quand elle reprenait pour la troisième ou quatrième fois une même explication, il restait suspendu à ses lèvres rouge vif, assorti à celui des ongles et qui en relevait la finesse, faisant ressortir la blancheur d’une petite dentition régulière.

Il appréciait alors son geste machinal de se frotter le bout du nez légèrement pointu avec ses doigts. Elle les appuyait suffisamment fort pour en faire craquer légèrement le cartilage, et elle le faisait tourner lentement. Quand elle effectuait ce petit geste, signe d’une forte concentration, elle répandait autour d’elle la senteur d’un capiteux et onéreux parfum qu’Eugène, au début, trouvait entêtant.

Durant toutes ces heures passées à se pencher sur l’aridité du langage administratif, Eugène avait dû admettre plus tard que le geste le plus féminin de Mathilde, celui qui lui avait réellement mis le cœur à l’envers, avait été sa façon de se délasser. Quand ils étaient enfin sur le point de clore une longue et pénible séance d’explication d’un texte issu de la nébuleuse européenne, Mathilde s’étirait. Elle entremêlait ses doigts fins dans sa longue chevelure noir jais, souvent retenue par une grosse pince en corne, et balançait son dos contre son fauteuil en faisant saillir sa poitrine.


Pendant un certain temps encore, il avait refusé de s’avouer son admiration béate pour Mathilde, tentant de se raisonner sur leur différence d’âge, et se moquant de lui-même. C’est à ce moment-là d’ailleurs qu’il avait réellement pris conscience de la transformation qui s’était opérée en lui. De la poussée irrésistible de ce sentiment qui l’animait et qu’il tentait vainement d’étouffer. Avant leurs rencontres, dès qu’il poussait la porte de son bureau, il avait la peau moite, le cœur qui se mettait à battre la chamade. Quant leurs séances de travail approchaient de la fin, il faisait exprès de ne plus comprendre ou bien son regard devenait vague et il ne l’écoutait plus. Il cherchait toujours un prétexte pour prolonger leurs rencontres et trouvait toujours un nouveau texte à se faire expliquer. Et pourtant, il continuait à se taire. Et puis, le malheur d’Eugène s’était accru à cause des nouvelles responsabilités qui lui incombaient. D’administrateur de la coopérative, il avait été chargé de suivre quelques négociations à Bruxelles. Et il s’était fait accompagner par Mathilde.


La première fois qu’ils avaient pris le train, ils avaient voyagé côte à côte.

Ils avaient profité du voyage pour peaufiner le dossier, mais la promiscuité des sièges avait énervé Eugène. Le roulis du train, les tressautements des voies avaient souvent poussé sa cuisse contre celle de Mathilde et son bras contre le sien. À travers ses vêtements, il avait senti irradier sa chaleur qui avait jeté le trouble dans tout son être. Il lui avait fallu plus de temps que d’habitude pour se concentrer sur le travail. Au retour, ils avaient été face à face et à plusieurs reprises leurs jambes s’étaient emmêlées. Contre ses gros mollets il avait pu tâter sa cheville fine, il avait senti le glissement de son bas, la rondeur de sa jambe, reluquant ses cuisses découvertes. La veille, à l’hôtel qui les avait accueillis dans deux chambres contiguës, elle était venue vers lui au moment de se séparer pour la nuit, et elle l’avait embrassé sur les deux joues. Rouge d’émotion, les bras ballants, il était resté là, au milieu du corridor au tapis moelleux et aux lumières tamisées, le souffle court, bredouillant un « Bonsoir » machinal. En se couchant, il s’était encore un peu morigéné à voix basse. Longtemps, il avait continué à percevoir la douceur duveteuse de sa joue, la fraîcheur de son haleine, le moelleux de ses lèvres. Il avait gardé l’arôme de son capiteux parfum… et son odeur de femme. Au matin, elle l’avait accueilli avec un grand sourire à leur table de petit déjeuner et lui avait refait une double bise.

En descendant, Eugène avait espéré et redouté ces bises que beaucoup de gens échangeaient au quotidien. Pour lui, paysan de la montagne, la bise n’était pas un simple « bonjour », même sa femme il ne l’embrassait pas ainsi pour un oui ou pour un non, ni le matin, ni le soir. Alors… Mathilde ! Non, pour lui, c’était plus qu’un simple geste de civilité. C’était un geste qui le prenait aux tripes, qui les lui tordaient dans tous les sens, qui lui mettait le feu à la tête, le cœur au bord des lèvres et faisait frémir tout son corps. Dans l’ascenseur qui l’avait amené de sa chambre à la salle à manger, il s’était même interrogé pour savoir comment il devrait se comporter ce matin-là : devait-il lui faire la bise, lui tendre la main, ou ne rien faire du tout, comme lorsqu’ils se voyaient dans son bureau ? Mais voilà, quand il était entré dans la salle à manger, elle était déjà là. À son approche, elle s’était levée et l’avait embrassé, d’une façon toute naturelle. Eugène avait ressenti, comme la veille au soir, ce même pincement au ventre lors du doux contact de sa joue, et en respirant son odeur, mélange d’eau de toilette, de savon et de shampoing. Il lui avait longuement souri, mais s’était abstenu de tout geste ou toutes paroles. D’ailleurs, il n’aurait su que dire. Il ne savait jamais que dire.


C’est donc au retour de ce premier voyage que la séance de bises était devenue entre eux une sorte de rituel. Plus tard, bien plus tard, ils en riraient ensemble et Mathilde, pour taquiner Eugène, le rudoierait en lui rappelant ces premiers bisous et ces premiers contacts furtifs entre leurs corps. Eugène, toujours sur la défensive, continuera à en rougir, restant malgré lui un peu empoté face à ces niaiseries.


À mon grand étonnement, Alice égrenait les amours naissantes de son défunt mari sans une once d’animosité dans la voix, sans le moindre sanglot ni la moindre intonation de reproche. Tout au contraire. Elle continuait à tenir le bout des doigts de Mathilde qui n’intervenait pas, et elle se contentait, lorsqu’Alice reprenait son souffle, de l’inciter à poursuivre son histoire. Une histoire qui était aussi et surtout son histoire à elle. Pour l’encourager, elle pressait tendrement le bout de sa main qu’elle ne lâchait pas d’un millimètre. Puis, les deux femmes croisaient leurs regards et échangeaient un vague sourire mi-complice, mi-admiratif. Alors, toujours reliée à Mathilde, Alice prenait sa tasse et sirotait une petite gorgée de thé froid avant de se recaler dans la chauffeuse et de reprendre le fil de son récit.


Eugène voyageait de plus en plus souvent entre sa vallée et Bruxelles, s’absentant chaque fois plus longtemps.

C’était l’époque de la mise en place de la Politique Agricole Commune qui était au centre des préoccupations de tous les paysans de France et de Navarre. Les négociations étaient souvent difficiles et hasardeuses et elles s’apparentaient à de véritables marathons. Pour tous ses voyages - ou presque -, il partait en compagnie de Mathilde qui l’aidait dans la préparation de ses dossiers, de ses interventions ou de ses remarques. Elle restait sagement en arrière, dans l’ombre. Mais sa présence renforçait Eugène dans sa façon de faire ou de dire les choses, dans son aptitude à tenir tête aux négociateurs, aux administratifs et même aux politiques. Le paysan rustre et madré était devenu, au fil des mois, un redoutable adversaire pour eux tous, mais surtout un incontournable élément de la délégation paysanne française. Les rares fois où il était chez lui, à la ferme, Alice était tout heureuse de la réussite de son mari. Elle l’avait vu se transformer au cours de tous ces mois, prendre de l’assurance mais aussi acquérir de nouveaux comportements. Elle avait remarqué qu’il devenait plus « coquet », qu’il abandonnait de plus en plus souvent son pantalon de coutil pour enfiler des costumes du dimanche, qu’il brossait plus souvent qu’à l’habitude son chapeau de feutre noir gansé de satin. Plus jamais il ne descendait « à la ville » sans s’être rasé, sentant bon l’eau de lavande. Soignant ses ongles, souvent noirs à la suite du travail de la ferme. Elle avait attribué tous ces changements à ses nouvelles fonctions et responsabilités. Elle s’était même inquiétée de leurs lourdeurs et, au début, avait même osé s’en ouvrir à Eugène lui-même. Pour calmer son épouse, il avait organisé un « tour de garde » pour les travaux de la ferme, ce qui avait évité à Alice d’avoir un surplus de gros travaux à faire et à gérer.

Ces petits problèmes réglés, Eugène avait pu alors se consacrer pleinement à ses nouvelles fonctions.

Durant les premiers mois de cette époque, Eugène avait tenté de calmer le feu intérieur qui couvait en lui chaque fois qu’il était ou allait être en compagnie de Mathilde. Il avait essayé de se raisonner, de se calmer. Mais plus le temps avançait, plus il la côtoyait, moins il résistait. Sa présence, discrète et permanente, lui donnait des ailes, de l’ampleur. Il en était arrivé au point où, lorsqu’il discutait avec des personnages importants, il cherchait toujours des yeux Mathilde avec sa grande et svelte silhouette. Quand il avait réussi à la localiser, même à plusieurs dizaines de mètres, il ne cessait de la contempler et il se sentait invincible. Oui. Grâce à elle, pour elle, avec elle, il était devenu invincible. Elle aurait pu le faire passer par le chas d’une aiguille d’un simple regard. Et c’est souvent pour elle qu’il avait surmonté sa timidité, ses peurs de dire des bêtises, son appréhension de ce monde dans lequel il se sentait maintenant presque à l’aise. C’est grâce à elle qu’il était devenu l’un des fers de lance de la délégation. C’est avec elle qu’il se sentait en confiance, en sécurité. Et quand, après des heures et des heures de négociations ardues, ils rentraient à l’hôtel, épuisés, il n’avait jamais l’audace de lui demander clairement comment elle l’avait trouvé. C’était toujours elle qui avait fait le premier pas, en le félicitant chaudement, et ses bises de « bonsoir », tout en restant chastes, devenaient nettement plus appuyées. C’était pour goûter cet instant précis où les douces lèvres de Mathilde s’appuyaient sur ses joues un peu rugueuses d’une barbe naissante et drue, qu’Eugène avait tenu tête aux délégations. C’était pour ces instants qu’il allait jusqu’au bout de ses arguments avec opiniâtreté et pugnacité, ce que redoutaient les plus d’un grand commis de l’Europe. Ah ! S’ils avaient su, ces beaux messieurs ! S’étaient-ils doutés, avec leurs costumes trois pièces-cravates et attachés-cases, que le moteur de l’ardeur et de l’adversité qu’Eugène leur opposait se nommait « Mathilde » ? Et si cela avait été le cas, plus d’un en aurait mangé ses lourds dossiers en s’étouffant avec sa prose.


À cette image audacieuse, Alice avait interrompu son récit en regardant Mathilde…et elle riait.

Oui, la veuve éplorée du cimetière, couverte de son grand voile noir telle une Mater dolorosa, avait soudain un rire cristallin qui lui faisait briller les yeux de mille étoiles. Si Mathilde riait, Alice restait réservée. Mais leurs mains, leurs doigts toujours entremêlés semblaient jouer une danse intime où l’échange de pressions, le passage de la chaleur de l’une à l’autre, tenaient une place essentielle dans leur relation.


Je restais là, enfoncé dans le canapé qui grinçait au moindre de mes soupirs et menaçait de s’affaisser au moindre de mes mouvements. J’écoutais attentivement, impatient de connaître la suite, de découvrir l’histoire d’Eugène. Calmant son rire, Alice s’était retournée vers moi :



Alice marquait un temps d’arrêt, reprenant sa respiration, avant de reprendre le fil de l’histoire d’Eugène.


Eugène s’était contenté durant de longs mois de cette relation platonique faite de rencontres, de travail en commun, de frôlements des corps dans les trains, dans les taxis, dans les bousculades des arrivées ou des départs de réunions. Il s’impatientait toujours d’aboutir à l’échange de leurs bises pour se souhaiter une bonne nuit dans le couloir de l’hôtel, et il attendait avec impatience le matin pour débarquer dans la salle à manger où ils pouvaient s’embrasser de nouveau. Mais ses nuits étaient aussi de plus en plus agitées, de moins en moins réparatrices. Ses rêves étaient de plus en plus occupés par Mathilde. Au point qu’il lui arrivait souvent de se réveiller en sursaut et d’en chercher le corps chaud à ses côtés, dans le grand lit de sa chambre d’hôtel. Et il tentait de se rendormir en bougonnant, attendant que les images de Mathilde qui venaient de le réveiller ne reviennent plus fortes, plus prégnantes.

C’est ainsi que, une de ces nuits où il s’était réveillé en sursaut, le corps en sueur, le cœur tapant dans la poitrine, le torse oppressé, une longue douleur lui avait parcouru le buste, traversé l’épaule jusqu’à lui engourdir la main. Eugène s’était mis à trembler; malgré les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, il avait froid. Mais surtout, il avait eu peur. Une peur panique. Seul, dans son lit, dans le noir de sa chambre d’hôtel, il avait vainement cherché à s’emparer de l’olive de l’interrupteur de la lampe de chevet. Vainement. Dans une série de gestes désordonnés et dans son affolement, il avait fait tomber la lourde lampe qui s’était brisée en un fracas effrayant, entraînant dans sa chute la carafe et le verre d’eau posés sur la table de nuit.

Le bruit avait été suffisamment fort et étrange pour réveiller Mathilde qui dormait dans la chambre d’à-côté, et elle était venue taper à la porte de communication. Eugène, suffoquant dans son lit, tétanisé par la douleur et la peur, n’avait pas répondu, ce qui avait incité Mathilde à ouvrir la porte qu’ils tenaient déverrouillée par commodité mais que jamais ni l’un ni l’autre n’avait osé franchir.

Mathilde avait trouvé Eugène couché en travers du lit. Se tenant la poitrine dans une main, blême, transpirant et pourtant claquant des dents. Elle s’était précipitée vers lui pour s’enquérir de sa santé. D’un geste très naturel, elle avait passé sa main fraîche sur sa figure, ce qui avait eu pour effet de faire sortir Eugène de son cauchemar, d’atténuer immédiatement sa douleur et de calmer ses peurs et ses angoisses. Elle l’avait aidé à retrouver une position plus confortable. Elle l’avait rebordé dans son lit, avait ramassé les morceaux de verre et de lampe. Elle allait et venait dans la pièce, juste couverte de sa chemise de nuit, tant le bruit l’avait inquiété. Elle n’avait pas pris le temps de passer une robe de chambre.

Au bout de quelques minutes, le malaise passé, Eugène avait repris ses esprits et suivait de ses yeux émerveillés Mathilde qui allait et venait à travers la chambre. Il découvrait pour la première fois son corps qu’il voyait en ombre chinoise.

Ses longues jambes, ses fesses rebondies, ses seins pointus et accrochés haut sur son buste. Il découvrait aussi qu’elle avait les cheveux plus longs qu’elle ne le laissait voir dans la journée. Ils flottaient à mi-dos dans de gracieuses ondulations que les mouvements de Mathilde faisaient mouvoir derrière elle. Puis elle était revenue vers lui. D’abord pour s’assurer que tout était rentré dans l’ordre, que le malaise avait bel et bien été dissipé. Ensuite, elle s’était assise sur le bord du lit pour lui dire combien elle avait eu peur et qu’il fallait qu’il se ménage. Tout en parlant, elle avait étendu la main et lui avait caressé la joue, pour le rassurer, le calmer, finir de l’apaiser. Se faisant, elle s’était légèrement penchée vers lui et lui offrait la vision de sa gorge nue, libre d’entraves. Les deux petites masses pointues oscillaient sous le léger mouvement du bras de Mathilde et les pointes frottaient sur le tissu de la chemise de nuit. Agacées par ce furtif et aérien contact, les seins semblaient être encore plus pointus. Et Eugène avait apprécié la douce chaleur réconfortante de la main de Mathilde sur ses tempes, sa joue, son front. Il aurait voulu qu’elle continue toute la nuit. Et surtout, il n’avait d’yeux que pour le décolleté de la chemise de nuit. Il voyait les deux seins légèrement ballottés et eut une soudaine envie de les toucher, de les empoigner, d’y mordre dedans comme dans deux fruits juteux.

Alors, comme dans un rêve, comme dans ses rêves les plus fous, il avait doucement avancé sa grosse et lourde main d’homme de la terre pour aller cueillir l’un des seins de Mathilde. Il y avait « calé » sa main comme lorsqu’il cueillait une pomme dans son verger.

Il avait avancé sa main vers l’arrondi de la gorge, entourant avec prévenance le globe encore enveloppé dans son voile de tissu. Par petits gestes secs mais attentionnés, il avait donné quelques à-coups, pour s’assurer de la lourdeur du fruit qu’il empaumait. Il avait resserré légèrement ses doigts autour du mamelon pour en estimer la densité, cherchant aussi à apprécier la chaleur de la peau et la maturité du fruit qu’il palpait. Du bout des doigts, il avait délicatement saisi le téton d’un sein. Il l’avait fait rouler entre ses doigts comme il le faisait pour un pédoncule de pomme ou de poire quand il voulait détacher le fruit de l’arbre sans rien abîmer, sans offenser la nature généreuse, pourvoyeuse de cette beauté et de ces délices, comme pour le sein de Mathilde.

Au contact de la paume de cette main rugueuse, devant ces gestes prévenants, Mathilde n’avait pas bougé. Elle n’avait rien dit. À peine sa main s’était-elle un peu crispée sur la joue d’Eugène et les allers et retours de ses doigts s’étaient-ils saccadés. Au contact de cette main chaude, enveloppante et vigoureuse, elle s’était mordu les lèvres pour étouffer un petit cri de surprise, de bonheur et de plaisir. Et quand la main était devenue encore plus enveloppante, qu’elle avait senti son sein prendre vie dans cette paume, elle s’était un peu plus penchée vers la figure d’Eugène, et leurs lèvres s’étaient jointes.

Là, dans cette chambre d’hôtel bruxellois, cette nuit interrompue avait été leur première nuit d’amour.


Alice avait terminé cette dernière partie de son récit en fixant Mathilde droit dans les yeux, avec une gourmandise surprenante qui m’ébahissait. J’étais surpris par les détails intimes qu’elle connaissait et interloqué par cette connaissance, cette façon simple de les raconter, tout en serrant les doigts de Mathilde, avec complicité, affection et presque de… l’amour.

Oui, c’était bien de cela qu’il s’agissait ! Entre ces deux femmes, concurrentes, issues de deux mondes différents, avec une différence d’âge évidente, il n’y avait pas de sentiment de jalousie ou d’envie qui aurait dû naturellement s’instaurer. Il n’y avait pas d’esprit de revanche ou de haine, comme cela aurait dû être le cas entre l’épouse bafouée et la maîtresse. Non, il n’y avait que de la complicité et de l’amour !

Oui. Il me fallait me rendre à l’évidence : ces deux femmes s’aimaient !


Dans ce lieu, écarté du monde et loin de tout, à deux pas du petit cimetière où reposait Eugène, les confidences sur les rapports amoureux d’Eugène et de sa jeune maîtresse, faites par l’épouse elle-même, me laissaient un étrange sentiment de malaise tout en excitant ma curiosité et ma libido. Intérieurement, bien sûr, je jubilais de ce récit et de cette situation, mais je me demandais jusqu’où les confidences aller pouvoir être poussées.

Curieusement aussi, je notais que, si Alice narrait avec naturel et une certaine perfidie les amours d’Eugène et de Mathilde, cette dernière - sans rien dire ni laisser paraître - semblait plus réservée, presque gênée de cet étalage fait devant moi, un étranger. Mais à aucun moment elle n’en laissait transparaître un quelconque signe d’agacement. Elle restait appuyée sur le dossier de sa chauffeuse, soutenant du bout des doigts la main d’Alice. Elle se contentait seulement par moments de la presser, plus ou moins, pour la soutenir ou l’encourager dans le récit de son histoire avec son mari et non pour l’interrompre.


Après cette courte pause dans le récit, avec l’encouragement des doigts de Mathilde, Alice se tournait vers moi pour reprendre le fil de l’épopée…


Eugène et Mathilde, à partir de cette nuit-là, devinrent réellement amants. Mais Eugène, en homme avisé, attaché à certaines traditions, en paysan méfiant et taiseux, avait su mener sa double vie sans qu’Alice ne se rende compte de rien. Pour elle, il était resté le mari occupé par de lourdes responsabilités avec une nouvelle notoriété et tout le tralala qui s’ensuivait. Pourtant, il n’avait rien changé à ses habitudes. Il continuait à vivre comme avant, comme si rien n’avait changé dans sa vie. Il menait ses amours à Bruxelles, où il se rendait au moins une fois par semaine durant deux ou trois jours. Le reste du temps, il le partageait entre sa ferme et les bureaux de la coopérative de la vallée où les réunions et les rendez-vous se succédaient. C’est qu’il était devenu un personnage connu, Eugène !

Même la presse écrite nationale et européenne parlaient de lui ! Y compris la radio, et jusqu’à la télévision qui était venue plusieurs fois ici pour le rencontrer. De cette époque glorieuse, Alice avait conservé toutes les coupures de presse et les cassettes vidéo. Mais les hommes, tout ordonnés et tout méfiants qu’ils puissent être, restent des hommes ! Et c’est comme ça que, un beau matin, en rangeant le lourd manteau d’hiver posé avec négligence sur le dosseret d’une chaise, elle avait découvert le pot aux roses.

Elle avait été meurtrie mais sa condition de femme de la terre sans grande éducation - si ce n’était des principes comme la fidélité et la soumission - l’avaient empêchée de sombrer dans la folie et de se mettre en colère. Bien sûr, elle lui avait fait la tête. Bien sûr, elle était allée coucher dans le fenil durant plusieurs semaines. Mais, finalement, elle s’était raisonnée.


Un soir où il lui faisait l’honneur d’être à la ferme, elle lui avait servi la soupe et son verre de vin. Tandis qu’il taillait une grosse tranche de pain de montagne qu’il aimait tremper dans sa soupe, elle s’était installée en face de lui et avait commencé à lui parler.

Cela n’avait pas été une décision facile à prendre. Avant le repas, elle avait même ingurgité, en cachette et rapidement, un bon verre d’alcool blanc, réservé aux rares invités du dimanche. Et la chaleur de l’alcool aidant, la tête légèrement embrumée par les vapeurs de la « Blanche », elle avait trouvé le courage d’affronter son mari. Non, elle ne l’avait pas agressé. Elle avait parlé. D’elle, de lui, de leur situation, de ce qui allait advenir, pour elle, pour lui.

Eugène, la tête penché au-dessus de son assiette de soupe, aspirait à grands bruits de succion le chaud et épais liquide. De temps à autre, il s’essuyait les lèvres d’un revers de main avant de porter à la bouche, d’une main tremblotante, le verre de vin, et recommençait à engloutir sa soupe. Durant tout le temps où elle avait soliloqué, jamais elle n’avait pu accrocher son regard. La soupe finie, Eugène s’était à son habitude retaillé une large tranche de pain puis, d’un coup d’Opinel effilé, il avait entamé une nouvelle grosse tomme de montagne. Tout en mastiquant sa fin de repas, il avait enfin levé la tête en la fixant droit dans les yeux. Alors, elle s’était tue. Soudain, elle avait eu très peur. Elle s’était mise à trembler sous l’effet de la peur et surtout de son audace. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il faire ? Quelle allait être sa réaction ? Elle avait soudain eu très peur de le perdre, et elle s’apercevait qu’elle ne pouvait pas se passer de lui. Non pas tellement du point de vue des choses matérielles de la vie, tout ça n’avait aucune importance à ses yeux. Elle avait déjà connu la misère, la pauvreté, et le travail ne lui faisait pas peur. Non, ce dont elle prenait soudain conscience c’était qu’elle l’aimait.

Ce verbe « aimer », elle ne se souvenait pas l’avoir prononcé plus de deux ou trois fois dans sa vie, et toujours destiné à Eugène. Pour elle, le fait qu’ils se soient mariés, qu’ils aient vécu ensemble, côte à côte, ne devait pas systématiquement impliquer qu’il ou elle dise « je t’aime » à tout bout de champ. Pour elle, la vie ce n’était pas comme dans les feuilletons à l’eau de rose que diffusait la télévision. C’était une forme de « chose acquise » et c’est tout. Et puis sa présence avait quelque chose de rassurant. Leur intimité était non seulement rentrée dans son quotidien, avec ses rites, ses us et coutumes, mais il lui semblait qu’il ne pouvait en être autrement. Or c’était justement ce « autrement » qui l’inquiétait. Depuis qu’elle allait coucher dans le fenil, la chaleur du corps d’Eugène lui manquait, le soir pour s’endormir ou le matin pour mieux se réveiller.

Alors, submergée par l’émotion, son outrecuidance, ses peurs et ses tremblements, elle s’était tue. Elle avait baissé les yeux pour cacher les premières grosses larmes qui perlaient et commençaient à couler le long de son nez.

Un lourd silence s’était établi entre les deux époux.

Puis Eugène avait repoussé sa chaise, sans ménagement, et faisant grincer et traîner les pieds au sol, il s’était levé pour aller chercher son tabac dans le pot sur le tablier de la grande cheminée et était revenu s’asseoir. Et, tout en commençant à se rouler une cigarette, il s’était mis à parler…

Il lui avait expliqué toute la genèse de son histoire avec Mathilde. Leurs premières rencontres au cours de soirées d’explications de texte, ses premiers émois, l’admiration de Mathilde pour son travail, et ses encouragements, puis ses progrès et sa pugnacité de négociateur. Il avait aussi évoqué ses frissons lors des premières bises et la première fois où il lui avait touché les seins avant de lui faire l’amour. Il avait tout dit, tout décrit, jusque dans les plus petits détails intimes du couple qui s’était formé.


Elle l’avait écouté. Surprise. Estomaquée. Inquiète par la découverte de ces mots, de ces gestes qu’il décrivait avec une précision diabolique et qui lui transperçaient le cœur et le ventre. Jamais il n’avait eu autant d’égards, ni de tels gestes « amoureux » envers elle. En silence, elle avait encaissé leur histoire, leurs ébats, les détails y compris les plus intimes, les plus scabreux. Intérieurement, elle avait alors traité Mathilde de « catin », de « fille des rues », « de traînée » mais aussi de « voleuse d’homme et de sorcière… ». Mais elle avait tout gardé pour elle. Elle l’avait écouté, jusqu’au bout. Il ne lui avait rien épargné de ses turpitudes et avait conclu que, pour l’instant, il ne pouvait se passer ni de Mathilde, ni d’elle. C’était son choix. Elles étaient, toutes les deux, son équilibre.

Il avait alors refermé son Opinel d’un geste sec, après avoir longuement essuyé la lame sur un morceau de mie de pain qu’il avait ensuite mâchonné, avant de se lever et de se diriger d’un pas lourd et traînant vers la chambre. Elle était restée assise, là, au bout de la table. La tête basse, ses larmes coulant à flots mouillant son large tablier et elle s’était demandé ce qu’elle devait faire.

Que voulait-elle ? C’est qu’elle ne voulait pas le perdre et, surtout, elle ne voulait plus avoir froid la nuit. Le reste, pour l’instant, elle s’en fichait. Alors elle s’était levée, avait essuyé ses yeux, mouché son nez, retapé sa coiffure et, sans s’occuper de la maison, elle l’avait rejoint dans la chambre.

À son habitude, il était déjà à moitié endormi, couché sur le côté, la tête largement enfoncée dans l’oreiller, disparaissant sous le gros édredon de plumes. Rapidement, elle s’était déshabillée et glissée entre les draps glacés d’humidité et était allée se blottir contre le dos large et chaud de son mari. Comme toujours, il avait un peu grogné mais, comme autrefois, il avait reculé ses fesses pour aller les nicher dans son giron, lui tenir chaud au ventre et aux cuisses. Il avait aussi déplacé ses pieds pour aller enserrer les siens qui étaient deux glaçons. Et puis, il avait attrapé sa main et tiré son bras avec délicatesse pour le lui coincer contre sa vaste poitrine et la tenir serrée contre son dos, pour mieux lui transmettre sa chaleur et partager avec elle l’intimité de sa peau. Ils avaient dormis ainsi, en chien de fusil, emboîtés l’un dans l’autre, toute la nuit.

Au matin, elle s’était rapidement préparée et était descendue au village. Elle s’était rendue directement à la coopérative et avait rencontré sa rivale… Mathilde.


Alice interrompit son long récit et, se tournant vers Mathilde, lui demanda :



Pour la première fois depuis le début du récit, Mathilde parlait, d’une voix douce, posée, presque fluette. Ses yeux, durant les quelques mots qu’elle venait de prononcer, n’avaient pas quitté ceux d’Alice. Leurs mains s’étaient légèrement relâchées pour mieux se retrouver et encore mieux se nouer ensemble.

Et, à mon grand étonnement, c’est Mathilde qui continuait le récit, sous le regard émerveillé d’Alice…



Alice avait débarqué directement dans son bureau. Elle s’était assise, essoufflée, blême. Elle serrait son sac à main sur ses jambes, et ses jointures étaient blanches de crispations sur le rebord du vieux sac. Mathilde avait su, instinctivement, qui elle était, et elle avait imaginé le pire. Dès qu’elle avait franchi la porte, elle l’avait reconnue, car Eugène lui avait tant et tant de fois parlé d’Alice. Il l’avait parfaitement décrite. Une femme au caractère fort, bien trempé, rude, costaud. Pas très grande, pas très belle. Son visage et son corps qui s’étaient alourdis au fil des années d’un dur labeur de paysanne de la montagne. Mais son regard gris bleu perçait toujours ceux qu’elle scrutait.

Une fois Alice installée, Mathilde s’était elle-même raidie, tendant ses muscles, prête à se reculer, voire à se sauver, et elle avait observé le silence. Un silence qu’Alice avait rapidement rompu. Elle lui avait tout déballé, tout, en vrac. Elle avait tout craché, rapidement, presque dans un seul souffle. Elle savait tout. Elle connaissait tout. Eugène lui avait tout raconté, même ce que - par discrétion - un homme est censé taire de ses rapports avec sa maîtresse.

En écoutant Alice lui jeter à la figure ses turpitudes avec son mari, Mathilde avait relâché sa tension qui avait fait place à de l’agacement puis à du dégoût et à de la pitié.

Oui, Mathilde avouait avoir eu un moment de pitié pour Alice et de mépris pour Eugène. Puis, comme le flot de paroles d’Alice ne se tarissait pas, son sentiment de pitié s’était transformé en un vague sentiment d’admiration pour cette femme. Elle l’admirait de venir oser affronter sa rivale, de lui dire ce qu’elle savait et de lui avouer combien, elle aussi, elle aimait Eugène.

Puis, sans transition, Alice avait parlé d’elle, de son enfance, de la ferme de ses parents, de ses placements comme fille de ferme puis de son mariage, de ses regrets de n’avoir pu donner une descendance à Eugène. Et Mathilde avait compris en l’écoutant qu’elle n’avait pas en face d’elle une rivale mais une femme malheureuse, déchirée entre ses sentiments, et qui venait lui demander conseil. Non, Alice n’était pas venue lui poser un ultimatum ni lui déclarer la guerre. Alice était là pour qu’elle lui vienne en aide. Qu’ensemble elles trouvent une solution où personne ne serait perdant, chacun trouvant son compte, à la mode des marchés paysans qui font du troc et où chacun doit recevoir la juste rétribution de ce pourquoi il s’engage.

Et les deux femmes, dès ce jour-là, si elles n’avaient pas pris de décision immédiatement, avaient pris l’habitude de se voir. Alice descendait toujours au bureau de Mathilde mais Mathilde s’abstenait de monter à la ferme.

Pourtant, un dimanche, Mathilde s’était décidée à franchir le pas. Elle avait manigancé sa venue avec Alice et était arrivée au moment du repas.


Mathilde suspendit un instant son récit, cherchant dans les yeux d’Alice une forme d’approbation pour continuer son histoire. Le regard d’Alice, qui m’échappait alors, avait dû être favorable car les deux femmes se souriaient…



Oui. Eugène venait de voir le diable en personne surgir devant lui.

En tout cas, c’est ainsi que Mathilde le décrivait, Eugène. Il ne s’attendait certainement pas à voir débarquer chez lui, à l’heure du repas dominical, sa jeune maîtresse ! Jamais elle n’était montée jusqu’ici. Et c’était Alice qui, du fond de sa cuisine, l’avait invitée à entrer, sur un ton presque enjoué. Elle était en train d’installer la table et avait naturellement mis trois couverts, ce qui avait laissé Eugène encore plus perplexe et sans voix. Puis les deux femmes s’étaient mises à papoter, comme de vieilles amies, surveillant du coin de l’œil Eugène qui ne savait plus vraiment ce qui lui arrivait.



Il semblait bien mal à l’aise, le coq de la maison, pris entre sa femme et sa maîtresse. Même si chacune connaissait l’existence de l’autre. C’était pendant le repas qu’il avait compris que les deux femmes étaient de mèche. Qu’elles se connaissaient et qu’elles avaient parlé ensemble de leur situation. Il était surpris et inquiet, Eugène, qui avait pensé maîtriser un tant soit peu la situation. Mais il était en train de constater que cette situation, qu’il n’avait ni souhaitée ni véritablement voulue, lui échappait totalement. Il n’avait plus aucune maîtrise sur le réel. Face à la connivence féminine, à cette collusion, il devait baisser les bras, crier « pouce », mais c’était trop tard !


Le repas s’était passé fort civilement, au grand soulagement d’Eugène. Il s’était attendu à tout instant à ce que les deux femmes en viennent aux mains ou ne se crêpent le chignon. Un peu rasséréné, il sirotait son café dans son verre et s’apprêtait à aller faire la sieste dans sa chambre, comme chaque dimanche. Soudain, il avait entendu Alice, sa femme - sa propre femme ! - lui proposer de se faire accompagner, pour ce rituel, par Mathilde ! En entendant ces mots, il avait failli avaler la fin de son café de travers et s’était étouffé. Il était même devenu rouge et de grosses gouttes de sueurs étaient montées à son front. Mais que pouvait-il dire ? Refuser ? Non, il était bel et bien piégé. En bougonnant, il s’était alors lourdement levé de table et avait précédé Mathilde vers la chambre. Mathilde, en sortant, avait adressé un clin d’œil en direction d’Alice. Mais ça, Eugène, ne l’avait pas vu.


En arrivant pour la première fois dans la chambre conjugale de son amant, Mathilde l’avait longuement observé. Il était soudain gêné, empoté comme un jeune collégien qui amenait pour la première fois sa petite amie dans le lit de ses parents, en leur absence.

C’était elle qui s’était approchée de lui pour l’embrasser à pleine bouche, glisser sa main sur sa poitrine et défaire un à un les boutons de son gilet puis de sa chemise. C’était elle encore qui avait défait sa ceinture de flanelle, puis son pantalon et, quand il avait atterri à ses pieds, elle s’était agenouillée devant lui et avec une grande délicatesse l’avait taquiné avec sa bouche. Bien entendu, Eugène avait cherché à éviter un tel contact, ayant peur qu’Alice n’ouvre la porte et ne le surprenne ainsi. Mais, devant l’insistance de Mathilde, son jeu de langue et de bouche, il ne s’était pas beaucoup défendu.


Mathilde prononça cette dernière remarque sur les jeux érotiques qu’elle avait dispensés à Eugène dans la chambre maritale, en baissant la voix et les yeux, seulement soutenue dans son récit par les doigts d’Alice. Puis elle marqua une pause.

Alice en profita pour réoccuper le terrain du récit et en reprendre le fil.


C’était bien dans cette posture qu’Alice les avait trouvés. Mathilde aux genoux d’Eugène. Eugène, la tête renversée en arrière et les mains agrippées à la chevelure de sa maîtresse. Il en avait fermé les yeux de plaisir et de contentement.

Alice, bien qu’elle se soit attendue à assister à une scène de fornication entre son mari et sa maîtresse, avait été ébranlée dans ses certitudes, surprise par cette vision. Jamais elle n’avait imaginé pareille situation, du moins dans la crudité réelle de la scène. Ce n’était pas tant qu’elle fût prude, mais son éducation en matière de choses sexuelles était particulièrement limitée.

Alice et Eugène faisaient partie de ces générations où le sexe était une pratique rituelle et ritualisée, généralement expédiée vite fait, et dont l’objectif principal était celui de la fonction reproductrice. La recherche du plaisir de l’autre, les jeux érotiques, le plaisir en tant que tel, étaient des choses souvent ignorées et dévolues aux femmes aux mœurs légères, à celles de mauvaise vie, bref aux catins. Les hommes mariés accomplissaient à la maison leurs devoirs conjugaux, et leurs épouses, soumises, en acceptaient les gestes rapides et sans trop se poser de questions sur leurs plaisirs et leurs désirs.

Alors, quand Alice avait surpris cette scène de fellation - elle avouait d’ailleurs ignorer le mot à cette époque-là - elle avait été à la limite du choc et, un peu chancelante, elle n’avait rien osé dire. Au contraire, elle avait ouvert de grands yeux curieux.

Mathilde, elle, guettait l’irruption d’Alice dans la chambre. À son entrée, elle s’était même appliquée à dispenser cette longue et excitante caresse buccale à son amant, sous le regard de sa femme. Non pas par esprit de provocation, bien que…, mais parce qu’elle avait aussi trouvé cette situation un tantinet cocasse et surtout éducative pour Alice. Sans lâcher le membre brûlant d’Eugène, qui fermait toujours les yeux pour mieux goûter aux délices du plaisir qui montait dans ses reins, elle avait fait signe à Alice de venir la rejoindre.

La paysanne avait hésité, un instant.

Bien sûr, elles en avaient longuement discuté. Elles avaient évoqué ensemble cet instant où elle allait découvrir cette situation inconvenante. Or, entre une simple évocation et la réalité, il y avait un immense pas qu’Alice hésitait encore à franchir.

Ici, mise en face de la réalité, au pied du mur, son cœur s’était mis à cogner dans sa poitrine, son ventre s’était serré de jalousie, de colère. Elle avait alors hésité à faire un pas en direction du couple, à rejoindre Mathilde pour se plier à la volonté de cette jeune femme, libre et libertine, qui se conduisait avec son mari, son homme, comme une fille de mauvaise vie. Elle s’en voulait soudain de n’avoir pas su résister aux sirènes de sa voix mélodieuse, à ses paroles sirupeuses et rassurantes. Elle s’en voulait de trop aimer Eugène, de ne pouvoir se séparer de lui. Alors, comme dans une sorte de rêve éveillé, dans une sorte de brume qui lui emplissait les yeux de larmes, Alice s’était approchée. Elle avait senti la main de Mathilde s’emparer de la sienne et la forcer à se mettre à son niveau. Mathilde lui avait tendu le membre d’Eugène, largement déployé, luisant de sa salive. Elle le lui avait doucement poussé vers sa bouche, pour qu’elle apprenne à lui dispenser cette caresse dont il semblait apprécier le régal.

Ce changement de bouche et l’inexpérience d’Alice en la matière avaient fait ouvrir les yeux d’Eugène qui découvrait - avec un certain effarement en même temps qu’un immense contentement - qu’à ses pieds se trouvaient les deux femmes qu’il aimait : sa femme et sa maîtresse. Non seulement elles étaient là, ensemble, mais en plus elles s’occupaient de lui. Dans une même caresse, avec une même ferveur, elles se partageaient son corps. Ses yeux étaient largement ouverts car il ne voulait plus perdre une miette de l’affriolant spectacle que ses deux femmes lui offraient. Elles se l’échangeaient et se le répartissaient équitablement. Par instants, leurs doigts sur sa hampe se mélangeaient, et à d’autres moments leurs bouches se touchaient. Cette vision avait tellement excité ce pauvre Eugène qu’il en avait perdu le contrôle de son corps et s’était largement répandu dans le vide.


Une fois encore, à l’évocation du souvenir d’Eugène dépité, à moitié nu, les deux femmes se jetèrent un nouveau et long regard complice qui en disait presque plus long sur leur duplicité que la scène qu’elles me décrivaient.

Sans attendre que leurs rires se calment, Alice reprit le fil de son histoire.


À la suite de cette séance inimaginable pour Eugène, il lui avait fallu attendre encore quelques longues semaines pour qu’une nouvelle étape ne soit franchie.

Depuis ce dimanche-là, Mathilde avait pris l’habitude de prendre de temps à autre le chemin de la ferme et, après le repas, les deux femmes s’occupaient d’Eugène.

Eugène, lui, n’osait rien dire, rien commenter, rien demander. Il avait bien trop peur que cette situation ne sonne l’hallali de son couple légitime et illégitime. Alors, il s’était contenté de ce que les deux femmes voulaient bien lui donner, lui offrir comme plaisir.

En devenant l’amant de Mathilde, il avait découvert dans ses bras le plaisir et les caresses osées. Des caresses et des gestes qu’il avait déjà vus dans des films érotiques ou entrevus dans des revues cochonnes feuilletées à la va-vite dans les kiosques de gare. Il les avait enfouis loin dans son imaginaire et n’avait jamais pensé pouvoir un jour en dispenser et surtout en recevoir.

Comme Alice, sa femme légitime, il était arrivé au mariage à peu près aussi innocent qu’elle. Bien sûr, les copains de l’armée l’avaient traîné au bordel de campagne pendant la guerre d’Algérie. Là il avait perdu son pucelage, mais c’était un vieux et lointain souvenir qu’il n’avait jamais pensé mettre en pratique avec sa femme. Puis sa rencontre avec Mathilde avait fait remonter toutes ses frustrations, ses années de plaisirs perdus. Avec elle, il avait découvert les caresses buccales sur son sexe, elles qui savaient si étonnamment animer ou réanimer sa flamme. Elle l’avait initié aux plaisirs féminins, lui avait fait découvrir le goût salé et un peu âcre de ses liquides, elle lui avait appris à utiliser sa langue et ses doigts pour l’explorer, l’amener ainsi à la jouissance. Elle lui avait enseigné cet art consommé de la maîtrise de la montée de son plaisir pour mieux le relancer. Elle l’avait aussi initié à la sodomie, une pratique qu’il avait longtemps jugée contre nature et qui, lorsqu’il la découvrit, devait s’avérer pour lui - comme pour elle - une source presque inépuisable de plaisirs.


En cachette de Mathilde et surtout d’Alice, entre deux voyages à Bruxelles où il donnait libre cours à son extravagance sexuelle, Eugène avait replongé dans l’achat de livres et de revues licencieuses. Avec une certaine délectation, il avait découvert bon nombre de pratiques et alimenté ainsi ses fantasmes, devenant rapidement un amant délicieux. C’est au cours d’une de ses lectures qu’il avait fait la trouvaille du triolisme et qu’il avait espéré, dans son for intérieur, pouvoir en faire accepter la chose à ses deux femmes. Mais, timide, il avait eu peur de passer aux yeux d’Alice pour un être pervers, et surtout de perdre l’une ou l’autre, voire les deux. Alors, Eugène avait tu son rêve.

Pourtant, le sujet du triolisme était aussi au cœur des préoccupations des deux femmes.

Souvent, depuis leur première rencontre, elles avaient - elles aussi - évoqué cette pratique.

Mais Alice ne se sentait pas encore prête pour affronter une telle situation. C’est qu’il lui fallait évoluer à grande vitesse pour se hisser au niveau de Mathilde. Si, au début, Alice avait pensé que Mathilde était une jeune fille délurée et dévergondée, cette dernière lui avait largement ouvert les yeux sur le sexe, le plaisir et le désir féminin, l’obligeant à faire sa « révolution ». Cependant, elle procédait par petites touches, pour ne pas effarer la paysanne trop peu familiarisée avec ce sujet et un peu farouche au début.

En parler était déjà pour elle un énorme progrès, quant à passer à l’acte… C’est pourquoi Mathilde avait réfréné ses envies d’arriver à son but, évitant de brusquer les choses. Mieux, Mathilde devait aussi apporter une certaine forme de confiance. Alice, isolée dans sa ferme, n’avait que très peu l’habitude de se confier, surtout sur ce sujet.


Pour cela, Mathilde lui avait même raconté par le menu détail comment elle avait découvert sa sexualité - dans le grand dortoir froid et humide d’un internat tenu par des bonnes sœurs chez qui ses parents l’avaient inscrite. Elle lui avait aussi détaillé comment elle avait perdu sa virginité, lors d’un 14 juillet, allongée dans l’herbe d’une prairie avec un certain Jeanjean, tout en contemplant les fusées qui éclataient dans les cieux. Elle lui avait raconté par le menu les différents amants, jeunes et moins jeunes, qu’elle avait déjà eus, leurs pratiques, leurs attentes, leurs fantasmes.

Alice l’écoutait toujours avec beaucoup d’attention, quelquefois un peu d’étonnement, et souvent abasourdie par son comportement et ses manières, mais surtout par celles des hommes. Pour elle, ces découvertes étaient son Amérique à elle. Et la science et la connaissance de Mathilde, en matière sexuelle, s’enracinaient de plus en plus profondément dans l’esprit d’Alice. Une intimité s’était alors instaurée entre les deux femmes - au fil des rencontres et des discussions - cimentant aussi le couple, les rapprochant de plus en plus vers la solution souvent évoquée ensemble et tant espérée par Eugène : vivre à trois.

Pourtant, avant d’adopter une telle solution, de nouvelles et fortes étapes devaient être franchies pour qu’Alice accepte un tel partage.

Les séances de fellation en avaient été une, et pas des moindres.

Mais il fallait qu’Alice apprenne aussi à connaître son corps puis celui de son mari et qu’elle accepte celui de sa maîtresse. C’est à cela que Mathilde, durant de longues semaines, avait travaillé avec acharnement, sans en parler avec Eugène, tandis que leurs rencontres « secrètes » continuaient. Mais souvent, au grand dam d’Eugène, à cette époque-là elle le laissait monter tout seul à Bruxelles, préférant venir tenir compagnie à Alice.

Là, en tête-à-tête, les deux femmes passaient de longues soirées à parler, parler et encore parler.

Mathilde s’était rendu compte qu’Alice n’avait jamais connu véritablement de plaisir dans l’acte d’amour. Du moins, c’était ce qui ressortait de leurs longues discussions. Quand les deux femmes avaient terminé de causer, Mathilde, une fois seule dans sa chambre, se caressait en repensant à leur soirée, imaginant son amant, seul à Bruxelles. Elle se caressait longuement et retardait le plus possible la montée de sa jouissance qui éclatait pour la laisser hors d’haleine et frustrée. C’était dans ces moments-là qu’elle avait imaginé d’apprendre à Alice à connaître son corps, mettant à profit une de ces soirées pour l’instruire sur le plaisir féminin, la caresse et la masturbation.

Alice, elle, se mettait souvent au lit l’esprit et le ventre troublé par les récits de Mathilde. Elle avait compris que la jeune femme, non seulement connaissait bien plus de choses qu’elle ne voulait lui en dire, mais qu’elle pratiquait des gestes qui - jusqu’à ce jour - restaient une forme de péché pour elle. En s’endormant, elle se remémorait pourtant les récits de Mathilde, ses mains partaient de plus en plus souvent à l’exploration de son corps. Elle avait ainsi découvert la sensibilité de ses seins et de leurs mamelons, et la réceptivité de cette petite excroissance de chair qui pointait dans le haut de son sexe et qu’elle n’avait jamais essayé de stimuler. Elle en avait déjà, et à plusieurs reprises, expérimenté son extrême sensitivité et avait rapidement atteint les sommets d’une extase qui l’avait laissé exténuée… mais seule dans son lit. Voilà comment et pourquoi, lors de ces fameuses soirées, Mathilde avait réussi à entraîner Alice à se caresser devant elle, alors qu’elle réalisait les mêmes gestes.


Assise dans un des fauteuils, alors qu’elle racontait à Alice une de ses fredaines avec un jeune coq bien membré d’un village voisin, Mathilde avait négligemment remonté sa jambe sur l’accoudoir et avait troussé sa jupe, pour atteindre son intimité. En face d’elle, Alice avait d’abord été un peu surprise de la tournure de la soirée puis, le récit l’émoustillant elle-même, elle avait imité Mathilde. Les deux femmes s’étaient caressées, l’une en face de l’autre, jusqu’à la jouissance, renforçant leur excitation par la vision du plaisir de l’autre.

Et les deux complices avaient pris cette habitude, lorsqu’elles étaient seules, quand Mathilde se lançait dans un nouveau récit ou décrivait une scène particulièrement excitante de sa relation avec Eugène, cette habitude de se caresser, l’une en face de l’autre.

Le jeu aurait pu durer longtemps mais Mathilde souhaitait franchir d’autres étapes : elle voulait faire accepter à Alice l’idée de faire l’amour à trois… Mais elle comprenait qu’il ne fallait surtout pas la brusquer, bien que les choses évoluent favorablement.


Un soir, alors que les deux femmes venaient de se donner une longue séance de plaisir solitaire, tandis qu’Alice reprenait ses esprits, Mathilde s’était approchée d’elle. Alice fermait les yeux, la jupe troussée largement sur ses larges cuisses blanches, et sa poitrine lourde d’excitation se soulevait encore au rythme haletant des vagues d’une forte jouissance qui se calmaient. Tendrement, Mathilde lui avait pris les lèvres et les avait longuement baisées.

Alice avait été surprise. Encore sous le coup de sa jouissance, le ventre humide de son plaisir, les cuisses chaudes et la main engourdie, elle s’était laissé faire. Elle avait aimé. Rapidement, elle avait même participé. Rendant le baiser à Mathilde qui en avait profité pour effleurer son corps avec ses mains, et était partie en une rapide exploration de son entrejambe pour y déclencher un long plaisir jusqu’alors inconnu.

Plus tard, Alice devait lui avouer que ce premier contact de sa main sur et dans son intimité avait été - en dehors de sa propre main - une véritable révélation. Même Eugène, aux plus jeunes temps de leurs amours naissantes, n’avait jamais posé ses doigts ainsi sur et dans son sexe. Et comme elle en avait apprécié le contact, les deux femmes apprirent ainsi à se connaître l’une et l’autre. Elles devinrent de plus en plus audacieuses dans leurs caresses, leurs étreintes, transformant des soirées câlines en véritables corps à corps où le plaisir saphique était largement partagé et attendu par les deux femmes.

Mathilde montait de plus en plus souvent après son travail, surtout quand Eugène n’était pas là.



Durant toute cette période pendant laquelle sa maîtresse s’évertuait à conquérir sa femme, Eugène continuait ses déplacements à Bruxelles, de plus en plus souvent seul. Quand, par hasard, Mathilde daignait l’accompagner, alors c’était la fête ! À la ferme, seul le dimanche était réservé à son plaisir. Les séances de fellation réalisées en commun par les deux femmes de sa vie l’excitaient de plus en plus et lui laissaient aussi un goût amer d’inachevé. Mais il n’osait toujours pas aller plus loin ou s’ouvrir de ses désirs, ni auprès de Mathilde ni, bien sûr, auprès d’Alice. Et puis, il était malheureux, Eugène. Malheureux au point de remettre en question sa vie, ses choix, de regretter de s’être laissé conduire par ses instincts. Malheureux au point de s’en ouvrir à Mathilde, lui reprochant presque amèrement de le délaisser, de choisir le parti de sa femme au détriment du sien, bref, de l’abandonner. Et les reproches étaient suffisamment alarmistes pour qu’elle lui conte par le détail ses manœuvres auprès d’Alice.


Évidemment, cela c’était passé lors d’un voyage à Bruxelles. Les deux amants s’étaient fait une telle fête de leurs retrouvailles que durant un temps Eugène en avait oublié ses récriminations. Pourtant, alors qu’ils reprenaient leur souffle après une longue et tendre séance d’amour, Eugène était soudain revenu à la charge, menaçant Mathilde d’une rupture imminente si elle continuait à se jouer ainsi de lui.

Devant l’urgence de la situation, imaginant le pire, Mathilde lui avait tout raconté.

D’abord il l’avait écoutée bouché bée, sans véritablement comprendre ce que la jeune femme était en train de lui révéler. En même temps se formait dans son esprit l’image des corps lascivement entremêlés, se caressant seuls ou mutuellement. Commencées comme des esquisses floues et estompées, les images avaient bientôt pris corps et relief pour devenir de véritables photographies en trois dimensions au réalisme érotique saisissant. Ces visions, alliées aux récits torrides de Mathilde, lui avaient fait retrouver une nouvelle forme que la jeune femme avait dû calmer. Un peu rasséréné, il s’était endormi ce soir-là en fantasmant sur son rêve fou de la formation d’un trio avec sa femme et sa maîtresse, et dont il voyait, enfin, la proche réalisation.

Mais Mathilde lui avait fait promettre de ne rien tenter tout seul, de ne pas brusquer les choses et de la laisser faire. En maugréant, Eugène avait promis, impatient d’arriver à la réalisation de son fantasme.

À la fois par jeu, pervers et érotique, autant que par prudence, Mathilde avait mis du temps à accéder à la demande d’Eugène. Et ce dernier avait dû patienter encore quelques longues semaines avant de pouvoir réaliser sa chimère.


C’était, se souvenait encore Alice, après la fête votive de la vallée.

À la ferme, le travail était allégé parce que les bêtes étaient montées en estives et que les foins étaient rentrés. Ce dimanche-là, à son habitude maintenant, Mathilde s’était jointe au couple. Après le café, elle avait entraîné Eugène vers la chambre où elle l’avait complètement déshabillé. Elle-même avait quitté sa robe légère et sa fine culotte. Elle avait allongé Eugène en travers du lit et s’amusait à l’agacer avec sa bouche, attendant qu’Alice les rejoigne. Quand Alice avait pénétré dans la chambre, elle était restée un instant muette devant le spectacle de son mari allongé nu, en travers du lit, en train de se faire lutiner par les lèvres de sa maîtresse. Comme toujours, un léger pincement au ventre l’avait tenaillée durant quelques instants, laissant place à ce picotement qu’elle commençait à apprivoiser depuis quelques semaines seulement. La vue de la croupe tendue de Mathilde, penchée au-dessus du sexe d’Eugène, le profil de ses seins pointus frôlant le ventre un peu rebondi de son époux, avaient déclenché dans son ventre une série de petits spasmes. Sa bouche s’était asséchée tant cette scène lui donnait envie de se caresser et d’être caressée.

Sans attendre l’invite traditionnelle de Mathilde, Alice s’était dévêtue et, sans mot dire, elle s’était approchée des deux amants. Une large place était déjà prévue pour elle et elle s’était engaillardie en approchant ses lèvres de celle de Mathilde qui entouraient le membre turgescent d’Eugène. Elles l’avaient asticoté ensemble, le lutinant toutes les deux avec des mouvements symétriques et exaspérants qui plusieurs fois déjà avaient failli aboutir à sa jouissance. Mais, avec une science consommée, Mathilde avait aussi su calmer les ardeurs mâles qui montaient en vagues successives. Et puis, sa main, généralement occupée à caresser le corps d’Eugène durant ces séances, était partie en exploration du corps d’Alice. Avec légèreté et douceur, elle lui avait caressé le dos, puis elle était descendue vers les fesses et les cuisses pour aller caresser son entrejambe.

Maintenant habituée à ce genre de contact charnel avec la main d’une femme, Alice s’était laissé faire, appréciant le contact des doigts dans son intimité qui s’excitait de plus en plus. Et les doigts qui la fouillaient lui arrachaient de longues plaintes de plaisir, lui faisant tourner la tête et oublier cette étrange situation dans laquelle ils se trouvaient tous les trois.

Les doigts qui s’activaient en elle finirent par la faire jouir, et c’était naturellement qu’elle leur avait obéi en suivant leurs mouvements qui l’avaient amenée à califourchon au-dessus du sexe d’Eugène. Avec délectation, elle s’y était empalée, guidée par la main de Mathilde qui continuait à caresser son clitoris.

Eugène était aux anges. Lui qui habituellement fermait les yeux durant ses séances d’amour, là, au contraire, il les gardait grands ouverts. Il voulait jouir de ce spectacle tant de fois vu dans son imaginaire : sa femme, cuisses écartées, le chevauchant et sa maîtresse caressant le clitoris de sa femme… Mais cette vision fantasmagorique et pourtant réelle lui avait vite perdre ses moyens, et leurs ébats auraient bien failli tourner court si l’expérience de Mathilde, aidée par les toutes nouvelles connaissances d’Alice, n’était venue faire renaître le désir d’Eugène.


Mathilde avait remplacé Alice. À elle de s’embrocher sur Eugène tandis que sa vision avait été obscurcie par l’entrejambe d’Alice. Son épouse, cuisses largement écartées, venait au-dessus de sa bouche pour qu’il lui rende enfin l’hommage qu’elle était en devoir d’attendre.


De ce jour, Eugène avait su être à la hauteur des espérances des deux femmes.

Lui était devenu un homme on ne peut plus comblé.

Il réalisait son rêve, son fantasme : il pouvait profiter de sa femme et de sa maîtresse, en même temps. Les deux femmes, elles, se partageaient toujours avec équité le plaisir de l’homme qu’elles aimaient.

Très vite ils avaient même décidé que Mathilde devait venir habiter en haut, à la ferme. Pour faire bonne figure, Eugène avait même fait faire des travaux, aménageant un vieux fenil en un studio propret et accueillant. Et Mathilde avait emménagé officiellement dans le studio. Mais, en réalité, elle vivait à temps plein chez Eugène et Alice. Les soirées en trio étaient chaudes. Le vieux lit n’avait jamais autant grincé que depuis ce temps. Eugène s’endormait souvent, entre ses femmes, repu, béat, heureux. Alice et Mathilde savaient satisfaire l’homme, ses désirs, ses envies. Mais elles savaient aussi satisfaire leurs propres désirs. Souvent, elles terminaient leurs longues séances de trio par un duo qui réveillait encore une fois les désirs d’Eugène et qui les laissaient exténués.


Alice avait même eu l’honneur de partir en voyage à Bruxelles lors d’un des déplacements d’Eugène.

Premier vrai tête-à-tête avec son mari, sans la présence de Mathilde. Après un repas pris en amoureux dans un restaurant chic de la ville, elle s’était montrée sous un jour nouveau qui avait réjoui Eugène et l’avait étonné. Car elle s’était montrée aussi experte en solitaire que Mathilde pouvait l’être, compensant largement son absence. Et, à son retour, Eugène avait dû raconter leur soirée et leurs galipettes, un récit qui avait excité Mathilde et avait déclenché une nouvelle frénésie sexuelle qui les avait menés tous les trois au bord de l’épuisement, tard dans la nuit.


Mais la seule ombre à ce tableau idyllique, selon Alice, était que leur nouvelle vie ne pouvait dépasser les murs de la ferme. Au village, en bas dans la vallée, Eugène et Alice présentaient toujours la figure d’un couple presque exemplaire. Il ne pouvait être question de s’afficher à trois. Bien sûr, quelques mauvaises langues faisaient circuler des rumeurs médisantes quant aux voyages d’Eugène à Bruxelles, accompagné de Mathilde, et ces mêmes rumeurs plaignaient toujours Alice, la pauvre épouse sacrifiée sur l’autel de l’Europe. Mais Alice faisait souvent taire les rumeurs. Elle apparaissait au moins une fois par semaine, au bras de son Eugène, sur la place du village lors du marché du samedi, ou quand il y avait la foire annuelle ou la fête votive. Alors, les commérages cessaient durant quelques heures, mais ils reprenaient de plus belle dès que Mathilde apparaissait dans les parages.


Le trio s’accommodait des rumeurs et des on-dit. Il vivait heureux, caché derrière les hauts murs de la ferme peut-être, mais heureux. Et surtout, il n’était plus question de divorce ou de séparation. Alice ne faisait plus jamais la tête à Eugène et Eugène était même devenu attentionné.

La maisonnée respirait l’amour au sens propre comme au sens figuré.

Pourtant tout avait failli se gâter quand, un jour, Mathilde était remontée plus tôt que prévu à la ferme.

Elle était toute pâle, les traits tirés, les lèvres blanches, au bord du malaise. Eugène n’était pas là. Alice avait accueilli Mathilde avec de nombreuses interrogations, adoptant presque naturellement une attitude de « mère » inquiète…

Après bien des tergiversations et des hésitations, Mathilde s’était finalement confiée à Alice : elle était enceinte !

Le coup pour Alice avait été rude.

Jamais, jusqu’alors, elle ne s’était préoccupée de ce problème. Pour elle qui savait ne pas pouvoir avoir d’enfant, la chose semblait entendue. Mais elle ne s’était jamais interrogée à propos de Mathilde. D’ailleurs, il lui avait semblé que la jeune femme était suffisamment informée des choses de la vie pour qu’elle prenne ses précautions, alors le sujet n’avait jamais été abordé.

Les deux femmes étaient muettes et prostrées quand Eugène était arrivé pour le repas du soir. Il avait dû un peu gronder pour obtenir toutes les informations. Mais, dès qu’il avait entendu la nouvelle, au lieu de se lamenter et de joindre ses inquiétudes à celles des deux femmes, il s’était réjoui. Oui, Eugène avait été heureux d’apprendre qu’il allait être père. Un père tardif, soit, mais quand même un père !

Ce soir-là, Alice avait pour la première fois, depuis que Mathilde avait emménagé dans leur vie, interdit à Eugène de la pénétrer. Elle-même avait fait rempart de son corps pour défendre le ventre de Mathilde, et Eugène avait alors compris que, durant les neuf mois de grossesse, il devrait faire profil bas, tout au moins avec Mathilde. Bien sûr, Mathilde n’avait pourtant nullement l’intention de renoncer au sexe. Si ce soir-là elle s’était laissé faire, cela avait été plus par lassitude et encore sous le choc de la nouvelle que par l’intention de se laisser commander par Alice ou de lui céder la place. Et la prévenance que déployait Alice envers la future maman énervait de plus en plus souvent Mathilde au lieu de l’attendrir. Le soir venu, les deux femmes rejoignaient Eugène dans le lit, mais Alice veillait au grain. Elle participait activement aux excitations de Mathilde, mais elle empêchait systématiquement qu’Eugène lui fasse l’amour. C’est à cette occasion qu’Alice avait même sacrifié la vertu de son petit trou, dernier rempart qu’elle avait jusque-là refusé à toute pénétration, aussi bien aux doigts ou à la langue de Mathilde qu’à Eugène. Aussi, pour tenter d’éloigner Eugène du ventre de Mathilde, s’était-elle offerte à lui de ce côté-là.

Après l’appréhension de ce tardif dépucelage et quelques douleurs récurrentes, elle y avait découvert un grand plaisir et avait même regretté cette découverte tardive.

Mais même cette nouvelle conquête n’empêchait pas Eugène de vouloir continuer à faire l’amour à Mathilde, ni Mathilde de vouloir sentir Eugène vibrer en elle.

Et plus les jours passaient, plus Alice se montrait ferme et plus Mathilde avait envie de faire l’amour. Elle avait pourtant expliqué ce que le médecin lui avait dit lorsque, elle-même, elle l’avait interrogé à propos de ses rapports, et qu’il n’y avait rien à craindre. Mais Alice s’entêtait. Et puis Alice lui avait même interdit un voyage à Bruxelles… Alors, Mathilde avait pris la résolution de faire « passer » le bébé.


Elle avait simulé une chute dans le chemin qui montait à la ferme pour expliquer une fausse couche. Elle avait subi une rapide intervention chirurgicale et s’était absentée durant deux jours du bureau.

À la ferme, Alice et Eugène avaient été aux petits soins. Ils l’avaient soignée, dorlotée, consolée. Tout le monde, durant quelques jours, avait été triste. Mais la nature humaine et les habitudes avaient vite repris leurs droits. Mathilde avait repris le chemin du lit d’Eugène et Alice, et le membre d’Eugène celui du sexe de Mathilde.

Et tout était rentré dans l’ordre.

La seule grande nouveauté de cette sombre aventure était la découverte et l’acceptation par Alice de la sodomie, y compris par Mathilde, ce qui avait ajouté un nouveau piment à leurs échanges sexuels.

Mais d’enfant, il n’en avait jamais plus été question.


Une nouvelle saison d’estive s’était passée. Le trio ainsi formé renforçait chaque jour un peu plus sa cohésion, sa complicité, son amour, les deux femmes ne veillant qu’au bien-être et au bonheur d’Eugène.

Les nuits d’hiver furent aussi chaudes que les nuits d’été.

C’était cette année-là qu’Eugène avait dû abandonner son poste d’administrateur à la coopérative, passablement fatigué, mais heureux de cette expérience qui l’avait comblé plus que ces amis ne pouvaient le penser. Il avait cédé sa place à un jeune fermier de la vallée qui s’était empressé de faire la cour à Mathilde. Elle l’avait froidement éconduit, ce qui lui avait valu d’être surnommée par la rumeur publique « la pimbêche ». Mais Mathilde s’en était moqué.


Elle n’avait donc plus à faire les voyages à Bruxelles, ni Eugène. Et une nouvelle routine quotidienne s’était instaurée à la ferme, là-haut.

Dans la tranquillité du hameau qui se vidait de ses âmes au fur et à mesure du temps qui passait, ils étaient bientôt devenus les uniques et derniers habitants des lieux. Rares étaient même les fins de semaines ou les vacances qui voyaient revenir quelques familles. Seul le bruit des grincements du vieux sommier venait hanter les nuits paisibles. Même en été, ils pouvaient forniquer fenêtres ouvertes sans déranger quiconque, et sans devoir cacher ou taire leurs ébats à trois.

Mais Eugène, s’il était comblé et heureux, commençait aussi à sentir les effets de son âge. Il avait senti qu’il n’était plus toujours un amant aussi fringant qu’il l’aurait voulu.

Certains soirs, il en arrivait même à redouter le moment d’aller se coucher, et de retrouver sa place entre les deux épaules chaudes et accueillantes de ses femmes. Lui qui aimait tant à sentir sur son corps la chaleur de leurs mains, la saveur de leurs bouches, il lui arrivait aussi d’en redouter les effets. Souvent, après une longue séance d’amour, les deux femmes s’offraient en spectacle, tête-bêche. Eugène sentait alors son cœur cogner de plus en plus fort, et quelques douleurs lancinantes envahissaient son buste, remontaient dans ses épaules et pouvaient engourdir ses bras par mille fourmillements, jusque dans ses mains. Et puis il mettait toujours plus de temps pour reprendre son souffle, de même qu’il lui semblait avoir de temps en temps du mal à se mettre en route.

Bien entendu, ni Alice ni Mathilde n’avaient véritablement fait attention à ses petits signaux. Quelquefois même, elles se moquaient gentiment de lui, le mettant en boîte sur les « petits retards à l’allumage » qu’il pouvait présenter. Pour l’aider dans la montée de son excitation, elles entamaient une savante et lascive danse érotique. Un ballet lesbien des plus chauds où elles exploraient mutuellement leur intimité et jouissaient devant lui, à perdre haleine. C’était encore un des rares spectacles qui pouvaient l’émouvoir et qui obtenait de lui un résultat à peu près convenable. Mais aucune des deux n’avait pris au sérieux cette baisse de régime de sa libido.


Un jour, il avait évoqué ce genre de problème devant ses copains, au bar, durant une partie de cartes. Un cercle d’amis très restreint. Chacun y était allé de sa recette miracle pour se conserver en état de fonctionnement le plus longtemps possible. Bien entendu, Eugène s’était abstenu de leur expliquer qu’il avait double travail à la maison. Personne n’aurait compris ni même peut-être ne l’aurait cru. Mais tous lui avaient donné conseils et solutions miracles, jusqu’au barman du café, un jeune gars de la ville, vigoureux et en pleine force de l’âge. Lui, il l’avait orienté vers le Viagra. Une nouvelle petite pilule miracle qui vous la maintient droite au bon moment. Il les lui avait proposés, en baissant la voix. En se penchant au-dessus de son comptoir - à titre gracieux et par amitié - il lui en avait montré le petit flacon. Eugène, toujours méfiant envers les médecins, les pharmaciens, leurs potions et leurs pilules, avait longuement hésité. Il avait commencé par mettre en pratique deux ou trois remèdes de grand-père, qu’on disait efficaces pour ces pannes. Ses amis les lui avaient conseillés en jurant leurs grands dieux qu’eux-mêmes, s’ils avaient à affronter pareille déveine, ils se les appliqueraient dare-dare… Quant à l’efficacité des remèdes et potions bizarres, Eugène n’en avait pas vu les effets fulgurants escomptés. Et il avait encore attendu quelques jours, peut-être une semaine ou deux pour aller revoir le barman.

Car Eugène, en mal d’amour pour ses deux femmes, voulait continuer à les honorer toutes les deux. Il avait attendu qu’il n’y ait plus personne au bar, du moins plus aucune de ses connaissances. Il avait sollicité le barman à mi-voix, en prenant un air de conspirateur, pour lui dire qu’il acceptait sa proposition.

Quelques jours plus tard, il avait avalé en catimini la petite pilule bleu azur. Enfin, pas si petite que ça ! Lui qui n’avait jamais pris plus de deux cachets d’aspirine dans sa vie, il avait eu bien du mal à lui faire passer le gosier. Après le repas, il avait suivi les conseils de son fournisseur occasionnel de bonheur. Il avait attendu quelques instants encore les premiers signes de ses émois en prétextant un travail urgent à terminer. Il avait rejoint tardivement ses deux femmes alors qu’elles étaient déjà couchées. Elles avaient trouvé à s’occuper toutes les deux, en attendant l’arrivée de leur seigneur et maître…

Elles s’étaient lancées dans un chaud corps à corps. Du seuil de la chambre, Eugène avait pu les voir enlacées, bouche à bouche, poitrine à poitrine, les mains de l’une caressant le corps de l’autre. Quand Eugène était entré dans le lit, soupirs et respirations montaient crescendo, au rythme du plaisir mutuel qu’elles se donnaient. Elles attendaient qu’Eugène les rejoigne, qu’il vienne compléter et faire exploser leur jouissance.

À la vue de ce spectacle, Eugène avait constaté avec satisfaction la bonne marche de son organe qui répondait immédiatement présent. Il s’était empressé de les honorer l’une après l’autre, tout en confiant son corps à leurs bouches, à leurs mains et à leur fantasque imagination.

Car, avec le temps, Alice avait libéré toutes ses inhibitions, trouvant en elle des ressources inexploitées de fantasmes à réaliser et à mettre au service de son mari et de sa maîtresse. Elle était maintenant capable de devenir une véritable furie du sexe, insatiable, réussissant même à étonner et étourdir Mathilde par ses audaces, ses envies et son tempérament.

Ce soir-là, Eugène avait eu l’impression de se surpasser, d’être une sorte de « bête de sexe ». Il répondit à l’attente de ses deux créatures qui furent comblées. Elles finirent par demander grâce, à la grande joie d’Eugène qui aimait qu’elles implorent sa pitié pour qu’il les laisse prendre un peu de repos, bien mérité… Et le trio s’était très tardivement endormi, comblé, repu, épuisé mais heureux.

Au matin, Eugène s’était levé le premier et avait - chose totalement inaccoutumée - préparé un monstrueux petit déjeuner. Il l’avait lui-même apporté aux deux femmes encore pelotonnées dans le lit chaud et qui sentait l’amour.

Comme elles s’étaient sympathiquement moquées de lui, cherchant à percer le mystère de cette soudaine vigueur, il leur avait avoué la prise d’une pilule de Viagra. Seule Mathilde s’était vaguement inquiétée de cette soudaine prise de médicament, mais elle n’avait pas cherché à aller plus loin, ni à savoir d’où provenaient ces pilules miracles qui leur avaient permis d’être comblées, rassasiées même…

Et le soir venu, Eugène, fort de son expérience de la veille, avait repris une des petites pilules miracle de l’amour ! Et le miracle s’était produit une fois de plus. Une fois encore, il avait su honorer ses dames, les porter chacune à leur tour au paroxysme de leur plaisir, de leur jouissance. Il avait su contrôler son propre plaisir et l’avait achevé devant leur bouche grande ouverte. Elles quémandaient cet espoir tellement attendu, tout en finissant de se caresser pour parachever et prolonger leur plaisir, attendant qu’Eugène veuille bien les asperger de sa semence. Et Eugène, sans trop d’efforts, s’était brillamment exécuté, à leur immense contentement.

La tête lourde, Eugène s’était endormi, ses joues enserrées par le visage encore poisseux de sa femme et de sa maîtresse.

Au matin, les deux femmes s’étaient réveillées, presque en même temps. Entre elles deux, Eugène était allongé, souriant, heureux mais sans souffle.


En prononçant ses dernières paroles, Alice reniflait un grand coup en écrasant une longue larme qui descendait le long de son nez. Mathilde, elle, penchait la tête pour cacher son émotion.

Cela s’était passé trois mois auparavant.

Depuis, les deux femmes continuaient à vivre ensemble et allaient chaque jour rendre visite à la tombe d’Eugène.

C’est ainsi que je les avais surprises dans leur visite et leurs dévotions quotidiennes à leur cher, très cher défunt de mari et d’amant.


Mathilde, sur un ton presque murmuré et la voix légèrement cassée par l’émotion et les larmes, achevait l’histoire à la place d’Alice qui reprenait son souffle et contrôlait son chagrin.


Elles avaient enterré Eugène, en grande cérémonie, dans le petit cimetière du hameau. Même le préfet s’était déplacé avec le directeur de la Chambre d’agriculture et quelques amis syndicalistes qu’elle connaissait du temps de leurs voyages à Bruxelles. Tous avaient tenu à lui rendre un dernier hommage. Dans la vallée, tous les membres de la coopérative étaient présents, et ses amis du café étaient venus porter le cercueil et avaient tenu les cordons du poêle. Était aussi présent le barman, celui qui avait donné les petites pilules de Viagra. Les deux femmes ne lui en voulaient pas. Non, Eugène était parti heureux, après les avoir honorées l’une après l’autre, s’endormant entre elles, les deux femmes de sa vie.


Bien sûr, avait ajouté Mathilde, nous avons continué à partager le même lit, et quand l’une à un trop-plein de chagrin, elle se rapproche de l’autre pour se faire consoler. Alors, à voix basse, elles se remémoraient les beaux et bons moments où Eugène était flamboyant, sachant les honorer comme il le fallait. En se rappelant ces chauds souvenirs, elles se donnaient un nouveau plaisir qu’elles dédiaient à Eugène, espérant que, de là où il se trouvait, il pouvait assister en connaisseur au spectacle qu’elles lui offraient. Elles substituaient à son absence leurs doigts, leur bouche, leur langue pour que leurs cris puissent monter jusqu’à lui. Elles voulaient qu’il apprécie leur amour pour lui, qu’il sache qu’elles ne l’oublieraient jamais, leur Eugène.


Mathilde avait la voix cassée par une émotion à peine retenue. Alice étouffait de lourds sanglots et un silence pesant s’instaurait dans la pièce maintenant sombre.

Je n’osais même pas bouger de peur de réveiller un fantôme, un souvenir, de soulever une ombre qui aurait pu faire fuir le silence qui nous entourait. La nuit avait envahi la vallée et cernait le hameau. Seuls une petite lampe et le hublot du poêle en faïence jetaient quelques lueurs tremblotantes, jaune orangé, autour de nous.

Il se faisait tard. Très tard. Et je ne m’étais pas rendu compte de l’heure.

Alors, avec douceur et compassion, j’ai pris congé de mes hôtesses. J’avais l’impression de les abandonner là, même si elles étaient comblées en continuant à se partager Eugène au-delà de sa disparition.

Encore sous le charme de la voix des deux veuves et tout émoustillé par les visions qu’elles m’avaient décrites durant ce long récit scabreux et très chaud, j’avais repris le chemin pentu vers la vallée, le village.


En bas, je m’arrêtais au bar de l’hôtel où j’avais jeté l’ancre pour mon week-end. Au patron qui me faisait la conversation - il avait le temps car j’étais son seul client - je racontais ma rencontre surprenante d’Alice et Mathilde, les deux veuves d’Eugène…

Mais je n’avais pas eu le temps d’aller très loin dans mon récit qu’il m’interrompait :



L’homme semblait soudainement gêné. Il balbutiait, cherchait ses mots…



Pas très étonné de cette découverte, je lui demandais en toute innocence :



Je restais silencieux. Je repensais à cette extraordinaire description faite par Alice de son soi-disant mari, Eugène. À sa description de ses faits et gestes qui semblait tellement naturelle, tellement vivante qu’elle en était criante de vérité.

Le patron de l’hôtel me regardait avec un sourire de commisération, presque compatissant, avant d’ajouter :



Maintenant le patron de l’hôtel se foutait ouvertement de moi et riait à gorge déployée.



Intérieurement, je bouillais. Je m’étais laissé manipuler comme un bleu. J’avais été comme un jeune godelureau, écoutant béatement une histoire abracadabrantesque à laquelle j’avais cru dur comme fer.


Il n’empêche que ma nuit fut peuplée de scènes très érotiques durant lesquelles je pouvais visualiser Eugène et ses deux fausses veuves…