Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 10756Fiche technique15753 caractères15753
Temps de lecture estimé : 10 mn
11/09/06
Résumé:  Véronique, c'est mon prénom, dis-moi le tien et garde-le.
Critères:  
Auteur : Patrik  (Carpe Diem Diemque)            Envoi mini-message
Véronique

Véronique, c’est mon prénom, dis-moi le tien et garde-le. Oui, je sais bien ce que les hommes veulent de moi. C’est ma vie depuis si longtemps, depuis si antan, que je ne sais plus de quand et d’où je suis.


Sans passé, sans avenir, abandonnée à six mois, traînée d’institutions en foyers, sans amour, sans tendresse, que des ordres, que des règlements. J’ai longtemps été un simple numéro : 33. Pas même un nom ou un prénom, un simple numéro, un nombre de docteur qui vous arrache la gorge : trente-trois, rauque, rêche comme ma voix maintenant.


J’ai cru rencontrer le bonheur, lors de mes dix-huit ans, sous les traits d’un homme fringant, fraîchement séparé, de dix ans mon aîné, sûr de lui, plein de certitudes et de belles phrases, d’avenir. Oh oui, il allait tout m’apprendre, il allait me donner enfin un prénom, voire même un nom, peut-être un nouveau nom, d’autres prénoms, mes enfants, que je chérirais afin qu’ils n’aient pas la morne vie de ma jeunesse gâchée.


Il ne m’a apporté que vingt ans de douleur, espoir cassé, de vie entre deux eaux après deux ans de bonheur, enfin, ce que je croyais être du bonheur. Mais c’était déjà mieux que rien.


J’aurais pu le quitter avant, j’aurais dû le quitter avant. Oui, c’est vrai. Mais pour aller où ? Pas de parents, pas de frère, pas de sœur, pas d’amis, que mes deux enfants. Ni travail non plus. Cet homme m’installait dans une bulle fermée, close à tout extérieur. Mes seuls compagnons étaient des livres chinés ci et là. Les murs d’une vieille maison lépreuse, les parquets rances, les plafonds défraîchis et jaunâtres. Pas de jardin, une cour en pavés glissants, laide, sombre aux relents d’alcool et de vomis. Non, je ne suis pas une Cosette, juste Véronique, et c’est de nos jours que ça se passe et que ça se passera encore et toujours. Depuis que le monde est monde, c’est ainsi et il en sera toujours ainsi.

J’ai cru que c’était ainsi qu’était la vraie vie, celle de tous les jours, pas celle des téléfilms ou des collections Harlequin. J’étais amoureuse, enfin, je le croyais, il m’avait sortie de l’orphelinat. Oui au début, il était bien, beau, si magnifique, si étonnant, si gentil, surtout quant on a connu que de la misère affective. Mais que peuvent comprendre les messieurs et les dames bien nantis, enrobés de leur suffisance et de leurs certitudes ?



Parfois, ça zèbre dans ma tête. Des idées puis d’autres. Des impressions, des images, je m’invente un monde de réconfort. Parfois les doutes sont là : suis-je moi-même ? Mes repères sont sans amour, je ne sais même pas ce que c’est. Ah ça, le sexe, je connais : écarter ses cuisses pour que l’homme vienne s’y mettre, je connais. Les mots d’amour, les caresses, les préliminaires ? Une futilité d’écrivaillon, perdu dans un autre monde que le mien, le nôtre.


Non, je n’ai plus ma tête à moi et je chante « Stoned again ».


Il y a des gens qui viennent à moi sans que je sache pourquoi, des gens qui ont une vie de comédie et qui ne le savent même pas. Ils s’agitent dans leur petit théâtre, font de belles révérences, quelques bons mots puis le rideau se baisse et le néant revient.


Parfois, ils ont de drôles de cadeaux pour moi et c’est dommage. Les hommes et leurs envies, les femmes et leurs médisances. Les uns me veulent et me méprisent en tant que femme, les autres m’en veulent et me méprisent en tant que femmes.


Je connais mes ennemis, ils ont le temps et le goût de gâcher ma vie.


Ma vie, c’est vite dit. Maintenant que les enfants sont grands, après une ultime vexation, une ultime humiliation, je suis partie. Sa maison, ses affaires, sa chose, lui qui avait daigné me sortir de l’Assistance ; de toutes façons que des empotées, des idiotes, des traînées. Si lui n’était pas intervenu, dieu seul sait ce que je serais devenue : une droguée, une prostituée. J’étais sa créature, je lui devais tout. Ravalant mon reste de fierté, j’ai osé aller taper à la porte d’une assistante sociale. Je ne voulais pas, je voulais m’en sortir par moi-même. Ma plus grande victoire fut alors de comprendre qu’il fallait parfois accepter l’aide d’autrui.


Drôle de vie, drôle de gens, drôle de pays.


J’ai à présent un petit appartement dans une cité peu reluisante mais c’est mon chez moi. Pas grand-chose, un loyer qui ponctionne beaucoup le maigre salaire que j’ai mais c’est à moi. Vingt ans pour ça seulement, c’est rageant mais j’ai toujours été la seule à travailler réellement, j’ai été femme de ménage, tôt le matin ou tard le soir, pas très reluisant mais des sous quand même en fin de mois. Lui, il avait plein de projets, un magasin d’antiquité qu’il a fini par ouvrir avec ce que j’avais pu mettre de côté. J’avais alors plein d’espoirs, quitter cette vie de mains dans l’eau sale et puante, être entourée de belles choses anciennes, derrière un comptoir, une caisse, devenir presque une dame bien.


Enfin devenir quelqu’un, la tête hors de l’eau. Ce fut pénible pour ouvrir ce magasin, son magasin, comme il le disait si bien, même si ce fut grâce à mon maigre salaire et surtout à ce que j’avais réussi mettre de côté sans qu’il le sache qu’il put l’ouvrir. Moi aussi, je rêvais d’autres choses, des choses fort simples comme des habits neufs pour mes enfants, des cadeaux, des facilités de vie. Ce magasin d’antiquités était comme un Eldorado, mon Amérique, ma chance à moi.


Depuis qu’il était devenu quelqu’un en vue, un commerçant, il passait encore plus de temps dans les bistros, payant des tournées avec le futur argent qu’il allait gagner…


Ce qui devait arriver arriva, le magasin fut saisi, d’autres dettes, d’autres traites, rêves brisés. Il me le reprocha et pas seulement en paroles. Je ne disais rien, pour les enfants. Il crut qu’il avait raison et me le reprocha plus encore. Je serrais les dents.


Il y a des jours, où je n’ai plus de raison, plus d’horizon, plus de religion et plus d’amis…


Rien que du néant, je suis si seule que j’ai mal à l’âme. Aucun homme n’en vaut la peine, rien que des soûlards, imbus d’eux-mêmes, sans délicatesse, qui ne veulent que mon corps, mes seins, mon cul. J’en ai su quelque chose avec les « amis » de mon compagnon. Pourtant, je ne suis pas belle, j’ai un genre, diront certains. Mais quand on veut baiser, c’est comme quand on veut l’ivresse : peu importe le flacon…


À force de soirées et de matinées de ménage dans cette administration, je finis par me faire quelques amitiés avec qui je pouvais discuter de tout et de rien, me changer les idées, entrevoir qu’il existait quelque chose d’autre que ma pauvre vie. Qu’il était possible de changer de condition par concours ; qu’avais-je à perdre puisque je m’étais déjà perdue moi-même…


Depuis que j’ai réussi le concours, mon salaire a augmenté, pas de beaucoup mais j’ai des horaires fixes et une stabilité dans l’emploi, et ce depuis sept ans. Au début, il fut content : encore plus de sous, surtout pour les apéritifs. Puis il réalisa que pour travailler, il me fallait rester au moins huit heures dehors, en pleine journée. Ce fut le début de la conquête de ma liberté… Je suis actuellement dans mon canapé et je regarde autour de moi, les murs nus de la pièce, les rares meubles : mon chez moi. Pas le sien, le mien !


Quand je suis partie, suite à un geste de trop, une insulte de trop, il a clamé « Bon vent ». D’infâmes rumeurs ont circulé, les gens n’ont décidément rien à faire d’autre. Ce n’était pas la première fois que j’étais à la rue. Il était jaloux comme un pou, le moindre sourire que j’adressais ou qu’on m’adressait me valait des séances. Il venait parfois me guetter à la sortie de mon travail, pour vérifier. Quand entre deux soûleries, il a compris que je ne reviendrai plus, alors il est venu à moi, m’a suppliée de rentrer à la maison, notre maison. Il m’aimait, il allait changer.


Je savais bien que c’était uniquement pour l’argent. Depuis que j’étais partie, il n’avait plus de revenu, plus de quoi écumer les bistros. Plus de maîtresse non plus. Plus de soi-disant copain. On n’est plus rien sans un sou. Il venait de réaliser.


Ce fut difficile de s’en défaire mais j’y suis arrivée. Il m’a harcelée durant longtemps, ça, il savait très bien le faire. Des séances, des insultes, des menaces, des pleurs, des repentirs, oh oui, qu’il savait le faire, manipuler, exploiter. Je suis à présent une salope, une ingrate, une moins que rien. Peut-être mais je suis libre.


Libre…


Depuis quelques jours, il y a du nouveau : un homme. Je ne sais pas ce que je dois penser. Un jour qu’elle était passée le midi dans mon petit bureau au travail, ma cadette m’avait inscrite à un site gratuit de rencontres.



En soupirant, j’ai accepté de jouer le jeu durant une semaine. Au début, ce ne fut pas triste, beaucoup de connards, je ne vois pas d’autre mot, vraiment pas de quoi faire que l’espèce masculine remonte dans mon estime. Puis le dernier jour, un message qui détonnait singulièrement du lot. J’ai répondu, intriguée. Puis il y eut un nouveau message dans le même ton, et une nouvelle réponse de ma part. Après quinze jours d’email, nous avons décidé de franchir le pas, de nous rencontrer pour de vrai. J’avais sa photo, il n’avait pas la mienne, j’avais trop honte de moi, de mon corps de grand-mère.



Il est arrivé en retard, il s’était trompé de station. Franchement, je me suis demandé s’il ne m’avait pas posé un lapin. J’ai téléphoné à ma fille, ma cadette, elle m’a dit d’attendre un peu. C’est en fermant mon portable que je l’ai vu, face à moi. Il était un peu essoufflé d’avoir couru, son visage n’indiquait rien de ce que je connaissais chez les hommes : pas de dégoût, pas d’envie malsaine, pas de raillerie.


Nous avons été faire un petit tour en ville, je me sentais gauche, lui, pas vraiment. J’ai accepté de monter dans sa voiture pour aller manger une glace dans une cafétéria connue. En bouclant ma ceinture, je me suis alors traitée de folle : on ne monte pas comme ça avec un illustre inconnu. Étrangement, je n’avais pas peur.

Puis après, nous sommes allés dans le grand parc, il faisait beau, une petite brise, je me sentais rassurée, calme, la première fois depuis bien longtemps.


Je n’ai jamais aimé les ponts, ce grand vide qu’ils surplombent, ce gouffre qui me fait tant peur. Je suis capable de faire d’inimaginables détours pour ne pas mettre le pied dessus. Dans ce parc strié de canaux et de retenues, il y a beaucoup de passerelles, de petits ponts ci et là. Lui, il ne connaissait pas ma phobie, j’ai d’ailleurs un peu honte d’en parler ! Alors, sans réfléchir, je lui ai pris la main, comme du temps de mon enfance, pour qu’il m’aide à traverser.


Depuis ce jour-là, il a gardé ma main et mon cœur.


Quand je suis rentrée à mon appartement, ma fille qui attendait, fébrile, mon retour n’a pas eu besoin de me demander si tout avait bien été :



Oui, au moins ça dans ma vie. Oui, je sais que ça semble peu de chose, rien du tout. Mais moi, je n’avais jamais connu ça ainsi, cette sensation d’être importante pour quelqu’un autre que mes enfants, de se promener en parlant de tout et de rien, de se faire embrasser naturellement sans arrière-pensée. J’ai été moi-même surprise de donner et de recevoir ce premier baiser. Très étonnée. Puis le petit restau, une table pour nous, au calme. Oui, une très bonne soirée…


Il m’a recontactée, nous avons eu d’autres rendez-vous, d’autres restos. Je n’y croyais pas trop. C’était trop beau, tu vas te réveiller, ma fille. Non, pas possible, il va y avoir un os quelque part un beau jour. Je le lui ai dit un jour :



Alors il a stoppé net, s’est mis face à moi, m’a prise par les épaules et m’a dit :



Je n’ai pas pu répondre, il m’a embrassée, je me suis laissée aller et j’ai aimé ce sentiment de protection qu’il m’offrait. J’ai compris aussi qu’il valait mieux que je prenne la vie comme elle venait et en profiter enfin ; j’y avais bien droit.


Nous faisons souvent l’amour. Avec lui, j’ai découvert que c’était un plaisir et non une corvée. Je donne, je prends, nous sommes égaux, parfois lui sur moi et souvent moi sur lui. Avec lui, tout est si naturel, j’ai tant de choses à découvrir, à explorer, à rattraper.

Parfois, quand j’y songe, j’en rougis. Si quelqu’un m’avait dit que j’aurais fait telle ou telle chose, je l’aurais traité de fou complètement à la masse ou de sale pervers ! Dans le temps, j’aurais certainement traitée de salope celle qui m’aurait avouée ce genre de choses… Comme quoi que tout change… Tout…


Il est là près de moi, dans ce lit, le nôtre à présent. Je sais qu’une autre nuit s’avance, qu’elle sera longue… très longue et que je voudrais qu’elle dure éternellement…


Je ferme les yeux, je me détends, je songe à ce que nous allons faire, refaire ou découvrir, et déjà, je me sens toute chose. Oui, une autre nuit s’avance et j’aime ça.



Merci à ma quorektrysseux attitrée, Padoum