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Temps de lecture estimé : 18 mn
23/03/06
Résumé:  L'art de jouir : dangereux mais captivant.
Critères:  h campagne cérébral nopéné
Auteur : Furinkazan  (Furinkazan se prononce fu/line'/k/zane')      

Concours : Concours "L'art"
L'image du désir

L’image du désir


Kyle se pencha en avant pour regarder à travers le trou de la serrure : il n’avait jamais vu une orgie pareille. Ils étaient tous là réunis dans la même pièce exiguë, emboîtés les uns dans les autres dans un joyeux fatras. Dans ce capharnaüm, il arrivait néanmoins à distinguer des courbes évocatrices, il entrevoyait des poils soyeux, il voyait tous ces membres enchevêtrés fusionner allégrement, ce qui imprimait une curieuse unité à cette scène éloquente. Il sentait le désir monter en lui, il n’avait jamais rien vu de pareil. Elles étaient toutes abandonnées dans cette pièce sans aucune pudeur, exposant leurs courbes, leurs envoûtantes lignes, d’autres en revanche étaient dressées majestueusement et semblaient dominer le reste du décor. La lumière était faible, ce qui intensifiait le côté suggestif de la scène, il n’avait plus qu’une envie : les rejoindre pour les saisir, s’en emparer, il avait un besoin physique de ce contact qui lui apporterait une plénitude tant désirée…


Fiévreusement, il compulsa l’énorme trousseau de clés qu’il avait pris soin d’emporter avec lui, il s’en saisit et, la main tremblante d’émotion, il les introduisit successivement jusqu’au moment où le cliquetis de la serrure se fit entendre. La porte s’ouvrit lentement. Il s’approcha respectueusement des tableaux qu’il avait entrevus par le trou de la serrure, se saisit des pinceaux dont les poils étaient encore soyeux malgré la poussière des années et admira les toiles posées sur des chevalets qui toisaient celles empilées dans la pièce sans ordre ni méthode. Son œil se déplaçait furtivement sur ces différents éléments qui témoignaient aujourd’hui silencieusement d’un passé mouvementé. Mais l’essentiel des toiles était là, même si elles étaient bien évidemment toutes inachevées. Car l’histoire du précédent locataire était trop connue pour ne pas avoir suscité l’interrogation sur sa santé mentale dans le village situé en contrebas. Le « vieil ermite » (comme on l’appelait) qui habitait précédemment en ces lieux était un peintre. En fait, il n’était pas si vieux, il avait juste décidé de se laisser pousser la barbe et ce n’était pas vraiment un ermite, c’est juste qu’il ne cherchait pas spontanément le contact avec les gens. Il descendait régulièrement au village et parlait peu mais son regard était toujours vif. Tout le monde savait qu’une fois qu’il achevait ses toiles, il les jetait au feu. Certains disaient que c’était pour faire croire qu’il peignait des toiles alors qu’il n’avait jamais réussi à achever un seul tableau. D’autres prétendaient bien au contraire qu’il était tellement exigeant dans ses créations que contempler une œuvre achevée était pour lui une source infinie de regrets et d’angoisses, tant il exerçait une impitoyable critique sur les défauts réels ou supposés de ses propres créations. Lorsqu’on est enfant et qu’on grandit dans ce type de mystères, il demeure plus qu’une empreinte. C’est bien pourquoi Kyle avait décidé sans hésiter de racheter au propriétaire ce local dès le jour où le bruit avait couru dans le village que le « peintre anachorète » (c’était son autre surnom) était parti en abandonnant tout. Les gens n’avaient pas été plus émus que ça. Au fond, ce singulier personnage avait déjà démontré par le passé des signes ostentatoires de folie et cela suffisait sans doute à valider l’hypothèse d’une ultime étrangeté d’un maniaque des pinceaux dont l’excentricité croissait proportionnellement avec son âge. Du moins était-ce l’opinion commune. Et puis tous les artistes ne sont-ils pas un peu fous ?


Kyle s’était pourtant complu à persévérer dans l’idée d’un ineffable secret qui entourait l’activité du peintre. Ce peintre ne montrait jamais ses toiles, alors que les artistes ont toujours ce minimum d’élan qui les porte à montrer aux autres leurs propres créations. L’attitude autodestructrice de ce peintre était profondément ambiguë : était-ce une manière voilée d’annoncer symboliquement sa propre fin ? Peut-être considérait-il ses œuvres comme des extensions de lui-même. Ou bien, comme Kyle le pensait, la destruction par le feu de son œuvre devait revêtir la signification spirituelle d’une purification. Pour percer ce mystère, Kyle savait que le seul moyen consistait à acheter la maison en l’état afin de voir dans l’intimité de l’atelier les toiles qui avaient été si longtemps dissimulées. Désormais, il avait accès à l’un des endroits qui avait le plus souvent nourri son imaginaire. Il savait ce que sa passion pour la peinture devait à cette attraction presque malsaine, à ce besoin compulsif de savoir ce qui se passait dans cet atelier mais aussi à cet étrange sentiment d’angoisse, sinon de peur, qui pouvait l’étreindre lorsqu’il songeait que le peintre restait enfermé parfois trois ou quatre jours d’affilé.


Mais ce premier contact fut une première déception, un peu comme celle qu’on éprouve d’une future rencontre qu’on a tant attendue et dont on a tant attendu qu’elle se révèle finalement ordinaire, presque banale. Tous les tableaux étaient centrés sur un unique thème : le corps de la femme, et il faut avouer que ce n’était guère original. Différentes perspectives étaient étudiées et chacun des tableaux omettait de façon quasi-obsessionnelle de représenter… la tête. Des corps sans tête dessinés au crayon, rien de plus. Voilà à quoi était réduite toute l’aura impénétrable dont s’était entouré ce vieux peintre mythomane qui tentait de faire croire qu’il dessinait des œuvres si belles qu’elles ne méritaient pas d’être foulées par l’œil humain. Au moins l’on pouvait dire qu’il avait un souci extrême du détail et les muscles du corps, leurs moindres replis étaient représentés avec un saisissant réalisme. Mais rien de plus.


Kyle continuait de fouiller ce petit atelier sans même se préoccuper du reste de la bicoque, il savait de toute façon qu’il ne l’avait pas achetée pour y habiter. Au milieu de la poussière et des pinceaux, il aperçut des toiles superposées qui semblaient être achevées. Cette fois, on ne pouvait pas parler de déception tant son incrédulité fut grande. Les mêmes corps de femme, représentés toujours sans tête, étaient maculés de façon incompréhensible de couleurs diverses, projetées à même la toile. Il était évident que la couleur n’avait pas été appliquée sur la toile mais projetée à l’aide d’un pinceau, ce que traduisait l’irrégularité manifeste des taches qui parsemaient ce qu’on avait du mal à appeler désormais un tableau. Un dessin d’une incroyable perfection saccagé par des projections de peintures de toutes les couleurs, voilà qui était digne du barbouillage. Et encore ! A l’âge de cinq ans, le petit frère de Kyle peignait en arrangeant les couleurs avec plus de goût ! Au fond, cette histoire semblait pouvoir se résumer à une grotesque supercherie : celle d’un homme qui mutilait ses propres toiles avec des couleurs vives en ressassant un thème unique, celui du corps de la femme. Il devait être vraiment fou. Projeter de la peinture sur des toiles pour rendre méconnaissable un dessin qui avait dû prendre des heures à réaliser, voilà tout simplement qui n’avait pas de sens pour un esprit sain. Il valait mieux qu’il brûle de telles horreurs. À sa place, Kyle aurait été mort de honte à présenter à d’autres un tel non-sens artistique. Finalement, on pouvait comprendre que ce vieux pervers obsédé et solitaire dessinait les femmes avec qui il aurait voulu se trouver. Il ne lui restait plus qu’à revendre cette maison proche de la ruine dans laquelle il avait fondé tant d’espoirs chimériques.


Le lendemain matin, au réveil, Kyle ne pouvait s’empêcher de ressasser sa maigre découverte de la veille. Il fallait qu’il retourne sur place pour en avoir le cœur net. Quelque chose avait dû nécessairement lui échapper. D’autres toiles devaient se trouver dans la maison. Il projetait d’entreprendre une fouille minutieuse de cette maison qui n’était pas grande. Arrivé sur place, il vit une voiture déjà garée à l’entrée. Le peintre serait-il de retour ? Impossible, il n’avait jamais eu de voiture. Il gara sa propre automobile derrière. Surprise. Une jeune femme nonchalamment adossée contre un montant de la porte d’entrée lisait un magazine. Elle se releva instantanément. De taille moyenne, elle était plutôt jolie. Sa chevelure d’un noir profond contrastait avec la blancheur fragile de sa peau nacrée et ses yeux clairs illuminaient son visage. Simplement revêtue d’un jeans et d’un petit haut blanc, Kyle pouvait entr’apercevoir les courbes de sa petite poitrine ronde lorsqu’elle lui fit face.



Kyle ne sut quoi répondre, il dut dire « ah » ou plutôt « ho », sans pouvoir détacher son regard des petites lèvres roses et charnues qui avaient prononcé son nom. Il tenta de se ressaisir pour faire bonne impression et commença à balbutier :



Il n’arrivait pas à dire quelque chose d’intelligent, seulement d’affreuses banalités. Cette fille avait un charme très particulier qui le troublait. Au fur et à mesure qu’elle lui parlait de la vie de son grand-père, son œil caressait ses hanches qui ondulaient délicieusement alors qu’elle montait les marches. Arrivés dans l’atelier, il éprouvait le regret de devoir rendre dès aujourd’hui toutes ces toiles qu’il avait tant désiré étudier. Il fut un peu gêné lorsqu’il dévoila à cette jeune femme tous ces corps de femmes dont la tête n’était pas dans le cadre du tableau. Pourtant, elle n’était pas surprise. Au contraire, elle savait très bien à quoi s’attendre apparemment. Elle proposa, à sa grande surprise de récupérer non pas les dessins au crayon qui comportaient cette superbe précision (quoiqu’un peu trop académique au goût de Kyle), mais les toiles maculées de peinture vive et sur lesquelles on ne pouvait guère que deviner les dessins qui avait été ainsi recouverts. Intrigué, il posait des questions sur les conceptions artistiques du grand-père, mais sa petite-fille ne put rien lui apprendre rien d’autre que le fait que son grand-père appelait les toiles « ses amantes ». Kyle se retint de divulguer tous les bruits qui avaient pu courir sur la santé mentale de cet homme et les extrapolations auxquelles les gens, lui le premier, avaient pu se livrer. En tout cas, elle ne prenait que la partie la moins intéressante des toiles, ce qui lui laissait le temps d’étudier celles qui restaient, au besoin d’en dissimuler une ou deux. La bonne nouvelle était en fin de compte qu’il pourrait revoir cette belle inconnue qui lui semblait déjà avoir conquis son cœur. Il n’osa pas prendre ses coordonnées, mais ne manqua pas de lui donner les siennes. Elle partit sans qu’il puisse dire comment, en lui laissant une impression à la fois onirique et puissante dans lesquelles ses pensées voguaient sur des idées de possession charnelle de son petit corps vigoureux et fragile. Tout imprégné de l’odeur de sa noire chevelure, il regardait disparaître l’ombre de sa voiture au sommet de la route qui baignait dans les rayons du soleil.


Kyle attendait impatiemment qu’elle le rappelle. Mais cela faisait déjà trois semaines qu’elle n’avait plus reparue. Quel dommage ! Pourquoi avoir été assez timide pour ne pas l’avoir invitée ? Il s’en voulait.


*******


Un mois avait passé et toujours pas de nouvelles. Il rêvait souvent d’elle, il entendait sa voix qui avait la douceur d’une flûte et se laissait aller à imaginer les baisers fougueux qu’il pourrait donner à ses lèvres roses, presque juvéniles. Il aurait pu couvrir tout son corps de ses baisers d’amant enthousiaste…


*******


Deux mois. Cette fille l’obsédait. Elle ne revenait pas. Cela commençait à lui détruire le moral. Il n’avait aucun moyen de la contacter. L’ancien propriétaire fut même étonné lorsque Kyle lui demanda s’il pouvait le renseigner sur cette fille.


*******


Trois mois déjà et pas de nouvelles. Kyle était devenu morose et nostalgique alors qu’il n’avait vu cette fille qu’une fois. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était sa plus belle rencontre. Malheureusement, elle ne devait pas penser comme lui, sinon comment aurait-elle pu laisser passer un si long laps de temps ? Il était dépité et morose, leur relation ne serait jamais possible, elle n’aurait même pas commencé…


*******


Vers la fin quatrième mois de leur « rencontre », ce serait bientôt l’automne et les feuilles qui commençaient à roussir semblaient parfaitement traduire le sentiment de mélancolie qui habitait le cœur de Kyle. Il était tombé amoureux d’une image dont il n’arrivait plus à se défaire. Comme les arbres se dépouillaient de leurs feuilles, il semblait lui aussi perdre une partie de lui-même. Il résolut de se rendre sur le lieu de leur rencontre comme pour mieux ressentir ce profond sentiment d’abandon qui le transperçait, mais qui pourtant lui faisait nourrir un secret espoir, celui de la revoir.


Il redécouvrit l’atelier avec un pincement au cœur. Tous ces corps de femmes, qui n’avaient rien à voir avec Elle, semblaient pourtant parler d’elle. Elle habitait toutes les toiles, il ne pouvait s’empêcher d’y penser. Il prit son carnet de croquis et feuilleta une nouvelle fois toutes les esquisses qu’il avait réalisées à partir des souvenirs de son visage. Sur ces feuilles, elle lui adressait un regard franc et son sourire lui réchauffait le cœur. Mais bon sang ! Ce n’était plus qu’une image, rien de plus. Il sentait pourtant qu’il était amoureux de cette image, bien plus que d’elle car au fond il ne la connaissait pas et n’avait pas pu discuter suffisamment longtemps avec elle pour pouvoir la connaître.


Son esprit était dévoré par l’idée de la posséder, mais ce sentiment était mêlé du regret qui s’attache aux choses passées ou impossibles. Il décida d’examiner les toiles pour se changer les idées. La première représentait un corps de face qui s’offrait sans pudeur au regard du spectateur. Ses proportions étaient parfaites. La poitrine et le sexe étaient dessinés avec une particulière finesse. Un réalisme à vrai dire presque inquiétant. La deuxième toile dévoilait une position ostensiblement sexuelle où la femme était agenouillée, en appui sur ses coudes, les mains croisées derrière la nuque. « Ses amantes », pensa à ce moment Kyle. Les images des femmes qu’il a eues pour amantes ou qu’il aurait voulu avoir pour amantes ? Sans nul doute, celles qu’il rêvait de rencontrer car cet homme était toujours seul. Il continua à égrener les toiles. À la réflexion, elles n’avaient rien d’artistique. Il manquait une réelle dimension. Ces dessins témoignaient surtout d’une maîtrise technique parfaite, rien de plus. Pourquoi des corps de femmes ? C’était réellement compulsif. Perdu dans ses pensées, Kyle laissa filer les heures et s’assoupit en fin de journée, au milieu de tous ces corps inanimés, figés dans des postures improbables, dans le désordre des papiers. Quand il se réveilla, il était tard. Il partit précipitamment.


Kyle ne remit plus les pieds dans l’atelier pendant un bon moment. Pour sa part, il se contentait de faire des croquis sur son carnet de poche. Il avait pris une mauvaise habitude, celle d’imiter le trait des toiles qu’il avait si longtemps scrutées. Désormais, il dessinait des corps lui aussi, des corps de femmes. Surtout le corps de cette fille tel qu’il se le représentait : des muscles longs et souples, une peau diaphane dont la texture évoque la crème. Une courbe du dos profondément harmonieuse avec celle des reins et se prolongeant avec délice le long d’une paire de fesses rondes et fermes. Les cuisses étaient charnues en restant fines et les mollets présentaient un galbe évocateur. Les pieds étaient petits et étroits. Le ventre était plat tout en présentant de la vigueur. Les seins, parfaitement symétriques, paraissaient sous sa plume à la fois lourds et fermes et demeuraient fièrement dressés. Il dessinait toujours une nuque étroite et fragile, prolongée par des épaules délicates et des bras formant une sorte d’arabesque. Il prenait un certain plaisir à griffonner avec son crayon gris un petit sexe entre les cuisses de sa figure ; il le façonnait dans les moindres détails, gommant les traits de crayon comme une jeune fille aurait pu s’épiler minutieusement et attentivement pour dessiner avec ses poils pubiens une belle symétrie sur son bas-ventre. Sous sa mine, ce corps prenait forme, c’était le corps issu de son esprit, le corps tel qu’il pouvait le rêver, la réconciliation de sa pensée avec la matérialité. La souplesse de sa mine dansait sur le papier et les courbes s’animaient au point qu’il aurait pu jurer voir son croquis respirer. C’était son propre désir qui vivait sur le papier. Ces instants privilégiés le plongeaient dans des états d’ambiguïté. Et puis arriva le jour où…


*******


Kyle était fébrile, il roulait nerveusement vers l’atelier du peintre. Il n’y était plus retourné depuis déjà deux mois. La nuit commençait à tomber et elle s’annonçait glacée. Peu importe. Il se précipita dans l’atelier où régnait depuis toujours le plus parfait désordre. Les toiles du vieux peintre étaient toujours là. En comparaison avec ses propres croquis, il s’aperçut tout de suite de la précision du trait, de sa vivacité. Cet aspect lui avait certainement échappé lors de ses premières analyses. Il prit les toiles avec lui pour les amener dans la pièce principale et alluma un feu dans la modeste cheminée. Les flammes commençaient à danser et projetaient leur chaude lumière sur le papier mat et blanc. Il contempla ces corps qui se réchauffaient, le feu crépitait et eux semblaient palpiter. Ils paraissaient moins figés, plus souples. Kyle observa les toiles à même le sol pendant au moins une heure. Elles lui cachaient quelque chose, quelque chose que ce peintre et ermite parvenaient à extraire d’elles. Pourquoi projetait-il de la peinture sur elles ? Etait-ce une vengeance symbolique à l’égard de corps qu’il ne pourrait jamais posséder ?


Régulièrement Kyle retournait à l’atelier comme s’il accomplissait un rituel. Non seulement il commençait à prendre goût à passer ses soirées auprès du feu, mais il dessinait lui-même ses propres corps de femmes en s’inspirant du tracé méticuleux qu’il tentait d’imiter des toiles du peintre. Il passait des heures et des heures à perfectionner un seul dessin jusqu’à ce qu’il soit parfaitement satisfait, mais il ne l’était jamais.


Il décida de travailler trois mois sur un seul dessin, à raison de cinq heures par nuit, c’est-à-dire au moins jusqu’à une heure du matin. Progressivement, il entrait en transe devant son dessin. Il était capable de l’habiter par son esprit. Ce corps, il pouvait se fondre en lui. Son crayon était petit à petit devenu une extension de son esprit. Il parvenait à dessiner ses propres sensations, son propre désir. Il appréciait de plus en plus ces moments d’osmose.


Son travail s’intensifiait, il prenait un aspect insoupçonné, inattendu. Il parvenait à transcrire sur le papier le corps de cette jeune fille qu’il avait si longtemps désiré, il était peut être même plus réel que son vrai corps qu’il n’avait jamais vu !

Ce soir-là, il travaillait encore près de la cheminée, car les nuits étaient encore assez fraîches pour la saison. Depuis quatre heures déjà il ne travaillait qu’un détail de la jambe de ces corps fantasmatiques qu’il dessinait à la lueur du feu de la cheminée. Le temps n’existait plus. Il transpirait à grosses gouttes comme s’il faisait un marathon, il luttait contre des forces invisibles et sa main guidait en tremblotant le bout de son crayon. La contemplation de sa propre création fut brutalement interrompue par un éclat provenant du bois qui craquait dans la cheminée. L’éclat ardent et brûlant vint percer le papier précisément à l’endroit où il était en train de dessiner la jambe. Il sentit une affreuse douleur lui transpercer sa jambe. Instinctivement, il fit un geste rapide de la main pour balayer les résidus qu’il supposait dévorer les tissus de son pantalon. Mais il n’y avait rien. Pas le moindre accroc, pas la moindre brûlure. Rien. En revanche, il percevait distinctement le cratère creusé dans le papier et le dessin lui-même semblait devoir souffrir d’avoir été atteint d’une sorte de balle dans la jambe. Mais comme les têtes n’apparaissaient pas sur ses croquis, on ne pouvait que deviner la tête qu’aurait fait une jeune femme en grimaçant de douleur au contact du feu. Le feu. Le vieux peintre anachorète, l’ermite de la peinture brûlait ses toiles. Parvenait-il à s’infliger des souffrances physiques en jetant ses œuvres dans le feu ? Vu l’intense douleur qu’il avait ressentie, Kyle frissonna en songeant ce qu’il aurait pu éprouver s’il avait consumé le dessin dans son entier. Témérairement, il brûla une petite partie du dessin, le bout du pied. Mais cette fois, il ne ressentit rien, car il était sortit de son état de transe.


*******


Kyle savait que la douleur était l’autre face du plaisir, qu’il s’agissait d’une même pièce que l’on pouvait découvrir sous chacun de ses aspects. Il savait maintenant que la peinture est chair. Il savait qu’il pouvait en faire l’expérience. Il roulait avec fièvre vers l’atelier. Il avait apporté beaucoup de peinture avec lui. Il commença le travail dès le début de soirée. D’un geste maîtrisé, il commençait à esquisser les grandes courbes. L’immense feuille blanche commençait à être habitée par un corps de femme, modelé au gré de son crayon. Trois heures plus tard, il n’avait même pas encore commencé les détails. Depuis le matin, il n’avait rien mangé. Malgré la fatigue, il continuait. À trois heures du matin, le feu faiblissait visiblement, l’esquisse était presque finie. Il s’était employé à accentuer particulièrement les détails aux endroits sensibles. Les pointes des seins étaient fièrement dressées et gorgées de vie. Elles paraissaient appeler la fraîcheur d’une langue qui pourrait s’en délecter. Les lèvres de son sexe étaient fines et délicates, tout en étant parfaitement symétriques. Ce corps aux proportions irréelles était le sien. Il était sa création. Sans hésitation, comme possédé, il prit les différents pots de peinture et jeta précipitamment de nouvelles bûches dans le feu. Il posa le dessin au sol, prit des pinceaux qu’il trempa dans les pots et commença à projeter violemment la peinture sur la figure qu’il venait d’achever : arabesques, gouttes, flaques, éclaboussures, taches commençaient à s’étendre sur toute la surface du tableau. Le bleu recouvrait immédiatement le rouge, lui-même tacheté et parsemé par du jaune, du parme, de l’orange, du mauve, du vert, du noir, du blanc de l’ocre, du marron. Toutes les couleurs dansaient joyeusement en désordre sur cette toile, ce chaos contrôlé dissimulait la figure primitive, ce superbe corps de femme. Dans le même élan de frénésie, il jeta la toile au feu en se tenant debout face à la cheminée, en regardant fixement une œuvre qu’il avait saccagée puis détruite alors qu’il venait à peine de l’achever. Il se ne doutait pas de l’ampleur des conséquences de son acte.


Le feu vint d’abord lécher le bord de la toile, s’attaquant à une large traînée de bleu qui avait bigarré en diagonale tout le dessin. La première impression ne se fit pas attendre : Kyle commençait à sentir tomber sur lui une pluie dont la pureté était intérieure : il pleuvait à l’intérieur de son corps. Indéfinissable sensation de joie qui ne durait en fait qu’une poignée de secondes, car le feu poursuivait son œuvre. L’œil de Kyle était rivé sur la poitrine de sa belle, ensevelie sous les projections de peinture. Il avait mélangé tellement de couleurs que les sensations étaient fugaces, violentes, douces et indéfinissables. Il vivait dans le corps de cette femme comme si c’était le sien, il était pénétré par les couleurs qui lui imprimaient leurs lois. Le rouge enflammait ses chairs et il sentait les pigments de la couleur respirer comme sa peau mais à peine avait-il pu identifier cette sensation que son dos était fouetté par un millier de foulards de soie avant que des dizaines et des dizaines de mains viennent palper tout son corps pour le malaxer avec une maîtrise calculée. Il sentit ses fesses lacérées par les projections de couleur noire alors que son ventre baignait dans la plénitude d’une aura de tiédeur suave et réconfortante ; ses pieds semblaient être absorbés par des petites bouches qui suçaient avec vigueur et ferveur chacune des extrémités de son pied ; des fourrures chaudes et douces dansaient sur lui en parcourant furtivement son corps, les poils frôlaient sa peau qui, dans un frisson général, était griffée et stigmatisée par ce souffle. Cette tempête de sensations, cette incroyable palette d’expériences contradictoires et sublimes réalisaient une synthèse ambiguë et dissonante entre le plaisir et la souffrance. Le feu commençait alors à gagner l’objet de tous ses désirs, ce petit sexe charnu qu’il avait dessiné et façonné avec tant d’amour. Il sentait son corps s’ouvrir et il ressentit des pulsations inexprimables qui battait son bas-ventre, il ne savait plus vraiment si cet orgasme invraisemblable était masculin, féminin ou tout simplement humain. Avant de s’écrouler, le corps ravagé par une tempête aussi violente qu’éphémère, des images érotiques défilaient à toute vitesse dans sa tête. Il se sentit pénétré comme une femme, ses chairs accueillaient avec bonheur cette chaleur bienfaisante qui l’irradiait. Il sentait des frottements délicieux accompagnés de sensations aiguës et puissantes. Les couleurs, en brûlant, déclinaient tous les gammes imaginables de sensations de pénétration, allant du furtif pour les couleurs pâles à l’appuyé pour les couleurs plus nuancées et passant par le profond pour les couleurs vives. Le noir qui restait lui fit vivre ce qu’il supposait être l’expérience de la sodomie et cette vague de volupté épuisa ses dernières forces. Il s’étendit alors sur le sol et dans les vapeurs rémanentes de son désir, il se répéta à lui-même les paroles favorites de son professeur d’Arts Plastiques : « Les grands poètes, les philosophes, les prophètes sont des êtres qui par le pur et libre exercice de la volonté parviennent à un état où ils sont à la fois cause et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule ».

Aujourd’hui, il comprenait le sens de cette phrase et ses potentialités infinies.


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