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Temps de lecture estimé : 30 mn
10/03/06
Résumé:  Que deviendrait aujourd'hui un des grands mythes classiques ? Un scénario teinté d'érotisme ? Oui, mais très légèrement alors, pour ne pas masquer cette alchimie entre l'art et l'amour.
Critères:  fh hplusag inconnu telnet amour volupté nopéné fantastiqu
Auteur : Nono  (Etant curieux, j'essaye...)      Envoi mini-message

Concours : Concours "L'art"
Galatée

L’homme détaille le tableau suspendu au-dessus de son écran, ’Adonis attendant Galatée aux portes des Champs-Élysées’. Un tableau qu’il a subtilisé dans le salon qu’il fréquente parfois. Oh, il le rendra, mais plus tard. Pour l’heure, il se laisse retomber sur le dossier de son siège en souriant. Il est obligé de reconnaître qu’il y prend goût, à ces échanges de mails avec Galatée.

C’est en pensant à elle qu’il a « volé » le tableau : il imagine que la mythique Galatée va apparaître sur le tableau en même temps que la moderne Galatée sortira de l’écran.


Il s’en souvient, les courriers électroniques avec Galatée ont commencé un mois plus tôt. Il lui avait envoyé un commentaire sur un de ses textes érotiques (Ne cherchez pas, il n’y a pas de Galatée sur le site) . Puis les échanges ont évolué, d’abord amicaux, parfois plus personnels, parfois plus libertins.


Quand même, quand il y repense, ce texte qu’il lui a envoyé mardi dernier, c’était un peu gonflé ! Lui décrire la fessée qu’il imaginait lui donner ! Surtout les préparatifs, de cette fessée, c’était osé ! Mais bon, elle avait aimé, semble-t-il.

Pourtant, peu de choses les rapprochent, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle, aux pieds de la Grande Bleue et lui près de Paris ; Lui, le double d’années d’elle. Mais peu importe, ils plaisantent de plus en plus sur ces sujets coquins, imaginant avec amusement le jour où ils se rencontreront. Si cela arrive !


Ce n’est pas vraiment son but, surtout que les femmes… Oh non, il n’est pas misogyne ni homo, loin de là. Mais depuis Christine, - plus de trois ans, déjà ! -, il a fait son choix, elle sera la dernière. Oui, c’est vrai, il y a bien eu Katia, ils étaient comme des collégiens, puis Corinne, avec qui il fut « Monsieur H », mais il n’aurait pu donner à nouveau de l’amour.

Alors, quand Galatée et lui se disent « Je t’aime », ils savent tous deux, mieux que quiconque, ce que cela signifie. Rien qu’un amour virtuel, comme Internet en a généré des milliers.

Et pourtant ! Les messages se succèdent à grand rythme, alternant confessions, réconfort, passion, insouciance, il n’a pas connu souvent cet émoi… Il ne peut s’empêcher de ressentir des frémissements en la lisant. Pire, il se rend bien compte que, jour après jour, il est dans une attente fébrile de ses mails.


Le côté positif, c’est que l’envie revient.

L’envie de sexe, oui, bien sûr, comment en serait-il autrement avec cette jeune friponne ? Ils vivent le même vide affectif, ces temps-ci, et donc, la même envie charnelle. Une envie qu’ils apprennent à transformer en jeu, se racontant sans retenue ce que l’un ferait à l’autre, et le lendemain, comment chacun a comblé la frustration.


Mais le plus surprenant, c’est cette envie de créer, de façonner, de modeler qui le reprend. Là encore, cela fait plus de trois ans qu’il n’a pas touché un de ces matériaux bruts. La pierre, le bois, tout était bon… avant !

Pour Christine, il avait pétri la glaise, buriné le granit, poncé le marbre. Puis, plus rien ! Le vide. Son cœur devenu sec, ses mains se sont trouvées sans âme. Comme pour le narguer, l’énorme tronc de chêne, qu’il avait fait rentrer à grands frais, encombre l’atelier depuis ce jour où elle lui a dit que c’était fini.

Cette grume restée vierge, c’eût été son œuvre majeure, alors cette rupture, il l’avait sentie dans ses mains, douloureusement, pendant des semaines. Les outils le brûlaient ou le glaçaient, il avait fini par les remiser.

Et voilà qu’aujourd’hui, il sent que ses phalanges le démangent. Ses doigts sont électriques, ébauchent dix dessins par jour.

L’idée folle lui prend de consacrer la bille de bois à Galatée.

Une trahison ? Non, bien sur que non, il aimera Christine à jamais, rien ne viendra changer cela. Le sentiment qu’il ressent pour cette inconnue est autre, et de toute façon, trop de choses les séparent… Cette connivence, d’autant plus forte qu’elle restera épistolaire, est le ciment d’un amour pur et platonique donc, pour lui, idéal.

C’est pour cela qu’il va magnifier Galatée, pour faire prendre forme à la beauté absolue dans les veines de ce bois, et au travers de cette œuvre, sublimer la femme. Qui mieux que Galatée la lointaine pourrait personnifier cet amour parfait dont il a souvent rêvé ?


La frénésie de l’artiste le reprend mais sa conscience lui fait violence. N’as-tu pas déjà assez souffert ? lui dit-elle.

Deux nuits déjà, qu’il dort mal. Il refait dans sa tête les gestes qu’il n’a pas oubliés. Il transpire dans ses draps, il doute. Doit-il céder ? Est-il encore capable de faire aussi bien ?

Le troisième jour, il ne tient plus. Cinq heures du matin, il se lève, ressort les outils, aligne gouges, bédanes, racloirs comme le ferait un chirurgien de ses scalpels, débarrasse une à une les lames de la pellicule huilée qui les recouvre. Il n’a plus de doute. Il est déjà imprégné de l’œuvre. Il s’impatiente, se voit déjà « retouchant le dessin de la ligne d’un sein, du galbe d’une hanche ».



Il sait qu’il a raison, et pose ses outils fins au profit de l’herminette. Mais, il hésite encore.

Allez, tant pis, au diable les voisins !

La tronçonneuse vrombit dans le silence de ce matin de mars. Il a toutes les lignes en tête, alors il doit aller vite. Le père Matthieu, qui lui a tout appris, n’était pas enthousiasmé par cette technique, mais il a fini par reconnaître que le gros œuvre n’a pas besoin de temps, au contraire.

Quant aux voisins, de toute façon, ils l’appellent l’ermite ou avec dédain, l’artiste, ils le croient fou, alors un peu plus, un peu moins…


* * *


Il fait grand jour quand il pose l’engin. Ça sent l’essence, mais aussi le bois, la sueur, il revit. Deux heures, peut-être trois, à trancher dans la masse, comme un furieux. Les formes sont encore grossières, mais il l’a ! Le mouvement, il l’a !

Galatée sortant du bain, ça ferait un beau titre. Plutôt que cette image figée, lui s’imagine interceptant son bras en disant « Que tu es belle ! » et elle se tournant vers lui, en souriant.

Ce n’est pourtant qu’une ébauche, mais pour lui, elle vit déjà.


En fait, il ne sait même pas à quoi elle ressemble, son internaute inspiratrice. Ils ont bien parlé de s’échanger des photos, une ou deux fois, mais ils ne l’ont jamais fait. Lui préférait qu’il en soit ainsi, son fantasme se nourrissait des inconnues de cette inconnue. Jusqu’à maintenant !


Comment la représenter ? L’artiste fouille dans sa mémoire, y croise « la colonne aux danseuses » de Delphes. Revisite le Louvre à la vitesse de la lumière, puis l’idée jaillit.

Aphrodite, bien sûr ! Ou Vénus, il n’a jamais très bien compris pourquoi grecs et romains compliquaient les choses.

Peu importe son nom, pour une œuvre aussi pétrie d’absolu, seule la déesse de l’amour et de la beauté pouvait offrir ses traits. Quant tu as vu Aphrodite, même si tu n’es qu’un sculpteur amateur, tu ne peux oublier ses traits.

Il a oublié les femmes pendant trois ans, aujourd’hui, il veut la plus belle pour lui, pour elle. Puisqu’il n’a pu en trouver une qui réponde à ses goûts, peut-être saura-t-il créer celle qui les rassemble tous. La femme parfaite, sur mesure. Et au moins, en statue, il ne risque rien, se dit-il.


Ses mains, indépendantes et complémentaires semblent avoir une vie propre. Dans l’une, se succèdent et virevoltent les ciseaux à bois. Dans l’autre, le maillet fend l’air, et s’abat sur les outils, au rythme d’un métronome.

Pointe de fer et doigts de velours, douce sarabande de l’acier qui cisèle et des copeaux qui jaillissent. L’homme ne se voit pas, il est un danseur autour de ce bois qui s’effile et prend forme.


Aphrodite, ou plutôt Galatée naît, sous ses doigts, et lui renaît ! Oh oui, il renaît, il revit !

Trois ans qu’il attendait cela, c’est jouissif. Il donne un corps à cette inconnue et le sien reprend vigueur. Plus il caresse les formes encore rugueuses, plus il sent ses muscles se bander puis parfois frémir.

Les coups pleuvent avec régularité mais plutôt que de blesser cette peau veinée, ils lui font prendre forme, prendre vie.

Le voilà aux détails. Dans ses mains, les rifloirs ont remplacé les lames larges. Profils courbés, recourbés, en V, les outils effleurent maintenant, sculptant des muscles fins, un cou, un bras, une veine…


Il a hésité en s’approchant de l’intimité de Galatée. Pour le moment, il rusera, il laissera un drap devant. Mais comme il ne peut renier son côté voyeur, il laisse un peu d’espace entre la peau et le drap, on devine à peine un renflement, même si, en y regardant de plus près… Il sourit en maniant son outil le plus fin dans ces interstices. Avec son coup de main retrouvé, il sait qu’il n’a pas son pareil pour donner l’illusion. Lui-même s’y trompe et se surprend à être confus quand sa main glisse et tâte le résultat. Il regarde Galatée comme pour s’excuser mais revient à la réalité. Galatée n’est encore qu’un visage sans expression, elle ne risque pas de lui reprocher ce geste coquin.

Honteux, il éloigne la main coupable qui, le plus naturellement qui soit, atteint la hanche puis les fesses. Il ne se souvient quasiment pas du travail accompli ici, mais le résultat est bien là. Arrondis émouvants, creux troublants, tout y est, lui-même est bluffé. La fureur de créer l’a exalté au point de ne plus se rappeler les gestes sans doutes charnels qu’il a eus quelques instants auparavant pour obtenir des courbes si érotiques. Pour un peu, il banderait.

Non ! Galatée mérite mieux que d’être un exutoire.

Alors il s’attaque aux courbes des seins. C’est encore source de sensualité à venir, mais il sait que là, il se contrôlera. Car de ses seins et même un peu plus, elle s’est laissée aller à en parler sans masque, dans un mail très récent.



(Diable, se disent certains lecteurs…. Vous dites qu’elle écrit sur le site, cette bombe ?)


Parce qu’il sait les formes réelles de Galatée, il sera moins sous la surprise !

Il ne sait rien du visage, alors c’est par sa poitrine, il le sent, que Galatée va prendre vie réellement. Il a déjà dans les yeux le résultat à venir et ses doigts courent, tâtonnent, interrogent, sculptent, peaufinent. Et bientôt, lui-même s’étonne de sentir la chaleur sous ses doigts. À force de passer et de repasser mille fois, les seins ronds et fermes, il les tient, il n’a pas de doute, elle est là, devant lui, immobile mais ô combien présente.

Transcendé par le résultat, il est déjà à modeler le visage, il n’a jamais été aussi vite, il n’a jamais été aussi inspiré. Il dessine les lèvres, non, le sourire. Puis les yeux, non, le regard. Oui, c’est ça, il est inspiré. Aphrodite lui a donné ses traits, mais les intonations des mails successifs donnent le relief, le petit pli des yeux, l’arrondi de la fossette…

Le jour n’est déjà plus si lumineux quand il s’adosse un instant au mur, fatigué mais ébloui. Éreinté plutôt que fatigué, et pourtant, il se jette quelques secondes plus tard sur les pots qui ont attendu trois ans eux aussi. Mû par une énergie qu’il ne se connaissait plus, il virevolte d’une étagère à une autre, transvase, compare, mélange. Les odeurs se chevauchent, solvants, antioxydants, teintures, là encore le père Matthieu aurait froncé les sourcils, mais lui est passé maître dans cette alchimie. Il badigeonne Galatée, la recouvre, l’enfouit sous des couches presque nauséabondes. Mais lui seul sait déjà le résultat. Et lorsqu’enfin l’eau et la brosse viennent débarrasser Galatée de cette sombre enveloppe, le miracle se produit. La peau aurait presque la couleur de la peau, avec un peu d’imagination, même le drap semble blanc, même les cheveux semblent blonds.

Enfin, lui le voit comme ça, les autres, il s’en fout, c’est son œuvre, c’est sa vie.

Terrassé par l’effort et les émotions, il s’endort à même le sol.


* * *


Le sol est froid, il a froid. En plus, il est sale, mal rasé, il sent mauvais.

Ce sont ses premières impressions à son réveil. Mais dès qu’il ouvre les yeux, il oublie tout, fasciné par ce qu’il a fait. Ce n’était donc pas un rêve. Elle est encore plus belle, ce matin. Le soleil en contre-jour l’habille d’une aura dans laquelle elle semble flotter. Il s’approche, ose à peine l’effleurer. Suis-je bête, pense-t-il, j’ai craint de la réveiller.



Oh là, mon gars, se reprend-il aussitôt, tu l’as bien réussie, mais ne t’attends pas trop à ce qu’elle te réponde, tout de même.


Il titube en se dirigeant vers la cuisine, réchauffe machinalement un café qu’il boit tout aussi distraitement.

Il se dit qu’il va lui écrire, à sa muse méditerranéenne, lui dire qu’il lui a donné vie. Il allume l’ordinateur, il aime se dire qu’il va la faire sourire dès son réveil. Mais elle l’a précédé et dans son mail, elle a joint une photo.

Oh, égale à elle-même, elle ne s’est qu’à peine dévoilée. Malicieuse, elle n’a laissé apparaître que ses mains et ses bras.

Lui ne relève pas. Il ne voit qu’une chose.



Et c’est dans l’instant qu’il se précipite à l’atelier. Il ne lui a fallu qu’un regard, lui seul pouvait voir la différence. Son ciseau le plus fin entre les doigts, et les phalanges de la belle obéissent à l’outil. Il le jurerait, elles bougent. Il ne les amincit pas, il les pose autrement, les déplace. C’est fait, c’est parfait ! Puis, il ponce, et badigeonne les mains, de ce produit préparé la veille. Pas exactement le même, car il veut la peau plus claire encore, il blanchira le bois, le dorera aussi un peu.

Quand il lave puis essuie les mains, il a conscience d’en faire un peu trop, mais il les embrasse. Comme on le ferait à une amante espérée.


Et c’est l’engrenage.

Il remonte les marches quatre à quatre jusqu’à l’ordinateur.



Puis, un peu plus tard



Chaque fois, fébrile, il attend, et chaque fois, il repart à son atelier. Cela fait vingt-quatre heures qu’il n’a pas mangé. En passant, deux fruits feront l’affaire, il se rattrapera plus tard. Encore un jour, puis deux.


Galatée, derrière son écran, ne dit rien, mais elle comprend. Réponse après réponse, elle lui donne des indices, se dévoile… et lui, jour après jour, retourne à l’ouvrage. Il en est sûr, il est près du but. Galatée sur son socle est tellement criante de vérité !


Un jour, n’y tenant plus, il ôte sa chemise et la pose sur les épaules de sa muse. C’est comme ça qu’il l’imagine, sortant de sa douche après lui avoir volé une de ses vieilles liquettes, et cette possible connivence l’émeut. Galatée ne peut qu’avoir eu envie de sa chemise. Ne sourit-elle pas d’ailleurs un peu plus ?

Tu tournes fada, mon vieux, se dit-il un instant.

Mais il s’en fout de paraître stupide et se colle à elle avec tendresse. Sa main glisse sous la chemise, entoure un sein, le palpe comme si c’était la première fois. Pour lui, c’est bien la première fois, la première fois qu’il la touche comme une femme, pas comme un objet, si magnifique soit-il. Il a la fièvre, et les gouttes de sueur coulent de son torse rugueux à son torse lisse, renforçant l’impression de vie dans ce corps blond. Les yeux fermés, il l’enlace, il la caresse.

Les frissons qu’il ressent, ne venaient-ils pas d’elle ? Doute singulier, mais il ne veut pas de réponse, il ne veut que vivre cette émotion qui le délivre de trop d’années de noirceur. Carpe diem !



Allons bon ! Lui qui se croyait à l’abri, en sublimant la créature de Dieu, il se découvre tombant amoureux.

Oh, il n’a pas osé dire « je t’aime, Galatée » et il se demande même si dans sa déclaration, il n’y avait pas un peu de « je t’aime, Christine ». Mais non ! Car ce n’est ni Galatée, si jeune et si lointaine, ni Christine si absente et si présente, qu’il serre dans ses bras. Ce n’est même pas une statue, c’est une femme, simplement. Il aime une femme, telle qu’il avait cru ne plus en aimer jamais, la femme idéale, la femme rêvée.


Il se met à fredonner une chanson maintenant ancienne : Il cherchait la carte qui est si délirante / Qu’il n’aura plus jamais besoin d’une autre. (1)

Lui non plus n’en voudra jamais d’autre, il a trouvé, non, il a créé la femme parfaite, celle dont tous les hommes rêvent.


Au risque de paraître immodeste, il reconnaît qu’il a atteint un sommet. Plus que le résultat lui-même, c’est le fait que même à ses yeux, la technique disparaît, rendant l’œuvre encore plus obsédante. Oui, c’est cela, on ne voit plus l’art, on ne voit plus que le beau. L’esthète qu’il est frémit. Se peut-il qu’il ait achevé la quête de tout artiste, le moment où, comme l’écrivait Ovide, l’art se dissimule derrière l’œuvre à force d’art ? (2)


Il pourrait se prendre pour Dieu s’il n’était pas aussi impie. Mais Dieu et ses calembredaines, ce sera pour les autres, lui, pour l’heure, se délecte de cette peau collée à la sienne et qui sent si bon.



Le ton est badin, mais l’homme ne l’est pas tant que ça. Son visage qui s’enfouit dans le cou, ses lèvres qui courent sur la peau à la recherche de vie, et qui semblent la trouver, ses mains qui courent et s’affolent, trahissent un trouble grandissant.



C’est sûr que la réaction très mâle qu’il laisse apparaître ne laisse guère de place au jeu. Il en a presque honte quand il se découvre bandant comme un furieux contre le ventre ligneux et ses belles courbes presque pâles.

Oh, il en a déjà eu des réactions quand il créait, mais d’aussi… significatives, probablement pas. Faut-il qu’il l’ait réussie, sa déesse ! C’est vrai que plus il se colle à elle et plus il croit toucher une peau féminine. On sait tous que l’homme est faible et l’esprit corruptible, dans ces moments là, mais là, cela frise la démence.

Il n’en a cure. Il n’a de cesse de survoler cette ’peau’ avec suffisamment de finesse pour parfaire l’illusion tactile. Qui n’a jamais caressé le bois en disant « on jurerait qu’il est vivant » ne peut pas comprendre.


Lui plus que tout autre l’a compris.

La honte l’enchaîne bien encore un peu, mais il veut l’osmose, elle l’appelle.

Quand il ôte son pantalon, il sait déjà qu’il va vivre pleinement cet échange charnel et presque mythique : l’espace de quelques jours, il s’est cru devenir Dieu, et en quelques secondes, une femme rêvée ressuscite en lui l’homme qui était mort.


Il n’est plus Dieu, il n’est plus artiste, il n’est qu’homme à cet instant et épouse de son corps puissant le corps qu’il a longuement poli.

De l’osmose à l’extase, il n’y a qu’un souffle, plus ou moins rauque. Le sien est presque une plainte.

Quand sa main glisse entre drap et peau et vient se coller au pubis, son empressement n’étonnera personne. Après trois ans de continence factuelle, mais d’incontinences manuelles, ce n’est plus de l’empressement, c’est de la précipitation. L’émotion est trop forte et il s’abandonne sans pouvoir la combattre, déversant sur son œuvre une signature translucide, écrite en jets bien trop fugaces.


Il en a honte dans l’instant, gâchant presque ce plaisir, mais après tout, après des mois d’attente, il est peut-être excusable.

Mais il n’aura pas le temps des excuses. Au moment où il lâche le pubis qu’il lovait amoureusement dans sa paume, il aperçoit les filets lactés se glisser dans le pli de l’aine, en suivre la courbe et disparaître aux origines de la vie. Il sourit un instant de ce retour aux sources, mais l’artiste reprend ses esprits, et un chiffon à la main, tente de récupérer les traces coupables.

Rien n’y fait, son chiffon restera sec.



Pour une des toutes premières fois, il regarde sa statue comme un objet, l’examine sous toutes les coutures, parfois d’un regard impudique. Mais il se rend à l’évidence, le bois a bu la substance.


Il passera une soirée et une nuit agitées.

Bien sûr, c’était un moment magique. Mais il s’en veut bien sûr de s’être emballé. Quel gâchis !

Et pour couronner le tout, cette énigme. Celle-ci par moments le fait sourire, parfois l’inquiète aussi.

Une nuit remplie de rêves érotiques, mais aussi de cauchemars.


* * *


Quand il se lève le matin, il se dit qu’il devrait se faire pardonner, mais que faire ?

D’abord, il se change, se lave, se rase. Quel contraste après ces quelques jours d’oubli, voire ces quelques années ! Galatée sera sans doute sensible à cette attention.

Puis, alors qu’il allait regagner l’atelier, une idée lui traverse l’esprit. Il sort de chez lui et revient quelques minutes plus tard, radieux.



Celle-ci ne bouge pas, sans doute l’effet de la surprise, pense-t-il. Alors, entre les doigts aimés, il glisse avec précaution la fleur dont les teintes passent de cochenille à garance, suivant les reflets de la lumière matinale.


Et les jours se succèdent, apportant leur lot d’offrandes à l’aimée. La chemise poussiéreuse et tachée fait place à une cape de velours aux couleurs de passion. Galatée apparaît encore plus femme ainsi, plus sensuelle.

Puis ce sont des bottines qu’il lui offre, le lendemain. Il voudrait bien les lui essayer, mais il faudrait la descendre de son socle, et il craint encore de la bousculer. Bah, ce sera pour plus tard, et il pose les bottes à ses pieds. Ce sera plus facile pour les gants, se dit-il.

Ah, les mains gantées d’une femme ! Quelques souvenirs ressurgissent, quelques fantasmes aussi.

Mais pourquoi diable se refuse-t-elle à les enfiler ? Ce n’est pourtant pas une question de taille, il connaît ses mains comme s’il les avait faites et il a choisi les gants avec minutie. Cuir tendu mais pas trop, doublure soie sans couture, rien n’y fait, on croirait que les mains aux doigts lustrés rejettent le cuir superbement tanné. Nouvelle guerre des peaux lisses ? Bah, il n’a pas d’humour à cet instant et, un peu vexé de ce caprice, il récupère les gants d’un geste un peu courroucé.

Je devrais plutôt dire « essaye de les récupérer » car l’index de Galatée, celui-là même que notre amoureux avait redressé le premier jour, l’index intercepte si parfaitement les gants que l’on pourrait douter que seul le hasard en ait décidé ainsi. Ceux-ci flottent un instant au-dessus de la main immobile en suivant une arabesque compliquée, pour retomber finalement entre pouce et index de la belle.



Il lui cèderait tout, tant son regard est troublé.

En fait, il la trouve diablement sexy, mais il n’ose trop se l’avouer de peur qu’elle ne lise dans ses pensées. C’est vrai que la cape entrouverte est une invitation à l’exploration. Mais il se retient, elle pourrait là aussi se buter. Il ne doit pas la brusquer s’il veut modeler son âme aussi.

Tiens, c’est la première fois qu’il pense ça. Ça l’étonne, il faudra qu’il y réfléchisse.


Plus le temps passe, plus il délire devant cette statue presque trop réelle.

Il la pare encore plus, lui offre mille autres fleurs, puis des perles et l’ambre qui naît des pleurs des Héliades.

Tout lui sied mais sans parure, elle ne plait pas moins. Il se place près d’elle sur des tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne de son lit. (3)

Ainsi presque chaque soir, il la couche près de lui quelques instants, sur des tapis plus moelleux qu’un sofa de prix, et baigne ainsi avec elle entre prévenance et vénération. Quelques instants d’intimité, puis il la redresse sur son socle, lui rendant sa prestance altière, sa cape et ses bijoux et lui promet de revenir le lendemain.


* * *


Ce soir, plus que les autres soirs, il est d’humeur joyeuse. Par hasard, il vient d’apprendre en lisant Ovide que ce 23 avril, c’est la fête de Vénus et des Vinalia. (4)

Belle occasion d’arroser la naissance de Galatée, fille de Vénus. Et le Frascati qui dort dans sa cave ne pouvait pas mieux tomber (5). Verre après verre, il chantonne, esquisse un pas de valse, part grignoter un morceau, revient, repart…



Puis il s’enfuit vers l’ordinateur, un peu étonné, tout de même. Étonné par la hardiesse de ses mots, mais surtout, ce soir, il a vraiment eu l’impression qu’elle lui rendait son baiser.

Allons, tu divagues, s’entend-il dire, c’est le Frascati, voilà tout !



Son humeur joyeuse en prend un coup, sa méridionale Galatée n’est pas en ligne, ce soir.

Il se demande si elle n’est pas un peu jalouse, car depuis quelques jours, les messages se font plus rares.

Mais non, tu divagues encore ! Simplement, elle a vingt-quatre ans, elle a d’autres rêves que toi, et d’autres atouts, aussi ! Elle est tout bonnement partie faire la fête avec les potes de son âge, mon pauvre vieux.

Ce n’est sans doute pas faux ! Mais cette hypothèse le contrarie un peu quand même !


Il pensait qu’une bonne douche le dégriserait, elle ne fait que le rendre plus réaliste.



* * *


Allongé sur la couche qu’il a aménagée à même le sol, il ne cesse d’admirer sa création.

Et, gorgée après gorgée, laisse la douce inconscience l’envahir à nouveau. Que c’est bon, cet état second ! Plus on perd conscience, plus l’imagination est en éveil et moins on discerne la limite entre la réalité, le désir, les souvenirs.


A la lueur des bougies qu’il a apportées hier, il trouve son œuvre encore plus vivante. L’éclat de ses yeux le fascine…

L’éclat ! Comment a-t-il pu rendre cette impression d’humidité rien qu’en polissant le bois ?… Que manque-t-il pour que l’illusion de vie soit parfaite ? Il se le demande encore plus, en voyant la poitrine se gonfler sous la cape.

Hein ?…

Mais non, ce n’est pas possible !


Malgré son état, il garde un soupçon de bon sens… et d’ironie à son égard.



Pourtant, il jurerait que… Mais bon, puisque lui-même n’arrive pas à y croire ! Il s’amuse de ce dialogue intérieur, où il semble spectateur, et où conscience et inconscience s’invectivent. La situation lui paraît bien un peu surréaliste, mais bon !

Alors, que Galatée soit maintenant gantée ne le surprend pas plus que ça.



C’est quand il découvre qu’elle est bottée que tout bascule…

Ça, rien ne l’explique, ni le vin, ni la fatigue, ni la solitude. Les bottines lacées avec soin sur ses jambes nues, il n’y est pour rien ! Elles lui donnent une allure à la fois diabolique et sexy, surtout lorsqu’elle se met à faire un pas dans sa direction.


Subjugué ou ivre, il ne peut ou n’ose se lever. Alors Galatée s’approche et se dresse à la verticale de sa tête. Elle l’impressionne de sa belle stature, et sous cet angle encore plus…

Il serait même inquiet à vrai dire, car d’un mouvement lent, elle pose un pied sur sa poitrine, là où le col de son peignoir s’évase. Une simple pression d’elle et le talon pointu s’enfoncera près du cœur. Que Galatée puisse avoir de tels desseins le fait frissonner.

Il tente de se raisonner, ouvre la bouche dans un grognement qui se voudrait un mot, une question.



Galatée l’en empêche…

Et Galatée, de la pointe de la botte, écarte les pans de la robe de chambre, suit les lignes du corps tétanisé. Que peut-il se passer dans cette tête ? Le mouvement du pied s’arrête sur son ventre. Il a peur, il l’avoue en son for intérieur, mais grands dieux, ne pas le montrer. Surtout que le plus charmant des contrastes se lit sur le visage de la belle lorsqu’elle se baisse. La lueur des bougies n’y est pour rien, elle rougit, à n’en pas douter, et tremble même un peu lorsque, de ses mains gantées, elle entreprend de caresser le corps à demi dénudé.

Malgré la faible lumière, il peut enfin la détailler à loisir. L’alcool est évaporé, semble-t-il, l’œil de l’artiste est à nouveau aguerri comme jamais.

Les yeux de Galatée, justement, attirent en premier l’homme sous le charme. De loin, il les avait vus humides. Là, à portée de main, il distingue tous les éléments, les paupières, les cils graciles, les pupilles débordantes de curiosité et de douceur.

Puis, juste en dessous, ce rendu de peau, qu’il cherchait, qu’il pensait avoir tant réussi, est enfin là, plus réel que jamais.

Dessous encore, la veine du cou palpite, irréfutable. Et les cheveux ! Finis, godrons, encoches et frisottis savants mais immobiles, chaque boucle blonde, longue ou courte, est un appel à la vie, à la lumière.


Il pourrait s’émerveiller d’un, de dix autres détails mais la course lente des doigts gantés sur son torse est la plus belle invitation à l’oubli qu’il n’ait jamais connue. Il oublie l’impossible mystère, l’inconcevable énigme, pour se complaire dans cette caresse bien réelle. Il les avait choisis comme une seconde peau, ces gants, peut-être doutait-il de son art, mais sûrement, il ne pouvait imaginer qu’ils paraîtraient aussi parfaitement être le prolongement des poignets de Galatée.

Il se réjouit de son torse glabre, car les mains de la belle arpentent sa poitrine avec une volupté impérieuse, pressant ses seins comme un homme le ferait à une femme, pour s’évader l’instant d’après, l’une sur une épaule, l’autre sous l’aisselle ou sur son ventre.

La proximité de son sexe bandé – il n’avait pas encore pris conscience de son état avant qu’un pan de son habit ne le dévoile – éveille en lui d’autres fantasmes, mais Galatée, à l’évidence, agira à sa guise.

Dans un geste toujours aussi gracieux, elle tend le bras et se saisit sur l’établi tout proche, du maillet et d’un ciseau à bois. Puis comme s’il s’agissait d’un jeu, dessine à fleur de peau, sans presque le toucher, les arabesques que lui-même réalisait il y a quelques jours. Elle le mime, il le parierait, allant même jusqu’à essuyer d’un revers du bras une sueur imaginaire. On pourrait croire qu’elle se joue de lui, de sa peur de voir le métal trancher sa peau, mais ses gestes sont précis, et si elle frôle cent fois son sexe frémissant, ce n’est pas hasard. Malice ? Peut-être, car la commissure de l’œil frissonne.

Jeu éprouvant pour sa virilité. Plusieurs fois, il sent celle-ci qui l’abandonne, l’angoisse ne l’a jamais porté dans ces moments-là, il s’en souvient.

Il est à la merci de l’outil tranchant, et s’il tente de bouger, Dieu seul sait ce qui risque d’arriver. Alors, lui le bourru, le sauvage, il apprend la confiance à cent à l’heure. Tant pis, mourir pour mourir, autant que ce soit dans le plaisir.

Et comme preuve inattendue de sa résignation, l’érection qu’il présente aussitôt à son beau bourreau renaît. Il s’en étonne, certes, mais se gonfle d’orgueil. En même temps que gonfle la poitrine de la belle, qui s’est redressée, visiblement émue. Lèvre pincée, le regard figé vers le phallus frémissant, elle ne tente même aucun geste pour rattraper la cape qui s’affale à ses pieds.


Conforté par cette communion muette, il ose poser la main sur son dos. Le contact lui confirme, Galatée est de chair et des plus sensuelles. Il glisse sur la hanche dont il se souvient le premier émoi qu’elle lui avait créé. Lorsqu’il atteint la fesse, il sent nettement Galatée frémir.

Il ne peut que s’enflammer, va pour s’engouffrer dans le stupre mais Galatée l’a compris. Elle se déplace, bloquant le bras sous sa cuisse. Le voilà contraint, mais il est de pires supplices.


Alors, il se laisse faire. Elle l’embrasse partout, il voudrait qu’elle l’embouche quand elle passe si près mais elle ne le fait pas. Et il n’ose demander.

Peu importe, pense-t-il, car en contrepartie, il découvre l’étendue de caresses plus attentionnées les unes que les autres. Il ne se savait pas récepteur à ce point, Galatée semble survoler son corps. Comme lui le faisait de ses ciseaux, remarque-t-il soudain.

C’est exactement cela ! Maintenant qu’il en a eu l’idée, il n’a plus de doute. Galatée modèle son corps aux caresses. Lui qui avait fui les femmes trois années durant, il comprend qu’il avait oublié combien une main, une bouche peuvent éveiller chaque centimètre de peau. Sculpteuse à mains nues, Galatée fait renaître son corps, rappelant à cet homme ébahi que c’était peut-être cela le premier art.

Il se souvient qu’il avait eu l’idée de modeler son âme. Il s’aperçoit que c’eût été folie, il n’aurait pu imaginer cela. C’est elle qui modèle son corps et son âme, qui dessine l’enveloppe et la lettre. Chaque geste de Galatée est pour esquisser son biceps, étreindre ses hanches, et lui faire croire qu’il est peut-être beau, lui qui s’exècre devant la glace.

Sans qu’il comprenne par quel mystère, Galatée porte en elle l’essence de l’art. Celle de faire naître le beau là où il n’était pas. « Ars adeo latet arte sua »… l’art se dissimule à force d’art. En se cachant des années derrière son rôle de sculpteur, lui aussi masquait la plus belle part de lui-même. Vaincu, il se laisse apprendre les émotions que lui rend son corps sous les coups de maillet imaginaires que sont les doigts de Galatée.

Et de ses lèvres, de ses cuisses, de ses seins, Galatée épouse le corps de l’homme, figé comme une statue mais vibrant comme jamais.

Parfois rude caresse, parfois tendre incision, elle le façonne, au point que par moments, leurs corps ne semblent plus faire qu’un.


Une fois de plus, cette pensée en éveille d’autres en lui, plus impérieuses, au moment où Galatée, seconde d’inattention, libère son bras.


Il reprend doucement le dessus, retrouvant des gestes qui lui semblent plus virils. Il remarque bien le front qui s’est plissé, mais l’homme est homme, son ventre en est presque douloureux. Au moins lui rendre hommage, se dit-il en lui-même, comme pour s’excuser.


Galatée s’est laissée allonger sur la couche, mais ne se rend pas toute. Elle maintient en douceur les bras virils, amenant l’homme à réapprendre de lui-même lenteur et patience. Il se surprend à accepter ce rythme qu’il ne connaissait plus, à lui aussi caresser les endroits du corps qu’il avait depuis longtemps oubliés, même lorsqu’il était en couple…

Lui aussi devient artiste débutant sur cette œuvre qu’il croyait parfaite. Elle est superbe, il en est certain, mais elle ne sera parfaite que lorsque ses doigts et son cœur l’auront aimé sur chaque grain de sa peau. Et ce n’est pas supplice, tant il s’étonne à chaque seconde de retrouver à chaque détour de muscles les formes qu’il a une à une inventées.

Dieu que ses seins sont beaux, mais ce n’est rien encore, car ce n’est que sous ses doigts attentionnés qu’ils prennent enfin vie !

Par moments, il se dit qu’il y passera la nuit, ce ne sera pas trop pour sublimer enfin l’art et l’œuvre réunis dans un seul corps. Puis l’instant d’après, le bouillonnement intérieur semble l’arracher à ses pensées. Cruel dilemme. Il découvre le sublime, le spirituel, mais sa bouche l’entraîne vers le concret, la chair et la fine toison que la lueur des bougies fait danser. Ne va-t-il pas tout gâcher ?

Il regarde la bouteille vide de Vino bianco, peut-être contenait-elle les philtres de Circé !


Après tout, se dit-il, le culte de Vénus ne se faisait pas sans sacrifier à celui d’Éros, si je ne me trompe. (6)

Galatée ne s’oppose pas vraiment. Tout juste plaque-t-elle la tête de l’homme contre son ventre. Ce n’est pas pour lui déplaire, elle le mène à son but, vers la caresse qu’il préfère entre toutes. Bien que son ventre le brûle, il ne lui viendrait pas à l’idée de planter l’arbre de vie sans s’assurer que la terre était prête à l’accueillir, voire à la foisonner.

Les mains de Galatée se font de plus en plus pesantes sur son crâne, comme pour ralentir la progression de l’homme.



Puis, manque éclater de rire.



Il en est là de son monologue muet lorsque sa bouche atteint le mont de Vénus bien nommé.

Comme il l’a fait de tout le corps de son aimée, il découvre les lignes que par souci de perfection, il a dessinées une à une. Ses lèvres s’amourachent des lèvres déjà humides, sa langue vient à la découverte du bouton malicieux. Il se souvient du sourire qu’il avait eu à titiller ce détail indécent. Il était loin de penser à cet instant que son souci du détail lui apporterait un jour tel plaisir. Tandis que sa langue se fait gouge de velours autour de cette statuette de bois rose et vivant, il en est déjà à imaginer plonger vers d’autres délices plus intimes.


Quand tout à coup, il se fige.

Il sait, il se rappelle que son souci du détail avait eu ses limites.

La sueur dessine un sillon dans son dos au moment où ses doigts atteignent le sanctuaire inviolé. Et inviolable !

Galatée s’est cambrée, mais ce n’est pas sous la vague du plaisir.

Elle savait et ses mains, quelques secondes plus tôt, n’étaient que pour freiner l’inéluctable découverte.


L’œuvre est incomplète. L’artiste et l’homme sont effondrés.


Si je pouvais être de bois ou de pierre pour ne plus rien sentir ! Cruelle ironie de cette phrase d’Ovide qui lui revient à l’instant. (7)



Le silence devient pesant, exacerbé par deux respirations tourmentées. Lui seul est responsable, pense-t-il. Comment s’amendera-t-il ?

Il a le cœur gros quand il rapproche son visage de celui de la belle. Mais il ne peut le montrer, car déjà, dans les yeux de celle-ci, l’humidité n’est plus la même.


Aucun mot ne changerait quoi que ce soit.

Et c’est Galatée qui libère cette angoissante atmosphère. Juste des caresses tendres, accolades qui pourraient paraître fraternelles si elles n’étaient empreintes de tant de passion.

Pour oublier ce qui n’est pas, se dit l’homme, avec un fond de grisaille dans l’âme. Mais il se rend compte que les caresses ne sont pas vaines. Pas besoin que l’un soit dans l’autre pour qu’ils ne fassent qu’un.

Amour sublimé, l’excitation n’en est que plus forte, plus inattendue encore.

L’émotion de Galatée est intense. Orgasme profond, lent, comme une délivrance. Une femme qui jouit entre vos doigts, c’est déjà si beau. Mais ce que lui offre Galatée dépasse toutes ses espérances. Elle témoigne de la beauté vivante de l’amour pur, l’extase venue de l’intérieur.

Tout sculpteur qu’il soit, son outil maître ne lui a servi à rien. Comme en art, il avait sublimé l’art, là, il vient de sublimer l’acte d’amour. Du moins Galatée, car lui est un peu dépassé.


Galatée l’a peut-être senti, qui s’agrippe à lui avec force. Il comprend qu’elle veut l’amener à son tour au plaisir. Il a bien un instant l’idée de résister, ne pas souiller à nouveau sa peau, ça lui parait presque honteux alors que le sentiment est si pur. Mais il faut croire que l’homme a encore beaucoup à apprendre et sa volonté le trahit. Galatée est une amante experte. Ses premières caresses étaient sensuelles, celles-ci sont diaboliques…

Elle pourrait l’amener en quelques secondes à se répandre sur elle… Il sombre dans l’inconnu, croit se vider, peut-être est-ce le cas… Et peu importe, si quand il se redresse, le sperme a disparu dans l’interstice des cuisses. Il n’est plus à un mystère près.

Il se laisse retomber sur la couche.



Les yeux fermés, il laisse son esprit vagabonder, à la fois lucide et prompt à l’évasion.


Il se dit qu’il a peut-être rêvé. Ou peut-être pas.

Il se dit qu’avec la chirurgie réparatrice, aujourd’hui…

Il se dit que peut-être il pourra l’aimer ainsi.

Il se dit que peut-être demain, elle aura disparu.

Il se dit qu’il relira Ovide.

Il se dit que s’il allait à Chypre, au temple de Vénus, sur l’autel déposer des offrandes…

Il se dit…









Épilogue








Deux hommes vident une pièce poussiéreuse.



Il n’a pas le temps d’en dire plus. Le nouveau voisin est un bavard.




Puis, d’un air entendu, il frappe sa tempe à l’aide de son index.



* * *


Le nouvel occupant, Monsieur Cinyras est heureux.

Il regarde Myrrha, sa fille adorée, découvrir avec joie sa future chambre. Elle a grandi, le studio qu’ils occupaient tous les deux, n’était plus suffisant.

Et puis, il ne sait pourquoi, il a été séduit par ce tableau en bas-relief d’Adonis que le précédent occupant avait gravé à même le mur. Intrigué, même, sans savoir pourquoi ?

Son nouveau voisin a raison : il n’y a que les artistes qui peuvent voir l’importance de l’art.


Pourquoi est-il intrigué ? Il se dit que peut-être ses origines grecques ressurgissent.

Lui ne voit qu’un tableau.







FIN




Merci à Ovide (« Ovide, si tu nous écoutes… »)

Et merci à Galatée, bien sûr.







1- Graeme Allwright, L’étranger


2- ’Ars adeo latet arte sua’ (Ovide, Métamorphoses, X, 252).


3- Ovide, Métamorphoses, X, 265


4- Ovide, Fastes, IV, 863 (Ces fêtes sont encore célébrées par endroits de nos jours).


5- Le Frascati est un vin du Latium, près de Rome. Et la plus ancienne référence connue à Vénus, 754 ans avant JC, se trouve dans un sanctuaire à Ardée, ancienne capitale du Latium.


6- Dans les cérémonies du culte de Vénus, l’acte de la génération était sanctifié. La jeunesse des deux sexes venait offrir solennellement à cette déesse ses premiers essais dans ce genre ; ainsi qu’ailleurs, on offrait à d’autres divinités les prémices des fleurs et des fruits… (Extrait de l’ouvrage, Les divinités génératrices (1805), par Jacques-Antoine DULAURE).



7- Ovide, Pontiques, I, 2, v.30