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Temps de lecture estimé : 31 mn
13/12/06
Résumé:  Mon cher Edgar, je ne sais quand je pourrai envoyer cette lettre. Cependant, tu serais si à l'aise en ces lieux que je ne peux que te raconter par le menu ce qui m'est arrivé.
Critères:  chantage dispute nonéro lettre fantastiqu
Auteur : Lise-Elise  (exploratrice littéraire)            Envoi mini-message

Concours : Concours "Fantastique"
Margareth ; sonate

Swansea, le 18 novembre 1834




Mon cher Edgar,



J’ajoute ces quelques lignes avant de poster cette lettre. Je ne sais plus que penser. Ton avis, je le crois, me sera précieux. Je crains, hélas, que tes conclusions ne puissent que rejoindre les miennes.

Je n’en dis pas plus pour l’instant. Je ne souhaite pas infléchir ton jugement. Tu te feras ta propre idée à la lecture de ce qui suit.








Halltyps Manor, le 15 octobre 1834




Mon cher Edgar,



Je ne sais quand je pourrai envoyer cette lettre. Cependant, tu serais si à l’aise en ces lieux que je ne peux que te raconter par le menu ce qui m’est arrivé.

Depuis trois semaines, j’écume le Pays de Galles. Des villes noires, des campagnes pelées quand encore on y voit clair. Le brouillard ici est aussi pénétrant qu’à Londres. Pas de théâtre, et guère de concerts pour réchauffer les soirées : je dois me montrer aimable avec mes relations d’affaires. Ces lourdauds croient m’honorer avec leur bière éventée, leur ragoût bouilli et leur whisky frelaté. Mon cher, si je pouvais sauter dans le premier train, crois bien que je le ferais. Si la houille n’était pas l’avenir, sois sûr que je ne me donnerais pas tout ce mal.

Toujours est-il que je me suis retrouvé coincé à Pontypridd : deux trains par semaine, imagines-tu ça ? La prochaine étape était Swansea. Je n’étais pas attendu à date fixe, mais il me tarde tant de rentrer à Londres que je me suis décidé à louer un coupé de poste. Le cocher était imposé, mais il fait si humide que je n’aurais pas eu le moindre plaisir à conduire.

Me voilà donc ballotté dans la voiture. Rien d’autre à faire que de ruminer, ou de dormir. Tu sais que je peux sommeiller même sur un battant de cloche. Je n’ai donc rien su de ce qui s’est vraiment passé : quand le conducteur m’a réveillé, la voiture penchait d’une drôle de manière. Je n’ai eu qu’à descendre pour comprendre : une roue s’était fendue, certains de ses rayons s’étaient brisés. Ce n’était rien encore. En me baissant un peu pour évaluer les dégâts, je vis le cœur du problème : l’axe était tordu à un angle qui ne permettait plus de rouler. Après quelques imprécations bien senties, je me tournai vers le cocher. Il haussa les épaules. Les Gallois ne sont guère causants.

De questions en grognements, nous finîmes par nous mettre d’accord : à une ou deux lieues de l’endroit, nous trouverions une habitation où nous pourrions passer la nuit, puis, de là, chercher un artisan pour réparer cela. Il chargea le cheval de ma petite malle, et nous partîmes.


Je me crus vraiment plongé dans un de tes feuilletons préférés : l’accident, la marche dans le brouillard au côté d’un homme ombrageux - le cheval, bien sûr, était noir -, pour apercevoir, par bribes, une maison tout à fait extravagante. Je m’étais attendu à trouver un corps de ferme. Que nenni. Comment te décrire… Disons que, si un architecte fou essayait d’agglomérer tout ce qui existe comme tours et tourelles, il arriverait peut-être à ce résultat.

Mon cocher semblait connaître la maison, puisqu’il se dirigea d’emblée vers la porte de service. Une grosse femme, rougeaude, des mèches d’un gris sale s’échappant de son bonnet, me toisa un moment. Puis elle me fit signe de la suivre. Nous suivîmes plusieurs couloirs mal éclairés. J’aurais été incapable de revenir sur mes pas. À ma grande surprise, nous débouchâmes sur un salon sombre, certes, mais accueillant. Une douce chaleur régnait dans la pièce, et quelques fauteuils semblaient attendre qu’on s’y installe. La cuisinière me désigna du menton un vieillard assis à un bureau dans un coin de la pièce. Je toussotai poliment, l’homme se déplia et vint à ma rencontre.

Tant de courtoisie délicate me fit l’effet d’une robe de chambre tiède après un bain glacé. Enfin, après ces soirées passées avec des rustres ne parlant que de charbon, je retrouvais la civilisation. Mon interlocuteur fut déçu que je n’aie pas de notions de médecine, mais me le pardonna bien vite. Je passai un moment délicieux à discuter de théâtre avec un homme cultivé. L’éloignement de Londres le privait, il est vrai, des informations récentes. Je me fis un plaisir de lui exposer les dernières querelles artistiques. Il me convia bien entendu à rester le temps qu’il faudrait pour remettre la voiture en état.

Le dîner, assaisonné d’une conversation sur le panthéon grec, me sembla délicieux. Le Docteur Hickam, mon hôte, semblait pourtant pris par une lassitude grandissante. Je crus avoir abusé de ses forces et songeais à me retirer, lorsqu’il me demanda si j’aimais le piano. Comme j’acquiesçais, il me conduisit vers la salle de musique. À ma grande surprise, une jeune femme y jouait.

Elle était mince, vêtue d’une robe grise, sobre mais bien coupée. Sa tête, couronnée d’un chignon d’une blondeur transparente, rythmait lentement sa musique, lente et douce, mais point triste. Saisi, je ne dis mot. Le temps semblait suspendu. Puis le dernier accord mourut.


  • — Margareth, fit doucement mon compagnon.

Celle-ci sursauta et se retourna.


  • — Margareth, reprit le docteur, nous avons un invité.

Elle fit une révérence, rougissante.


  • — Je suis confuse que vous m’ayez surprise ainsi. J’ai dû vous ennuyer par ma maladresse.

Sa voix me troubla. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si basse. Je ne m’y attardai pourtant pas.


  • — Maladresse ! Mademoiselle…

Je me repris aussitôt, ayant aperçu un éclair d’or sur sa main gauche…


  • — Madame, je ne souhaite que vous entendre encore.

Elle se fit prier un peu, puis, lorsque mon hôte appuya ma demande, se réinstalla. L’horloge sonna dix heures alors qu’elle jouait encore.


  • — Oh, je ne croyais pas qu’il était si tard. Je suis impardonnable. Vous devez être fatigué.

J’aurais volontiers répondu que j’aurais passé la nuit ainsi, mais la politesse me retint.




Halltyps Manor, le 16 octobre 1834




Le manoir ce matin est un navire en perdition dans une mer de brume. Celle-ci est si dense que je n’ai pu m’empêcher d’aller faire quelques pas dehors. J’étais presque surpris de ne pas m’enfoncer dans la masse blanche et compacte. Je n’ai pas osé m’éloigner. Ma promenade succincte m’a tout de même valu d’être trempé. Rarement, même a Londres, je n’avais vu un tel brouillard.

C’est étrange mais, ce qui hier m’aurait déplu comme un contretemps fâcheux me semble aujourd’hui une simple étape du voyage. Quand mon cocher, tournant son chapeau entre ses doigts, est venu m’informer qu’il ne pourrait aller chercher le forgeron ce matin, je l’ai approuvé avec le sourire. Je m’en étonne moi-même. Albert Dingley, habitué des théâtres et des bars à la mode, se préparant sereinement à passer une journée dans un manoir sorti d’une de tes lectures, en compagnie d’un vieux lettré et d’une pianiste taciturne. Vais-je à mon tour me transformer en ermite ? J’en doute, mon cher… Mais je suis aujourd’hui d’excellente humeur, au point que les gargouilles qui hantent les coins de cette maison me semblent sympathiques.




Halltyps Manor, le 18 octobre 1834




Le brouillard s’est à peine éclairci quelques heures, rendant toute circulation vaine. Et pourtant, je n’ai aucune impatience. La bibliothèque du manoir est bien garnie, la chère tout à fait acceptable en ces contrées reculées, et mon hôte est d’une compagnie agréable, sachant converser avec passion et retenue. Il est, détail important, un joueur de dames peut-être encore plus acharné que moi. Nous ne passons tout de même pas les soirées penchés sur nos pions. La musique de Margareth est trop enchanteresse pour la sacrifier à la passion du jeu. Tu dois me trouver bien lyrique. Je le suis, crois-moi. Je ne sais si les concertistes les plus en vogue pourraient se mesurer à cette artiste. Elle donne vie aux notes et semble n’avoir besoin d’aucun orchestre. Les évocations les plus terribles naissent sous ses doigts. J’en suis transporté, complètement transporté. J’entends bien ton rire moqueur. Mais sache qu’en écoutant cette musique je suis pris d’émotions si diverses et si contradictoires que j’en oublie le monde extérieur. Figure-toi qu’hier on m’a servi, pendant qu’elle jouait, une tasse de thé. Je ne m’en suis pas aperçu, et je l’ai versée par mégarde sur le tapis lorsque Margareth s’est arrêtée de jouer.


Je relis ce passage et me rends compte que tu dois trouver mon humeur bien étrange. Elle l’est, en vérité. Mais comment pourrait-elle ne pas l’être dans de telles circonstances ? Je m’aperçois aussi que je n’ai pu nommer la pianiste d’un autre nom que Margareth. À vrai dire, même si j’avais remarqué son alliance, je ne sais si elle est veuve ou mariée. Jamais le docteur Hickam ne l’a appelée autrement que par ce prénom. Tu me sais curieux, et pourtant je n’ai osé poser aucune question à propos de cette jeune femme. Elle ne prend aucun de ses repas avec nous. Sans doute est-elle servie dans sa chambre, ces choses après tout se font couramment. Elle parle peu mais d’une voix grave, mélodique, pas une de ces petites voix flûtées qu’ont nos coquettes de la capitale, mais avec des harmoniques d’une richesse… une voix d’orgue. Décidément, je n’arrive pas à parler d’elle simplement.


Je t’ai dit que je perdais le sens des réalités en l’écoutant, j’ai pourtant pris le temps de la contempler. Non qu’elle soit belle. Elle est grise et terne, comme l’est sa robe. Sa carnation semble de même nature que la brume : à la fois transparente et opaque. Nulle rougeur ne vient l’animer, seulement le feu sombre de grands yeux gris, qui sont, je te prie de me croire, aussi envoûtants que sa musique.

Je te vois venir. Encore une fois tu vas me chahuter sur ma propension à tomber amoureux. Mais cette fois je ne rougirais pas de tes boutades. Margareth me semble absolument inaccessible, même si j’ignore tout de son histoire. Il y a une réserve merveilleuse en cette jeune femme, et un mystère.


Il me plairait de t’écrire davantage, mais le premier coup de cloche vient de sonner, et je n’ai que le temps de changer de col avant de descendre pour le souper.




Halltyps Manor, le 22 octobre 1834




Le brouillard a enfin fini par se lever. Mon cocher est parti à la recherche du forgeron, et devrait rentrer avec lui ce soir. Si tout va bien, je serai à Swansea dans trois jours au plus. Je ne sais si j’en suis soulagé ou contrarié. Cette échappée hors du temps était séduisante. Cela dit, la houille ne m’attendra pas infiniment, et ma fortune ne risque pas de se faire dans ce manoir perdu au milieu de la lande. J’ai aujourd’hui délaissé le docteur, afin de mieux étudier les relevés que Dartmaid avait faits l’année précédente. Même s’il ne se passe guère de mois sans qu’on découvre de nouvelles veines ici ou là, une connaissance, même superficielle, des lieux est un atout certain dans mon commerce.

Je vais sans doute profiter du temps clair pour aller marcher un peu, avant le repas. J’avoue qu’après toutes ces journées passées assis confortablement dans un bon fauteuil, je me sens quelque peu rouillé.




Halltyps Manor, le 24 octobre 1834




Le cocher connaissait son affaire. L’essieu est réparé et la roue a été changée. Il est heureux que la compagnie se charge intégralement des frais de transport : cette mésaventure aurait quelque peu écorné mes bénéfices. Débarrassé du brouillard, le manoir n’est qu’une baraque excentrique perdue dans des champs marécageux. Même la bibliothèque qui m’avait paru si accueillante me semble aujourd’hui sombre et poussiéreuse. Je ne serais pas mécontent de partir, si ce n’était la musique de Margareth.


Je n’ai pas davantage percé son mystère. Hier, alors que le docteur Hickam s’était absenté un instant, et que la jeune femme venait de terminer un air fort mélancolique, je me suis hasardé à lui demander le sens de l’anneau qu’elle portait au doigt.

Elle me répondit, de sa voix si particulière :


  • — Vous ne souhaitez pas l’entendre, croyez-moi.

Malgré mes dénégations, elle se détourna et se remit à jouer. Sa musique était si déchirante que les larmes m’en vinrent aux yeux. Je regrettais d’avoir, par mes questions, sans doute avivé de terribles souvenirs. Avait-elle perdu son mari, dans quelles circonstances ? Pire, avait-il disparu, la laissant sans nouvelles ? Quelles étaient ses relations avec le maître de maison ? Dès que l’effet bouleversant de la mélodie se faisait moins prégnant, les questions à nouveau m’assaillaient. Inutile de te dire que lorsqu’il a été temps de me retirer, je n’ai pu trouver le sommeil tant grande était mon agitation. Je me reprochais tour à tour d’avoir été indiscret et de ne pas avoir osé insister davantage. Je me tournais et me retournais, si bien que je résolus de rallumer la chandelle et de me pencher à nouveau sur les relevés.


Au matin, le docteur Hickam remarqua ma mauvaise mine et me vanta un remède. Il tint à me montrer le cabinet où il le tenait, au cas où je viendrais à en avoir besoin. Cette précaution me parut ridicule : je n’avais après tout qu’une nuit à passer encore au manoir. Il s’excusa de ne pas me confier le flacon, prétextant n’en avoir qu’un. Je plaisantai, bien entendu : ce n’était quand même pas ma première nuit blanche, même si j’en avais vécu de plus agréables. J’avoue pourtant que la scène de la veille m’a impressionné une bonne partie de la journée.




Route de Swansea, le 25 octobre 1834




Cher Edgar, je te prie de pardonner l’écriture déplorable qui est la mienne en ce moment. J’avoue que je suis encore dans un état d’agitation extrême, et que j’ai eu de la peine à cesser de trembler. Si tu es miséricordieux, tu accorderas la faiblesse de ma main aux cahots de la voiture. Mais je crains qu’elle ne soit due à d’autres causes.


Je t’ai raconté ma tentative, vaine, de percer le mystère de Margareth, et l’insomnie qui s’en est suivie. Je dois être moins fringant que je ne le pense car, hier, vers la fin du jour, j’ai été pris d’une migraine épouvantable qu’aucune compresse d’eau froide n’a pu dissiper. Ne voulant pas froisser mon hôte, j’ai tout de même fait bonne figure, me laissant battre aux dames par trois reprises. Je serais malhonnête de dire que seule la politesse m’a retenu de prendre congé. Je ne voulais pas manquer la dernière occasion d’écouter Margareth. Il me semblait même que seule sa musique pouvait m’apaiser. Elle le fit, en effet. Loin des accords déchirants de la veille, la jeune femme s’employa à égrener des notes douces, champêtres, qui firent l’effet d’un baume bienfaisant à mes tempes douloureuses. Elle joua plus longtemps que d’habitude. Était-ce une façon de me dire adieu, ou avait-elle compris le pouvoir salvateur qu’avaient ses doigts effleurant les touches du piano ? Je ne sais. Peut-être mon imagination seule invente cela. Elle se leva de son tabouret, et sa jupe frôla ma jambe lorsqu’elle passa devant moi, me procurant comme un choc électrique.

Je pris congé du docteur Hickam, et regagnai ma chambre. Le temps de monter l’escalier et la migraine me serrait à nouveau le crâne.

Il me fut encore plus impossible de dormir que la veille. Je cherchai en vain un moyen de circonvenir la douleur. Jamais, même après les plus grandes beuveries, je ne m’étais senti si mal.

Je finis par penser au remède que m’avait vanté mon hôte. Je reculai d’abord, ne sachant guère si je retrouverais la pièce dans l’obscurité. Mais la souffrance était si intolérable que je finis par allumer la chandelle et me jeter à l’aventure. Je n’eus aucun mal à gagner la bibliothèque. Je tentai, à partir de là, de me repérer. Le manoir n’était pas si grand, mais sa construction baroque est un défi à la logique. Sans doute au grand jour aurais-je sans peine retrouvé la pièce. Mais là, une chandelle à la main et l’autre me massant le front, je ne savais quel couloir prendre. J’en tentai un, me rendis compte que ce n’était pas le bon, fis demi-tour. Les gargouilles sculptées dans le linteau des portes semblaient se tordre de rire devant mon désarroi. Conscient qu’il ne s’agissait que d’une illusion créée par mon cerveau fatigué, je n’en tins pas compte et continuai à chercher. Il me sembla, enfin, reconnaître l’endroit. Sans faire attention à la faible lueur qui sourdait de dessous le battant, je tournai la poignée et entrai.


Ce que je vais raconter va te sembler extraordinaire. Pourtant, je suis certain de n’avoir pas rêvé. Ce que j’ai vu derrière cette porte m’a glacé le sang.


Sur un lit tout à fait baroque, flanqué de quatre colonnettes torses, Margareth était étendue. Ne te méprends pas. Elle n’était pas couchée dans le lit, mais dessus. Le couvre-lit n’était pas défait, elle-même était vêtue de la même robe grise que je lui connaissais, au point d’avoir pensé qu’elle en possédait plusieurs sur le même modèle. Ses mains étaient posées sur sa poitrine, dans la position qu’on donne aux gisants, et elle ne respirait pas, ou du moins je ne voyais pas sa poitrine se soulever. Quatre bougies allumées, hautes comme des cierges d’église, éclairaient la pièce. Je réprimai un cri. L’eussé-je trouvée dans le désordre du sommeil, j’aurais sans doute refermé bien vite la porte. Disons que j’en aurais-je profité pour saisir une image plus… humaine, mais je ne me serais pas avancé. Face à cette scène morbide, je n’eus de cesse que de m’assurer de la bonne santé de Margareth. Je me précipitai à son chevet, et tâchai de capter un souffle de vie. Il me semblait impensable qu’elle fût morte ainsi dans la soirée.

Mais j’eus beau me concentrer, je ne captai pas le moindre signe d’une respiration. J’effleurai sa main qui me parut glacée comme les enfers. Affolé, je cherchai son pouls, au poignet, puis au cou, sans parvenir à le trouver. Je tentai d’appeler, mais pas un son ne sortit de ma gorge. Je me levai, chancelant, bien décidé à trouver quelqu’un pour secourir Margareth. Je n’eus pas grande distance à faire. Je tombai presque dans les bras du docteur, qui ne parut pas surpris de me voir.


J’avoue avoir un peu de mal à me souvenir de la suite. Mon hôte prononça des paroles lénifiantes qui ne parvinrent pas à me rassurer. Il réussit cependant à m’entraîner vers la bibliothèque, où il me servit un verre d’alcool… ou bien était-ce sa potion ? Il ne paraissait pas le moins du monde alarmé et me fit calmement la conversation pendant que je buvais mon cordial. Puis, me serrant chaleureusement la main, il me reconduisit à ma chambre, et j’eus à peine le temps d’ôter ma robe de chambre que je m’effondrais sur le lit. Je me réveillai de bon matin, les idées claires. Très vite, l’angoisse me reprit à la pensée de Margareth gisante. Je descendis aussi vite que me le permettaient mes boutons de col, et trouvai dans la salle à manger un docteur Hickam souriant et serein. Il me salua et répondit à mes questions alarmées avec beaucoup de calme, m’assurant que Margareth était en parfaite santé et viendrait me saluer avant mon départ. Partiellement rassuré, cherchant à me persuader que tout ça n’était qu’un rêve, je mangeai pourtant difficilement.


Le cocher eut tôt fait de recharger la malle. Je vis arriver vers moi le docteur et Margareth. J’eus un choc alors : je ne l’avais jamais vue à la lumière du jour. Son teint pâle semblait plus gris encore que dans la salle de musique. Avait-elle brisé sa santé à jouer ainsi tard dans la nuit ? Je ne pus m’empêcher de me sentir coupable. Dans la cour du manoir, elle me paraissait si frêle qu’une brise aurait pu la faire chanceler. Je me précipitai pour lui faire mes adieux. À ma grande surprise, elle me tendit la main. Je me penchai, honorant ainsi l’offrande. En prenant dans la mienne cette main si fine, si prodigieuse, je tremblais presque. Elle était d’un froid de glace, inhumain, et qui me fit compter pour réel le spectacle de la nuit. Je la regardai, à la fois terrifié et incrédule. Il me fallait pourtant achever le geste, et je baisai cette main si étrange. Elle la retira presque aussitôt, mais je sentis à son geste qu’elle avait également déposé un objet dans la mienne. Sans comprendre, presque machinalement, je fermai le poing pour le dissimuler au docteur Hickam.

Ses adieux furent plus sobres. Je montai dans la voiture presque précipitamment.

Je mis un peu de temps à reprendre mes esprits et me souvins de l’objet que m’avait glissé Margareth.


C’était, enveloppé dans un papier de soie, une alliance. Je ne peux déchiffrer la gravure, faute d’une lumière suffisante. Et j’avoue ne savoir que penser de cette aventure.




Swansea, le 4 novembre 1834




Tu dois trouver que je suis bien peu empressé de reprendre la plume. Pourtant, je te l’assure, les derniers jours sont pour moi passés comme dans un rêve. Je parle au sens propre.

L’aubergiste m’assure que j’ai été gravement malade, pris de fièvre et de délire. Le médecin m’a affirmé avoir craint un grave empoisonnement. Pour ma part, je me sens légèrement affaibli, mais surtout égaré. Ce que j’ai découvert… Mais peut-on réellement parler de découverte ? Je relis ce que je t’ai écrit en quittant Halltyps Manor, et qui correspond tout à fait à ce qui, si j’en crois les braves gens qui m’entourent, ressemble à un rêve. J’ai pourtant une preuve nette : l’alliance de Margareth est toujours là, je l’ai accrochée à ma chaîne de montre afin de ne pas la perdre. Si réellement j’ai été quasiment inconscient tous ces jours, alors j’ai eu de la chance d’être aux mains de personnes honnêtes.

Je t’avoue que cet anneau d’or est la première chose que j’ai cherchée à mon réveil. Mon rêve, puisqu’il faut, je crois, l’appeler un rêve, semblait si réel… Et, d’une certaine manière, il devait l’être, comment pourrais-je le concevoir autrement ?

Tu m’excuseras sans doute d’être aujourd’hui si bref. Je souhaite dès maintenant consigner les grandes lignes de ce songe, afin, s’il s’avérait qu’il en soit vraiment un, de ne pas en perdre le souvenir. Pour l’instant, les détails me semblent pourtant gravés profondément en mon esprit. Je te le conterai dès demain par le menu.




Swansea, le 5 novembre 1834




Je t’ai promis le récit de ce rêve. Le voyage de Halltyps Manor à Swansea n’a pas duré plus de six heures. On m’avait recommandé une auberge, où j’ai pris mes quartiers, avant de payer le cocher par une lettre de change de la société. Il m’a fallu lui expliquer qu’il pourrait toucher sa solde dans un établissement bancaire, ou auprès de la compagnie. Jamais je n’aurais eu une telle somme en liquide sur moi. J’en riais encore en dînant agréablement d’une tourte à la viande arrosée d’une pinte de bière. Rien que de très ordinaire, tu le vois bien. J’avais essayé, une fois dans ma chambre, de déchiffrer la gravure de l’alliance. Peine perdue encore. Celle-ci était si fine qu’il m’était impossible de la décrypter. Je renonçai et compulsai encore une fois les relevés avant de m’apprêter pour la nuit. Celui qui m’a recommandé l’auberge savait son affaire. Le lit était moelleux et agréable, bien loin de ces couches dures et surtout humides qu’on trouve d’un bout à l’autre de l’empire.


Je me réveillai en sursaut. Tout d’abord je crus être dans ma chambre à l’auberge. Ce n’était pas le cas. Je mis un peu de temps avant de reconnaître la pièce où j’avais eu cette vision terrible de Margareth. C’était moi, maintenant, qui étais sur le lit funèbre. Mal à l’aise, je me levai rapidement. Je voulais quitter l’endroit, mais je n’en eus pas le temps. Assise dans un large fauteuil, la maîtresse des lieux semblait m’attendre.

Sa vue me rassura aussitôt. Je posai un genou à terre afin de la saluer. C’est à ce genre de mouvement qu’on reconnaît les rêves de la réalité, n’est-ce pas ? M’imagines-tu en cette position ridicule ? Non, bien sûr ? Pourtant, même bien éveillé, ce geste me paraît si naturel. Sans doute parce que c’était elle. Elle m’a tendu sa main avec grâce. Tous les baisemains que j’ai effectués sont des parodies, à côté de celui-là. Il me fallait comprendre tout le respect qui s’instille dans ce geste. Car si mes lèvres n’ont pas même effleuré sa main, comme il se doit, ce n’est ni par souci de la bienséance, ni par désinvolture, mais bien par respect.

Ce n’est qu’en lâchant sa main que je me suis rendu compte qu’elle était tiède, et non de ce froid de glace qui m’avait tant frappé. Je levai les yeux vers elle, elle me rendit son regard. Edgar, mon ami, si tu savais le prix d’un tel moment…

Il a pourtant duré si peu ! Hickam est soudain entré dans la pièce, furieux. Était-ce l’emportement qui lui donnait de la force, je ne sais. Jamais je n’aurais cru ce petit vieillard capable ainsi me soulever de terre. Il l’a pourtant fait, puis, me traînant plus ou moins et sans faire grand cas de mes efforts pour échapper à sa poigne, il m’a jeté hors de la chambre. Là, il a hurlé :


  • — Tu l’as tourmentée vivante, espèce de rat, tu ne la persécuteras pas morte, m’entends-tu ? J’y veillerai, j’y veillerai bien, sois en sûr !

Puis il m’a frappé des poings et des pieds, avec tant de violence que j’ai perdu connaissance. Peut-on dans un rêve ressentir de la douleur, peut-on s’évanouir ? J’avoue trouver cela extraordinaire.

Lorsque je suis revenu à moi, j’étais étendu sur le divan de la bibliothèque. Le docteur Hickam, agité mais non plus en colère, me tamponnait la joue avec un coton imbibé d’alcool. J’avais mal aux reins, au ventre, et la partie gauche de mon visage me brûlait. Mon récent agresseur, me voyant conscient, commença par s’excuser, en pleurnichant presque :


  • — Pardonnez-moi, je vous en prie pardonnez-moi. J’ai cru… enfin, encore… Je suis un vieillard sénile, vous devez me pardonner. Je ne peux pas la perdre, pas après tout ça, vous devez me comprendre. Je réparerai ce qu’il faut.

Avec précaution, j’entrepris de m’asseoir. Hickam continuait à bredouiller des excuses. Prenant une brusque inspiration, je l’interrompais :


  • — Il me semble que, pour le moins, vous me devez des explications.

Il me regarda, tremblant et incrédule. Comment un si frêle vieillard avait-il pu ainsi me mettre au tapis ?


  • — Vous me molestez, puis vous me soignez en bredouillant des choses incompréhensibles. Pourquoi donc m’avoir ainsi attaqué ?
  • — Je… je pensais que vous lui faisiez la cour.
  • — À qui ?

Mon effarement était feint. Au contraire, son explication me fit l’effet d’une étoile par une nuit sans lune. Moi, faire la cour à Margareth ? Oui, mille fois oui ! Il prit une grande inspiration et répondit :


  • — À ma femme.

Ébahi, je le regardai sans plus comprendre.


  • — Votre femme !

Il baissa la tête.


  • — Margareth est votre femme !
  • — Margareth était ma femme.

Plus il parlait, moins je comprenais. Pourtant, maintenant qu’il était lancé, mes questions n’étaient plus nécessaires.


  • — J’avais à peine trente ans, elle en avait dix-neuf. Je l’avais trouvée agréable, et elle était, surtout, la fille d’un médecin réputé qui pouvait me soutenir dans ma carrière. J’étais jeune, tout frais émoulu de la faculté de médecine, mais je me voyais déjà siéger à l’académie et pour cela j’étais prêt à tous les sacrifices. Margareth, sans être belle, avait du charme, un talent reconnu pour le piano qui pouvait être utile en société, l’épouser n’était pas un sacrifice trop grand.

Je bouillais d’indignation en entendant ces mots. Mais, tout ce que je pus dire pour la défense de Margareth, c’est :


  • — Vous n’aimez pas le piano !

Cette sortie me sembla ridicule. En vérité elle l’était. Pourtant, il me répondit :


  • — Je n’aime pas la musique. Elle le sait, d’ailleurs. Pourquoi pensez-vous que chaque soir, elle joue ainsi pendant des heures ? Elle veut que je la libère, pas autre chose. Elle veut que je la libère mais rien ne peut la libérer ! Elle est ma femme ! Jusqu’à ce que la mort vous sépare ! Jusqu’à ce que la mort vous sépare, c’est ainsi que l’on prononce les vœux de mariage !

Je regrettai alors de l’avoir questionné. L’état d’exaltation qu’il avait eu dans la chambre semblait l’avoir repris. Malgré moi, je reculai autant que l’assise du divan me le permit. Il continua pourtant, sans vraiment me voir :


  • — Et pourtant elle est morte. Vous le savez, non ? Vous l’avez vu ? Elle est morte mais ne me quitte pas. Elle n’a pas le droit de me quitter. Elle ne le peut pas.

Et, aussi soudainement qu’elle lui était venue, l’excitation le quitta. Il baissa à nouveau la tête, tombant dans un état de prostration que je n’osai, tout d’abord, troubler. Tout ce qu’il avait dit me semblait extraordinaire, je n’arrivais pas à comprendre. Si Margareth était morte, comment avais-je pu lui parler ? Et, si elle était son épouse, comment se faisait-il qu’elle soit si jeune ? Hickam avait trente, quarante ans peut-être de plus que la jeune femme. Mes idées se brouillaient tant que je décidai de reprendre l’interrogatoire.


  • — Comment est-elle morte ?

En les prononçant, ces mots me parurent sacrilèges. Pourtant, le docteur répondit, d’une voix sourde.


  • — Je l’ai tuée. Je l’ai empoisonnée. Lentement. Chaque bouchée qu’elle mangeait, chaque gorgée qu’elle buvait la conduisait à la mort. Il le fallait. Il n’y avait pas d’autre moyen. Vous n’imaginez pas, vous qui n’êtes pas médecin ce qu’est la démence…
  • — Margareth n’est pas démente !

Hickam partit d’un rire sinistre.


  • — Si, elle l’est ! Démente, folle, hystérique. Toutes ces pauvres femmes, ces créatures possédées de démons intérieurs qui les brûlent… Margareth était comme elles. La pire d’entre elles, la plus rongée par le mal. Et moi, j’étais comme vous. J’ai voulu me voiler la face. J’ai cru que la maternité la sauverait, j’ai cru que ce n’était que de la jeunesse. Elle était ma femme, j’avais juré de la chérir et de la protéger. Mais j’étais aussi médecin, et je voyais bien dans quelle ardeur morbide elle était, quelle sensualité malsaine l’habitait. Il me suffisait, la nuit, de faire mine de dormir pour l’entendre alors. Elle était habile à cacher son mal. Mais je suis un homme de science. Tous les rapports, tous les articles, je les avais lus. Tous les signes, je les voyais. Le gonflement anormal des chairs, l’humidité maladive, la fièvre qui la prenait lorsqu’elle avait une crise, lui ôtant le souffle, lui colorant funestement la peau, lui arrachant des gémissements Et les langueurs qui suivaient… Tout, tout cela, je le savais, n’était que le fruit d’un mal terrible, qui lui emporterait l’esprit bien avant le corps, et m’aurait obligé à l’enfermer.

Il se tut un instant. J’étais interloqué. Tu penseras, Edgar, sans doute comme moi que cette description ressemble bien plus à celle d’une nature sensuelle qu’à une folie réelle. Comment cet homme, que je savais intelligent, pouvait ainsi détourner les signes du plaisir, ce si rare plaisir que les filles savent si bien jouer, en maladie sournoise ? Mais déjà il reprenait :


  • — Comme je vous l’ai dit, j’ai tenté de nier. Mais malheureusement j’ai dû me rendre à l’évidence : le mal de Margareth n’était pas dû à sa jeunesse. Il était bien plus profond, et ancré dans son corps. Ma femme était stérile. Aussi peu que vous connaissiez du délicat équilibre féminin, vous comprendrez sans doute au moins cela. Vous savez, je le suppose, l’importance que revêt pour ces pauvres créatures la délicate mécanique interne qui leur permet de porter notre descendance. Margareth était détraquée de l’intérieur. Sa folie n’était pas passagère. Rien ne pourrait y remédier.

Pourtant à ce moment j’hésitais encore sur la conduite à tenir. Comprenez-moi bien : l’affection naturelle que j’avais pour ma femme aurait voulu que je trouve une institution adaptée à son mal, ou au moins une retraite, pour la protéger du monde. Vous savez comme la bonne société est cruelle, n’est-ce pas… Je me devais de me protéger. Et pourtant, j’ai hésité à le faire. Je vous l’ai dit, son père était un médecin influent. Je voulais faire carrière. Le docteur Ivory était un savant reconnu, mais l’amour paternel l’aveuglait. Quelque nombreuses qu’aient été mes tentatives, il me fut impossible de lui faire reconnaître l’état de sa fille. Je persévérais, toutefois il me parut bientôt clair que faire interner Margareth revenait à me fermer sa porte, et celle, sans doute, de tous ses amis. J’aurais dû, bien sûr, au moins choisir l’isolement, ouvrir un poste dans une campagne reculée, où j’aurais pu surveiller au mieux la santé de ma femme. Mais abandonner ma carrière, c’était aussi abandonner tout espoir de pouvoir un jour guérir ces malheureuses. Je me devais à la science ! Comprenez-moi.


Ce vieillard me dégoûtait. Non content de détourner de manière ignominieuse une des qualités féminines les plus précieuses, il se peignait, lui, un assassin, sous les couleurs d’un philanthrope. Je voulais pourtant savoir. Je le priai, d’un geste las, de poursuivre.


  • — J’avais cessé tout commerce avec Margareth. Tout espoir de procréation étant éloigné, certains devoirs n’en étaient plus. Je veillais à son bien-être, bien entendu. Nous restions, aux yeux du monde, un couple uni. Il le fallait. Quel homme peut progresser dans les cercles sans le soutien de son épouse ? Piètre soutien, pourtant. Margareth riait trop, de façon indécente. Elle se donnait en spectacle, et on l’encourageait partout, applaudissant son talent pour la musique. Moi qui suis un homme rationnel, je priais pour qu’aucun des spectateurs ne s’aperçoive de l’inconvenance de ses gestes lorsqu’elle jouait. Est-ce par pitié ou par aveuglement que jamais personne n’a fait la moindre remarque ? Margareth semblait aimer ce succès. Ces soirées étaient pour moi éprouvantes, et je veillais à partir tôt. Qui sait ce que la fatigue aurait pu faire de ma pauvre femme ?

J’avais fini par penser que notre vie pourrait ainsi s’équilibrer. L’état de Margareth n’empirait pas, ne s’améliorait pas non plus. J’ai cru un moment, non à une guérison, mais au moins à un équilibre. Je me trompais. J’en eus d’abord des soupçons, puis des preuves. Ses crises s’étaient intensifiées. Entre deux, elle passait d’une forme d’excitation à un abattement morbide, me confirmant dans mes convictions. Elle passait plus de temps encore au piano. Je fus très attentif. J’allais jusqu’à lui procurer du laudanum, croyant ainsi apaiser ses tensions internes. Peine perdue. Margareth s’enfonçait dans sa folie, et je n’y pouvais rien.


Un jour, je dus rentrer plus tôt que je ne l’avais prévu : mon club, suite à un incident mineur, avait précipitamment fermé. Je secouai mes chaussures comme à mon habitude, accrochai mon pardessus et me rendis à la salle de musique, croyant faire une bonne surprise à ma femme. Il n’en fut rien. Ce que je vis alors… Pardonnez-moi. Je vis un homme, agenouillé aux pieds de Margareth comme vous l’étiez vous-même, tout à l’heure, et lui baisant les mains avec une ferveur qui ne laissait rien ignorer de leurs relations. Et elle s’abandonnait ainsi à cette caresse… Mon sang ne fit qu’un tour et, excusez-moi encore, j’eus alors la même réaction qu’à l’instant. Pourtant, j’étais effondré. Connaissant le mal dont souffrait ma femme, observant sa progression avec minutie, je n’aurais pourtant pas songé qu’elle se fût livrée ainsi avec tant d’impudeur, et malgré ses démons. Je compris alors que j’avais été aveugle. C’est à ce moment-là que l’empoisonnement me parut la solution la plus raisonnable. Il devait nous éviter un long purgatoire, une descente aux enfers interminable. Abréger ses souffrances était la solution la plus charitable.

Elle avait eu une crise nerveuse violente après cette scène, qui me permit de mettre mon projet à bien. Elle prit quelques jours les repas dans sa chambre, et au bout de ce laps de temps il me fut inutile de rien cacher de son état. Elle s’affaiblissait de jour en jour, et les médecins les plus habiles ne décelèrent pas ma ruse. Elle mit trois semaines à s’éteindre.

Ne me croyez pas sans cœur. J’étais au désespoir d’en avoir été réduit à cette extrémité. Mais la science réclamait son dû. Jamais sinon je n’aurais fait une chose pareille.

Pendant des mois je me lançai à corps perdu dans le travail. Je rentrais à peine chez moi, et c’est sans doute pour cela que je ne me rendis compte de rien. Pourtant, une nuit, je fus réveillé par le son du piano. C’était elle.


Il soupira, longuement. Au loin, une mélodie entraînante se faisait entendre.


  • — Vous l’avez vue. Vous savez donc. Margareth s’est contentée de jouer du piano pendant quelque temps. Puis, elle est apparue à d’autres moments, dans d’autres pièces de la maison. Les domestiques, l’un après l’autre, ont donné leur congé. J’ai eu grand peine à les remplacer, devant me contenter finalement d’une femme de charge à la journée et d’une vielle souillon idiote. Je dormais à peine, le bruit insupportable du clavier me réveillait sans cesse. Je devins irritable, injuste. Je perdis des clients. Je me brouillai avec des amis de longue date. Un jour il m’apparut que Margareth ne me laisserait pas en paix. Je tentai de la raisonner mais en vain. Elle se montrait aussi fantasque que de son vivant. Et le piano… Écoutez, encore…

La musique merveilleuse de Margareth m’attirait. Comment cet homme pouvait-il y être insensible ? Cette femme revenait de la tombe pour jouer la musique du paradis.


  • — Elle ne me laissait pas en paix, faisant son possible pour ruiner ma vie. Petit à petit, on me crut fou à mon tour. Comment le nier ? Je n’avais plus un client, mes amis, mes collègues me battaient froid, et je voyais mes économies fondre sans pouvoir rien y faire. La fuite me sembla le seul parti à prendre. Mais où que j’aille, Margareth me suivait. C’est dans cette errance que je me suis retrouvé ici. Le propriétaire des lieux cherchait un médecin particulier. Il était vieux, un peu sourd, et je ne voyais d’autre issue. Margareth me poursuivait sans répit. Je le soignai pendant trois ans, puis il décéda, me laissant son seul légataire.

Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je restai ici et m’installai dans cette vie étrange avec un fantôme. De temps à autre, de plus en plus rarement à vrai dire, on m’appelle au chevet d’un malade. De temps à autre aussi, un voyageur se perd, comme vous, dans le brouillard. C’est Margareth qui insiste pour qu’on l’entende jouer. Je n’y suis, pour ma part, pas favorable, mais je peux difficilement m’opposer à ses volontés.


Il se tut, et je décidai de ne pas reprendre la parole. Le piano égrenait ses notes, et cette musique m’attirait plus que tout. Avisant Hickam, la tête dans ses mains, je me sentis autorisé à me lever. Ce que je faisais était d’une extrême grossièreté, mais c’était bien le cadet de mes soucis. Je retrouvai facilement la salle de musique. Je n’osai entrer, et restai dans l’encadrement de la porte, observant le dos, la nuque de Margareth. Morte, vraiment ? Comment une morte pouvait-elle jouer de façon si enjouée, si vibrante ? Comment pouvait-elle, en caressant ainsi les touches, faire naître en moi tant d’émotions contradictoires ?

La mélodie s’éteignit cependant, et Margareth, lentement, se retourna.

Elle me souriait, et son sourire seul me ravit. Est-ce le signe d’un rêve de vivre les évènements avec tant de force ? Je fis quelques pas vers elle, n’osant trop m’avancer. Comment Hickam pouvait-il… Elle me désigna un fauteuil d’un signe de tête, me demanda :


  • — N’avais-je pas raison ?

Et recommença à jouer, une mélodie à la fois tendre et ironique. De là où j’étais, je pouvais suivre le mouvement de ses mains, qui montaient et descendaient les gammes. Oui, bien sûr, je n’aurais pas connaître l’histoire que j’avais entendue. Margareth était morte… Rien que cette idée me remplissait de tristesse. Et pourtant la jeune femme était là, devant mes yeux. Elle acheva son air et me regarda à nouveau, attentive. Je crus qu’elle attendait une réponse :


  • — Je refuse de le croire !

Elle reprit son jeu, distraitement d’abord, puis avec plus de force.. Je reconnus une marche funèbre. J’en frissonnai. Elle était là, j’aurais pu la toucher…


  • — Vous avez tort, dit-elle à la fin du morceau. Tout est vrai. Je suis bien sa femme, et je suis bien morte. N’avez-vous pas regardé l’alliance ?
  • — Je n’ai pas pu.

Elle se détourna, mais cette fois-ci ne joua qu’en sourdine, et continua de parler.


  • — Il était vertueux, de manière scientifique. À Dieu ne plaise que je ne sois tombée, au lieu de ce funeste savant, sur un de ces puritains qui ne craignent le péché que pour mieux y succomber. Pas lui. Tout ce qu’il faisait, c’était de manière exacte.

Elle frissonna.


  • — J’ai épousé une horloge, sans le savoir. Tous les gestes qu’il avait pour moi étaient semblables à des examens médicaux. Au bout de deux ans j’aurais donné tout ce que j’avais pour une démonstration un peu tendre. Je n’ai pas eu besoin de tant de sacrifices.

Elle pencha la tête.


  • — Mais sans doute tout cela n’était pas assez scientifique…

Elle joua un moment sans rien dire.


  • — Il me parlait, vous savez, en me nourrissant de ce poison. Il me disait, cliniquement, ce qu’il pensait de moi. Il me voyait comme une de ses patientes, sa première. Je ne pouvais qu’avoir la maladie la plus grave, la plus incurable. Il croyait sincèrement me rendre un service. Et moi, dans mon malheur, je me suis réjouie de le quitter.

Elle dut percevoir mon mouvement de surprise.


  • — Il vous à dit, sans doute, que je ne faisais que me venger ? Savez-vous combien est longue cette existence, où l’on ne mange plus, ne dort plus, où l’on sent à peine le sol sous ses pieds ? Votre main tout à l’heure, je l’ai vue, mais pas sentie. C’est votre regard qui m’a touché, et lui seul. J’ai appris que j’étais, pour les autres, tangible, et froide, mais je ne fais qu’errer dans une demi-réalité, d’où seule s’échappe la musique, et les rares et trop brèves amitiés que je peux nouer. C’est lui qui m’a retenue. Il n’a pas su me laisser partir. Le dernier geste que j’ai eu, c’est pour ôter et cacher mon alliance. Pauvre cachette. Je pouvais à peine soulever le bras, et pourtant, j’ai mis encore de longs jours avant de succomber. Il me l’a remise. Il a dû forcer mon doigt à se plier pour qu’elle ne retombe pas. Il m’a liée à lui. Et pour lui je ne suis pas morte, puisqu’il m’a tuée…

Des larmes roulaient sur les joues de Margareth. Je voulus les essuyer. Elle se laissa faire, et, repliant mon mouchoir, je m’aperçus que nulle humidité ne s’y marquait, seulement une fine trace grise, comme un peu de poussière. Se tournant délibérément vers moi, délaissant son instrument, elle reprit :


  • — J’ai compris que moi seule pouvais œuvrer à ma libération. Je ne peux pourtant rien tenter. Hickam me croit si liée à lui que je crains qu’il ne m’emporte avec lui en enfer. Je ne peux rien, mais… Je vous ai donné mon anneau. Détruisez-le. Détruisez ce qui me relie, devant Dieu, devant les hommes, à cet…
  • — Cela vous délivrerait ?
  • — Je le crois, oui. Avec tant de force !
  • — Et vous mourrez pour de bon.
  • — Oui.

Sa voix n’était plus qu’un souffle, et je tremblais. L’idée me paraissait folle. Elle me demandait de la détruire, elle, qui m’était devenue en peu de temps si chère ? Comment aurais-je pu ? Et pourtant, elle poursuivait, d’une voix fiévreuse :


  • — Amenez-la chez un bijoutier, un forgeron, que sais-je ! Faites-la fondre, faites disparaître cette gravure. Libérez-moi !

Puis, inquiète, elle demanda :


  • — Vous l’avez gardée, bien sûr ?

Voyant son angoisse, je fouillai ma poche à la recherche de ma chaîne de montre. Je ne la trouvai pas. Margareth s’était remise au piano. Elle jouait de plus en plus fort, tandis que, fébrile, je parcourais ma doublure. Ce n’était pas possible, vraiment, que je l’ai égarée…


Je repassai les évènements. Se pouvait-il qu’Hickam, profitant de mon inconscience, me l’ait subtilisée ? La musique m’enjoignait, avec insistance, de retrouver cette alliance, par tous les moyens. Je me précipitai vers la bibliothèque. Mais dans l’obscurité, je dus me prendre les pieds dans un tapis, et je heurtai, en tombant, un porte-parapluie ou je ne sais quoi de dur, qui me cogna la tête au point que j’eus l’impression qu’elle explosait.


Ce fut mon dernier souvenir à Halltyps Manor. Je me réveillai dans la chambre d’auberge, où, je te l’ai dit, ma première pensée a été pour l’alliance.


J’ai enfin réussi à déchiffrer la gravure. Il est écrit : Margaret Ivory – Hickam, 1803.




Swansea, le 6 novembre 1834




J’ai passé la journée à prendre contact avec les différents industriels basés ici. Je n’ai pris aucun instant de repos. Je n’ai pas voulu me donner le temps de penser. Je ne sais que faire. Cet anneau est la seule preuve que ce qui m’est arrivé est réel, et le seul objet que… Me voilà bien sentimental.

Je ne peux me résoudre à le détruire. Et pourquoi le ferais-je ? Cette histoire doit être un rêve, le monde réel n’a pas de telles extravagances ! Et pourtant, ne pas le détruire revient à condamner Margareth à rester encore et encore en ce lieu sinistre, au côté d’un dément… Mais de ne jamais plus pouvoir l’entendre !

Je ne sais quel parti prendre. Je t’envoie cette lettre. Lis-la avec sérieux, et tente, amicalement, de m’éclairer dans ce sombre dilemme. Ai-je rêvé, ou était-ce réel ? Suis-je, moi aussi, devenu fou ? Sur mon mouchoir, j’ai trouvé une trace de poussière grise, pareille à celle de mon rêve. Mais est-ce une preuve, dans cette contrée où la suie finit par tout recouvrir ?




Je suis à cette adresse pour deux semaines encore. Ne tarde pas dans ta réponse.


Ton ami

Albert Dingley







Influences et références : Les noces funèbres Tim Burton, La chute de la maison Usher Edgar Poe, les nouvelles de Hoffmann et de Théophile Gautier.