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Temps de lecture estimé : 9 mn
26/07/06
Résumé:  Personne ne pouvait dire si son prénom était bien Salomé, beaucoup ayant même oublié son nom de famille.
Critères:  fhh jeunes
Auteur : Patrik  (Carpe Diem Diemque)            Envoi mini-message
Salomé

Personne ne pouvait dire si son prénom était bien Salomé. Depuis de nombreuses années, il en est ainsi, la fillette sombre et taciturne porte ce nom, beaucoup ayant même oublié son nom de famille. Puis la fillette a grandi, elle est devenue une adolescente puis une presque femme. Dans ce petit village du grand Sud baigné de soleil, dans ces débuts d’années 80, elle intriguait par ses vêtements sombres, son maquillage noir et morbide, ses idées noires et pessimistes. Elle est jolie, très jolie, d’un charme étrange avec ses grands yeux sombres qui lui mangent un visage fin aux lèvres délicates. Elle est svelte, pas très grande, une frêle poupée que beaucoup de garçons auraient bien voulu voir rire ou même simplement sourire.


Elle, elle passe telle une ombre dans les rues gorgées de soleil.


Elle vit chez sa grand-mère, une rude paysanne farouche. Ses parents, personne ne les a jamais vus, sauf peut-être quelques anciens dont la mémoire se mélange. L’école, elle ne connaît pas, ou si peu et puis, elle a eu seize ans, peut-être a-t-elle dix-huit ans à présent, ou vingt, qui peut le dire avec certitude. Quand certains s’aventurent à le lui demander, elle répond d’une voix atone :



Alors, beaucoup abandonnent et se contentent de la voir survivre au soleil.


La seule occupation un tant soit peu sociale qu’on lui connaît est le rugby. Elle assiste souvent, de loin, au fin fond des gradins, aux entraînements. Pourquoi ? Les torses des garçons sous l’effort ? Le choc des corps ? Elle est là-haut, le regard sombre et vague sur l’herbe piétinée.


Le vent qui vient des montagnes est chaud, le crépuscule est rouge, les ombres longues s’étirent à l’infini, Salomé est dans son élément, affalée dans les gradins, regardant les garçons jouer aux durs. L’entraînement fut rude, les corps sont à présent las, les membres rompus. Les joueurs fatigués rentrent pour une douche bien méritée ; seuls, les jumeaux restent sur le terrain, le regard captif sur la fine silhouette de Salomé. Ils s’interrogent, depuis le temps qu’ils la connaissent. Depuis la fin de la maternelle, ils ont souvent veillé sur elle, sans doute sont-ils les seuls à qui elle ait adressé plus de dix mots sur toute une vie.


J’attendais la nuit à l’ombre de l’usine

J’regardais ma vie comme un vieux magazine

Le vent était chaud le ciel plein de rouge

Elle marchait sur un bateau qui bouge


Ils s’interrogent encore un peu puis haussent les épaules. Casque en main, ils s’apprêtent à prendre une bonne douche rafraîchissante, tout en sifflotant cette chanson qui les poursuit depuis quelques minutes, quand soudain, l’un des jumeaux retient l’autre : Salomé descend lentement les gradins pour venir à eux.


Déjà les jumeaux, amusés, hurlent, accolés l’un à l’autre :



Quand ma solitude n’était vraiment pas drôle

J’ai senti l’orage quand ma voix s’est cassée

Mais déjà je dansais comme un clown sur la trace de Salomé


Tout juste si cela arrache un mince sourire à la jeune fille. Elle se contente juste de croiser les bras et d’attendre qu’ils en finissent avec cette chanson que l’on ressasse sur toutes les ondes, matin, midi et soir. Fichu chanteur pour une fichue chanson !

Elle constate néanmoins qu’ils ne chantent pas faux, c’est toujours ça de pris. Ils allaient attaquer la suite quand ils se figent devant l’œil lointain qui les fixe, une froideur les envahit, ils se sentent gauches, ils se taisent.



Pas de réponse. Bizarre fille, bizarre endroit. Intérieurement, ils râlent beaucoup : comment une si frêle fille peut en imposer ainsi à deux robustes gaillards de leur trempe ? Le vent siffle à leurs oreilles. Le malaise est palpable, ils ne savent plus ce qu’ils doivent décider de faire ou de dire. Alors, elle ouvre la bouche :



Un ton posé, poli mais comme absent, détaché. La voix ténue, à peine vivante, d’un corps si fragile. Les jumeaux sont surpris, quelque chose les dépasse. L’un d’eux pose son casque sur une marche puis s’assied dessus et demande :



Un ange passe. Les jumeaux s’échangent un regard circonspect. Ça ne ressemble pas à notre Salomé d’être ainsi, pensent-ils de concert.



Salomé sourit faiblement, elle se retourne vers la grande étendue d’herbe que certains appellent charitablement terrain de rugby. Elle est frêle sous la lumière, une sorte d’ange égaré. Les jumeaux sont au comble de la surprise ; inquiets, ils attendent la suite. Ils n’osent pas prononcer le prochain mot. Le temps passe. Déjà, certains joueurs sont sortis du vestiaire, une fois leur douche prise. Ils s’éparpillent au lointain, vers le village…


Les ombres s’allongent toujours, le soleil déchoit, le ciel flamboie. Les jumeaux sentent instinctivement que quelque chose va arriver, quelque chose qui les marquera à jamais, jusqu’à leurs plus vieux jours. Ils ignorent quoi mais ils le savent, c’est gravé en eux. Une certitude.



La faible voix de Salomé bruisse, ils sont captifs à ses mots, elle qu’ils contemplent de dos, gracile, étrange et étrangère à cette vie.



Elle se retourne, un fin sourire aux lèvres.



La réponse fut spontanée, double.



Là-bas, les ombres s’allongent plus encore, le soleil déchoit, noyé dans l’incandescence du jour qui meurt, le ciel flamboie de ses ultimes flammes. Plus personne n’est dans les vestiaires, les derniers joueurs sont partis. Le stade est vide, il ne reste plus qu’eux trois avec une sourde inquiétude.



Et elle se dirige vers le vestiaire. Ils la suivent sans rien comprendre. Mais qu’y a-t-il à comprendre de Salomé ?


Y’avaient dans son lit quelques cartes égyptiennes

Elle m’a demandé de deviner la mienne

Plongeant des yeux elle jouait les sirènes

Moi j’étais son fou elle était ma reine


La chanson les poursuit toujours, entêtante, comme une toupie en vrille dans leurs esprits en déroute. Ils se contentent de la suivre, comme dans la chanson… suivre et attendre.


Le vestiaire est un endroit désert, aux relents humides et moites, un havre de repos après l’effort intense. Une sorte de brume flotte dans l’air, la lumière est blafarde, le rouge du ciel transite à travers les quelques lucarnes, illuminant les murs de sang. Les jumeaux en frissonnent. Pourtant, ce sont de robustes gaillards à la tête solidement plantée sur de larges épaules solides. Mais aujourd’hui, ce vestiaire n’est plus de leur monde, ils sont chez Salomé et ne savent pas quelles sont les règles du jeu de cet univers obscur et étrange.


Ses yeux profonds et sombres les dévisagent. Elle désigne du doigt les douches :



Puis elle les congédie d’un simple regard. Tandis qu’ils s’exécutent sans mot dire, elle se retire pour garantir leur pudeur.


Interloqués, les jumeaux se déshabillent et se retrouvent sous une douche apaisante, leurs corps musclés couverts de mousse, dans une moiteur réconfortante et tranquillisante. Ils se frottent sans grand entrain sous l’eau tiède, perdus dans leurs pensées.


L’un d’eux rompt le silence :



L’eau continue de couler sur eux. Ils se sentent un peu apaisés mais une sourde anxiété les ronge toujours. Un sourd déclic au lointain tandis qu’ils s’apprêtent à sortir de la douche. L’eau s’arrête de jaillir sur eux, les jumeaux sont ruisselants, luisants, tout en musculature harmonieuse, des sortes de demi-dieux ; bon nombre de jeunes filles donneraient beaucoup pour les contempler ainsi, et pas forcément que pour les scruter de la tête au pied ! C’est d’ailleurs parfois ce qui s’est passé et les jumeaux remercient assez souvent leur bonne fortune.

Ils plaquent leurs cheveux sombres des deux mains, s’ébrouent comme des étalons après l’effort, chassent l’eau qui dégouline de leur corps sculptés. L’air est doux, le plafond est en sang d’un soleil qui se meurt au lointain.


Salomé est là, face à eux.


Moi j’étais son fou, elle était ma reine


Yeux noirs, cheveux défaits, Salomé est offerte. Telle une statue antique, nue, sans parement, elle rayonne de la même grâce, de la même divinité que les naïades et les nymphes qui peuplaient les bois et rivières du temps jadis. Les jumeaux sont figés sur place, muets, stupéfaits.


Elle s’avance vers eux, semble glisser jusqu’à eux, les bras ouverts…


Y’avaient dans son lit quelques cartes égyptiennes

Elle m’a demandé de deviner la mienne

Plongeant des yeux elle jouait les sirènes

Moi j’étais son fou elle était ma reine


Les jumeaux sont toujours figés, le temps suspendu. Salomé est tout proche, ils sentent son parfum, sa chaleur. Ils sont tétanisés, ils ne comprennent plus, mais qu’y a-t-il à comprendre de Salomé ? Un rêve, un phantasme éveillé ?


Doucement, Salomé pose sa main sur la joue du premier jumeau. Il ferme les yeux pour mieux goûter sa caresse. Elle tourne la tête vers l’autre frère, son autre main se pose sur la joue un peu rêche du grand gaillard immobile. Délicatement, elle les attire à elle, vers elle, contre elle.



Interloqués, les jumeaux se regardent, l’esprit en déroute. Un long flottement, des regards vers Salomé qui tient toujours leurs mains, son corps offert rien qu’à eux, ce corps si doux, si blanc, si pur aux yeux si profonds, aux cheveux épars et sauvages sur ses épaules si frêles.



Alors ils l’aiment, follement, passionnément, de mille façons, sans limite. D’un même élan démesuré, ils explorent ensemble des centaines, des milliers de voies, de chemins dans ce pays étrange de la passion, découvrant à chaque fois d’autres possibilités incommensurables dans un gigantesque tourbillon de sensations sensuelles et salées, un lac en fusion de perceptions perçantes et transfigurantes. Des montagnes d’émotions virevoltantes à ne plus savoir qui on est, de fusions intimes à être soi et l’autre en même temps, se laisser aller vers d’autres univers, d’autres couleurs inconnues… Toujours plus loin, encore plus loin, sans retenue, comme une longue chute interminable dans le gouffre sans fin de l’avidité des corps entremêlés sans pudeur et des âmes fusionnelles. Eux, elle ; elle en eux, eux en elle ; elle pour eux et eux rien qu’à elle, Salomé. Leur Salomé.


Avant de sortir j’ai volé toutes ses cartes

J’en f’rai des souvenirs pour ses amants qui partent

Elle semblait dormir j’ai cru qu’elle rêvait

Ma chance est fragile fallait pas l’user


L’un des jumeaux ouvre un œil. Comme hébété, il regarde le vestiaire sans rien comprendre. Il cherche Salomé du regard ; personne, elle n’est plus là.


Il réveille son frère puis ensemble, ils se ruent vers l’extérieur, dans le stade vide. Aucune trace. Aussi vite qu’ils peuvent, ils traversent la pelouse, cherchent, recherchent encore. Les minutes passent, les heures : Salomé reste introuvable. Elle n’est pas rentrée chez elle.

Sans dire mot, dans la nuit, ils retournent chez eux, la tête basse ; demain est un autre jour, ils verront bien. Un fragment de la chanson les suit, lancinant, inextirpable.


Tout ça peut paraître une bien étrange histoire

La morale est loin dans l’fond de ma mémoire

Une bille a sonné comme un vieux bouclier

Quand le vent tournera qui venait me parler de Salomé


Depuis toujours, le soleil se cache dans les montagnes, les ombres rouges s’étirent à l’infini. Depuis toujours, un petit vent frais survient alors, ébouriffant les cheveux, ravivant les souvenirs. Immobiles, voûtés contre la balustrade, les jumeaux regardent les derniers rayons de soleil disparaître puis ils jettent un regard humide vers l’antique vestiaire, celui de leur jeunesse à jamais disparue, il y a maintenant plus de cinquante ans, un demi siècle.


De concert, ils se redressent péniblement, soupirent sur de vieux souvenirs enfouis puis d’un pas pesant, ils descendent les marches usées. Un dernier regard vers le vestiaire, un dernier hochement de tête, un dernier regret.


Alors l’ombre de Salomé se met à danser au rythme de cette vieille chanson qui les obsède tant ; Salomé, qu’ils n’ont plus jamais revu depuis ce singulier jour-là, malgré leurs recherches incessantes.


Salomé… Pourquoi ?







Salomé - Jean-Patrick Capdevielle - Les enfants des ténèbres et les anges de la rue (1979)



A Padoum qui a eu la patience d’attendre que j’achève cette histoire et que j’en finisse avec mes problèmes personnels…