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Temps de lecture estimé : 14 mn
06/09/06
Résumé:  On ne fuit pas sa vie.
Critères:  prost nonéro
Auteur : Sofie  (Où commencent les mots, commence la passion)            Envoi mini-message
Sans fuir

Je suis crevée, la nuit a été éprouvante, comme les précédentes. Je monte l’escalier de ce triste immeuble. Un escalier que je connais bien, délabré, avec une odeur prenante quasi-étouffante. Une règle à cet escalier : ne jamais toucher les murs sales et collants. Quant à la rampe, l’idée même de l’effleurer est exclue.


J’arrive enfin sur le palier. J’entends des bruits de pas lourd et des cris, comme le début d’une engueulade, derrière la porte qui me fait face. Je tends mon avant-bras vers la porte et au moment de frapper, elle s’ouvre en grand.


Une fille fortement dévêtue, au parfum de supermarché inonde l’air ambiant. Quasi-bousculée, je n’ai droit à rien, pas un pardon, pas un bonsoir, rien. Je ne m’attarde pas plus que cela et entre dans l’appartement.


À peine à l’intérieur, un bras, issu de nulle part me tire au centre de la pièce et une main prend mon sac pour le fouiller. Sans aucune gêne de sa part.



Cette voix est aussi grasse que son contenu est grossier. C’est celle du « Boiteux », ici tout le monde l’appelle de cette manière, en raison de son handicap dû à une bagarre ayant mal tourné. Mal tourné, c’est relatif, car l’opposant du Boiteux, s’il avait un surnom aujourd’hui, ce serait le poignardé.


Le Boiteux fouille donc mon sac et en retire une liasse de billets qu’il compte rapidement, les yeux brillants. Puis, il me regarde. Je peux lire un début de surprise puis de colère qu’il tente vainement de maîtriser. Je le connais bien, le Boiteux, quand il s’énerve, il commence à avoir un spasme sur sa bouche.



En disant cela, le Boiteux me gifle sans retenue.



Je lui réponds cela tout en massant ma joue et en me préparant à en recevoir une autre.



Le Boiteux empoche la liasse dans son large jogging, bien trop petit pour son ventre bedonnant. Puis, il me prend le bras et me pousse hors de la pièce. Au passage, mon épaule cogne l’encadrement de la porte. Puis, il me jette dans la salle de bain, j’atterris le visage sur le carrelage.



Le Boiteux fait demi-tour, après m’avoir menacée du doigt. Il claque violemment la porte derrière lui et disparaît. Enfin, une accalmie. Je serre les dents et me relève vite. Je ne vais pas me laisser rampante, surtout pas à cause de lui. Je file direct sous le jet de la douche. Seul un filet d’eau jaillit, tant le pommeau est encrassé de tartre. L’eau nettoie mon corps, tout du moins la crasse invisible sur ma peau. Cette crasse née de la peur de tomber sur un pervers plus dangereux que les autres, sur un mac’ voulant nettoyer la rue pour ses filles. À moins que ce ne soit un toxico qui m’agresse pour quelques billets, synonymes d’un shoot pour lui. L’odeur infecte du mélange de tous mes clients s’évapore peu à peu. C’est un effluve nauséabond bien particulier. Le résultat de tous ces parfums se mélangeant, du plus onéreux au plus basique. Le croisement des haleines du client grossier à celui du timide, le regard en coin, qui est souvent celui le plus inquiétant car toujours imprévisible.


Je ferme les yeux et tente d’oublier tout ce monde, de sa crasse, à son odeur et, le plus dur, ses bruits. Cette multitude de bruits qui hantent vos oreilles, assaillent votre esprit en tout temps et tout espace. Ce sont des bruits indéfinissables et pourtant qui me sont si familiers à la fois. Une fois encore, une énième fois, l’idée de tout quitter, de tenter ma chance ailleurs, loin, très loin, me revient sans arrêt en tête. Il faudrait un jour que je prenne mon courage à deux mains pour sortir de cette condition, de cet engrenage dans les bas-fonds. Je voudrais tant m’enfuir… S’enfuir, ce mot tourne sans cesse dans ma tête, tambourinant entre mes tempes, en résonnant de plus en plus fort. S’enfuir… S’enfuir… S’Enfuir… S’ENfuir… S’ENFUIR !



Au moment, où mon esprit commence à se concentrer sur le clapotis de l’eau sur le sol pour me calmer, j’entends dans la pièce voisine des bruits et une dispute qui éclate, une de plus. Ma courte escapade vers le monde de la quiétude s’arrête ici.


Par réflexe, je tends l’oreille et reconnais à peu près les auteurs de la dispute. La première des voix, la plus forte est bien sûr celle du Boiteux, si familière. Non, pas familière, il ne fera jamais partie de ma famille, ni même de mes proches. Je lui accorde, tout au plus, le fait qu’il ne compte pas parmi mes ennemis. La seconde voix est plus fluette, je comprends mal ce qu’elle dit car c’est bien une fille, pas une femme qui parle. Il me faut un peu plus de temps pour la reconnaître précisément, soudain je la reconnais, c’est « Boumba ».


C’est une des nouvelles protégées du Boiteux. Boumba, même si ce n’est sans doute pas son vrai nom, le vrai je ne le connais pas, mais ce patronyme renforce son côté « fille d’Afrique ».


Le Boiteux en est tout content, ce type de fille manquait dans son stock, d’autant que c’est un peu la tendance, en ce moment.


Je devine une baffe puis deux qui tombent. Je prends un peignoir troué et ouvre discrètement la porte pour voir ce qui se passe à côté.


La scène que je découvre ne me surprend guère, on y est toutes passées…


Le Boiteux a une sorte de tradition, concernant ses petites nouvelles. Boumba est à genoux, les yeux apeurés et cela se comprend. Le Boiteux la tient par les cheveux et tire dessus afin de relever le menton de Boumba. Il tient dans son autre main une ceinture, plus en signe de force que pour s’en servir. Il sait très bien qu’une fille battue ne lui rapporte rien pendant plusieurs jours, voire semaines. Le mépris qu’il a envers nous ne dépasse jamais son goût pour l’argent et le profit. Ce principe intangible nous a, à plus d’un titre, sauvées d’une rouade de coups ou plus.


Ce que veut le Boiteux, c’est très simple, juste une sorte de droit de cuissage, avoir certaines faveurs de ses protégées. Il a toujours procédé ainsi.


Ensuite, un flash, un trou de mémoire qui représente l’espace de quelques secondes, dix tout au plus. Tout ce que je sais, c’est que je me retrouve au milieu de la pièce, avec en face de moi le Boiteux, les yeux révulsés et une légère marque rouge teintant sa joue droite. Je suis à peine en train de réaliser que c’est moi qui l’ai giflé que c’est à mon tour de recevoir sa cinglante réplique. Sa main claque sur mon visage avec une telle férocité que je tombe à la renverse, m’écroulant par terre. Par réflexe, je me mets en boule, prête à recevoir la suite mais la première sanction s’arrête là. Le Boiteux me regarde, son regard est noir comme jamais je ne l’ai vu autrefois. Pourtant, à bien des reprises je l’ai vu agacé et menaçant mais jamais avec autant de nervosité.



Il lâche les cheveux de Boumba et file une claque sur ses fesses avant qu’elle parte. Puis, il revient à moi.



Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que le Boiteux me redonne une gifle, prend mes cheveux et plaque mon visage au sol.



Je le repousse vivement et me redresse, sachant bien que la position allongée risque de m’être fatale.



Je lui dis cela droit dans les yeux de manière à le convaincre et peut-être me convaincre par la même occasion.



Le boiteux semble s’apaiser, j’ai plutôt intérêt à continuer de le faire parler.



Le Boiteux s’avance vers moi, la ceinture au creux de la main. Sur son visage s’affiche un sourire affreux, plein de vices. Il se précipite sur moi, je bondis sur le côté et, cherchant une issue à ce qui risque d’arriver, je sors rapidement de la pièce.


Sur le palier, je tourne la tête dans tous les sens, tentant de trouver la meilleure des sorties. Mais ma recherche est stoppée par la main du Boiteux qui empoigne mon épaule et serre, tellement fort que je crie et un rictus indélicat se dessine sur mon visage.



Son regard est rempli de noirceur et de haine, il lève son bras, tenant toujours sa ceinture, et il le baisse. D’un coup violent, il cingle mes jambes nues sous le peignoir. Une fois, puis deux, je tente de me débattre mais je ne peux pas. Sa main qui me tient l’épaule, me serre la gorge maintenant. Suffocante et les larmes aux yeux, j’ai peur, tout simplement. À tel point que mon bas-ventre s’humidifie. Le Boiteux, voyant cela, ne tarde pas à crier dans tout l’immeuble.



Mes cris qui s’estompent et ceux du Boiteux ont attiré toutes les filles de l’immeuble qui osent à peine sortir leurs têtes craintives de l’embrasure des nombreuses portes du palier.


Pendant ce temps, qui me paraît éternellement long, le Boiteux m’étrangle encore plus, serrant peu à peu ses doigts autour de ma gorge. L’air dans mes poumons se raréfie, je sens que je vais craquer, il faut pourtant que je m’en sorte. Dans ma tête, je n’ai plus qu’une idée, le frapper. Une fois, mais une bonne fois, pour pouvoir me libérer. Je me concentre sur cette action, le frapper, le frapper fort, peu importe l’endroit mais frapper pour survivre…


Avant de m’exécuter, je ne prends aucune respiration, l’air est bien trop rare autour de moi. Ma main gauche part en direction du visage du Boiteux, ce n’est que quelques centimètres avant l’impact que je décide de ce que je vais réellement faire. Un éclair de lucidité, il faut bien le dire. Je réalise que je ne pourrai jamais faire vaciller mon tortionnaire, il est bien trop costaud. Il faut trouver une faille et qui ne nécessite pas une grande force. C’est là que je décide de tendre les doigts, les dirigeant vers, finalement, ce qui m’effraie le plus chez lui… ses yeux.


Mon majeur rate la cible, de peu, mais mon index, lui, tape en plein dans le mille ! Le résultat est immédiat. La strangulation du Boiteux se relâche et il fait un pas en arrière. Un pas suffisant pour que je puisse me défaire de son emprise. Le Boiteux cesse de vaciller et se reprend une attitude de dominant. Le poing serré devant son visage, je devine rapidement ce qu’il va tenter de faire.


Il part en courant presque, tant bien que mal vu son handicap. Au moment où il va abattre son poing sur moi, je fais un pas de côté, tout en agrippant un pan de sa chemise qui dépasse. Je m’agrippe dessus et fais contrepoids, tentant de le faire basculer.



Nous entrons dans une danse dangereuse. Le Boiteux et moi virevoltons comme deux toupies. Soudainement, le Boiteux se prend les pieds, trébuche et tape de plein dos, la tête sur la rambarde en marbre. Il tombe dans l’escalier, roulant et cognant sur les marches. Le Boiteux, dans une série de jurons, atterrit en bas de l’escalier. Toutes les autres pensionnaires sont sorties sur le palier du haut et ont vu la scène. Aucune n’ose bouger et aller voir l’état dans lequel est le Boiteux.


À côté de moi, tremble la colonne de marbre, elle semble désaxée. Elle vacille doucement, totalement libre de son socle. Ma main se pose dessus. Le boiteux comprend de suite où je veux en venir. Là, se passe une seconde inoubliable, jouissive. Celle qui change tout et que l’on n’oublie jamais, celle que l’on adore se remémorer dans les moments difficiles.


Le Boiteux me regarde et dans ses yeux, pour la première fois, je vois de la peur et surtout de la faiblesse. Cette fois, c’est à son tour d’être dans la position du dominé, en position d’impuissance. Il tente de se relever mais un rictus de douleur apparaît sur son visage. Pas le temps d’hésiter, je donne une légère poussée sur la colonne qui bouge, et elle tombe emportée dans son mouvement. Mon regard se fixe sur le visage du Boiteux ou, pour être plus précise, sur ses yeux.


Je les vois grandir au fur et à mesure que s’approche la colonne qui prend de la vitesse dans sa chute. Soudain, la face du Boiteux est cachée par la boule de la colonne. Je vois les mains du Boiteux s’appuyer sur le sol, comme un geste de survie afin de tenter de s’écarter au plus vite, en vain…


La colonne explose, au contact du crâne du Boiteux, qui s’écroule. Un laps de temps que je ne saurais définir s’écoule, jusqu’à ce que je réalise que de nombreuses filles de l’immeuble s’attroupent autour de moi. Elles regardent toutes vers le bas de l’escalier et la mare de sang qui commence à naître.


Le Boiteux a désormais les deux pieds dans la tombe, il ne boitera plus.



C’est cette phrase laconique qui me fait revenir à la réalité.



Le fait d’entendre exactement la même interrogation commence à m’énerver.



C’est Claudia, une autre prostituée, une ancienne comme moi, qui parle, cette fois.



Je me retourne et oublie la vue de ce cadavre qui, je l’avoue, me réjouit plus qu’il ne m’effraie. Je fais quelque pas sur le palier et une autre fille me tapote sur l’épaule et me dit :



Puis je crie, pour que toutes les filles m’entendent.



Je l’arrête net d’une gifle.



J’ajoute plus haut, en tournant la tête vers chaque embrasure de porte.



Aucune fille n’ose protester contre mon auto-nomination. Elles ont bien trop peur de ce qui pourrait arriver si elles se retrouvent sans mac’. Quant à moi, je me dirige vers la pièce où tout a débuté, dans le but d’appeler les flics et de virer définitivement le Boiteux de ma vie, de ma nouvelle vie. D’ailleurs, cette pensée provoque un effet chez moi.


Je sens au fond de moi, une boule de frénésie, de joie, monter. Un mot me vient en tête : libérée. Oui, je me sens presque libérée, c’est la première fois que je me sens comme cela. Un poids sur mes épaules semble être parti. J’ai l’impression que je peux enfin diriger un peu plus ma vie. Soudain, me vient une chose qui ne m’était plus arrivée depuis longtemps : je souris. Un léger sourire, mais un sourire néanmoins. Cette expression me vient de l’idée que finalement, j’ai peut-être réussi. Je voulais tant plaquer toute cette vie, ce quotidien de la rue et, dans un sens, je l’ai fait. Je le vois déjà dans le regard des filles qui passent à côté de moi, le regard qu’elles posent sur moi a changé. Ce n’est plus le même, j’en ai la certitude, il y a du respect maintenant.


Je suis parvenue à ce que je voulais faire depuis tant d’années, quitter ce sous-statut et, si je résume bien la situation, je dirais : j’ai réussi à m’enfuir sans fuir…