Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 10771Fiche technique16193 caractères16193
Temps de lecture estimé : 10 mn
14/09/06
Résumé:  On ira tous au paradis, mêm' moi, Qu'on soit béni ou qu'on soit maudit, on ira, Avec les saints et les assassins, Les femmes du monde et puis les putains
Critères:  nonéro mélo
Auteur : Patrick R. D.  (Un homme, le reste est sans importance)            Envoi mini-message
On ira tous au paradis mêm' moi

On ira tous au paradis mêm’ moi


On ira tous au paradis mêm’ moi

Qu’on soit béni ou qu’on soit maudit, on ira

Tout’ les bonn’ sœurs et tous les voleurs

Tout’ les brebis et tous les bandits

On ira tous au paradis

On ira tous au paradis, mêm’ moi

Qu’on soit béni ou qu’on soit maudit, on ira

Avec les saints et les assassins

Les femmes du monde et puis les putains

On ira tous au paradis


C’est en écoutant la radio et en chantonnant cette chanson, il y a déjà quelques années, qu’un jour j’ai compris. La révélation ne me venait pas du ciel, mais de Polnareff. Après coup, en y repensant, j’ai trouvé ça drôle.

Ce jour-là, je venais tout juste de fêter mes vingt-cinq ans. Fêter. Non, disons plutôt que j’avais passé ce cap. Comme depuis mes dix-huit ans, ma mère ne m’a pas appelé ni écrit le moindre mot. Elle n’avait sûrement pas fait attention à la date. Et si oui, c’était à nouveau sa façon de me montrer ce qu’elle pensait de moi.

Cette soirée, je l’avais passée avec quelques amies. Les rares que j’avais à cette période de ma vie. Émilie, Vanessa et Marion. Mes seules amies, ma seule famille. Elles savaient qu’une fête ne me ferait pas plaisir, alors on avait passé une simple soirée ensemble, entre copines. Les choses changent vite parfois, je n’ai plus revu Marion depuis trois ans. Mais, à l’époque, nous étions toutes les quatre inséparables.

Je ne suis pas orpheline, mais depuis ce jour où j’ai osé partir de chez mes parents, je considère que je n’ai pas de famille. En plus de dix ans, jamais ni mon père ni bien sûr ma mère n’ont essayé de me contacter. Et personne d’autre dans ma famille n’a essayé de me retrouver. Je n’existais plus pour eux. Ils n’existaient plus pour moi.

Enfin, c’est ce que j’essayais de me dire. Mais, en réalité, je pensais souvent à eux. Pourquoi, ça je ne le savais pas.

Mais aujourd’hui, j’ai compris. Ce n’est pas ma faute. Rien n’est de ma faute.

J’ai assez payé.

Et moi aussi, j’ai ma place au paradis.


Le plus loin que je me souvienne, ou, selon mon psy, que je veuille bien me souvenir, remonte à un Noël. J’avais huit ans à l’époque, ou peut-être sept, j’ai du mal à y associer une date avec précision. Nous étions seuls pour ce Noël, mes parents et moi. Le reste de notre famille était trop loin, à l’autre bout de la France, et nous étions souvent seuls pour les fêtes. Jamais nous ne partions. Ce n’était pas un problème de manque d’argent, mais un problème de radinerie maladive. Une règle tacite semblait interdire à la famille de dépenser de l’argent juste pour le plaisir.

Ce matin de Noël, je m’en souviendrai toute ma vie, même si aujourd’hui ce souvenir est devenu moins douloureux. Je n’étais pas habituée aux cadeaux grandioses, surtout de la part de mes parents, mais, généralement, entre ceux envoyés par les grands-parents et quelques oncles et tantes, j’avais de quoi m’amuser. Ce matin-là par contre, il n’y avait rien. Pas le moindre paquet sous le sapin. Jamais je ne pourrai oublier le regard de ma mère quand je suis arrivée devant l’arbre. Elle était heureuse. En fait, non, mieux que ça, je crois qu’elle jubilait.



Pire que les mots, je crois que c’était le ton sur lequel ils étaient prononcés. C’était froid, lent, chaque mot m’était lancé à la figure telle une gifle. J’aurais préféré qu’elle me tape. Mais ça, jamais elle ne le fera. Jamais. Ces mots étaient ses seules armes, et ils me faisaient plus de mal que la plus violente des gifles.



Je n’ai pas pleuré. Je crois qu’avant ce jour je pensais déjà que ma mère ne m’aimait pas. Ce jour-là j’en fus convaincue, même si je ne savais pas pourquoi.

Sa dernière insulte, la pire, je ne la compris que bien plus tard. À huit ans, je ne savais heureusement pas ce qu’était une traînée. J’eus par la suite de nombreuses occasions de le comprendre.

À cet âge, je ne comprenais qu’une chose, je n’étais pas digne de ma mère. Je devais donc faire mieux pour enfin un jour lui faire plaisir.


Il s’écoula des mois avant que ma mère ne soit à nouveau aussi dure. Le reste du temps, elle se contentait de me faire comprendre que je n’étais pas assez bien pour elle. C’était devenu normal pour moi. Elle avait raison, je n’étais pas assez bien. Pas assez bien pour elle.

C’était évident pour moi. J’ai toujours eu en moi le sentiment d’être médiocre. J’étais une incapable.


Ensuite, je me souviens surtout de mon entrée au collège. Elle m’avait inscrite dans le plus réputé des collèges privés de la région. Bien sûr, celui-ci se trouvait à cinquante kilomètres de la maison, et je me retrouvais en internat. Elle, qui ne voulait pas dépenser d’argent pour rien, payait très cher pour avoir le plaisir de ne pas me voir de la semaine.

Ce qui, au début, était une punition, devint une des plus belles choses qui me soient arrivées. C’est probablement ce qui m’a sauvé la vie une première fois.

Car, à onze ans, l’été précédant la rentrée en sixième, je pensais pour la première fois au suicide. À ce moment, dans ma tête, je ne prononçais jamais le mot suicide. Mais je me disais que disparaître serait le plus beau cadeau que je pourrais faire à ma mère. Sans moi, elle serait enfin heureuse, je n’en doutais pas. C’était si évident. Ma mère était malheureuse et j’étais une mauvaise fille. Sans moi, elle serait libre.

Si je pensais à mourir, c’est que, aussi étrange que cela puisse paraître, je l’aimais. C’était ma mère, n’est-ce pas normal d’aimer sa mère ? Au fond de moi, à cet âge, j’étais convaincue de devoir changer pour enfin lui plaire. Mais comment ? J’étais heureusement trop jeune, et pas assez courageuse, pour aller jusqu’au bout de cette idée de mort. Si ce spectre revenait régulièrement à la charge, la vie au collège m’aidait à le repousser.

L’internat et la vie avec d’autres élèves m’aidèrent. Je me consacrais entièrement à mes études. J’y trouvais même du plaisir, et finalement les quatre années de collège se déroulèrent très bien. J’avais enfin de bonnes notes, mes professeurs m’appréciaient et mes parents me donnaient presque l’impression d’être fiers de moi. À leur manière.

Car, malheureusement, le collège fut aussi synonyme de puberté. Je devenais petit à petit une femme. Je ne m’en rendis pas compte alors. Je devenais une femme, je le sais aujourd’hui, mais à ce moment j’appris surtout que je devenais une pute.

C’est ce que j’entendis l’été de mes quatorze ans, quand j’eus mes premières règles. Grâce à l’internat, je savais ce que c’était. Ma mère ne m’en avait jamais parlé. Mais, à l’école, on en avait parlé avec les copines. J’étais une des dernières à ne pas les avoir encore eues. J’étais presque jalouse.

Le jour où elles sont arrivées, j’ai pleuré. Et j’ai regretté de les avoir déjà. Je n’ai pas pleuré parce que j’avais mes règles, mais à cause de la réaction de ma mère.



La pute.

Ces mots étaient destinés à sa fille de quatorze ans. Ce jour-là, je suis réellement devenue une femme. Avec mes règles, mais, surtout avec les paroles de ma mère, je devenais adulte.

C’est ce jour-là, presque naturellement, que je commençai à ne plus aimer ma mère. En fait, désormais, je la haïssais. Le changement a été brutal dans mon esprit, comme si une porte s’ouvrait enfin. D’une certaine façon, je prenais ainsi mon indépendance.



Mon psy en a vu d’autres, j’en suis sûre. Avec ses patients, il doit en entendre. Mais j’ai bien vu qu’il était étonné quand je lui ai raconté cet épisode de ma vie.

Mon psy, parlons-en. C’est Émilie qui m’avait convaincue d’aller le voir. Au début, je ne savais pas vraiment pourquoi j’y allais, ni ce que j’espérais qu’il en sorte. C’était un bel homme, assez grand, mince, aux tempes grisonnantes lui donnant le charme d’un intellectuel cultivé. Je crois qu’un temps j’ai été amoureuse de lui. Il paraît que c’est normal, que ça fait presque partie de la thérapie. Sa distance aussi. Et ça, être distant, il pouvait l’être. C’est cette distanciation qui m’a le plus aidée. Jamais je n’ai été jugée. Jamais non plus il n’a jugé ma mère. Mais toujours, patiemment, il m’a écoutée.

Au début, je repartais frustrée de ces séances. J’espérais tant qu’il me dise quelque chose du style : "Votre mère est un monstre".

Pour mes amies, c’est ce qu’elle était. Un monstre. Je ne leur ai jamais tout raconté, mais il n’en fallait pas beaucoup pour qu’elles se fassent leur opinion. Ma mère était un monstre.

Et Dieu sait qu’elle a tout fait pour que je pense qu’elle l’était. Mais, au fond de moi, même quand je la détestais le plus, je ne pouvais l’accepter. Elle était toujours ma mère.


Quand elle m’a traitée de pute, ce qualificatif est entré en moi et s’y est gravé au fer rouge. Elle devait avoir raison.

Peu à peu, j’ai commencé à flirter avec des garçons. Comme elle ne s’occupait pas de moi, je faisais ce que je voulais de mes journées.

À l’époque, je n’avais toujours pas compris qu’elle passait ses journées à boire. Elle le cachait si bien.

Au mois d’août, quelques semaines après mes premières règles, j’embrassais mon premier garçon. À la fin des vacances, j’en avais embrassé une bonne dizaine d’autres. Rien de plus. C’était si simple. Pas intéressant, mais si facile. Et surtout, comme je l’expliquais à mon psy, je ne me souviens pas y avoir jamais trouvé le moindre plaisir. Et je n’en cherchais pas. Ce n’était pas le but.

Au collège, pendant mon année de troisième, je fus vite connue par tous les garçons comme étant une fille très chaude. Par les filles aussi. Rapidement, je perdis toutes mes amies. Alors, j’allai plus loin. Personne n’avait encore le droit de me toucher, mais je vis mon premier sexe de garçon. J’appris vite comment les garçons se masturbaient. Ce que je fis de plus osé cette année-là fut quand l’un des garçons, un redoublant, se branla devant moi. Nous étions nus tous les deux et, après que je l’eus caressé un peu, il se masturba et envoya deux petites giclées sur mes cuisses. Sur le moment, je me souviens d’avoir pensé à ma jupe, ne voulant pas avoir dessus la moindre tache.

Je trouvais ça dégoûtant. Mais je le refis plusieurs fois, allant jusqu’à le masturber moi-même jusqu’au bout. Quand il a voulu aller plus loin, je l’ai envoyé balader.


Il m’a fallu quatre ans de thérapie pour me sentir enfin normale. Avant, j’étais physiquement une femme, mais pas le genre de femme que l’on peut aimer. Juste le genre qu’on baise. J’étais une pute.

Et la première fois que j’ai baisé, c’était en août de l’année suivante, peu avant la rentrée au lycée. Il fallait que je le fasse. Je n’utilisais pas le terme faire l’amour. Je n’en avais pas le droit. La première fois que j’ai vraiment fait l’amour, c’était bien plus tard. Plus jeune, je couchais, je baisais, je forniquais. Comme une traînée. Le garçon que j’ai laissé me prendre ma virginité connaissait ma réputation. Il ne pensait sûrement pas que j’étais encore vierge. J’étais une traînée. Tout le monde le savait.


Le jour où j’ai chanté cette chanson de Polnareff, j’ai compris que j’étais allée au bout. J’ai pleuré. Je n’avais pas pleuré depuis ce jour, quand j’ai eu dix-huit ans et que j’ai quitté la maison de mes parents. Pendant ces années, je m’étais interdit de pleurer. Je devais être forte. Mais cette fois, pour la première fois, je pleurais de joie. Je ne savais pas que l’on pouvait pleurer et être heureuse en même temps. C’était étrange, mais c’était si fort que je suis restée immobile à pleurer longtemps après la fin de la chanson.

J’avais un rendez-vous deux jours plus tard chez le psy. Je n’y suis pas allée.

Je me sentais bien. J’avais fait le chemin nécessaire. Un peu comme la fin d’un long voyage. Un voyage qui aura duré quatre ans. J’étais à la fois soulagée, fière d’y être parvenue et émue. Désormais, il me restait à vivre. C’était ma deuxième naissance.

Quand j’ai décidé de ne pas aller à mon rendez-vous avec le psy, je me suis dit qu’il me manquerait. Un peu comme si je perdais un ami. Mais c’était nécessaire.

Un jour, un an plus tard je crois, je l’ai croisé par hasard dans un restaurant. Je suis allée vers lui sans hésiter un seul instant, heureuse de le revoir. Je me souviens parfaitement de ce qu’il m’a dit.



Je le savais. Quand j’ai commencé à le voir, je ne le savais pas. Je ne l’étais pas. Aujourd’hui, je suis fière, et heureuse. Et je voyais qu’il l’était aussi pour moi.

Je me sentais enfin belle. Ce soir-là, j’avais rendez-vous avec un homme. Un vrai rendez-vous romantique, l’un des premiers avec mon futur mari. Le premier et le seul homme avec qui j’ai fait l’amour.

Mais, avant ce dîner, j’ai discuté un peu avec mon ancien confident. Il savait que j’allais mieux et que j’avais fait le chemin nécessaire. Il ne me l’avait pas dit lors de mes visites. C’était à moi de le comprendre. Seule. Quand je ne suis pas venue à ce rendez-vous, il a attendu, étonné, puis il a compris. Jamais je n’avais raté une séance. Il a su que je ne viendrais plus. Et il en a été heureux. C’est seulement ce soir que j’ai compris qu’aussi distant qu’il puisse paraître, il n’en était pas moins sensible à mes difficultés. Ce soir-là, je me suis mise à sa place, essayant d’imaginer ce que c’était que d’écouter et d’essayer d’aider toute la journée des personnes comme moi.

En le quittant, sans réfléchir, je l’ai embrassé sur les lèvres. Doucement, un simple contact de nos lèvres, à peine une seconde, puis je suis partie à ma table rejoindre Fred. Après le dîner, je suis rentrée avec lui. Nous n’avons pas fait l’amour. Je me suis endormie dans ses bras, heureuse.


Aujourd’hui, je viens enfin rendre visite à ma mère. C’est la fête des mères. La première que je peux fêter depuis mon départ de la maison, il y a plus de dix ans. J’ai acheté des fleurs. Des fleurs roses, elle aimait le rose, enfin, je crois.

Fred, mon futur mari m’attend à l’entrée du cimetière.

Je dois le faire seule. Mais, sans lui, je n’aurais pas réussi à venir jusqu’ici. Nous allons nous marier, nous allons aussi avoir des enfants, c’est sûr. Et, si ça me fait peur, je sais qu’avec son aide je pourrai être une bonne mère.

J’arrive enfin devant sa tombe. Une tombe vide et triste.

C’est aussi bien que je sois prête à lui pardonner après sa mort. C’est seulement de là-haut qu’elle peut entendre et comprendre ce que j’ai à lui dire.


On ira tous au paradis, mêm’ toi Maman.