n° 10951 | Fiche technique | 23415 caractères | 23415Temps de lecture estimé : 14 mn | 04/11/06 |
Résumé: Un rêve éveillé, sans plus... un monde parallèle, pas plus. | ||||
Critères: amour cérébral revede nonéro conte | ||||
Auteur : Freddy Warmbread Envoi mini-message |
Le ciel était glabre ce matin-là et même les arbres semblaient avoir arrêté de grandir. Les maisons flottaient doucement au-dessus du bitume rose et élastique ondulant. Tout semblait s’être arrêté. C’était signe qu’il y aurait de l’orage, et quand il y a de l’orage, c’est de toute façon mauvais signe. La foudre a certains côtés pernicieux dont il faut se méfier plus que tout au monde, surtout dans le cristal ombreux de nos passions les plus profondes.
Rouge s’extasiait devant la photo de classe. C’était un mardi soir de mars, le onze je crois bien. Dans son coin, Noir jetait des regards inquisiteurs et méfiants de temps à autre, puis finit par s’approcher. Il était bien trop curieux.
Le lendemain, mercredi (comme il se doit d’ailleurs). Rouge remontait la côte, en tenue de tai-chi-chuan. Noir était en train de broyer on ne sait où tout seul, et cette fois c’était Blanc qui accompagnait Rouge.
Et en allant de l’avant, Blanc et Rouge avançaient tranquillement mais sûrement et joyeusement vers le jeudi, le jeudi où l’aventure commença. Et le temps s’écoulait, insouciant.
Mais laissons Élisa un peu pour le moment. Il y a aussi Tibulle. Lui aussi, il a ses rêveries amoureuses, mais elles sont en latin, en hexamètres et en pentamètres. Ou plus exactement il y a avant Tibulle et après Tibulle. Eh oui, d’autres événements ont eu lieu, en ce jour de gloire quatorze mars deux mille et trois, à une heure moins dix de l’après-midi, à la fin d’une étude d’un texte de Tibulle, le trio Rouge, Blanc et Noir ont eu, exactement ensemble, leurs dix-huit ans. Ce genre d’événement n’arrive pas tous les jours, et même pour être précis une seule fois dans une vie. Pour le coup, Rouge, Noir et Blanc étaient enfin d’accord et Fée venait un peu au second plan. Mais cela ne devait pas durer bien longtemps, et dès le lendemain les choses étaient comme avant. Passons les quelques jours qui suivirent où il ne se passa rien de bien particulier, car sinon vous risqueriez de beaucoup vous ennuyer.
Bondissons dans le temps. Rouge s’affairait à finir quelque chose, et essayait de le rendre le plus beau possible. En tout cas il y mettait beaucoup d’ardeur et tout son cœur, c’est le cas de le dire. Noir arriva :
Nous voici le jour J à l’heure f (le cours de français est à dix heures mais il n’est encore que huit heures), le 26 mars de l’an de grâce 2003. Le trio et Fée n’ont que douze jours d’écart ou peu s’en faut. Rouge finissait d’emballer son présent. Blanc était à ses côtés, il ne disait plus rien mais rendait Rouge heureux, heureux… Noir ne daignait pas se présenter, il devait bouder encore tout seul dans son coin, mais on ne pouvait pas le plaindre non plus, car il adorait être seul et triste. Rouge avait malgré tout pris soin de ne pas trop montrer l’objet rectangulaire, pour éviter les questions embarrassantes ou les quolibets. Le paquet sortit ainsi discrètement 12, rue des Pas Perdus au 25, rue des Icônes. Noir essaya une dernière fois, à l’entrée du lycée :
La tension montait. Dix heures sept ! La sonnerie stridente marque le départ de l’épreuve de vérité. Il ne reste plus que quelques minutes, qui paraissent durer des siècles, et Rouge menace de s’enflammer. Mais il n’en aura pas le temps, car on apercevait déjà la jupe cambodgienne de Madame Flora au fond du couloir. Pas question de faire de gaffe si proche du but ! Au début Rouge n’osait pas montrer le carton, et Noir ne cessait de le houspiller. Soudain, un « Joyeux anniversaire, Fée » se fit entendre. Là, impossible de faire autrement. Rouge bafouilla : « Fée… euh… j’ai un… un… » Tout ce passa très vite ensuite. L’agitation, quelques applaudissements achevèrent de mettre Rouge dans l’embarras. Fée s’approcha et embrassa Rouge sur la joue. Rouge devint cramoisi. Cependant les mauvaises nouvelles qui concernaient le voyage en Italie à cause des risques d’attentats tempérèrent vite l’ardeur, et l’embarras disparut assez rapidement. Ce bisou, qui n’était en soi pas grand-chose, était tout pour Rouge.
Mais Noir n’en avait pas fini. Il attendit que Rouge fût seul, et il recommença de plus belle :
La guerre entre Rouge et Noir commença ainsi. Elle allait durer des jours, même des semaines. La gagner ne serait certainement pas facile, d’autant plus qu’il s’agissait d’une guerre à trois : car Blanc s’en mêlait aussi. Tout le monde vous le dira, faire ménage à deux n’est pas tous les jours évident, mais alors à trois, pensez-vous ! Alternativement Rouge s’alliait à Noir et à Blanc, ce qui était assez ingérable. La nuit, Blanc arrivait à chasser Noir et Rouge chaque soir embrassait la photo de Fée et s’embrasait à son tour : « Fais de beaux rêves, Fée, mon p’tit cœur, mon p’tit chou, je t’aime. » Mais à chaque fois que la vraie Fée se trouvait dans les parages, Noir distillait autour de Rouge un bouclier qui l’empêchait de l’approcher, ou plutôt qui faisait dire à Rouge qu’il ne pouvait pas l’approcher. Rouge tentait de forcer le bouclier : il n’arrivait pas encore à l’ouvrir mais commençait à le fendre malgré tout. Il le fendait de plus en plus.
Noir sentit ses forces l’abandonner ce jour-là, un mardi vingt-neuf avril, en début d’après-midi. Rouge venait de passer l’oral d’anglais portant sur le chapitre II de The Great Gatsby. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Rouge avait fini, mais il attendait. « Qui ça ?? » aurait demandé Noir, ben Fée évidemment. Rouge avait exprès regardé son horaire de passage avant même le sien : elle ne devait pas tarder à arriver. Effectivement, quelques minutes plus tard, elle se tenait là, à l’autre bout du hall du lycée. Noir s’empressa d’étaler son bouclier, mais le retira prestement, car Colosse venait à la rencontre de Rouge. Noir en avait une peur bleue. Colosse discutait avec Fée et Rouge restait là sans rien dire, à contempler ses cheveux. Il n’avait pas l’air très malin, ainsi planté comme un poteau, mais quand on est amoureux il est difficile d’avoir l’air intelligent. Il eut juste le courage de lui souhaiter bonne chance pour l’oral d’anglais, mais un peu à la manière d’une grenouille enrouée car les mots restaient coincés dans sa gorge. Rouge préféra se taire et sortir.
L’épreuve de vérité, si l’on peut dire ainsi, devait commencer sur-le-champ. Rouge se retrouva seul dans un endroit complètement noir. Il était vraiment seul : pas un bruit, pas une odeur, aucun objet autour de lui. Rouge ne savait que faire, il était paralysé par l’indécision. Tout allait se jouer dans peu de temps, il en était certain. Il finit, dans un violent effort, à fendre l’enveloppe noire qui l’entourait. Une grande psyché en argent dépoli se tenait devant lui. Rouge eut beau d’abord regarder la glace en forme d’ellipse sous toutes les coutures, il n’y vit que l’obscurité et rien ne s’y reflétait. Mais petit à petit, l’obscurité devenait de plus en plus claire, et quelque chose commençait à se dessiner. On dirait une sorte de visage. Oui, c’est cela, un visage. Rouge recula d’un pas en voyant la forme dans le miroir se préciser davantage. Ce visage est pâle, ses cheveux blonds magnifiques, et ses yeux bleus ne le regardent pas. Ils semblent regarder dans toutes les directions à la fois, excepté Rouge, qui ne pouvait plus dire un mot. Bientôt, la psyché se volatilisa et il se retrouva seul en face de Fée, au milieu d’un paysage dont les contours n’étaient pas très nets. Un silence sombre planait autour d’eux, et le temps espiègle semblait ralentir comme un fait exprès.
Fée brusquement disparut et le noir se réinstalla. Il ne restait plus rien, hormis le silence et Noir qui ricanait partout autour de Rouge, plus diabolique que jamais. Il avait le plus grand mal à retenir ses larmes. Le rire de Noir se déchira en haine profonde. Il se mit à hurler :
Noir, qui ne contenait plus sa colère, se précipita sur Rouge. Un violent combat s’engagea entre les deux. Noir recouvrit Rouge en entier pour l’étouffer, mais ce dernier finit par se dégager de son étreinte et réussit à chasser Noir. Mais affaibli par le combat, Rouge eut beaucoup de difficultés à se relever. Son bras gauche était tailladé à plusieurs endroits. Il pleurait. Blanc, qui ne s’était pas manifesté depuis assez longtemps, déploya toute sa force pour réconforter Rouge.
Vendredi 16 mai 2003, quatre jours après l’incident. Neo se déchaîne contre une armée d’agents Smith. Il arrête les balles, vole, exécute les prouesses acrobatiques dignes de cent trapézistes, atteint des vitesses supersoniques. Il fait rêver Rouge. Rouge voudrait bien être comme lui, parfois. Mais Neo s’arrête à la fin du film, et reprend le même service à la prochaine séance. Pour Rouge, il ne sera jamais question de s’arrêter. Il s’agira de continuer, jusqu’à sa mort. Continuer à chercher, à se chercher. Trouvera parfois, tant mieux ; ne trouvera pas, tant pis.
Rouge n’est pas seul.
Cette nouvelle est fondée sur une histoire qui s’est réellement déroulée. Les dialogues sont en partie inventés, mais certaines parties sont reproduites telles quelles. Au risque de fâcher André Breton, la forme romancée était nécessaire, l’amour et le « ton médical » ne font sûrement pas bon ménage. En revanche, les personnes, les lieux et les faits sont réels. J’ai dû changer les noms et les adresses, afin de préserver l’anonymat. Que les gens qui concernés ne s’en offusquent pas trop s’ils ne croient pas véritablement se reconnaître dans cette histoire. Quant au trio Rouge-Blanc-Noir, il préfère garder l’anonymat lui aussi. Il n’est pas très courageux, sans doute. Ce n’est qu’un Homo Sapiens qui n’est pas homo mais qui cherche à être davantage sapiens.
Cette nouvelle s’adresse particulièrement :
Quelle est la morale de cette histoire ? Eh bien, n’aimant pas spécialement me faire donneur de leçons, à vous de trouver la morale qui vous convient le mieux après avoir lu, car après tout ce genre d’histoire n’a pas qu’une seule morale.