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Temps de lecture estimé : 25 mn
25/08/06
Résumé:  Quand la mort des uns ouvre la porte de la vie des autres, quand la passion cède la place à l'espoir, au bonheur... "On ne détruit pas ce qu'on a de meilleur", disait Samuel."On lui donne tout".
Critères:  fh fhh hplusag extracon campagne anniversai amour nonéro
Auteur : Musea            Envoi mini-message

Concours : Concours "La trame imposée"
L'ultime cadeau

Paris, rue Washington, le 12 mai 2028, 15h52


La vie était décidément une chose compliquée. Alors qu’on s’ingéniait à la rendre simple, elle se faisait rebelle, obscure, déroutante, violente et incroyable. Voilà ce que pensait Catherine en raccrochant le combiné du téléphone et en sortant péniblement sa valise du grand dressing de son appartement parisien.


La Camarde venait de lui voler l’homme de sa vie. Celui dont elle croyait encore à l’immortalité. Un chêne, un de ceux qui pouvaient supporter toutes les tempêtes, tous les drames, toutes les déceptions. Et elle en avait été longtemps une de taille pour lui. Pas d’enfants, pas d’attaches sérieuses hormis son travail et son logis.

Enfin si, presque. Quelqu’un qui venait la retrouver dès qu’elle avait un coup de cafard, quelqu’un avec qui elle partait régulièrement en vacances. Depuis des années. Ils venaient même de se décider enfin à emménager ensemble : Catherine s’apprêtait à l’annoncer publiquement.


L’infarctus massif paternel l’en avait empêchée. Et maintenant… Catherine se sentait aussi désespérée que lorsque, il y a des années, elle n’arrivait pas à rattraper son petit frère à vélo sur la route d’Ambert. L’envie de pleurer l’assaillait à chaque minute, la même impression d’inutile et de futilité étreignait sa poitrine.


C’est Sylvie qui l’avait prévenue. Sylvie, la dernière compagne de son père. Plus âgée de cinq ans mais plus solide finalement que l’homme dont elle partageait officiellement l’existence depuis près de trente ans. Elle avait l’air abasourdie, l’air de quelqu’un qui ne croit pas à ce qu’elle dit : « Un zombie », a tout de suite pensé Catherine. « Un zombie qui se sentirait de trop. »

Sylvie avait prévenu aussi Jean-Marc, le frère de Catherine. Ils se retrouveraient tous à Issoire à la fin de la semaine pour l’enterrement. Leur père avait laissé des instructions. Mais, avant de partir pour l’Auvergne, elle devait aller chercher un paquet à son nom, déposé dans un coffre de banque par le défunt.



Catherine avait souri malgré les larmes. C’était bien de lui ce genre de blagues. Tout à fait lui, même. Dans les pires moments, il trouvait toujours le moyen de plaisanter. Mais s’il avait cru bon de déposer ça dans sa banque à elle, c’était important, grave peut-être. Fébrilement, elle enfila sa veste et jeta un œil à la pendule du salon. Mr Fontenoy lui avait dit d’arriver à 16 h 30. Il était plus que temps de partir.



Pau, le matin du même jour, galerie du Vert Galant aux environs de 10h.


Il faisait beau ce matin-là : un léger vent agitait les branches des marronniers de la place de la Monnaie. Et le ciel bleu jouait sur les cîmes du Pic du Midi d’Ossau. Temps de printemps heureux, plein jusqu’au bord de fleurs, de chants d’oiseaux.

Une silhouette vive, tout de noir vêtue, se dépêchait, un trousseau de clés à la main, de traverser l’espace qui la séparait de la galerie d’art municipale. Elle voulait ouvrir le colis qu’elle venait de recevoir, avant que les premiers visiteurs n’envahissent les deux pièces de l’exposition.


Elle composa le code, ouvrit la première porte en fer forgé, déverrouilla la seconde et courut interrompre l’alarme qui commençait à sonner. Surtout ne pas oublier de fermer la porte vitrée. Sinon, elle n’aurait pas un instant de paix. Elle posa le paquet sur la table de chêne, au milieu des affiches et des cartes postales. Elle caressa avec émotion l’écriture serrée sur le carton jaune, respira un grand coup et, à l’aide d’un coupe-papier, déchira l’encoche qui fermait le colis.

Du papier journal, un vieux numéro de la Montagne, avec les résultats régionaux du rugby, entourait un coffret de bois sombre, artisanat indien, sculpté de volutes et de fleurs et incrusté de nacre. Et à l’intérieur une autre petite boîte en cuir noir, accompagnée d’une lettre, marquée « Bon anniversaire » attendait la jeune fille.


« Tu es en avance, papy, c’est dans un mois… » ne put-elle s’empêcher de penser avec amusement.


Elle releva la tête, embrassa la pièce avec tendresse, vint planter son regard brun dans le portrait d’un vieil homme dont les yeux verts la contemplaient avec amour, puis ouvrit la petite boîte de cuir. Sur le satin blanc, elle reconnut sans peine la large chevalière carrée en or massif qu’elle avait toujours vue à sa main gauche, monogrammée d’un S et d’un F entrelacés : Samuel Finkelstein. Étincelante comme jamais, magnifique, la bague semblait heureuse d’être arrivée à destination.

La jeune femme la passa instinctivement à son annulaire, sourit en constatant qu’elle était toujours aussi grande pour sa main fine. Et décida tout aussitôt de la garder ainsi. En souvenir de lui. En la retirant, elle examina l’intérieur et découvrit, gravée fraîchement au dos, l’inscription suivante et mystérieuse :


De Merlin à Viviane.


Intriguée autant que bouleversée, la jeune fille reposa la bague dans son écrin, glissa celui-ci dans le coffret, décacheta l’enveloppe bleue et lut avec attention la missive à l’écriture tremblotante qui lui était adressée :


Issoire, le 7 mai 2028


Ma chère petite Sarah


Je t’écris aujourd’hui pour te souhaiter un très bon anniversaire. 20 ans cette année ce n’est pas rien !

Aussi je prends un peu d’avance pour t’offrir ce cadeau que je destinais à ta mère mais que je n’ai malheureusement jamais pu lui offrir. Prends-le comme le souvenir d’un vieux bonhomme qui t’aime beaucoup et encore plus que ça. Ce bijou, qui appartenait à mon grand-père, et que j’ai porté tous les jours de ma vie d’adulte, je l’avais fait graver il y a quelques mois pour ta maman. Mais elle n’a pas eu l’occasion ni de le recevoir, ni de le porter, hélas. Alors je te le donne pour tes 20 ans. Pour qu’il me survive à travers un petit morceau de Floriane, la femme que j’ai le plus aimée au monde… Ma Dame du Lac…

Si ce cadeau t’embarrasse, tu pourras toujours le faire refondre, l’ajuster à tes goûts, à tes envies.

Mais je tenais à ce que tu l’aies. Il te revient plus encore qu’à Catherine ou Jean-Marc.


Je sais que tu es très occupée en ce moment, que tu n’auras probablement pas l’occasion de monter me voir cet été. De toute façon, je ne pense pas durer très longtemps. Les médecins disent des choses rassurantes mais moi je préfère me répéter que je partirai bientôt. D’ailleurs, c’est étrange, ça ne me fait pas peur ! J’ai longtemps cru que je finirais centenaire mais les soucis m’ont usé plus que je ne croyais. Aujourd’hui je me sens prêt à partir sans remords ni regrets. À mon plus grand étonnement mais aussi presque à ma plus grande joie, moi qui détestais pourtant l’idée même de mourir.


Vue du sommet de mon âge respectable, la vie passée m’apparaît éprouvante et en même temps merveilleuse ! Si je devais te persuader d’une chose, ma chérie, c’est qu’elle te réserve toujours de merveilleux cadeaux : des rencontres qui te font sentir à quel point notre humanité vaut la peine d’être vécue !

Quand ta maman m’a téléphoné il y a près de 20 ans pour m’annoncer ta naissance, je crois que mon cœur aurait pu exploser.

Elle t’avait tellement attendue, espérée… Et moi aussi je t’attendais. Comme un miracle !

Me choisir entre tous pour être ton parrain a été le plus beau cadeau qu’elle m’ait fait. J’ai pu ainsi entrer dans votre cercle de famille, te voir essayer tes premiers sourires, assister à tes premiers pas, parer à tes premières bêtises…

Tu te souviens lorsque tu avais tenté de faire un nœud avec la queue de ma vieille Misty ? Pour moi, c’est comme si c’était hier. Et si je n’avais pas si mal au côté, j’en rirais encore…


Reste telle que tu es, ma petite fille ! Continue dans la voie que tu as choisie et ne laisse personne te dire ce qui est bien ou pas bien. Tu sais mieux que nul autre ce qui te convient, ce qui te rend heureuse.

Ta maman veille sur toi, et moi aussi très bientôt je serai près d’elle pour veiller à ton bonheur.


Elle me manque, si tu savais… Mais je te l’ai déjà dit. Ta mère était un ange, pour moi, mais aussi pour tous ceux qui l’entouraient. Sans doute pour cette raison qu’on nous l’a reprise si vite… Le Ciel ne pouvait pas s’en passer trop longtemps. Malgré ça, j’ai eu la chance immense de la rencontrer, de l’avoir pour amie pendant près d’un quart de siècle : le genre de cadeau que jamais je n’aurais cru possible.

Elle a été là pour un vieux schnock qui ne croyait plus en grand-chose. Elle a été là pour me redonner courage ! Elle m’a donné toutes les joies que je croyais avoir perdues : elle m’a redonné confiance, espoir, foi en l’avenir… Elle m’a fait croire à l’impossible, à l’invisible plus fort que la réalité, à la magie.


Un jour tu comprendras. Catherine t’expliquera. Et j’espère que, ce jour-là, tu me garderas encore l’affection que tu me portes.


Adieu, ma Choupinette !

Prends bien soin de toi et pense à moi de temps en temps…


Ton papy Sam qui t’aime très fort.


Une larme puis deux coulent sur le papier blanc, délavant la signature aimée. Sarah repose la lettre sur la table, des sanglots plein la gorge.

Non, ce n’était pas possible… Pas lui… pas déjà ! Sa mère était décédée deux mois plus tôt. Elle ne voulait pas qu’on lui enlève en plus celui qu’elle considérait comme son grand-père. Il n’y avait qu’à lui qu’elle confiait ce qui la passionnait, ce qui lui faisait peur. Pourquoi fallait-il que la mort lui prenne bientôt ce confident indispensable ?

Il avait été malade l’hiver dernier, certes. La grippe avait fatigué son vieux cœur, déjà bien secoué par les soucis, mais il était solide. Elle l’avait dit à sa mère, peu de temps avant que le cancer n’emporte celle-ci.



Floriane avait souri tristement.



Floriane avait soupiré. Mais, obstinée, elle était revenue à la charge :



Sarah avait hoché la tête, les yeux rouges. Elle avait posé la tête contre la poitrine frêle de la malade, et doucement, dans un baiser, elle avait ravalé les larmes qui roulaient sur ses joues.


Elle avait respecté le vœu de sa mère. Elle avait accueilli le vieil homme dans la maison familiale. Il avait passé près d’elle les quinze derniers jours de la vie de Floriane. Et les quinze jours d’après. Sarah et lui s’étaient tenus chaud face à l’inexorable. Ils avaient pleuré ensemble, réunis autant par la douleur que l’affection. Cette dernière s’était trouvée augmentée jour après jour, soutenant le vieil homme désemparé, l’amenant doucement à accepter l’absence définitive et brutale. Du moins c’est ce que la jeune fille croyait. Pour pouvoir le laisser repartir sans inquiétude. Il avait regagné son Auvergne avec les cendres de la défunte, témoignage ultime de cette amitié profonde qui les unissait. Au-delà des convenances, au-delà des obligations et des liens du sang.

Sarah n’avait pas cherché à comprendre ce dernier souhait de sa mère. Elle avait accepté sans broncher "cette folie" comme disait sa tante.


Aujourd’hui, après avoir lu la lettre de Samuel, la chevalière au creux de ses mains, la jeune fille réalisait à quel point l’attachement de ces deux êtres qu’elle aimait était puissant. De Merlin à Viviane. Dire qu’elle n’avait rien vu ! Se pouvait-il que Papy Sam ait été plus qu’un père de substitution pour Floriane ? Plus qu’un ami ? La référence aux amants de Brocéliande semblait le démontrer.

Mais comment ? Comment cela avait-il été possible ? Vingt ans les séparaient et des vies, des vies tellement différentes…

Un par un, Sarah convoquait ses souvenirs… cherchant la faille, la preuve de cet amour inavoué.


Le jour de ses trois ans s’imposa brusquement devant ses yeux : sa mère sourit en apportant un gâteau recouvert de chocolat. Elle est suivie d’un grand gaillard à cheveux blancs qui la couve du regard avec tendresse. Il a posé la main sur son épaule et elle se tourne vers lui avec émotion. Un murmure passe entre eux, presque inaudible. Sarah se penche par-dessus la table pour s’emparer d’une perle de sucre argenté oubliée sur une assiette. Elle mouille son petit doigt pour saisir le régal mais suspend presque aussitôt son geste : Papy a pris la main de Maman et embrasse avec dévotion le creux de son poignet. Maman est devenue plus rose que sa robe. Plus rose que les roses du jardin. Un ange passe sous le regard d’une enfant qui vient seulement de comprendre, dix-sept ans plus tard, le secret de cette émotion maternelle, renouvelée à chaque fois qu’elle parlait de lui : « Il a été tout ce que j’attendais. »




Un peu plus tard dans l’après-midi, alors qu’elle repasse pour la troisième fois un peu de bleu cobalt sur une mer grise, Sarah aperçoit un homme, anéanti devant une aquarelle représentant un petit village niché au milieu des champs. Un des meilleurs paysages de sa mère.

Il a l’air de tanguer, comme une barque secouée par la tempête. Elle se lève et va jusqu’à lui.



L’homme se retourne, les larmes aux paupières. Il contemple la jeune fille comme s’il sortait d’un rêve, presque incrédule. Il doit avoir la cinquantaine bien sonnée. Il a les tempes grises, les cheveux noirs parcourus de blanc. Les yeux aussi bruns que les siens : des yeux chauds, fiévreux et bouleversés.



Sarah acquiesce avec un sourire, propose une chaise, un peu d’eau. Il remercie. Il reprend pied doucement. S’avance dans la salle, passe d’un tableau à l’autre. Soupire. Se campe devant le portrait de papy Sam avec un sourire triste, légèrement ironique.



Elle rit.



Sarah sursaute :



L’homme rentre les épaules, peur d’en avoir trop dit ou pas assez. Il ne veut pas rouvrir la plaie maintenant. Surtout face à cette jeune femme qui ressemble tellement à sa mère.

Il hausse les épaules :



Elle a dit ça avec inquiétude. Elle sent qu’on lui cache quelque chose. Alors il s’accroche un sourire désarmant pour répondre d’un air aussi détaché que possible :



Elle n’insiste pas. Le laisse parcourir le reste de l’exposition, un peu méfiante. Mais l’homme semble avoir retrouvé esprits et assurance. Il s’approche de l’aquarelle que Sarah termine et d’un air attendri s’exclame :



Elle n’a pas vu l’homme tressaillir. Elle était penchée sur son oeuvre, ajustant une ombre sur le fort de Socoa.


Lui a l’impression de mourir. Transpercé par une flèche empoisonnée de son propre sang. Au bord de sombrer. Il se raccroche au dossier de la chaise où elle s’est assise. Passe la main sur son front. Ouvre la bouche pour répondre, pour crier la vérité mais une sonnerie l’interrompt, sèche et brutale.

La jeune fille saisit son téléphone cellulaire.



Il a juste acquiescé mécaniquement. Sarah est sortie sans plus de façons. Et il est resté là, les bras ballants. Inutile. Environné de tout ce qu’il a manqué, de cet amour qu’il a refoulé pendant plus de vingt ans.

Parce qu’il y a tout dans cette pièce. Toute une vie de femme, d’artiste et de mère. La vieille maison auvergnate où ils furent si heureux, le pré où elle aimait dessiner, leur balcon fleuri, le bouquet aux coquelicots, les petits chaussons roses, des visages de femmes et d’enfants appliqués à peindre… Tant de choses qui disaient la vie, LEUR vie.

Jusqu’à cette découverte un soir d’orage. Quand il avait récupéré un dossier qu’elle gardait habituellement verrouillé sur son ordinateur. Et cette colère qui l’avait saisi. Cette question qui n’avait plus cessé dans sa tête jusqu’à lui donner envie de partir. De fuir pour ne pas connaître la réponse.

Réponse qu’elle ne lui avait révélée que six mois auparavant. Comme ça, pour ne pas mourir avec des remords, sans doute…


Il s’assoit un moment à la place laissée vide… Reprendre son souffle. Se rassurer. Il regarde la vague éclaboussant le fort… Elle est douée la petite ! SA petite !

Il caresse le bord corné de la feuille qu’elle n’a pas fixée. Erreur de jeunesse… Il rajuste le coin et découvre soudain une autre feuille, plus mince, coincée dans le carnet à spirale. Une lettre d’amoureux ? Il sourit en tirant le papier à vélin, curieux de lire les mots doux qu’il imagine déjà danser sur la feuille. Des mots de garçon maladroit… Des mots comme il en disait à son âge, sans conséquence… Mais à peine a-t-il lu quelques phrases que son sourire se fige net.

C’est lui… L’autre qui n’a cessé de le hanter. L’autre qui lui a volé tous les instants qu’il aurait dû avoir. Pourquoi lui ? Toujours lui ? Il aura donc toujours la première place, SA place ?

Il pleure en lisant la lettre. Ainsi, comme il l’avait tant redouté, Floriane lui avait menti : mais pourquoi ? Pourquoi avait-elle éprouvé, quelques mois avant de mourir, le besoin de lui apprendre une vérité dont il doutait aujourd’hui plus que jamais ?

Ma fille a besoin de son père. Elle a besoin de toi. Il n’avait pas rêvé cela, elle l’avait bien écrit. Il avait encore ce courrier sur lui, dans la pochette qu’il portait en bandoulière.


C’est vrai que Sarah avait ses yeux. Mais Floriane avait les mêmes aussi. Ça prouvait quoi ? Rien. Il aurait fallu une analyse ADN. Guillaume se sentait totalement incapable de lui demander une telle chose, que ce soit directement ou par voie juridique. Peur de déjà savoir, peur de se dire qu’elle ne l’avait jamais aimé. Qu’elle s’était servie de lui comme d’un intermède. Comme d’un alibi à ce grand amour, à cette folle relation qui avait surgi sur sa route un soir d’automne après neuf ans de vie commune dont deux ans de mensonges.

Qu’était-il venu chercher aujourd’hui ? Qu’attendait-il ? Il ne savait plus vraiment. Rattraper le temps perdu ? Mais c’était impossible ! Le cœur lui cognait dans la gorge, la trouille lui revenait avec les sueurs et les nausées. L’effroi d’hier se superposait à aujourd’hui. Partir, il n’y avait que ça à faire. Il n’était rien pour cette enfant. Et Samuel était tout. Tout ce qu’il n’avait pas été. Tout ce qu’il ne serait jamais.

Il regarde la petite silhouette noire aux longs cheveux s’agiter sous les marronniers. Il cherche un post-it à coller sur la table, s’empare d’un carton de vernissage, écrit à toute vitesse:


Une urgence ! Désolé ! Bonne chance pour l’expo et bon courage !


Trois points d’exclamation pour toute excuse.

Et il a fui. Une fois de plus.



Paris et Ciboure : le même jour vers 22h.



Un silence et puis Catherine reprend :



Un silence. Puis, dans un murmure, il avait risqué une explication :



Deux soupirs. On peut être séparé par des centaines de kilomètres et sentir, malgré la distance, la souffrance vous déchirer pareillement. Avec un petit bruit de soie, un crissement de faille et de craie. Sordide, désespérant et surréaliste.



Il revoit la jeune fille dans la galerie. Son attitude, ses mots, tout repasse en un éclair. Il sait mais rejette cette éventualité. Il ne veut garder que la douleur. La duplicité de Floriane, parce que c’est tout ce qu’il connaît depuis des années :



Un silence, comme une chute lente, un disque qu’on repasse brusquement à l’endroit, la vie qui reflue et qui vous cogne aux tempes.



Catherine soupire. Mais ne lâche pas :



Il ricane :



Sa dernière phrase est dégueulasse. Il le sait pertinemment, mais ça lui fait du bien de l’avoir criée. Un barrage de colère et de jalousie contenu depuis plus de vingt ans vient de céder. Enfin. Guillaume respire, conscient du poids dont il vient de se défaire. Etourdi de sa propre audace.


À l’autre bout du téléphone, Catherine encaisse le choc.

Elle voit les images de Floriane et son père défiler. Celles qu’elle connaît, celles qu’elle devine, celles que Samuel lui a révélées dans ses écrits. Et elle a beau les retourner dans tous les sens, elle ne peut pas souscrire à l’idée d’une Floriane vengeresse et calculatrice. Elle revoit le visage de cette femme, son sourire doux, ses gestes pleins de tendresse, son regard attentif à la souffrance d’autrui, sa détresse absolue face à la méchanceté, face à l’abandon brutal de Guillaume.

Et elle explose. Elle ne peut pas laisser son homme salir Floriane de cette façon. Même au nom de sa propre souffrance. Elle aspire une grande goulée d’air et laisse sa colère se déverser. Elle aussi peut faire mal. Depuis cet après-midi, elle en a tous les droits, avec la bénédiction de son père par-dessus le marché. Elle s’écrie :



Je sais que j’ai volé ses meilleurs souvenirs. Indûment, sans la plus petite culpabilité. Parce que c’était elle, parce que c’était moi. Parce qu’en quittant Floriane, c’est comme s’il m’avait laissé la place libre, comme s’il m’avait offert et sa compagne et son enfant. J’ai accepté ce don, j’ai vécu ça comme un cadeau d’amour. J’ai aimé Floriane passionnément, follement. Et j’ai aimé Sarah comme j’ai aimé Catherine et Jean-Marc. Peut-être plus, parce que je savais que je ne l’aurais pas longtemps. Que je devrais la rendre un jour à Guillaume. À son vrai père. Et c’était pour ça que je voulais la garder pour moi seul, retarder ce moment fatidique le plus possible.

J’ai dit un jour à Floriane que je n’étais qu’un vieil égoïste. Elle a ri. Et elle m’a répondu :



Et c’était vrai. Je l’ai encore mieux compris depuis que Floriane est décédée. Sarah est à la fois le meilleur de Guillaume, d’elle et de moi. Et l’on ne détruit pas ce qu’on a de meilleur. On lui donne tout. Sans même réfléchir. C’est ça l’amour ! Ça n’est rien que ça : un élan sans retour…


Un sanglot d’homme, rauque, déchirant, entrecoupé de reniflements. Et puis un cri :



Un rire faux résonne dans le combiné. Cassé de chagrin. Entre le grave et l’aigu :




Paris, Gare Montparnasse, le 15 juin 2028


Elle avait dit les mots justes. Les mots qui avaient décidé Guillaume à vivre. Vivre ce couple qu’il formait sans se l’avouer avec Catherine depuis des années. Vivre sa paternité qu’il avait cherchée obstinément à tuer dans le travail, l’alcool et l’informatique.

Si Floriane était morte et l’amour qu’il lui portait aussi, elle lui avait laissé Sarah. Samuel avait veillé sur l’enfant jusqu’à ce que Guillaume la retrouve. Sa tâche accomplie, il s’en était allé, un doux sourire au coin des lèvres, presque malicieux. Manière de dire qu’il était fier d’avoir été là, d’avoir rempli son rôle jusqu’au bout.


Devant la dépouille du vieil homme, la main serrée dans celle de Catherine, Guillaume avait promis de continuer. Pour cette femme qu’il aimait, pour cette jeune fille solitaire, murée dans sa douleur, et qu’il découvrait sienne après vingt ans de souffrance. Vingt ans de révolte, de fuite et de non-dit.


C’est Catherine qui avait organisé la rencontre. Un mois après le décès de son père. À l’abri du chagrin qu’elle aurait pu causer à Sylvie, à Jean-Marc, sa femme et leurs enfants. Paris était un lieu de neutralité idéal : leur domicile et leur point d’ancrage.


Quand ils avaient vu la petite silhouette noire déboucher du quai n°9 de la gare Montparnasse, traînant péniblement sa valise, Catherine avait soudain pris peur. Peur de ce qu’ils allaient faire. Peur de cette responsabilité qu’elle avait acceptée en même temps que Guillaume. Peur de ne pas savoir lui dire…


C’est lui qui est venu à son secours cette fois-ci. C’est lui qui l’a repêchée au moment où elle avait ressenti l’envie de partir et laisser le père et la fille seuls en tête-à-tête.



Catherine a ravalé ses larmes, elle a serré très fort la main de Guillaume dans la sienne avant d’esquisser un signe à la jeune fille. Comme on se jette à l’eau. Le premier des élans sans retour, dont parlait si bien Samuel dans son dernier cahier…

Là-haut dans l’azur, par-delà les nuages, Viviane et Merlin, pour toujours réunis, souriaient.