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Temps de lecture estimé : 18 mn
20/03/07
Résumé:  La trajectoire logique et surprenante d'un individu commun.
Critères:  cérébral fmast fgode portrait
Auteur : Paxal      
Une vie moderne



Muriel était petite, très brune, relativement fine, un fin duvet -qu’elle décolorait régulièrement et consciencieusement- ornait sa lèvre supérieure. Elle n’était ni jolie ni laide. Elle ne se distinguait en rien des autres individus qui peuplent les immenses mégapoles dans lesquelles la promiscuité forcée tient lieu de vertu civique. Elle faisait partie, en tout et pour tout, de ces gens communs, moyens, de ces gens pour qui la vie est une sorte de fardeau fatal, un peu crasseux, qu’il faut inévitablement porter et subir. En l’écoutant parler, en la regardant vivre, on était porté à croire qu’elle était lasse et désabusée de tout. Mais ce n’était pas exactement le cas. Comme la plupart de ses contemporains, elle pensait qu’elle se devait d’être en représentation permanente, dans le grand spectacle insipide que constitue la vie dans la cité.

Elle avait trouvé un « truc d’acteur » – truc qu’elle voulait stylisé - dont elle avait fait, au fil du temps, l’expression de son identité, de sa marque originale : elle utilisait, pour parler, une voix légèrement chevrotante mais légère – un miaulement - et faisait traîner certaines des syllabes plus que de raison, tout en adoptant un accent pointu pour ponctuer une sélection, toujours changeante, de mots. De l’art… L’ensemble de l’effet donnait à son discours - et cela, quel qu’en fût le sujet - une tournure de dédain et d’arrogance qui exaspérait très souvent l’auditeur mais qui permettait à l’auteur de se forger une image distanciée et cynique par rapport au sujet qu’il daignait aborder. Christiane y était habituée et ne le remarquait plus.


Bien sûr que Muriel avait réussi ! Non pas qu’elle fût brillante ! Mais elle avait toujours fait partie de ces élèves laborieuses qui offrent à leurs parents tant de félicité, et qui, de fait, arrachent ce que d’autres obtiennent. Elle était désormais diplômée et elle en tirait une fatuité corrosive qu’accentuait son tic langagier : c’est à cette époque qu’elle adopta pour l’éternité « sa » moue caractéristique –dont elle était fière - qui consistait à laisser tomber la commissure de ses lèvres à la fin de chacune ses phrases et à froncer ses larges sourcils en guise de conclusion définitive. De l’art encore… Une grimace… en guise de mépris pour sa vie.


Cela faisait déjà trois ans que Muriel travaillait dans l’entreprise. Son travail n’était pas vraiment exaltant mais il n’était pas non plus déplaisant. Elle avait sous ses ordres une dizaine de personnes et recevait des ordres d’un responsable qui dirigeait une vingtaine d’équipes comme la sienne. Coincée comme elle l’était entre ces deux contraintes - soumettre et se soumettre - elle avait opté pour une attitude froide et distante : jamais, elle n’engageait la moindre familiarité avec ses collègues, ses tenues vestimentaires étaient strictes et classiques, à la limite du mauvais goût bourgeois. Elle travaillait convenablement, faisait même du zèle quelquefois, mais s’éclipsait discrètement lors des réunions improvisées entre collègues, autour d’un café, si les propos portaient sur autre chose que sur des problèmes liés au travail dans l’entreprise.


La vie que s’était forgée Muriel était un formidable hymne à la raison pure. Le soir, elle ne traînait pas, elle rentrait sitôt le travail terminé. Elle se faisait à manger, regardait durant trois bonnes heures la télévision puis se couchait sagement. Le dimanche, elle allait dîner chez ses parents - sa mère, toujours aussi fière de sa fille, la taquinait gentiment sur ses atours qui devaient plaire à bien des prétendants - et y restait toute la journée. Seul son samedi était un peu maussade : elle traînait chez elle le matin, ne sachant que faire, allait l’après-midi faire des courses pour la semaine, puis, elle finissait sa journée devant un film grand public qu’elle louait dans un magasin juste à côté de chez elle. Elle ne lisait pas, ou très peu, ne sortait pas, ou si peu.





Muriel n’écoutait plus le discours de Christiane. À 32 ans toutes les deux, depuis maintenant quinze ans qu’elles se fréquentaient, elles se parlaient sans s’écouter. Muriel savait que Christiane lui raconterait des faits anecdotiques liés à sa vie professionnelle et elle savait qu’elle lui parlerait des mêmes sujets dérisoires. Elle savait pourtant que Christiane était affectée au plus haut point par son statut de célibataire tardive et elle savait qu’en réponse aux silences de Christiane sur ce sujet, elle lui tairait ses propres angoisses, sur ce même sujet.

Ces deux vieilles filles, toujours vierges, se cachaient bien mal l’horreur qu’elles éprouvaient à la vue de leur propre vie dans le traître miroir que constituait l’amie unique de leur jeunesse. Vingt ans d’attente, vingt ans d’espoir, vingt ans à ignorer les malheurs de l’autre, vingt ans à s’enfermer dans une logique stricte qu’elles prétendaient avoir choisie, dont elles étaient fières, mais dont elle ne pouvait guère se dépêtrer sans l’avènement miraculeux d’un évènement majeur, qui malheureusement, tardait à arriver.


Enfin, vierge… Muriel ne l’était plus. Non qu’elle eût connu un homme - aucun ne l’avait jamais approchée de jour comme de nuit - mais cédant quelquefois à des pulsions naturelles, elle ne pouvait plus prétendre à la virginité au sens médical du terme. Cependant, même dans ces moments « douteux », Muriel restait très sereine : tant par la fréquence - qui ne dépassait jamais les limites honorables qu’elle s’était fixées, une à deux fois par mois tout au plus - que par l’intensité des sensations provoquées - elle avait lu dans un magazine traînant chez un médecin que l’orgasme détruisait irréversiblement une partie des connexions neuronales. Lorsqu’elle s’abandonnait à ces pratiques obscures, c’était toujours avec un sentiment de nécessité organique et obligatoire, pour une hygiène de vie parfaitement maîtrisée. Chose faite, cela ne l’empêchait pas d’éprouver tout de même, un bref sentiment de honte, de salissure de l’âme.


Chaque mois Muriel achetait le même magazine. Elle avait conscience de l’absurdité de son contenu éditorial mais elle se tolérait cette petite faiblesse depuis si longtemps qu’il ne lui arrivait que très rarement de se mortifier pour cela.



Sur la couverture, en splendide papier glacé polychrome, grimaçait une déesse irréelle. On pouvait y lire en petits caractères, assez voyant néanmoins : Elles le font et elles l’avouent !

Elle ferma le magazine, le jeta au pied de son lit, éteignit la lumière et se mit à méditer. L’article en question portait sur les pratiques auto-érotiques féminines. Il était composé d’une introduction idiote et mièvre, d’une intervention ridicule et débilisante d’un prétendu psychologue et de trois témoignages de lectrices. Bien entendu, les trois lectrices incarnaient au mieux trois positions radicalement différentes : les trois positions que le rédacteur, auteur sans doute de l’introduction, voulait exhaustives et exemplaires dans ce type de pratique intime. Il y avait celle qui avouait une fébrilité maladive pour cette activité, une autre, plus réservée dans ses pratiques mais plus exhibitionniste et gourmande dans ses descriptions, enfin il y avait une homonyme : Muriel, 35 ans, célibataire, sous-directrice aux ventes dans une grande entreprise.


Son témoignage avait troublé Muriel : d’une part, cette Muriel affichait et revendiquait, même, une pratique bien plus importante qu’elle. D’autre part, si cette Muriel donnait des raisons immédiates et hygiénistes à ses pratiques, elle n’hésitait pas à leur donner aussi, plus de profondeur, de perspectives, de relief, pour sa vie professionnelle, bien sûr, mais même – faible part, il est vrai dans son discours - pour sa vie personnelle. Ce trouble dura plusieurs jours et à chacune des lectures de ce témoignage, Muriel trouvait, dans les raisons de son double, les raisons d’agir comme son double. La vie sexuelle de Muriel en fut alors perturbée et cela de manière manifeste. Lorsqu’elle conversait avec Christiane, à mots feutrés, dans un langage euphémisé jusqu’à l’absurde, elle laissait entendre qu’il fallait savoir prendre et éprouver du plaisir, quelle qu’en fût la nature, dans un souci d’équilibre et de responsabilité, bien sûr. Elle avait d’ailleurs augmenté significativement ses pratiques solitaires pour être en harmonie avec la philosophie développée par son double mais, elle était tout de même restée réservée sur le seuil fatidique de l’intensité sensuelle admissible que confèrent ces pratiques : les neurones, irrémédiablement…


Elle conservait pieusement le magazine, un peu honteuse, comme si celui-ci n’était qu’un bas spécimen de ces revues pornographiques que l’on cache soigneusement au fond de l’armoire, autant pour les soustraire aux regards des autres, que pour nier leur importance dans sa propre existence. Mais certains soirs, cérémonieusement, elle sortait le magasine de son repaire, fonçait sur le témoignage de Muriel, le dévorait, l’ânonnait d’une manière incantatoire, éteignait alors la lumière et s’abandonnait aux plaisirs solitaires, la face droite de son visage plaqué contre son oreiller rose, sans émettre le moindre bruit, pour ne pas s’entendre déraisonner et pour ne pas être éventuellement surprise par les voisins, toujours à l’écoute des autres, bien entendu.




Muriel attendait depuis trente bonnes minutes la venue de Christiane. Elle feuilletait machinalement un catalogue de vente par correspondance lorsqu’elle s’arrêta sur les pages "Bien-être du corps". Là, paradait en toute simplicité, un stimulateur tonique musculaire, dont la forme la laissait perplexe quant à l’utilisation que l’on pouvait en faire d’après la publicité. Muriel rougit. Sa gorge était sèche. Ses mains étaient étrangement moites. Ses cuisses devenaient brûlantes, ses jambes tremblaient. Elle prit une terrible décision.

Christiane finit par arriver, joyeuse et exubérante :



Christiane raconta en détail son Philippe. C’était un homme du même âge qu’elle, qui travaillait au service financier de son entreprise. Il lui avait parlé plusieurs fois, à la cafétéria, et plusieurs fois il lui avait proposé cette sortie. Elle avait fini par accepter. Ce soir…



Muriel fut instantanément jalouse, non pas parce que Christiane avait trouvé – enfin… peut-être trouvé ! - un homme qui s’intéressait à elle ou bien, parce que, de fait, elle pouvait probablement rompre - au moins temporairement ! - avec le terrible statut de célibataire, mais parce que Christiane prenait, dès à présent, et grâce à ce fait, et quelle qu’en soit l’issue, indéniablement le dessus sur elle dans leurs expériences respectives des relations interindividuelles et donc, ce qui était sans doute pire que tout, dans les orientations de leurs conversations futures. Christiane pourrait revendiquer maintenant une expérience « intime » que Muriel ne possédait pas. Dans leurs relations, Christiane pourrait toiser Muriel de haut, elle pourrait jouer, lorsque les sujets de leurs conversations glisseraient vers un terrain moins professionnel, au professeur détenteur d’un savoir auquel on ne peut qu’aspirer.


Combien de mois séparaient Muriel de sa décision ? Elle ne pouvait le dire exactement. Dix-huit ? Vingt-quatre ? Dès qu’elle recevait le fameux catalogue, elle se jetait sur les pages "Bien-être du corps" et cherchait avec angoisse et culpabilité l’appareil tonique dont elle avait fait, au fil du temps, un véritable objet de culte. À sa vue, elle était excitée, soulagée par la présence permanente de l’objet mais terriblement chagrinée. La réalisation de son projet, constamment différé, tenait tout entier dans ce dilemme. Toute sa raison était mobilisée, non pas par la question : que faire ? Mais par une question beaucoup plus pratique : comment le faire ? Pourtant, un jour comme tous les autres, Muriel mit fin à son tourment. Elle prit un stylo - prétexta bien sûr qu’il ne fonctionnait point, en trouva - heureux hasard - un autre - et se mit à remplir le bon de commande en insérant discrètement l’objet dans une multitude d’articles dont elle n’avait pas besoin. Elle hésita longuement avant de fermer l’enveloppe, tergiversa tout aussi longtemps devant la boîte aux lettres, trembla intensément au moment de lâcher la lettre dans la boîte, mais voilà, elle le fit.


Les quinze jours qui suivirent cet acte héroïque furent épouvantables et éprouvants au plus haut point : elle s’attendait à recevoir un coup de téléphone : Bonjour, Madame, vous avez commandé un "stimulateur tonique musculaire", il n’est pour le moment pas disponible, souhaitez-vous…, elle fondait de honte ; elle imaginait les employés, préposés aux commandes, hilares et narquois, elle entendait leurs réflexions perfides, elle en rougissait, elle en transpirait.

Sa commande arriva enfin. Elle ne regarda pas dans les yeux l’homme de la Poste au moment de la réception du colis, ferma sa porte rapidement, commença à déballer sa commande et fit mine, toujours dans un souci de théâtralisation de sa vie, de découvrir le contenu. « Oh ! un cadeau de bienvenue… »


L’objet était de forme cylindrique, joliment arrondi à un bout. Les concepteurs avaient pris un soin tout particulier à l’ergonomie de l’appareil : une sorte de poignée en forme de boules aplaties composait l’autre extrémité, celle, a priori, que l’on tenait en main. L’ensemble était de couleur rose-marronnasse et seul un bouton "on/off", comme une petite verrue, émergeait de l’engin. La notice précisait toutes les vertus de l’appareil : … stimule sensiblement toutes les parties du corps…, … spécialement conçu pour une bonne tenue en main…, … sa matière, non toxique (en cas de contact avec la bouche) peut être enduite de baume, de crème…, … un unique niveau de vibration… Ah ! … résistant… lavable…

Elle appuya sur le bouton "on/off". Rien. … piles de type R4 non fournies. Elle parcourut sa maison à la recherche de piles, n’en trouva pas, démonta son poste radio, les piles n’étaient pas de type R4, prit son sac à main pour courir acheter des piles. Mais au moment de fermer sa porte, sur le seuil, elle jeta un œil sur son intérieur, elle vit son « stimulateur » et prit peur de le voir ainsi posé - dans une position d’attente impeccable - sur la table du salon : en évidence.

Elle chercha donc avidement une cachette. Dans son tiroir de sous-vêtements ? Trop suggestif. Dans son tiroir de chaussettes ? Trop malicieux. Après bien des hésitations, des questionnements – « Et si j’avais un malaise et que quelqu’un devait faire ma valise pour aller à l’hôpital ? », « Et si… », elle opta pour l’étagère sous les pulls. Enfin, son bibelot mis à l’abri des regards indiscrets, elle sortit. Trop tard, les magasins étaient tous fermés.


Le lendemain, le plus discrètement possible, cramoisie de honte, après de terribles heures d’angoisse au bureau – « Muriel, vous n’y êtes pas aujourd’hui ! » -, Muriel alla acheter des piles. Le grand soir était enfin arrivé. Elle appuya sur le bouton, "on/off", l’appareil se mit à vibrer de manière têtue et peu discrète. Elle le posa sur son avant-bras, sa peau se fripa, son muscle oscilla, la sensation était agréable. Elle éteignit la lumière. Elle mit l’appareil sur ses cuisses, le remonta petit à petit, avec application, vers le haut de son sexe, ferma les yeux, attendit et s’appliqua à savourer les mérites de la technique moderne : la machine ronronnait lourdement, imperturbablement, sans la moindre hésitation, mais …. Elle fut déçue par le résultat : l’appareil s’entêtait dans son vrombissement mécanique certes, mais à travers le pantalon de toile épaisse, il peinait à stimuler significativement quoi que ce soit. Elle l’éteignit, un peu triste, se mit en pyjama, l’alluma à nouveau et le remit là où le malheureux avait failli.


En très peu de temps, elle sentit son action stimulante : la publicité n’était donc pas mensongère. Elle le glissa alors dans son pyjama et le frotta légèrement contre son sexe. À ce geste technique et hardi, le bouton de son propre plaisir passa instantanément de "off" à "on", se raidit, se dressa, s’érigea admirablement comme jamais au paravent il n’avait osé le faire. Une écume chaude inonda son sexe. Elle coulissa lentement l’appareil de haut en bas, faisant bénéficier à l’ensemble de son anatomie l’imperturbable vibration. L’appareil, docile et soumis, s’enduisit subtilement des saveurs que son sexe exhalait. Un plaisir, qu’elle n’avait encore jamais ressenti, s’installa durablement et elle ne put retenir plus longtemps de lourds soupirs de plaisir. Elle accéléra, au rythme de ses gémissements ou inversement d’ailleurs, son mouvement ascendant-descendant. L’ivresse l’envahit soudainement et spontanément elle présenta l’objet à l’entrée détrempée de son sexe. Dans un râle avide de désir, elle le fit pénétrer légèrement. Elle fut surprise par sa taille - ses doigts étaient si fins - et ne put retenir un geste de crainte. Mais le désir était indubitablement trop installé en elle pour que la crainte l’emporte. Elle poussa un peu plus l’appareil vrombissant, en retenant son souffle comme pour conjurer un mal probable. Plus en elle, le prodigieux vibrato opiniâtre de l’engin lui prodigua un flash d’une incroyable volupté. Elle reprit son souffle, le fit entrer entièrement et s’appliqua posément à la conduite de l’appareil, d’avant en arrière. Les sensations obtenues la défigurèrent. Instinctivement elle accéléra le mouvement, écarta un peu plus les jambes, se mit à geindre plus fortement, releva impudiquement ses cuisses qu’elle écrasa contre son ventre, sentit qu’elle dépassait la limite fatidique, - Oooh ! Folie ! - franchit la limite, sans espoir de retour, se crispa, se convulsa et dans un cri bouleversant, finit par jouir orageusement, jouir pour la première fois.

Les voisins étaient déjà rentrés.





Christiane était abattue depuis déjà trois ans. Sa relation avec Philippe avait été catastrophique. De dépit, elle s’en était confessée à Muriel : Philippe l’avait invitée plusieurs fois à dîner au restaurant, le midi puis le soir. Un jour, il voulut l’inviter chez lui. Elle refusa. Il insista à différentes reprises mais elle refusa obstinément. Lassé par ce jeu dont il ne comprenait pas les règles, Philippe se détourna de Christiane. Elle comprit, bien trop tard, que Philippe l’oubliait. Elle tenta bien – maladroitement - de renouer les fils de leurs relations platoniques, à des fins qu’elle souhaitait maintenant beaucoup moins platoniques, avec cet homme exquis, mais Philippe avait définitivement capitulé. Il l’ignorait et se piquait maintenant de Josiane, une collègue. Lorsque au cours d’une conversation avec Philippe – conversation que Christiane provoquait, conversation pleine d’espoir - Christiane évoquait, comme par hasard, les relations qu’il entretenait avec Josiane, Philippe regardait Christiane avec pitié et condescendance : elle en était mortifiée. Elle maudissait l’absurdité de sa conduite, méprisait sa logique de vie, logique dont elle était auparavant si fière. Elle déprimait.




À 40 ans Muriel et Christiane n’avaient plus aucun espoir d’être mères. Et c’est à cette époque qu’elles se forgèrent, petit à petit, de manière pointilliste et mesquine, une raison opportuniste pour justifier cette situation : les enfants sont une véritable entrave à un engagement total dans la vie. Aussi, finirent-elles par passer de longs moments à s’exposer réciproquement les méfaits de la maternité, les déplaisirs que provoque la présence des enfants, elles qui n’avaient pas la moindre idée de ce que peut être la vie à deux. Elles parvinrent à la longue, à intégrer de manière naturelle le mensonge que constituaient ces raisons. Grâce à cette logique auto-justifiante qui les soulageait de la triste réalité, elles ne seraient donc jamais mères.


Muriel souleva ses pulls avec application, elle saisit son cylindre, son vieux magazine jauni, s’allongea confortablement sur son lit et appuya sur le bouton. "On/Off". Rien. Elle changea les piles. Rien. Elle secoua vigoureusement l’engin mais rien n’y fit. « Garantie 2 ans. Service après-vente… ». Elle jeta l’objet par terre, il rebondit lourdement sur la moquette verte puis s’immobilisa dans une position grotesque. Elle se détourna, tenta vainement de retrouver les anciennes sensations d’avant la mécanisation de ses élans mais finit par s’endormir.



Gérard était gêné, toujours très gêné avec Muriel. Inférieur hiérarchiquement à elle, il était dans un combat permanent entre ses prétentions très légèrement familières à l’égard de Muriel et les contraintes sociales qu’il respectait plus que tout. Muriel, elle, rayonnait. Elle trouvait en Gérard l’homme idéal et sa position hiérarchique lui permettait des prouesses comportementales que jamais auparavant elle n’avait osées avec un homme. Lorsqu’elle parlait de Gérard avec Christiane - en permanence ces derniers temps – « Gérard, tu sais, je t’en ai parlé, du service comptabilité… », c’était… c’était Gérard par-ci, Gérard par-là… Christiane restait indifférente aux propos de Muriel et elle se bornait à répéter « Bah ! Tu verras… Bah ! »

Le soir, lorsque Muriel se couchait, Gérard envahissait ses nuits : ils s’endormaient dans les bras l’un de l’autre, heureux. Certaines nuits étaient cependant plus sauvages : Gérard était alors un grand fauve, à la virilité vibrante, qui savait combler Muriel de son sexe rosâtre et toujours vigoureux. Dans ces occasions, Muriel, lâchement trahie par la technique, redécouvrait avec bonheur la virtuosité de ses mains. De fait, un jour, elle se délesta sans le moindre regret - avec un certain mépris, même - de son étalon en plastique et de sa revue pratique.



Pour la « Sainte Muriel », Gérard avait offert des roses à Muriel, d’un rouge époustouflant, crut-elle. Elle en fut tellement émue qu’elle décida de brusquer la situation : ils n’allaient pas rester comme ça, éternellement, à se regarder comme deux adolescents timides ! Non ! Elle n’allait pas faire la même erreur que Christiane. D’ailleurs, elle était plus émancipée que Christiane, ne l’avait-elle pas prouvé dans ses pratiques solitaires et obscures ?

« Ce soir, il viendra, chez moi. »



Muriel n’avait jamais été un grand stratège dans ces circonstances et elle n’avait rien trouvé de mieux qu’un chat – qui n’existait pas ! Mais elle aurait inventé un prétexte quelconque pour le faire disparaître le moment voulu, pour provoquer – enfin - la venue de Gérard chez elle. Gérard ne répondit pas tout de suite, elle en frémit de contentement. Il était songeur, elle mettait cela sur le compte de sa timidité, de sa pudeur ou de son inexpérience dans les choses de l’amour. Elle était fière de sa hardiesse et de son effet sur Gérard, elle dominait la situation, elle dominait sa vie. Elle insista :



Après quelques secondes interminables, Gérard lui répondit en hésitant un peu. Il avait appris trois jours plutôt qu’il devait être très prochainement muté, assez loin, oui, l’entreprise n’ayant plus besoin de lui ici. Il ne lui avait rien dit pour ne pas l’embêter… « C’était à prendre ou à laisser ». De fait, il avait mille choses à faire et à penser pour ces dernières soirées à passer dans cette ville. Il déclina, sans trop d’énergie d’ailleurs, l’invitation. Muriel se sentit défaillir. Après tant d’efforts… Elle lâcha sur un ton de reproche, un pointu : « Tant pis ! », sec. Puis elle partit à grands pas – altière - le buste bien droit, vers la station de métro. Chez elle, elle s’effondra. Seule. Les jours suivants elle resta froide avec Gérard. Gérard, lui, fut distant, comme à son habitude.




Gérard


Sitôt Gérard parti – à peine plus d’une semaine après la terrible scène du camouflet - elle lui écrivit. Il répondit dès la réception de la lettre. Alors s’engagea une correspondance assidue et suivie.


Mon très cher Gérard…


Muriel n’avait jamais écrit de lettres aussi entreprenantes. Elle avait mis un temps infini pour les écrire. Elle les jugeait trop familières, trop explicites, trop… Pouvait-on écrire Votre présence me manque énormément et il m’arrive, le soir, avant de m’endormir de penser tendrement à vous… ? Avait-elle eu raison de proposer un Pourrions-nous envisager que vous veniez un week-end ? Le problème du logement n’en est pas un, nous saurons trouver une solution harmonieuse après une belle journée passée ensemble ? Avait-elle le droit de finir ses lettres par ces mots, si lourds de sens Je vous souhaite une bonne nuit, en espérant que vos rêves espiègles me seront dédiés. Recevez comme il vous conviendra mes ardents baisers. Votre Muriel ?


Gérard répondait sur un ton qu’elle jugeait un peu froid : Je ne peux pour le moment disposer de mon temps mais songer à organiser un week-end reste parfaitement possible… Bien à vous.


Le temps passa, les lettres s’espacèrent, toutes les semaines puis une fois par mois. Après bien des mois d’attente et d’espoir, puis, après bien des lettres sans réel objet, Muriel se résigna et admit la cruelle situation. Alors, elle n’écrivit plus que des lettres banales, mal tournées, sans intérêt, sans secret. Il y répondait d’ailleurs assez tardivement, sur un ton quelque peu administratif. Puis elle reçut, ironie tragique, pour ses 47 ans, un faire-part vulgaire et assez laid, lui annonçant le mariage de Gérard et le bonheur de sa prochaine paternité.





Pour leurs 51 ans, Muriel et Christiane dînaient au restaurant.



Elles mangeaient face à face une salade verte dans laquelle le serveur avait jeté quelques feuilles de persil flétries.



Muriel continuait imperturbablement, de construire sa logique auto-justificatrice qui, en terme simple, à ce stade de sa vie, pouvait se résumer par l’inaltérable et atemporel aphorisme : les hommes sont des cochons. En guise de réponse, Christiane se bornait à répéter :



Muriel n’avait plus d’illusion, plus d’intention et si - très rarement maintenant - elle tentait encore de se livrer à quelques pratiques manuelles et naturelles pour son hygiène de vie, bien souvent celles-ci se soldaient par de cuisants échecs : elle s’endormait ou se lassait, son esprit ne s’accrochant plus à aucun Gérard… ni humain, ni cylindrique.





Pour ses 60 ans et son départ à la retraite Muriel eut droit à un joli vase en cristal ainsi qu’à une magnifique assiette en porcelaine à accrocher sur le mur de son salon, son salon de vieille fille, toujours très bien rangé. Elle, qui avait passé 35 ans de sa vie à se construire dans et par le travail – son unique souci, en fait - se retrouvait maintenant sans aucune perspective séduisante. Elle avait l’œil humide au moment de son départ. Pas ses collègues.



Christiane ne s’était jamais remise de son aventure avec Philippe, elle se traînait d’heure en heure, portant seule comme un terrible et éternel fardeau, la réponse négative, le « Non », qu’elle avait, un jour dans sa vie, donné à Philippe. Dépressive, devenue avec le temps obèse, elle ne prenait plus aucun soin d’elle et pire, elle osait avouer qu’elle ne croyait plus – et cela depuis déjà de nombreuses années - à cette logique de vie si patiemment construite avec Muriel, cette terrible logique qui justifiait jusque dans les moindres détails le cours leurs histoires et de leurs existences présentes.




Un jour comme tous les autres, Christiane se fit renverser par une voiture, un jour d’automne. Elle avait 67 ans. On la transporta à l’hôpital, Muriel vint la voir trois fois, puis Christiane mourut, tout simplement. À son enterrement - il pleuvait - Muriel tentait de pleurer, deux cousins éloignés trépignaient d’impatience et de froid, le curé fit un discours lénifiant sur les vertus préservées de Christiane. On se sépara vite. On solda sa vie.




Dans son fauteuil, bien assise, toujours très droite, Muriel, les yeux vitreux - à 81 ans - regarde sans le voir le vase de cristal posé sur son buffet ciré. Elle pense tristement aux quelques personnes qui ont composé sa vie : à Gérard bien sûr, maintenant grand-père, à Christiane, son amie de toujours, à ses parents, à l’unique baiser qu’elle avait échangé - ou plutôt que lui avait volé - à 12 ans, un camarade de classe dont elle a oublié le nom, à la flamme qu’elle voyait briller dans les yeux de ce Jérôme lorsqu’il la regardait - elle avait 16 ans - mais qu’elle avait méprisé, à l’immense vide de sa vie d’étudiante, à l’abîme sans fond de sa vie d’adulte. Elle se lève, allume la télévision, repose la télécommande à la place qui lui sera toujours réservée, lève la tête vers l’écran : une splendide poupée repousse avec assurance les avances d’un demi-dieu entreprenant.