n° 10172 | Fiche technique | 14879 caractères | 14879Temps de lecture estimé : 9 mn | 21/02/06 |
Résumé: Trois "short stories", juste pour détendre... | ||||
Critères: volupté revede voir nonéro | ||||
Auteur : Jeff Envoi mini-message |
Il ne cesse de grimper, me coupe le souffle et les jambes. Il m’oblige à ralentir ma marche forcée qui m’élève au-dessus des hommes, de la cité grouillante et de sa vie trépidante. Accroché à sa rambarde, je tire sur le bras pour me hisser plus haut, encore plus haut. Toujours plus haut. Encore une marche et bientôt le palier. J’ai le souffle court, le cœur au bord des lèvres, le sang tape à mes tempes. Plié en deux, j’attends que mon corps s’apaise. Un martèlement sec et régulier me fait soudain me redresser. C’est un caractéristique claquement de talons aiguilles qui agresse mes oreilles, qui résonne à travers tout mon corps. Par une fierté stupide mais toute masculine, j’adopte sur-le-champ une mine de conquérant de l’inutile. J’assagis mon cœur, domestique mes poumons. L’œil aux aguets, j’attends.
D’abord ce sont des chaussures que je vois. Rouges. Elles défient mon regard. Les pieds sont fins, les chevilles maigres et ossues. Mon esprit se met en veille et s’aiguise. Le cuir des chaussures est mince, les orteils ont fait leur place et marquent leurs empreintes en ronde bosse. Les jambes sont nues et pâles. Les mollets nerveux. Les genoux secs. Quelques centimètres encore et la peau des cuisses musclées se continue sous une courte jupe noire, froufroutante et évasée. L’ombre qu’elle porte vers le haut des jambes attire mon regard, mais m’empêche de distinguer plus haut les dessous et laisse place à l’imaginaire. Un chemisier blanc, sagement tiré sur un ventre plat. La main file sur la rampe. Les doigts fins aux ongles pointus, peints de rouge carmin, enrobent légèrement le bois, le caressent, papillonnent dessus et se font aériens. Le rythme rapide de la descente fait tressauter une poitrine qui semble défier les lois de la pesanteur. Avantageuse et arrogante, elle marque le rythme des talons qui claquent sur les marches. Les premières mèches brunes ondoient à cette même rythmique. Elles couvrent largement et librement les épaules.
Enfin m’apparaît le visage, jeune. Le menton est bien marqué. Rectangulaire et régulier, le visage est partagé par un nez fin qui domine une bouche pulpeuse et rouge. Les lèvres entrouvertes laissent voir une dentition blanche et régulière. Deux yeux gris-vert me fixent, curieux. Sous la frange qui cache le front et arrive au ras des sourcils, ses yeux gris-vert découvrent ma présence, ralentissent. Le staccato des talons aiguilles stoppe. La main se fait lourde sur la rampe. L’immobilisation ne dure qu’un instant.
Elle reste là, suspendue entre deux pas. En équilibre entre deux marches. En suspendant son pas, elle retient son souffle, surprise par ma présence silencieuse et statufiée qui la fixe du regard, qui la déshabille. Elle secoue la tête, fait tintinnabuler des boucles d’oreilles cachées par les mèches brunes, et dans un sourire un peu moqueur reprend sa descente. Le pied se fait plus léger, le pas plus souple, plus coulant. Elle est en face de moi. Elle est à côté de moi. Elle me coudoie. Ses yeux me fixent. Ils ne me quittent plus. Me surveillent. Me jaugent. M’épient et finissent par m’hypnotiser.
Silencieusement, elle me dépasse. Je ne dis rien. À peine si j’incline légèrement la tête en guise de salutation civile. J’adopte, inconsciemment, cette attitude de soumission courtoise et m’efface devant son attitude naturellement déterminée. Un peu hautaine, elle me frôle, avec insolence. Sa langue humidifie ses lèvres ointes de rouge pour mieux en rehausser l’éclat. Avec son regard pétillant de mille étoiles malicieuses, elle me provoque et vérifie, satisfaite, l’émoi qu’elle déclenche. Tandis qu’elle me toise, son pas s’accélère. Accroché à la rambarde, je la suis du regard. Elle continue sa descente. Ses épaules, soumises à ses faibles enjambées automatiques, soulèvent avec élégance sa coiffure qui retombe en mèches éparses et sensuelles. Elle disparaît peu à peu, absorbée par le dédale de l’entrée. Je n’entends plus que le bruit de ses pas décidés qui se réverbère sur la haute voûte du corridor.
Je sursaute au bruit sourd et caverneux de la lourde porte qui se referme. Le bruit se répercute sur les murs. Il monte, m’entoure, m’envahit. Il emplit toute la cage d’escalier avant de s’atténuer, absorbé par l’air. Et le silence redevient maître des lieux. Mais je suis toujours cerné par la vibration de l’air évanescent et odorant. Mes narines frémissent et hument un mélange de musc mêlé aux relents de poussières et de vieilles pierres.
Mon regard, perdu vers le bas de la volée, remonte lentement en suivant l’harmonieuse courbe de la rampe en bois et se prolonge au-delà du palier pour monter vers un lanterneau qui éclaire ces lieux d’une lumière douce et tamisée. Lourdement, je sors de mon immobilisme et reprends mon ascension, dopé par le charme de la rencontre qui illumine ma journée et remplit mon esprit d’un souvenir, d’une vision éphémère, mais charmante.
Une vision qui, quoiqu’il m’en coûte, me fait toujours préférer les escaliers.
Au milieu de la cohue et de la bousculade, j’arrive à m’installer à une minuscule table repérée au fond de la terrasse, à la limite du soleil et de l’ombre de la bâche. En ces belles journées estivales, les places aux terrasses sont chères et c’est avec un sourire de contentement que je prends mes aises sur la chaise de paille tressée. Devant moi, la tablette de marbre est encore couverte des reliefs du repas du client précédent. Le service, débordé par l’heure de pointe de midi, n’a pas eu le temps de débarrasser la table.
Après quelques curieux coups d’œil aux alentours et une longue inspection de la rue piétonne qui bourdonne de promeneurs, mon œil est attiré par les restes qui s’étalent devant moi. Une assiette vide et pourléchée, ornée seulement de ses couverts sagement croisés en son milieu. Une tasse à café et sa cuillère délicatement posée en équilibre sur ses rebords. Un verre à pied où stagne encore un peu d’eau. Une petite carafe à moitié vidée, aux inquiétantes craquelures. Sur une serviette en papier parme, scrupuleusement pliée, gît un croûton de pain, abandonné au milieu d’un frénétique émiettement.
D’un œil rapide, j’embrasse le tableau, une main dans la poche de mon pantalon, l’autre négligemment posée sur le rebord du plateau de marbre. L’esprit libre, je regarde sans voir, je vois sans regarder. Ourlant le haut du verre s’inscrit en négatif la trace d’une pulpeuse et grasse demi-lèvre. La cliente précédente a posé là son empreinte, signature intime de sa personne. Mes doigts quittent le marbre pour aller se saisir du verre. Telle la main d’un expert œnologue, elle le soulève avec délicatesse et solennité pour mieux en admirer le stigmate ainsi déposé. Bien que pâle, l’empreinte détaille la finesse des rugosités extérieures du muscle.
D’un œil d’expert de la police scientifique – dont je ne suis pourtant pas – j’apprécie chacun des détails. Ils forment une carte géographique, amalgame de fractales finement découpées et striées. Des sortes de minuscules fjords intimes. Ils serpentent, se séparent, se ramifient et s’affinent, se croisent et se recroisent dans un lacis de veinules étrangement transparentes, aux contours fins ou imprécis. Au centre, les marques sont plus franches, plus épaisses, plus grasses car plus appuyées. En bas, vers l’ourlet de la lèvre, elles sont ténues, estompées et floues. En haut, à peine appuyées, elles se perdent et finissent par se confondre avec la matière translucide.
J’essaie d’imaginer la propriétaire de cette demi-lèvre. Je la vois en jeune femme pressée, énergique et décidée, mais élégante. Svelte, elle surveille sa ligne… Des indices pour l’imaginer ? J’en ai à foison devant les yeux. Elle a raclé son assiette, signe d’une faim de loup non rassasiée. Mais elle a nerveusement mis son croûton de pain en charpie, symptôme d’une nervosité vengeresse envers ces calories tentantes. Un verre qui ne porte qu’une marque de rouge à lèvres laisse présager d’une soif utilitaire et rapide. Pourtant l’ordonnancement des couverts et de la petite cuillère - en équilibre au milieu de la tasse à café - me fait penser au savoir-vivre et à un esprit ordonné. Je l’imagine assise à ma place, rousse au teint blanc, aux mains fines et soignées. Le poignet lourdement chargé de bracelets en or. Expertement vêtue d’un tailleur rouge écossais (comme celui que je viens d’apercevoir dans mon champ de vision et qui traverse la rue, devant moi…), et qui s’harmonise avec la couleur du rouge à lèvres. Le buste droit, la poitrine fière, en avant. Elle mange rapidement, nerveusement. Elle se nourrit sans se délecter. Cela fait longtemps qu’elle ne se délecte plus avec la nourriture, le régime lui tient lieu de gourmandise. Elle boit vite et d’un trait. Elle attend avec impatience son café qu’elle avale sans sucre. En attendant l’addition, elle joue nerveusement avec le pain qu’elle émiette entre ses doigts. Elle cesse de jouer avec la mie pour ranger ses couverts et montrer au garçon qu’elle en a définitivement terminé avec ses agapes et s’interdit ainsi de nouveaux péchés d’envie. Puis, n’y tenant plus, elle a dû se lever avec précipitation, pour aller payer à la caisse et se sauver. Perdu dans mes pensées, suivant mentalement les pas de ma rousse imaginaire aux lèvres pulpeuses, je n’ai pas vu le garçon arriver. Prestement, il m’arrache le verre des mains, emportant sur son plateau… mon rêve.
Alors qu’il époussette rapidement la table d’un geste expéditif, mes yeux cherchent à accrocher une silhouette entraperçue quelques dixièmes de secondes : une grande rousse au tailleur écossais rouge qui a été absorbée par la foule comme mon rêve vient de l’être par le coup d’éponge du garçon.
D’abord, je ne l’avais ni vue, ni entendue. Elle devait être très discrète, dans son coin. Elle était pourtant attablée à quelques pas de moi. Je m’étais installé à la terrasse et jouissais du spectacle coloré de la rue quand, au milieu des bruits un léger reniflement a éveillé mon attention. Au début, au tout début, je n’y ai pas pris franchement garde, ni fait attention. Un reniflement ! Qu’est-ce que cela peut bien être, un simple reniflement ? Un consommateur enrhumé, un rhume des foins, un vieillard cacochyme… Mais, lorsque le reniflement s’est fait plus régulier, accompagné de petits chuintements, alors mon oreille s’est vraiment dressée. Elle a cherché à capter l’origine du bruit incongru, en ce milieu d’après-midi, à cette terrasse de café.
Elle était là, à deux petites tables de moi. Les cheveux bruns, défaits, qui pendouillaient au-dessus de sa tasse à café. Une main serrée sur un mouchoir, roulé en boule, qui tamponnait le nez, au bout rouge et irrité. De temps à autre, le mouchoir remontait sur les yeux. L’autre main jouait avec la tasse, lui faisant faire de petits cercles sur elle-même. Je ne voyais ni sa tête, penchée, ni son corps, recouvert d’un long manteau. Sous la table, ses jambes croisées étaient nerveuses et son pied ne cessait de battre une mesure imaginaire, impatiente et rapide. Je la fixai un instant du regard. Puis je me détournai, par discrétion et par énervement d’un chagrin débordant et ostensible. Je ne voulais pas que mon après-midi de détente soit obscurcie par cette chouineuse. Mais son bruit, saccadé et répétitif, m’empêchait d’apprécier le spectacle de la rue. Et son chagrin était de plus en plus fort. Les reniflements, loin de s’espacer, s’enchaînaient à une cadence infernale. Derechef, ma tête pivota vers elle. À la fois par automatisme et galanterie, je plongeai la main en poche et, du bout des doigts, lui tendis mon mouchoir plié au-dessus des tables qui nous séparaient.
Elle leva la tête. Elle avait deux grands yeux gris, rougis par les larmes et barbouillés de rimmel.
Elle me répondit par l’émission d’un intense bruit de trompette qui fit se retourner plusieurs têtes en notre direction, et me fit baisser la mienne.
Je n’y comprenais plus rien. Elle pleurait parce que justement elle n’allait plus pleurer ? Après avoir tamponné ses yeux pleins de larmes et s’être essuyé le nez, elle roula mon mouchoir en boule et me le tendit.
Elle esquissa un léger sourire, les yeux toujours embués de larmes, déposa quelques euros sur le marbre de la table, et s’éloigna, le corps encore secoué de longs sanglots.
Je suis resté attablé à la terrasse. Le calme était revenu. Pourtant, je restais mélancolique et n’avais soudain plus très envie de contempler les passants qui déambulaient devant moi. Dans mon oreille s’était incrusté le bruit des reniflements, des larmes et des sanglots.
Juste de quoi vous gâcher – involontairement – une belle après-midi chaude et ensoleillée.