Chapitre I
Le seigneur Jacques de Lalaing descendit pesamment de son cheval de guerre, le puissant Moreau, qu’il avait choisi de chevaucher plutôt que son hongre, plein de vie mais toujours fatiguant à maîtriser. La journée avait été très longue : partis avant l’aube, lui et ses bêtes avaient couvert plus de vingt lieues, ne s’arrêtant que pour se désaltérer. Le soleil brûlant et la poussière du chemin avaient rendu ces haltes plus fréquentes. Ce soir, il allait pouvoir apprécier le confort d’un bon lit ainsi que le plaisir d’une bonne chère, car la ville de Chalon est réputée pour la qualité de ses mets et les mérites de ses vins.
Ses chevaux confiés à la maréchalerie, il se présenta au domicile de Dame Astride, veuve du chevalier François de Crèvecœur avec qui il avait combattu sous les ordres du duc Philippe. Il fut accueilli avec chaleur et accepta l’offre de son hôtesse de séjourner en sa demeure aussi longtemps qu’il demeurerait en la bonne ville de Chalon.
- — Je risque cependant d’être une lourde de charge pour vous car je dois mener à bien un projet que je prépare depuis fort longtemps. J’arrive de Gand et je me dirige vers Rome où, l’an prochain, vont se dérouler les joyeuses fêtes du jubilé du cinquantenaire.
- — Oui, c’est vrai que l’on voit déjà des pèlerins cheminer depuis le septentrion et se diriger vers le midi. Comme vous le savez c’est chez nous que se rejoignent les routes venant de votre pays natal, la Flandre, du Limbourg si sagement gouverné par le Seigneur Pol et de la Comté de Bourgogne en terre d’Empire. Mais, dites-moi, quel ce projet que vous mûrissez depuis si longtemps ?
- — J’ai l’intention, depuis ce mois d’août jusqu’à celui de juin de l’an prochain, de me déclarer gardien du Puits de la Belle et d’en interdire l’accès à quiconque sous peine de devoir m’affronter en lices closes.
- — Un pas d’armes ! Et pourquoi cette folle et si dangereuse entreprise ? Vous n’ignorez pas les dangers extrêmes que vous allez devoir affronter. Les combats sont sans merci et beaucoup parmi les plus preux et les plus vaillants y ont déjà perdu vie ou renommée.
- — Douce Astride, c’est là une promesse que j’ai faite et je ne saurai m’y soustraire. Sans doute le seigneur de Crèvecœur, votre regretté époux, vous a-t-il informée que je parcours les pays en quête de défis, tournois ou pas d’armes. À ce jour, j’ai combattu plus de trente courageux et hardis chevaliers et jamais n’ai été vaincu. Mais, rassurez-vous, ce ne sont que divertissements bien moins périlleux que les batailles auxquelles j’ai participé au côté de notre très cher duc Philippe et de son valeureux fils, Antoine le Grand Bâtard.
Dès le lendemain, Messire de Lalaing se mit en quête d’un écuyer. Sur les indications de son hôtesse, il se dirigea vers la demeure de Pietre Vasque qui avait, en son temps, accompagné le Seigneur de Charny lorsqu’il avait tenu son pas à L’Arbre de Charlemagne. L’arrangement entre les deux hommes se fit promptement tant était grande l’envie de messire Vasque de participer de nouveau à un défi qui allait sûrement attirer les plus braves et les plus vaillants. Il partit dès le lendemain pour Dijon informer le duc du projet de son vassal et lui prier de déléguer le seigneur Toulongeon, roi d’armes de la Toison d’Or, en qualité d’arbitre.
Les jours suivants, le crieur public parcourut les rues de la ville criant aux passants et aux badauds :
- — Le très puissant et très redouté Seigneur de Lalaing défend à quiconque d’approcher le Puits de la Belle à peine de devoir l’affronter en lices closes dans les deux semaines à suivre. Que les assaillants se présentent chaque samedi sur l’île Saint Laurent où ledit Seigneur ou son héraut se tiendra du lever du soleil jusqu’à son coucher.
Le premier à se présenter fut un cavalier qui mit pied à terre et franchit lentement le pont Saint-Laurent. Il fut joyeusement accueilli par Pietre Vasque qui avait accroché à la margelle du puits trois petits boucliers ronds, l’un peint en blanc, le second en violet et enfin le dernier en noir. Le visiteur connaissait le rituel. Il se dirigea vers l’un des boucliers qu’il décrocha en déclarant :
- — Moi, Thibault, seigneur de Mirebeau, je touche le bouclier blanc au nom de Pierre de Chiandos, écuyer qui s’engage à être présent en lices le jour qui lui sera indiqué, à respecter le chapitre dicté par l’entrepreneur le seigneur de Lalaing et affirme que celui-ci pâtira durement et regrettera longtemps sa folle bravade.
- — Eh bien, Messire de Mirebeau, voilà un bien téméraire discours souvent tenu par les pleutres ou par les poltrons. Il fera beau voir au jour dit que messire de Chiandos ne souffre mille martyres et ne trépasse d’un seul coup bien appuyé. Vous avez choisi le bouclier blanc, vous avez choisi la hache, vous devez indiquer combien de coups l’écuyer de Chiandos espère pouvoir distribuer ce jour-là.
- — Le seigneur de Chiandos estime qu’il lui suffira de dix-sept coups pour mettre à terre messire de Lalaing.
La joute entre les deux hérauts dura un long moment. C’était la coutume que de s’affronter verbalement tout en évitant les paroles fâcheuses ou blessantes. Les deux jouteurs étaient habiles du plat de la langue et les saillies se succédaient pour leur plaisir mutuel. Faute de pouvoir déclarer un vainqueur, ils se quittèrent bons amis, se promettant mille joies le jour du combat.
Le soir même, le seigneur de Lalaing piaffa de joie en apprenant le nom de l’assaillant. Il avait eu connaissance des exploits de ce dernier et le tenait en très haute estime. Le combat serait sans merci et sa victoire d’autant plus belle. Les jours suivants le pré à vaches attenant au Puits de la Belle fut aménagé pour accueillir les combats. On érigea trois tentes, celle de l’arbitre en toile grise, celle de l’écuyer de Chiandos de soie vermeil et celle de messire Jacques en satin blanc.
Chapitre II
Église Saint Just de Bretenières, confessionnal, conversation chuchotée :
- — Madame de Crèvecœur, il me vient aux oreilles des rumeurs vous concernant auxquelles je ne voudrais pas y ajouter ma foi mais, en tant que berger de cette paroisse, je ne puis les ignorer.
- — Mon père, mais quelles sont ces rumeurs ?
- — Vous devez vous douter que certains dans notre communauté s’inquiètent de l’accueil que vous réservez à messire de Lalaing.
- — Mais, ce gentilhomme a été longtemps le compagnon d’armes de mon défunt époux qui le tenait en très grande amitié. Ils ont combattu souvent ensemble, l’un protégeant l’autre, ils ont risqué mille fois leur vie pour la gloire de monseigneur notre duc. Mon devoir est de l’accueillir comme un frère aimant et lui apporter tout le bien-être qu’il est en droit d’attendre d’une hôtesse qui lui sera à jamais reconnaissante.
- — Vous avez dit comme un frère aimant, mais est-il frère ou aimant ?
- — Je ne vous comprends pas.
- — Vous êtes encore jeune et déjà veuve depuis plus de deux années. Je connais votre vertu et votre piété. Mais la chair est faible. La présence d’un homme chez vous est une tentation permanente. Qui me dit que dans un moment d’égarement vous n’apportiez à votre commensal un apaisement que notre foi pourrait qualifier de péché ?
- — De péché ? Mais comment, faire le bien à un frère, pourrait-il être qualifié de péché ?
- — Je vais vous préciser ce que nous redoutons au conseil de fabrique. Nous craignons que l’amour fraternel que vous portez à votre hôte ne se transforme en amour tout court et que vous vous livriez à des transports qui pourraient vous attirer toutes les foudres de l’enfer.
- — Messire Jacques a toujours eu un comportement loyal et chevaleresque à mon égard. Je ne pourrais jamais imaginer qu’il puisse tenir devant moi des propos licencieux ou avoir des gestes inconvenants.
- — Ma sœur, pour aujourd’hui, nous en avons assez dit, mais il me faudra sans doute revenir sur ce point lors de votre prochaine confession et je devrai, si nécessaire, vous priver de l’absolution que vous attendez.
Chapitre III
Au jour dit, le treizième du mois de septembre, la brume matinale s’était vite évaporée et la température s’était rapidement faite oppressante. Messire Toulongeon revêtu d’une cotte aux armes du duc de Bourgogne, se présenta très tôt sur l’île Saint Laurent. Il était accompagné de Philippe Pot, seigneur de la Roche Nolay, chancelier du duc, et de nombreux puissants et redoutés seigneurs tous experts en l’art des tournois. Comme le voulait la coutume, ils s’attablèrent sous la tente réservée au maréchal de la lice et firent bombance aux frais de l’entrepreneur. Trois jeunes filles enrôlées par la dame Astride assuraient le service pour que pas un des convives ne puisse prétendre avoir vu son assiette ou son verre vide.
Mâtines chantées, messire de Chiandos emprunta le pont Saint Laurent accompagné du seigneur de Bastie et de Thibault son héraut. Tous les trois se présentèrent à l’entrée de la tente du juge qui interrompit ses agapes pour les saluer. Puis ils se dirigèrent vers la chapelle sise à portée d’arc où ils purent s’assurer de la protection de la Vierge du Marché. Dix ans auparavant, n’avait-elle pas permis aux habitants de la ville mettre en déroute une bande de routiers ?
À l’heure dite, Toison d’Or fit sonner la corne pour appeler à lui les deux rivaux. L’écuyer de Chiandos examina avec soin les trois haches qui lui étaient présentées pour en retenir une, solidement emmanchée de houx, ferrée et cloutée avec un volumineux maillet en forme de pyramidion qui conviendrait parfaitement pour les coups de revers. Le seigneur Jacques s’empara de celle qui était la plus proche de lui comme si cela n’avait pas d’importance. Si une arme cassait au cours d’un assaut, un assistant s’interposait immédiatement et la remplaçait par une neuve.
Les deux combattants se retirèrent chacun dans sa tente pour se préparer. Malgré la chaleur, messire Jacques décida de conserver son ample robe au-dessus de sa cotte d’armes. Il parla un long moment avec Pietre Vasque qui le poussait à hâter la fin du combat pour ne pas avoir à trop souffrir des rayons ardents du soleil. Lui, au contraire, préférait se ménager, laissant l’écuyer de Chiandos mener des attaques qui le fatigueraient et attendre l’occasion pour frapper un coup décisif. Il ne cherchait pas la mort de son adversaire mais il ne ferait rien pour l’éviter. Il quitta sa tente, boucla sa salade ronde sur la tête et se dirigea vers l’arbitre qu’il salua de nouveau.
Pierre de Chiandos fit de même, puis les deux adversaires se jaugèrent à distance suffisante pour éviter un coup imprévu. Le Seigneur de Toulongeon leva son bâton blanc, insigne de sa charge, puis l’abaissa, autorisant ainsi le début de la joute. Elle fut malaisée à suivre tant messire de Chiandos mit de la fougue et du mouvement. Il courut sus à son adversaire et frappa un grand coup de taille que le défenseur évita aisément. Les coups suivants furent donnés avec une violence inouïe. Les deux hommes étaient solides et vigoureux, le seigneur Jacques virevoltant ainsi qu’une mouche impossible à saisir, tandis que son adversaire était massif et lourd, un peu lent mais tellement puissant.
Il faillit pourtant prendre un réel avantage quand, messire Jacques ayant été déséquilibré, il porta un coup d’une vigueur inouïe qui aurait pu décapiter un cheval. La feinte de messire Jacques avait réussi, il s’était esquissé à temps et avait contourné son adversaire pour lui porter un formidable coup sur l’épaule. Le combat bascula alors en faveur du défenseur, dont les coups se firent de plus en plus pesants et qui avait pris l’ascendant, quand les deux assistants du juge arrêtèrent le combat car le décompte des coups portés par messire de Chiandos avait atteint la limite fixée de dix-sept. Les deux hommes se dirigèrent vers le juge qui déclara que messire de Lalaing pouvait continuer à défendre le Puits de la Belle car son adversaire, le très valeureux écuyer de Chiandos, avait failli à l’en empêcher. Messire Jacques fit alors porter à Toison d’Or, qui avait été bon juge en ce combat, une longue robe de drap d’or fourrée de martres zibelines.
L’automne se termina sans qu’un seul champion ne se présente au pont Saint Laurent pour toucher un bouclier. Pourtant, Pietre Vasque se tenait chaque samedi à son poste pour y recevoir quiconque souhaitait se déclarer.
Chapitre IV
Église Saint Just de Bretenières, sacristie, conversation chuchotée :
- — Dame Aristide, vos précédentes confessions ne m’ont pas beaucoup éclairé sur la nature de vos relations avec messire de Lalaing. Il habite chez vous maintenant depuis plusieurs mois. Il gèle à pierre fendre et, tout le jour, vous restez cloîtrés sans donner signe de vie.
- — Mais nous tâchons avant tout de rester en vie. A-t-on jamais vu pareil climat qui tue les oiseaux en vol et gèle le messager sur sa monture ? Toute la journée, nous demeurons au plus près de la cheminée de la cuisine où j’ai dû transporter mon lit. Nous tentons de nous réchauffer tout en économisant notre bois qui diminue un peu plus chaque jour. Vous-même, mon père, vous recevez ma confession dans cette sacristie si chichement réchauffée par un brasero.
- — Mais la nuit ?
- — Messire Jacques dormait à l’étage, mais nous avons dû en obturer les baies ouvertes avec des ballots de paille pour garder un peu de chaleur dans la maison. Il a alors occupé la pièce où vécut ma sœur Marianne avant qu’elle ne soit emportée par la fièvre noire. Ce local ne comporte pas de foyer, aussi, un matin, je l’ai retrouvé quasiment gelé, le visage bleui, les membres paralysés. Il s’en est fallu de peu qu’il ne trépasse. J’ai réussi à le haler jusqu’à la cuisine puis à le fourrer sous les couvertures de mon lit où il resta jusqu’à midi passé sans pouvoir prononcer une seule parole ou avaler même une seule goutte de lait chaud.
- — Mais c’est damnable que de l’accueillir ainsi dans votre couche.
- — Ce jour-là, il serait mort de froid.
- — Mais depuis ?
- — Depuis ? Il nous a fallu dénouer cette situation pour éviter la mort d’un bon chrétien.
- — Et qu’avez-vous trouvez ?
- — C’est bien simple, je me suis souvenue de l’histoire de sainte Agathe qui me fût contée par ma mère, alors que je n’étais encore qu’une enfantelette. Avec une branche de buis que vous avez consacrée le dimanche des Rameaux de l’an passé, chaque soir avant de me mettre au lit, je trace une ligne d’eau bénite qui partage en deux le matelas de ma couche en une frontière infranchissable à peine de souffrir tous les maux de l’enfer. J’occupe la partie du côté du mur et messire Jacques occupe celle la plus proche de l’âtre. De ce fait, nos chaleurs s’entretiennent et nous parvenons à dormir sans souffrir mille engelures aux pieds, aux mains ou aux oreilles.
- — Mais vous exposez votre honnêteté de façon inconsidérée !
- — Mais mon père, je ne puis douter des mérites reconnus de l’eau que vous avez consacrée.
- — Non certes, mais c’est là une situation embarrassante en diable.
- — Gardez-vous de blasphémer mon père.
- — Cette situation ne peut perdurer de la sorte. Ne craignez-vous pas qu’une nuit, consciemment ou non, messire de Lalaing n’attente à votre honneur, ce qui pourrait vous valoir à tous les deux, je vous le répète, les feux de l’enfer ?
- — Il ne se peut, car messire Jacques est homme de grande sagesse qui a su prévenir tous les périls qu’un tel état pourrait engendrer.
- — Et quel moyen a-t-il forgé ?
- — Messire de Lalaing est dépositaire d’une poudre qu’il hérita de son grand-père qui, lui-même, l’obtint après la défaite de Nicopolis qui vit le sultan Bajazet mettre à mort plus de cinq mille de nos preux chevaliers faits par lui prisonniers. Seuls le duc Jean, le comte Enguerrand de Coucy, Régnier Pot et quelques autres eurent la vie sauve moyennant le versement d’une forte rançon. Ne voulant pas enterrer leurs morts en terre d’infidèles, il fut décidé de les cramer sur un vaste bûcher et leurs cendres furent pieusement recueillies par sire Enguerrand qui, à la fin de sa vie, en fit donation à son petit fils.
- — Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
- — Cette poudre a des pouvoirs admirables car elle libère de leurs serments, vœux ou promesses, les hommes ou les femmes qui la possèdent. Ainsi, lors du Jugement Dernier, ceux-ci seront appelés avec les Justes, car, bien que leur vie ait pu être fautive, leur cœur resta droit. Ainsi, chaque soir après avoir tracé ma ligne d’eau bénite sur notre matelas commun, messire Jacques la contretrace avec une ligne faite de cette poudre et, de ce fait, nous dégage de toutes nos responsabilités. La frontière sacrée qui séparait nos corps, comme par magie, perd de son pouvoir et nous pouvons, de la sorte, nous rapprocher et, encore plus nous réchauffer.
- — Et jusqu’à où va ce réchauffement ?
- — Jusqu’à ce que nous ayons très très chaud.
- — Êtes-vous en train de me dire que vous commettez le péché de chair ?
- — Cela ne peut être qualifié de péché car nous sommes affranchis des engagements pris par nos parrains et marraines lors de notre baptême.
- — Ne craignez-vous pas d’être grosse ? Ce serait là la preuve éclatante que vous ne respectez pas la vie de chasteté à laquelle votre état de veuve vous astreint.
- — Là non plus, il ne se peut. Vous n’ignorez pas que je fus mariée près de six années. Mon défunt époux François était très épris de moi et, dès le premier soir de nos noces, il me le prouva en me dépucelant en un tour de main puis en me fourrant plusieurs fois toute la nuit et pareillement chaque nuit que nous avons passée ensemble. Dès qu’il revenait de ses lointains et trop nombreux voyages, avant même de remercier le Ciel, il troussait ma robe, baisait mes jupons et me bourriquait jusqu’à ce que sa semence déborde. Malgré cela, à mon grand malheur, je n’ai jamais été grosse et jamais ne le serai.
- — Comment pouvez-vous prétendre cela ? C’était peut-être votre mari François qui était stérile.
- — Cela ne peut non plus. J’y ai souvent songé et j’en ai eu le cœur net lors d’un séjour que fit le chevalier Boucicaut que j’avais hébergé car il était fort lié d’amitié avec feu mon époux. Il était bel homme, fort, musclé, j’étais troublée. Un soir, je l’ai rejoint dans son lit et je l’ai supplié de m’engrosser. Si je portais un enfant, il ne ferait aucun doute qu’il fut de mon époux qui m’avait remplie de son jus quelques jours auparavant. Ainsi fut fait, et je reconnais que messire Boucicaut fut aussi ardent au déduit qu’il le fut toujours au combat. Pendant tout son séjour nous avons paillardé comme rats en paille. Il ne cessa de me cajoler, de m’enlacer pour mieux me farcir ainsi qu’une caille et permettre que j’accueille en mon sein un enfant, futur combattant de l’armée de Dieu, mais ce fut en vain car jamais pleine je ne devins.
- — Mais ce sont là péchés mortels et souvent répétés que vous avez commis.
- — Je m’en suis confessée, en son temps, à Monsieur de Bar qui vous a précédé en votre charge.
- — Si Monsieur de Bar vous a accordé l’absolution je ne puis revenir, mais je pense qu’il a été bien complaisant à votre égard. Mais avez-vous la même pratique avec messire Lalaing ?
- — Non certes. Avec Boucicaut je commettais un péché que vous-même avez qualifié de mortel. Mais avec messire Jacques, il ne peut avoir de faute, du fait de la poudre. Il est fort, bien membré et moi je suis une faible femme bien mal aimée. Je le laisse me prendre à sa convenance, chaque nuit et souvent. Il est endurant et je halète sous ses coups de boutoir. Il lui arrive aussi souvent de me pénétrer par l’arrière, façon de faire rigoureusement défendue par les écrits. Mais il a eu connaissance que c’est là une pratique fort prisée par les Croisés qui en ont ramené l’usage depuis la Terre Sainte.
- — Et combien de fois pratiquez-vous ?
- — En ces temps de grande froidure, tous les soirs et à plusieurs reprises chaque nuit.
- — Et chaque fois, contretrace-t-il de poudre la ligne sacrée faite d’eau bénite ?
- — Oui, nous ne voudrions surtout pas commettre un péché de chair, d’autant que nous serons bientôt en période de carême qui est aussi période d’abstinence.
- — Mais depuis tout ce temps, comment se fait-il qu’il reste encore de cette poudre soit disant merveilleuse ?
- — Il est vrai que c’est là un autre miracle. Car il suffit de prélever de la cendre froide dans l’âtre de la cheminée, de la mélanger avec la poudre restante pour que le tout bénéficie des merveilleuses propriétés originales.
- — Ainsi donc, Dame Aristide, vous prétendez disposer d’une substance admirable qui vous délie de vos serments et vous permet de ne pas être punie pour vos péchés. Ainsi, si je disposais de cette poudre, je pourrais avoir à votre encontre une conduite impudique ou impure sans qu’aucune puissance terrestre ou céleste ne puisse m’en faire reproche.
- — Oui certes, cela est attesté.
- — Je pourrais porter la main sur vous ou sur vos parties intimes sans qu’il y ait péché.
- — Sûrement.
- — Je ne puis y croire aussi je ne vous accorderai pas, ce jour, l’absolution de vos fautes. Mais, je vous demanderai de revenir en confession au plus vite et d’apporter cette poudre que je puisse en vérifier les vertus que vous lui attribuez.
Chapitre V
Il fallut attendre les premiers jours de janvier de l’année suivante pour qu’un chevalier, arrivant par le chemin de Dole, intrigué par le héraut vêtu de sa cote d’armes se tenant près du puits où étaient pendus trois boucliers, ne s’arrête, descende de cheval et approche en demandant la signification de cette installation. Messire Pietre lui déclara, sans le nommer, qu’un chevalier entrepreneur lui faisait garder le puits pour permettre à tout noble de pouvoir toucher un bouclier l’engageant à combattre.
- — Je suis Jehan de Bonniface, noble chevalier aragonais. Voila une bien belle aventure qui se présente et je ne saurais y résister. Je demeurerai à l’auberge de l’Âne Rayé près de l’église Saint Georges, je m’engage à entrer en lices dans les deux semaines à venir et je touche le bouclier noir.
- — Combien de courses souhaitez-vous chevaucher ?
- — J’en demande vingt-cinq. Mais qui est le noble entrepreneur qui vous emploie à la garde du Puits de la Belle ?
- — Je ne sais si je dois vous le dévoiler tant son nom vous remplira d’effroi.
- — D’effroi ? Moi ? Vous vous moquez, Maître Vasque. Comment pouvez-vous imaginer qu’un seul chevalier puisse me faire trembler ainsi qu’une faible femme ? Alors, dites-moi son nom.
- — Vous aurez à affronter messire Jacques de Lalaing, noble chevalier originaire de Gand, au combat de lance comme le désigne le bouclier noir.
- — Jacques de Lalaing ! Mais j’ai déjà eu la bonne aventure de le rencontrer lors d’un tournoi à Malines à l’occasion de la joyeuse entrée du comte de Charolais. Et, déjà, nous avions combattu à la lance. La journée avait été bonne mais je n’avais pas réussi à faire trembler son bras. Ce sera pour moi l’occasion de ma revanche.
Jehan de Bonniface était fort, vigoureux, courageux et possédait toutes les vertus cardinales d’un grand chevalier. Mais il n’avait pas le don de messire de Lalaing pour affronter un adversaire à la course à la lance. Ils rompirent chacun onze lances dans un combat qui fut longtemps équilibré mais par un coup de maître, le défendeur, à la quinzième course, réussit à planter le bout de sa lance dans le pommeau de selle de son concurrent. La sous ventrière de sa selle se déchira et Jehan de Bonniface roula à terre ce qui le disqualifia immédiatement ainsi que le précisait le contenu des chapitres.
Chapitre VI
Église Saint Just de Bretenières, sacristie, conversation chuchotée :
- — Ma fille, vous avez bien tardé à revenir vous confesser de vos fautes.
- — J’ai attendu que le froid recule car malgré le brasero, la sacristie de notre église paroissiale est aussi froide que le tombeau de Lazare.
- — Avez apporté cette poudre à qui vous attribuez ces propriétés merveilleuses ?
- — Oui mon père ainsi que vous l’avez exigé.
- — Pouvez-vous donc tracer une ligne entre nous et qui nous délierait de nos obligations ?
- — Messire Jacques en prend une pincée entre le pouce et l’index et trace une ligne très fine entre nos deux corps et immédiatement nous n’avons plus à répondre des effets de nos gestes et pensées.
- — Et votre hôte porte-t-il les mains sur votre poitrine ainsi que je le fais ?
- — Oui, mais les siennes sont plus caressantes et plus cajolantes. Vous avez la poigne par trop pinçante et griffante. Mettez-y de la douceur, de la tendresse, vous devriez savoir que les femmes préfèrent le moelleux à la force.
- — Et maintenant ?
- — C’est mieux, c’est beaucoup mieux. Mais ne croyez-vous pas qu’il serait plus pratique de délacer ma cotte pour mieux me réchauffer la gorge ?
- — Mais c’est là une tâche bien minutieuse.
- — Oui mais qui apporte tant de satisfaction.
- — ….
- — Voilà qui est mieux, continuez de la sorte. Mais, mon père, pourquoi désirez-vous tant vérifier que la poudre agit aussi sur mes parties secrètes ?
- — Il est essentiel, car messire de Lalaing y met souvent la main et bien autre chose.
- — Doucement, doucement, vous me brusquez. Là aussi mettez-y de la douceur, de la chaleur et surtout de la patience. Une femme n’est pas une communiante qui ouvre, tout de go, le bec pour gober l’hostie. Il faut la réchauffer, la laisser s’épanouir ainsi qu’une rose au soleil et vous percevrez s’écouler de son intimité un liquide odorant qui sera le signe que vous avez su l’accompagner jusqu’au bord du délice.
- — Ainsi que je le fais ?
- — Mais, mon père, vous semblez bander bien rudement. Envisagez-vous aussi de me pénétrer ?
- — Il est plus que nécessaire d’aller jusqu’au bout.
- — Contenez votre fougue. Baissez ma culotte plutôt que de la déchirer car elle est de satin et m’a coûté deux livres tournoi à la foire d’automne. Alors, ne vous précipitez pas tant. On croirait un enfant de cœur en train de croquer un gâteau. Branlez le corps d’avant en arrière, lentement au début puis en activant la cadence jusqu’à vous vider et jouir des bienfaits que seul le sexe faible sait procurer.
- — Ainsi que je le fais ?
- — Oui certes, mais continuez encore. Je sens que vous allez me transporter au-delà de tout. Oui, continuez encore et longtemps et n’oubliez surtout pas de me caresser le poitrail qui s’ennuie là-haut.
- — Madame je crois que je vais aboutir, non c’est fait, j’ai abouti. Que c’est bon. Y avez-vous goûtez autant que moi ?
- — Oui, mais il aurait convenu de plus vous retenir encore car, si les hommes prennent très vite leur plaisir, il n’en est pas de même pour nous les femmes qui réclamons plus de temps et plus d’égards. Mais ne seriez-vous pas en train de me pratiquer à la manière des croisés ?
- — Cette façon qui nous vient de Terre Sainte ne peut pas être funeste.
- — Peut-être, mais je dois vous aviser que cette manière me fait hucher à tue-tête ainsi que folles en foire.
- — Fort heureusement, Simon notre bedeau est sourd comme un pot à force de sonner les cloches. Et, à cette heure, il doit être couché à cuver le vin que, chaque jour, il prélève dans ma réserve de vin de messe.
- — Surtout n’oubliez pas de prendre tout votre temps. Dans cette affaire, il faut encore plus de temps et encore plus de douceur.
- — Je m’en souviendrai pour l’avenir.
Chapitre VII
Après que le chevalier méconnu eut fait toucher la blanche targe comme le premier, vint au pavillon Savoye le héraut, vestu de sa cotte d’armes ; et dit à Charolois qu’il estoit là envoyé de par un noble homme qui luy avoit commandé de toucher les trois targes, et qu’il désiroit de sa personne accomplir l’aventure des trois targes, pour le secours de la Dame de Plours. Ce qui luy fut accordé : et nomma son maistre ; en ceste partie, Jaques d’Avanchies, un moult gentil escuyer du duché de Savoye. Le quatriesme fut Guillaume Basam, un escuyer bourgongnon, qui fit toucher la targe noire. Le cinquiesme fut Jehan de La Villeneufve, dict Passequoy, escuyer pareillement bourgongnon, homme puissant et addrecé, qui fit toucher la blanche targe. Le sixiesme fut Gaspart de Dourtain, un escuyer de Bourgongne, en celuy temps puissant et redouté à merveilles ; qui fit toucher la blanche targe ; et le septiesme fut un escuyer de Bourgongne, nommé Jehan Pientois, grand et puissant, lequel fit pareillement toucher à la blanche targe ; et furent apportés les noms d’iceux sept audict messire Jaques, enregistrés comme ils avoyent premier fait toucher : dont l’exécution fut telle qu’il s’ensuit.
Extrait de Livre des faits de Jacques de Lalaing, attribué à Georges Chastellain (1405-1475)
Chapitre VIII
Église Saint Just de Bretenières, sacristie, conversation chuchotée :
- — Ainsi donc, Dame Astride, le bruit court que vous faites maintenant commerce d’hôtellerie.
- — Mon père, feu mon époux ne m’a laissé, à sa mort, qu’un bien maigre pécule qui m’est, d’ailleurs, fort injustement disputé par sa famille. J’ai encore de nombreuses années à vivre, aussi me faut-il l’épargner. Ainsi, en ouvrant ma maison comme hôtel, je peux arrondir mon bien en donnant le gîte et le couvert aux chevaliers cheminant, aux marchands écossais et autres banquiers lombards.
- — Cet accueil inclut-il l’usage de la poudre ?
- — Cela dépend de la bourse du voyageur, car il en coûte un supplément d’une livre parisis pour bénéficier de ses bienfaits.
- — Et combien d’hôtes pouvez-vous accueillir ?
- — J’ai maintenant cinq chambres occupées chaque nuit par un, voire deux compagnons. Et, je peux vous assurer que c’est une lourde charge que de fournir pareille hospitalité. Aussi, j’ai résolu de prendre à mon service deux jeunes et vigoureuses chambrières qui auront pour tâche de me secourir dans les tâches domestiques et aussi d’assurer le service de la poudre.
- — Vous devrez absolument exiger que ces deux souillons viennent se confesser chaque semaine, l’une le lundi et la seconde le vendredi.
- — J’y veillerai scrupuleusement mon père. Mais le vendredi est jour de forte affluence, ne serait-il pas plus avisé de prévoir cette confession le jeudi ?
- — Soit pour le jeudi. Cela dit, pour éviter les oublis, ne serait-il pas plus prudent de conserver une réserve de poudre à la sacristie ?
- — Je veux bien y pourvoir, mais ne conviendrait-il pas alors d’alléger l’obligation que vous m’avez faite de me confesser chaque mercredi ?
- — Je vais y songer, mais je ne peux que regretter de vous voir laisser votre âme tremper dans le péché aussi longtemps. Je devrai exiger de vous entendre au moins deux fois par mois. Mais, dites-moi, Dame Astride, comment envisagez-vous de baptiser votre auberge ?
- — Je ne sais trop, mais j’ai l’intention de faire confectionner par le maréchal-ferrant une enseigne que je ferai sceller au-dessus de la porte d’entrée. Il y sera écrit, en lettres rouges, soit « Hôtel du Puits de la Belle » soit « Hôtel du Puits des Belles ». J’hésite encore, qu’en pensez-vous mon père ?
- — Et pourquoi pas l’Auberge du Puits des trois belles ?
Postface
Lors du Pas d’armes de la « Fontaine de Plours » qui se tint à Chalons sur Saône en l’an 1450, Messire Jacques affronta dix adversaires différents en treize combats, neuf à la hache pour trois cent soixante-quatre coups reçus, trois à la lance pour soixante-quinze courses et un à l’épée pour onze coups reçus. Jamais, il ne fut vaincu.
Après avoir été élu Chevalier de la Toison d’Or au chapitre de Mons en 1451, Jacques de Lalaing, seigneur de Bugincourt, périt le 3 juillet 1453 à l’âge de 32 ans. Il participait à l’assaut de la forteresse de Poucques qui défendait l’accès à la ville de Gand qui s’était révoltée contre son suzerain le Duc de Bourgogne. Il eut la tête emportée par le boulet d’un canon, alors qu’il se tenait sur les barricades entre Philippe le Bon et le plus jeune de ses fils Charles le Téméraire, comte de Charolais. Peut-on imaginer les conséquences si la tête emportée avait été celle de Charolais ? La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg seraient peut-être aujourd’hui des territoires français.