J’avais décidé ce jour-là de mener à bien mon enquête sur la prostitution. Je n’avais aucune intention de « consommer ». Je voulais simplement parler avec les filles, les écouter, les comprendre.
Arrivé dans le quartier de la gare, je ralentissais et je baissais ma vitre. Aussitôt une voix se fit entendre : « Tu viens, chéri ? » Elle avait posé ses deux mains sur le rebord de la portière et elle me souriait. Son corsage dénoué laissait voir jusqu’à l’aréole des seins. On se mit d’accord sur un prix et je la suivis dans un escalier tortueux et nauséabond. Une fois dans la chambre, elle me demanda l’argent. Puis, elle se déshabilla. Je lui expliquai que je voulais seulement parler. Elle me regarda avec plus d’attention et se mit à rire.
- — Journaliste, flic ou curé ?
- — Non, je voudrais seulement savoir pourquoi… pourquoi vous faites cela…
- — Pour l’argent ! Qu’est-ce que tu croyais ? Que c’était pour le plaisir ?
- — Non, mais quand même…
- — Ecoute, des études sur les putes, il y en a dans toutes les langues et à toutes les époques, alors informe-toi un peu et laisse-nous faire notre travail.
- — Alors, ça vous dérange que je vous pose des questions ?
- — Oui, parce que si on se pose des questions, on ne fait plus ce métier. Moi, quand j’ai une queue à sucer, ça m’évite de penser. J’ai une queue à sucer comme d’autres ont des vitres à nettoyer ou des élèves à enseigner. On fait le boulot et basta.
- — Alors, vous préférez que je vous baise plutôt de que continuer à parler avec moi ?
- — Oui, et encore une fois oui, parce que la dernière fois que j’ai eu ce genre de client, il m’a fallu trois jours et une correction de mon mac pour me remettre dans la partie.
- — Donc, vous avez un protecteur ?
- — Tu veux son adresse, non, mais des fois ! Je te dis, ce genre de discussion m’horripile. Tout à l’heure, tu vas me demander si j’ai eu des clients difficiles, des choses terribles à faire, comme de me faire pisser dessus, ou flageller par une gonzesse vicieuse. Parce que tu es le genre de type à bander plus quand on raconte que quand on le fait vraiment.
- — Non, enfin…
- — Ben quoi, tu ne viens pas voir une pute pour parler comptabilité ou architecture. Alors, ça t’intéresse de savoir à quel stade de dépravation ou de perversion je suis arrivée. En plus, vous croyez nous faire plaisir en tapant la discute avec nous, en nous faisant croire que c’est notre cerveau qui est à l’honneur, et non plus notre cul. Mais on peut aussi retourner le problème et dire : « Alors quoi, je suis trop moche ? »
- — Non, je vous ai choisie justement parce que je vous trouve très jolie.
- — Merci du compliment, mais, si tu permets, on va s’arrêter là.
Et elle me raccompagna dans la rue sans ajouter un seul mot. C’est alors que je me suis dit qu’interroger les putes, c’était somme toute banal et tellement fait. De ce point de vue, ma professionnelle avait raison. Je me suis dit qu’il serait finalement plus instructif de parler avec les clients. Mais alors, eux, ils n’avaient aucune envie, mais vraiment aucune envie d’échanger leurs impressions. La plupart niaient même avoir eu recours à des prostituées, alors qu’ils venaient à peine de sortir de l’hôtel. Enfin, je tombais sur un étudiant plus enclin à bavarder.
- — La prostituée me plaît lorsqu’elle est professionnelle jusqu’au bout des ongles. Elle comprend alors ma demande sans qu’il soit besoin de parler. La moindre réaction de mon pénis est pleine d’enseignement pour elle. La plus petite baisse d’érection et elle attaque d’une autre manière. Elle sent l’éjaculation proche et la maintient juste ce qu’il faut. Les filles qui vous achèvent tout de suite, pour aller plus vite, je n’aime pas. Mais je n’aime pas non plus celles qui traînent trop, parce que vous arrivez à une éjaculation pénible, où la jouissance est altérée par l’attente crispante. J’ai, bien sûr, des copines, mais voilà, ce sont des copines. Elles font de leur mieux et elles s’imaginent qu’elles pompent comme des pros… En plus, il faut accumuler les simagrées pour en arriver là. Ce sont des intellectuelles, il leur faut auparavant une émotion artistique comme le dernier Almodovar, et ça coûte en film et en musée, sans compter les restaurants. Moi, je n’ai aucune honte à fréquenter les putes. Je viens une semaine sur deux. J’ai deux-trois putes préférées qui me donnent une jouissance maximum. Bon, salut, j’ai un cours sur le style épistolaire chez Proust.
Un autre client était militaire, un peu ivre.
- — Je me suis vidé les couilles, nom d’un chien ! Une sacrée pute, celle-là ! Elle m’a aussi vidé le portefeuille, mais bon, c’est comme ça. Demain, je retourne à la caserne et je n’aurai plus que la photo de Madonna à poil que j’ai punaisée dans mon casier. Moi, si ma femme, elle ne comprend pas que j’ai besoin de me changer les idées avant de partir au combat, c’est qu’elle est bête ! Bon, c’est vrai qu’on va pas vraiment au combat, mais enfin, on n’sait jamais avec les temps qui courent. Imaginons qu’ils courent encore plus vite et c’est la guerre. Alors, on a bien raison de tirer un coup de temps en temps, et si ma femme ne veut pas le comprendre, c’est qu’elle est con, moi je dis, c’est qu’elle est con et puis c’est tout. Là, j’en avais eu complètement épilée, j’avais jamais vu ça ! Et franchement j’peux pas demander cela à ma greluche. Complètement épilée, dis-donc, incroyable comme c’était doux. Elle avait les deux lèvres vachement visibles, un peu gonflées, brunâtres, jolies comme un étui à revolver.
Il me quitta parce qu’il avait dit tout ce qui lui était passé par la tête et visiblement il ne lui en passait pas plus. Et j’étais dans mes réflexions, quand la fille redescendit avec un client honteux qui relevait le col de son manteau et regardait partout s’il ne rencontrait pas de connaissances.
- — Alors, ton enquête, ça avance ?
- — Je m’informe auprès des clients.
- — Ils sont contents de nos services ?
- — En général, oui.
- — Bon, je vais pouvoir en référer à la maison-mère. Ici, ce n’est qu’une succursale.
- — Je voulais vous poser une question…
- — Ah, non ! tu ne vas pas recommencer.
- — Une seule !
- — Bon, une seule.
- — Comment c’était pour vous la première fois ? La première que vous avez reçu de l’argent pour coucher avec un homme que vous ne connaissiez pas et que…
- — Oui, bon j’ai compris, la première fois, quoi ?
- — Oui…
Elle a pris une cigarette et elle m’a attiré dans un coin, en me disant que là, on pouvait parler, mais cinq minutes, pas plus.
- — On ne prend pas cette décision aussi facilement. Trois mois de loyer de retard, des emprunts un peu partout. Et puis, un jour, le restaurant minable qui ne te fait plus crédit. Le boulot ne courrait déjà pas les rues, et maintenant c’est bien pire. J’avais fait quelques boîtes d’intérim ; un petit patron de merde m’avait déjà baisée dans tous les sens du terme. Alors, ce jour-là, au restaurant, le type vient avec sa gueule des mauvais jours et me dit qu’il ne peut plus attendre. Même un sandwich, il n’a pas voulu me donner, le saligaud. Je me suis levée et très dignement j’ai enlevé ma culotte devant tout le monde et je lui ai donnée : « Vous voilà payé, c’est de la soie. » Deux rues plus loin, j’ai vu une pute. Je suis allée droit à elle ; elle m’a présentée à son mac, Jimmy, qui est maintenant le mien. Il m’a prise debout en me disant de me tenir au lavabo, pour vérifier que j’avais des dispositions a-t-il dit, puis quelques minutes après un client est entré. Le mac a fixé les conditions et les prix. Il m’a demandé de sourire et m’a regardé quelques minutes me faire pilonner par ce vieux qui soufflait comme s’il courrait le 5 000 mètres. Ce fut très court. Là-dessus, les biftons sont tombés et Jimmy a dit : « Tu vois, c’est pas bien difficile. » J’ai pris l’argent et je me suis lavée pendant une heure. Alors, Jimmy a fait une première crise : « Non, mais pour qui tu te prends ? Je vais t’apprendre ce qu’est l’économie de marché, moi, et la rentabilité ! Tu me coûtes plus en eau que tu me rapportes au lit, pétasse. Ici, on se lave une fois avant le tapin et c’est tout. Le client, il s’en fout de ta propreté, c’est ta dégueulasserie qu’il préfère. Le foutre se mélange au foutre, et lui il croit que tu mouilles pour ses beaux yeux. »
Je suis rentré chez moi et je n’ai plus jamais regardé les putes que comme mes sœurs.