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n° 11097Fiche technique31372 caractères31372
Temps de lecture estimé : 18 mn
11/01/07
corrigé 02/08/07
Résumé:  Dans une file d'attente, chacun des anonymes qui la composent a une vie sexuelle... enfin presque...
Critères:  portrait humour
Auteur : Giusepe            Envoi mini-message
File d'attente


Geneviève est une battante, et même plus que ça : c’est une guerrière. Elle a toujours été comme ça, depuis son enfance, et maintenant qu’elle est plus âgée, cela s’est accentué. Depuis qu’elle a passé le cap des 65 ans, cela s’est en quelque sorte cristallisé, jusqu’à devenir une obsession : Geneviève se bat, sans répit. C’est la guerre, tous les jours, partout. Dans la rue, chez le coiffeur, à la supérette, chez le boucher, c’est la guerre. Dès qu’elle franchit la porte de sa maison, les ennemis sont là, sournois. Elle ne se laissera pas faire, jamais. Elle a la haine, Geneviève, chevillée au corps, liquéfiée dans ses veines, vissée dans le ciboulot.


L’expédition de Geneviève, en cette matinée de décembre, consiste à rallier la boulangerie du coin. Son objectif : une baguette pas trop cuite. Pas trop cuite, surtout ! Qu’on essaie seulement de lui refiler une baguette trop cuite ! Qu’on essaie, et on verra. Geneviève est prête, ça va barder. Elle ne va pas s’en laisser conter par cette petite péronnelle de boulangère. D’ailleurs, un de ces quatre dimanches, elle va se la faire, cette petite péronnelle de boulangère, jeune en plus, insolente, vulgaire, effrontée, malpolie. Et puis, ces tenues dont elle s’affuble ! Ouhlamondieu ! Quelle garce, Jésus ! Sainte fumée ! Qu’elle essaie de lui refiler une baguette trop cuite, et on verra !




Justine Camel est une charmante jeune fille de 23 ans. Elle a repris une boulangerie depuis un an, avec son copain Alain, artisan-boulanger, et ça marche bien. Au moment précis où Geneviève pense à Justine, celle-ci rend la monnaie au comptoir de sa boulangerie. Malgré la saison, et profitant ainsi de la chaleur qui règne à l’intérieur, elle est courtement vêtue d’une petite jupe légère et d’un chemisier transparent laissant entrevoir la dentelle de son soutien-gorge fantaisie, avec des petits cœurs dessus. Elle et son compagnon sont persuadés que ses tenues un tantinet aguichantes ne sont pas étrangères au succès de la boulangerie. Pourtant, dans un milieu plutôt rural, c’était risqué, mais la séduction qu’exerce Justine est telle qu’après une petite période d’étonnement offusqué, la population est tombée sous le charme. Et puis, le pain est bon.


Aujourd’hui, Justine ne porte pas de culotte, conformément à ce que lui a demandé Alain. Ce matin, celui-ci lui a introduit, avec sa langue, une petite boule de pâte à beignet un peu durcie dans le vagin, alors que Justine était debout, nue et haletante, les seins écrasés contre la vitrine dont les volets étaient encore clos. Il a exigé d’elle qu’elle reste ainsi toute la matinée, et lui a promis qu’il réaliserait ensuite une petite friandise avec la pâte ainsi parfumée. Justine aime bien les toquades sexuelles de son ami, même si là, ça la gratte un peu.




Pour cette expédition matinale, Geneviève est partie à pied, enveloppée d’un grand pardessus lui servant à la fois d’armure, de besace, de coffre-fort et de manteau. Elle fonce droit devant elle, d’un pas militaire et hargneux, développant avec autorité ses grandes jambes apparemment dépourvues d’articulation au genou. Gare à qui se trouve sur son chemin ! Geneviève va au plus court, en lignes droites, à l’image de son corps sans rondeur, tracé au cordeau. Jamais elle ne fera de détour inutile. Si un obstacle, en la personne d’un quelconque individu, se présente sur son chemin, plutôt que de le contourner, elle préfèrera piler sur place et fixer l’intrus d’un regard assassin en attendant qu’il libère le passage. Mais les gens la connaissent, et en général ils s’écartent dès qu’ils la voient se pointer à l’horizon.


La cible est proche, la porte de la boulangerie n’est plus qu’à quelques mètres. La première partie de sa mission s’est déroulée sans encombre. Geneviève respire à fond, pousse la porte à toute volée ; dégagez là-devant, j’arrive.


Horreur. Il y a la queue, c’est bondé.


« Qu’est-ce que c’est que cette bande de cornichons dans ma boulangerie à cette heure-ci ? » se dit Geneviève.


Qu’à cela ne tienne, c’est la guerre. On va voir ce qu’on va voir.




Le monsieur un peu timide qui vient de se prendre la porte dans le dos s’appelle Serge Fournel. Il a 52 ans et il est agent communal, marié, père de deux enfants, presque grands maintenant. Il ne fait plus l’amour à sa femme depuis une dizaine d’années, sans qu’il sache vraiment comment cela est arrivé. Pourtant, lui et sa femme s’entendent encore assez bien. Il se demande parfois comment elle vit ça, mais très rarement. Pour lui, sa femme est quasiment devenue une créature asexuée, irrationnelle et sans désirs.


Ce que personne ne sait dans son entourage direct, c’est que Serge fréquente depuis plusieurs années un club privé échangiste appelé « Les Indes Galantes ». Ce club local, un peu spécial, se réunit une fois par mois dans un lieu toujours différent, en général chez un particulier. Il propose à ses adhérents des soirées à thèmes farfelues, où se mêlent allègrement sexe, déguisements, jeux, musique et gastronomie. Serge s’est fait introduire dans ce cercle par un ami. Le fait que Serge n’ait pas d’épouse à échanger a d’abord été un obstacle de taille à son intromission, mais il a finalement réussi se faire accepter, grâce à ses talents d’accordéoniste. Il est ainsi devenu l’animateur musical officiel du club, donnant aux soirées une petite touche rétro fort appréciée. À chacune de ces soirées, il se trouve toujours une femme qui veuille bien lui faire une fellation, et même lui donner la possibilité de la pénétrer. De toute façon, même le simple spectacle de couples en train de faire l’amour est pour lui un vrai bonheur.


La prochaine soirée aura lieu dans deux jours et, tout en attendant son tour dans la boulangerie, Serge se pourlèche d’avance les babines en pensant au thème annoncé : « À l’Opéra ». Le club a loué pour l’occasion un théâtre entier, et Serge s’y voit déjà, déguisé en Papageno l’oiseleur, avec plein de plumes, en train de jouer du Mozart à l’accordéon, tout en regardant Madame Butterfly se faire enculer par le Commandeur, tandis que Tosca lèchera le sexe de la Reine de la Nuit sur les remparts de Séville…


Tout à sa rêverie, il ne s’est pas aperçu que Geneviève vient sournoisement de le doubler par la droite.




Geneviève a très vite analysé la situation : cette file d’attente est bien trop droite, bien trop nette. À elle la rectitude, aux autres le désordre ! Il faut absolument briser l’aspect linéaire de la file. Il faut brouiller les cartes, éparpiller les gens, les disperser aux quatre coins de la boulangerie, créer du mouvement, pour pouvoir feindre innocemment ne plus connaître sa place. Il faut savoir profiter de la moindre occasion. Geneviève est aux aguets, tous sens en éveil. Elle est une lionne dans la brousse, un serpent sur une pierre. Elle a repéré dehors une personne qui s’approche de la porte d’entrée. Dès que celle-ci s’ouvre, hop ! Un petit pas sur la droite, et dans la petite bousculade qui a suivi, elle parvient à se glisser devant quelqu’un, l’air de rien. Elle jubile. C’est toujours ça de gagné. Elle regarde discrètement le bonhomme qu’elle vient de doubler ; il a vraiment une tête d’ahuri, celui-là. Elle croit se souvenir qu’il travaille à la poste, et qu’il s’appelle Serge Fouvel, ou Nouvel, un truc comme ça. Il a vraiment l’air d’un abruti. Et puis, qu’est-ce qu’il a à sourire tout seul, comme un cornichon ? Un vrai couillon, celui-là, il n’a même rien vu ! Geneviève jubile derechef. Quelle bande de cornichons ! Et ça ne fait que commencer, on va voir ce qu’on va voir.




La personne qui vient d’entrer dans la boulangerie est un tout jeune homme de 16 ans se prénommant Jordan. Jordan se consume d’amour pour Justine, la boulangère. Il ne pense plus qu’à elle, il en perd le sommeil, il ne fout plus rien, il n’a plus goût à rien, et sa maman est bien inquiète. Les copines de son lycée lui paraissent fades et inintéressantes. Il ne les voit même pas, il ne voit qu’elle, Justine, tout en ignorant qu’elle s’appelle Justine, d’ailleurs. Tous les prétextes sont bons pour aller chercher du pain. Manque de bol, la maman de Jordan achète souvent son pain au supermarché, ce qui met Jordan dans une rage folle. La pauvre mère ne comprend pas pourquoi, soudainement, son grand fils ne supporte plus les baguettes du supermarché, pourquoi il défend avec véhémence la cause des artisans-boulangers qui travaillent à l’ancienne, lui qui ne veut jamais manger à la maison et préfère aller au McDo, franchement, il y a de quoi tourner bourrique.


Par un accès d’audace qui caractérise les grands timides, Jordan a réussi à prendre une photo de Justine avec son portable, en faisant semblant de recevoir un appel alors qu’il attendait son tour dans la boulangerie. La photo est complètement ratée, elle est floue, de guingois, on ne voit qu’un bras, une épaule et la moitié du visage, mais cela n’empêche pas Jordan de se masturber trois fois par jour en la regardant, plus précisément en fixant d’un œil exorbité la rondeur d’un sein que l’on devine à peine.


Jordan a écrit une lettre d’amour à Justine. Il s’est promis de la lui donner aujourd’hui. Il est absolument mort de trouille. Au dernier moment, il n’osera pas donner sa lettre et il bafouillera épouvantablement en demandant du pain, car il n’avait tout simplement pas du tout prévu d’en demander, étant juste venu pour donner une lettre.


Cet échec le traumatisera tellement qu’il n’osera plus remettre les pieds dans la boulangerie, persuadé s’être couvert de ridicule. Bien entendu, Justine ne se sera aperçue de rien. Heureusement pour Jordan, quelques jours plus tard, une copine de son lycée l’embrassera sur la bouche par surprise, ce qui aura pour effet immédiat de le faire tomber amoureux fou. Il fera l’amour avec elle un mois plus tard, et se portera beaucoup mieux à partir de ce jour.




Geneviève a constaté depuis le début qu’elle ne connaît personne dans la file d’attente. Enfin non, elle connaît certaines personnes comme ça, vaguement, mais elle n’a personne avec qui engager une conversation. Dommage, car c’est un excellent système : repérer une connaissance mieux placée dans la file et foncer dessus en disant « Tiens, ça tombe bien, justement je voulais te voir ! », en doublant tout ce qui précède. Parler, parler, parler, et au moment où la personne se fait servir, il suffit d’ajouter distraitement « et pour moi, ça sera… », dans le feu de la conversation, et le tour est joué. Tout le monde le remarque, mais personne n’ose le dire. Excellent système. C’est vraiment pas de chance qu’elle ne connaisse personne dans cette boulangerie ! Elle ne peut quand même pas aller parler à cette bigote de Béatrice Delassus, ce qui est fort regrettable, car elle est troisième dans la file.




Béatrice Delassus a eu quarante ans la semaine dernière. Elle est célibataire sans enfants. Elle travaille vaguement dans une insignifiante agence immobilière et se consacre le reste du temps à une vie associative très riche. En particulier, elle aime tout ce qui touche aux enfants, s’occupe de la garderie, mène diverses actions auprès des familles en difficulté. Dans son enfance, Béatrice a été élevée par des parents rigides et soumise à une pratique religieuse austère. Cela a fait d’elle une croyante par habitude. Au moins a-t-elle réussi à se débarrasser du rigorisme de ses parents pour devenir une femme gaie, qui assume sa foi dans la joie et la tolérance. Elle anime ainsi le catéchisme le mercredi après-midi, et c’est vraiment grâce à elle que cette institution perdure dans le village.


Le curé, qui l’aime tant, serait très étonné d’apprendre une petite chose qu’il ignore au sujet de Béatrice. Depuis plusieurs mois, il a remarqué que quelqu’un ponctionne régulièrement dans les cierges de l’église. Un voleur de cierges, voilà qui ne fait pas très sérieux, aussi n’en a-t-il parlé à personne. Mais récemment, on a volé à l’église un magnifique crucifix du XVIème, et là, il a bien fallu porter plainte, ce qui n’a rien donné, d’ailleurs. Le curé a quelques soupçons – des jeunes sûrement – et il espère bien les coincer un jour. Que dirait-il s’il savait que c’est Béatrice la voleuse ?


Hé oui, Béatrice, d’ailleurs bourrée de remords, mais ce geste est la conséquence d’une incontrôlable pulsion qui la dépasse. Chez elle, dans la solitude de sa chambre, le soir, elle s’assoit nue sur une chaise, face à un miroir au-dessus duquel elle a accroché le fameux crucifix. Là, elle se masturbe avec ardeur, en regardant dans le miroir ses doigts glisser sur son sexe. Elle utilise les cierges pour se pénétrer, elle aime les regarder coulisser lentement dans son intimité mystérieuse, luisante et chaude. Si elle était assez souple, elle se lècherait elle-même, comme elle aimerait cela ! Parfois, elle pénètre également son anus, toujours en se regardant. Elle fixe également sur sa croix Jésus, dont elle tente de croiser le regard. Elle imagine que c’est lui qui la touche. Si seulement Il pouvait descendre de son crucifix pour venir lui faire l’amour, à elle, rien qu’à elle ! Cette pensée ajoutée aux mouvements du cierge dans son vagin la projette dans une jouissance immense, totale, mystique.


Au sortir de cette extase, elle ressent parfois de la honte et de la contrition, car Béatrice n’est pas sotte, et elle sent bien que ces derniers temps elle débloque un peu, et que la foi qu’elle enseigne aux enfants est assez éloignée de ces pratiques. N’importe, cette possibilité de jouir de son corps est plus forte que tout le reste.


Béatrice sait qu’il n’est en soi pas très normal de n’avoir jamais fait l’amour avec un homme et de jouir au moyen de cierges, et en pensant au Christ, de surcroît. Elle se doute également qu’il doit y avoir un lointain rapport avec les attouchements dont elle a été victime à l’âge de dix ans, de la part d’un prêtre, ami de ses parents. Béatrice se dit aussi qu’en principe, connaître l’origine du traumatisme devrait l’aider, en théorie…


Finalement, le plus bizarre pour Béatrice, c’est qu’à tout prendre elle n’est pas malheureuse, pas du tout, au contraire. Ses crises de remords sont de plus en plus rares. Son imagination la pousse déjà à chercher d’autres moyens de jouissance. Son rêve serait de se masturber dans l’église et, alors qu’elle fait la queue dans la boulangerie, elle réfléchit à une astuce pour en dérober les clés.




Geneviève se trouve juste derrière un petit garçon de huit ans environ. Inoffensif. La tactique est toute trouvée. Geneviève feint de s’intéresser de très près à la devanture derrière laquelle sont exposées les pâtisseries : tartes à la crème, beignets aux pommes, éclairs au chocolat. Elle scrute, elle examine, et tout en scrutant, tout en examinant, imperceptiblement, elle se glisse à gauche du garçon, rampe contre la vitrine comme une limace, et, jouant de petits coups de coudes sournois, parvient à s’immiscer aux trois quarts devant. Un mouvement de la file d’attente lui permet de transformer son avantage : Geneviève envoie brusquement sa longue jambe droite à l’horizontale devant le gamin, telle une barrière automatique, et d’un surprenant mouvement du bassin, elle opère un rétablissement pivotant parfaitement réussi. Un petit coup de popotin vers l’arrière pour envoyer définitivement son adversaire dans les cordes - Geneviève est perfectionniste - et c’est gagné. « Voilà le Gavroche hors service, encore un que les Anglais n’auront pas ! » se dit-elle, ce qui n’a aucun rapport, mais parfois, elle se dit un peu n’importe quoi.




Le petit garçon que Geneviève vient de bousculer s’appelle Léo Maltes. Il a tenu à aller chercher le pain tout seul pendant que sa mère l’attend dans la voiture, trop heureuse de n’avoir pas à faire la queue. Léo est un gentil petit bonhomme de neuf ans, intelligent et sensible. Il n’a pas fait très attention à la vieille mémé qui est passée devant lui, car il est pensif : il a reconnu dans la boulangerie sa maîtresse d’école, qui fait la queue un peu plus loin. Il a remarqué qu’elle n’est pas habillée de la même manière que pendant la classe. Sa maîtresse est très gentille, il l’aime beaucoup.


Il repense à une scène qui l’a puissamment marqué il y a quelques jours : alors que, pendant la récréation, il échappait tout à fait innocemment à la surveillance des adultes et qu’il rentrait dans sa classe pour aller rechercher quelque chose, il a surpris sa maîtresse, seule, en train de pleurer. Il est resté cloué sur place, n’osant pas entrer, ne pouvant détacher les yeux du spectacle qui s’offrait à lui. Qu’un adulte puisse pleurer était déjà une chose étrange, mais que cela soit en plus sa maîtresse, toujours gaie, toujours gentille, cela était inconcevable. Il s’est même demandé si c’était bien la même, la vraie, mais oui : c’était bien elle. Voir sa maîtresse effondrée en larmes sur son bureau, entendre le bruit de ses sanglots en même temps que les rires des enfants jouant dans la cour, ceci l’a, on peut le dire, bouleversé. Il a brusquement pris conscience que sa maîtresse vivait, qu’elle n’était pas seulement une maîtresse, mais une personne comme lui. Cette révélation comptera d’ailleurs parmi les grandes révélations de son existence. En attendant, il s’est éclipsé sans que celle-ci ne le l’aperçoive, et il s’est promis d’être toujours gentil avec elle.


Là, il la revoit dans la boulangerie. Un peu désarçonné, il se demande s’il doit lui dire bonjour ou pas.




Geneviève a décidé de brusquer les choses, car cela n’avance guère. Elle vient d’avoir une idée géniale : elle a sorti son porte-monnaie de son sac, l’a ouvert, et en a retiré les billets et les grosses pièces (pas de risque inutile). Il reste encore plein de centimes cliquetants, c’est parfait. Feignant la maladresse, poussant un « Oh ! » d’une innocence confondante, Geneviève laisse choir son porte-monnaie, lequel répand en tombant sur le carrelage toutes ses petites piécettes qui s’empressent d’aller rouler en zigzaguant dans les coins. Émoi dans la boulangerie, voilà Geneviève qui part ramasser son pécule à quatre pattes, « Pardon, pardon, s’cusez-moi, pardon… ». Les gens se poussent, il y en a même qui l’aident. Quelle bande de cornichons ! Au bout d’une minute, Geneviève a tout ramassé, elle peut aller réintégrer sa place dans la file. Enfin, sa place… presque. Geneviève a juste grillé deux personnes : un vieux rabougri, et cet abruti de Florent Balti. Elle est troisième maintenant, juste derrière un jeune homme chevelu, et une femme d’une trentaine d’années (jamais vue, celle-là). C’est cette bigote de Béatrice Delassus qui est en train de payer, ça vient, ça vient. Et bien sûr, personne n’ose rien dire. Qui oserait élever la voix devant la grande Geneviève ?




Florent Balti, 27 ans, n’est pas un abruti, ainsi que le pense Geneviève, quand même pas, il ne faut pas pousser. Il occupe même un poste important chez « Fysiotis », une boîte d’import dans les fruits exotiques. Mais il faut reconnaître que Florent porte sur son visage un air réjoui de grand enfant hilare, un air bonasse qui le rend plus bête qu’il ne l’est vraiment. Florent n’est pas inintelligent, il a juste des goûts simples : foot, bière, télé, bagnole, bouffe, et bien sûr, filles, baise, cul. Disons en résumé qu’il ne fait pas dans le raffinement, qu’il est un peu balourd.


En ce moment, il est particulièrement rayonnant, car il s’est mis en tête d’écrire une histoire érotique, pour la faire lire à une collègue qui a dit à la cantonade « aimer la littérature érotique », lors d’une pause-café. Bon plan, bon plan, s’est aussitôt dit Florent. Cette collègue lui plaît, alors plutôt que de lui offrir des fleurs, pourquoi pas une histoire érotique ? Ce serait plus original, et en plus, il est sûr de réussir son coup puisqu’elle aime ça.


Du coup, il s’est attelé à l’ouvrage et cela a fini par l’enthousiasmer. Lui qui ne lit jamais autre chose que des journaux sportifs, le voilà écrivain ! Florent trimballe son portable partout où il va. Si quelqu’un pouvait ouvrir le portable en question, là, dans la boulangerie, et trouver le fichier texte intitulé « Plan Q », voilà ce qu’il pourrait lire :


Alice a vraiment envie de baiser ce matin, elle a très envie d’une bonne grosse queue dans le cul bien profond. Elle se jeta comme une folle sur le gourdin de Christophe son mari, qui avait une taille et un diamètre très au-dessus de la moyenne normale, alors qu’il dormait sur le ventre, et l’engloutit d’un coup en l’avalant jusqu’à la garde. Elle commença à pomper son sexe énorme, et celui-ci ne tarda pas à avoir une érection vraiment énorme. Il bandait comme un taureau en rut tout en dormant.

  • — Oh, oui salope, continue, dit-il tout en dormant.
  • — Tu aimes ça, hein petit vicieux, tu aimes comment je te suce ton gros membre ?
  • — Oui, j’aime ça salope, tu suces comme une chienne en chaleur.



Puis il se réveilla. Alors Aline se retourna et recracha son membre puis elle présenta son cul en le retournant à l’envers. Celui-ci l’encula d’un seul coup en lui mordant les seins, et en lui léchant la fente. Il était déchaîné de voir son cul, il lui donnait de grands coups de buttoirs, son clitoris était gonflé quand il le touchait, comme son mari.

  • — Salope, je vais t’enculer.
  • — Oui. Encore. Vas-y défonce-moi. »


Florent tente d’inventer la suite, dans la file d’attente. Il imagine la tête que fera sa jeune collègue quand il lui donnera son texte, et cette perspective le rend tout guilleret.




Geneviève mord son frein, mais ça devient bon. C’est la femme d’une trentaine d’années qui est en train de payer. Encore une qui s’habille comme une enjôleuse ! Sainte fumée, on verrait presque sa culotte, si on se penchait ! Après, il n’y a plus que cette espèce de jeune homme mal coiffé, mal rasé, et puis c’est à elle. Elle fait le décompte : elle a réussi à doubler quatre personnes. Bien joué ! De toute façon, on se demande vraiment ce que venait faire toute cette bande de cornichons dans sa boulangerie à cette heure-ci, c’est franchement du délire.




La femme d’une trentaine d’années en train de payer s’appelle Clara Villers, et elle a trente-six ans en réalité. C’est elle qui est la maîtresse d’école de Léo. Elle n’a pas remarqué la présence de Léo d’ailleurs, elle n’a remarqué personne. Ces derniers temps, sa vie est complètement chamboulée. Elle est mariée depuis huit ans et elle a une fille de dix ans. Elle aime son mari, un homme bon, intelligent, excellent amant, fidèle, juste un peu débordé par son boulot. Pourtant, elle le trompe depuis deux mois, et ça la rend malade. Elle a une aventure avec un homme qu’elle a rencontré par hasard lors d’une réunion syndicale. Pourquoi est-elle tombé dans les bras de cet inconnu, alors que tout allait bien dans sa vie ? Impossible de le savoir, cela s’est passé si vite ! C’est vrai, il est beau, grand, parfait… mais de là à coucher avec… car maintenant c’est devenu une véritable drogue. Elle s’est acheté un second portable en douce, et ils se donnent des rendez-vous à la sauvette, car lui aussi est marié.


Ce matin, elle a reçu un texto : « Femme chez sa mère avec gosses. Viens avant midi. » Elle s’est précipitée, plantant son mari, en prétextant une course. Ils ont baisé, ça a duré vingt minutes. Dès qu’elle est entrée chez lui, il s’est jeté sur elle, l’a embrassée, puis s’est agenouillé et a fourré sa tête sous sa jupe. Il a commencé à mordre sa culotte sauvagement, et à la lécher en disant « Mouille ! mouille ! Je veux que ta culotte soit trempée !» Elle tenait sa chevelure dans sa main et guidait ses mouvements, appuyait avec son bassin pour se souder à sa bouche. Et lui qui continuait, avec sa langue, avec ses doigts, fouillant partout, pinçant, griffant… À la fin, elle est quasiment tombée par terre, démantibulée. Son amant l’a pénétrée sauvagement, sur le carrelage devant la porte d’entrée, sans même prendre le temps de lui ôter sa culotte, en lui criant des obscénités. Il a éjaculé rapidement, mais en réalité, elle-même avait déjà joui bien avant lui. À chaque fois c’est pareil, rapide, brutal, intense et dévastateur.


Elle est repartie aussitôt après s’être rajustée, puis elle est entrée dans une boulangerie qu’elle ne fréquente pas habituellement, davantage afin d’avoir un prétexte crédible à fourguer à son mari plutôt que pour le pain. Combien de temps cet adultère va-t-il pouvoir continuer ? Elle n’en sait rien, elle ne se reconnaît plus. Elle a toujours aimé faire l’amour ; mais là, elle devient une bête de sexe, ne pensant plus qu’à aller retrouver son amant pour se saouler avec lui de jouissances brutales. En même temps, elle culpabilise en pensant à son mari, qui commence à la regarder de travers. Les rendez-vous avec son amant sont entrecoupés de nombreuses crises de larmes. Elle et lui sont de plus en plus imprudents. Elle sait que cela va mal finir.


Par contre, elle ne se doute pas de l’imminence de la catastrophe. Elle ignore qu’au moment même où elle quitte la boulangerie, la femme de son amant, qui a tout découvert, sonne à la porte de chez elle, dans le dessein de tout déballer.




Ça y est, Geneviève touche au but. L’espèce de jeune chevelu hirsute qui la précédait ramasse ses croissants. Geneviève se fait la plus large, la plus imposante possible pour barrer le passage aux cornichons qui s’entassent derrière. C’est à elle, c’est son tour. Elle a gagné.



Silence. Alors que cette petite péronnelle de boulangère s’exécute docilement, il lui semble que le chevelu met du temps à ramasser ses paquets. Il hésite. Ses gestes ont l’air engourdis. Pourquoi ne s’en va-t-il pas ? Qu’est-ce qu’il mijote, cet oiseau-là ? Geneviève le toise avec hauteur. Il sourit.



Il parle ! Voilà que cet oiseau parle ! Il lui parle, à elle ! Geneviève sent une chaleur désagréable envahir son visage et se disséminer dans son corps jusqu’à ses extrémités.



Il sourit et il lui parle ! Qui est-il ? Qui ose ?



Geneviève ouvre la bouche pour hurler, mais son gosier ne produit qu’un petit gargouillis ridicule. Elle est rouge d’indignation, écarlate, indigo, violette ! La boulangerie s’anime d’un mouvement d’attention. Les têtes se penchent. Justine, la boulangère, ne bouge plus, la baguette (pas trop cuite) qu’elle tient dans sa main reste en l’air comme un sémaphore, le temps suspend son vol, comme on dit chez les poètes. Dans un effort surhumain, Geneviève parvient à articuler :



En réalité, ce n’est pas vraiment « hein » que l’on entend, mais plutôt un petit cri aigu évoquant la naissance d’un marcassin.



Le jeune homme chevelu enveloppe Geneviève d’un regard carnassier. Elle tremble tout entière, maintenant.



Le cerveau de Geneviève émet un signal d’alerte supplémentaire, tous les voyants virent au rouge. Danger immédiat ! Danger immédiat ! Danger immédiat !



De petits rires délicats et étouffés parcourent la boulangerie comme une brise printanière. Le visage de Geneviève se décolore subitement. Elle vient de passer en l’espace de cinq secondes du rouge grenadine au blanc verdâtre. Que veut-il dire ? Est-ce que par hasard, il oserait… Est-ce que, par hasard…



Geneviève aimerait répondre. Plus exactement, elle aimerait trouver la formule magique qui provoquerait instantanément l’évaporation du jeune chevelu et la désintégration de la boulangerie, mais Geneviève ne peut plus parler. Elle entend des voix qui descendent du ciel, les anges lui parlent : « Il faut fuir les queues, il faut fuir, Geneviève, fuir, fuir… ».


Et c’est ainsi que Geneviève, qui voulait une baguette pas trop cuite, sortit en trébuchant de la boulangerie… sans baguette du tout. Le petit Léo est le seul à se demander pourquoi la vieille mémé est partie sans son pain, et pourquoi tout le monde pouffe discrètement de rire.