n° 11693 | Fiche technique | 29778 caractères | 29778Temps de lecture estimé : 17 mn | 09/09/07 |
Résumé: Alexander Newsky et la première partie de Roméo et Juliette à l'opéra. Une vieille dame solitaire est là, comme cinquante ans auparavant. Des souvenirs affluent : Carla, sa première amante, Yvan, son mari. | ||||
Critères: fh ff fbi fagée couple amour fsoumise fdomine nostalgie -fbi | ||||
Auteur : Isilwen Envoi mini-message |
La chaleur collante avait été balayée petit à petit par une brise automnale, les épaules dénudées se recouvraient, les écharpes des frileux apparaissaient sous les rires des téméraires encore réticents au pull. Les premières pluies d’automne nourrissaient la terre, mouillaient facétieusement les orteils attardés dans des sandales ouvertes. C’était le signal : l’hiver était proche. Et en cette froide soirée d’automne la pluie se répandait sur le parvis de l’opéra, se muait en flaques artistiques où se reflétait le bâtiment illuminé et majestueux. Des ombres s’y pressaient, l’une d’entre elles se détacha des autres et entra, le pas vif.
La grande loutre couverte de pluie s’ébroua lorsqu’elle passa la porte de l’opéra. En réalité, Diane - de son vrai prénom qu’elle n’aimait guère - avait essuyé le revers de l’une de ses manches légèrement éclaboussée. Puis elle se passa nerveusement la main dans les cheveux, excitée par la perspective de sa soirée musicale.
L’opéra avait eu la gentillesse, à son sens, de donner à nouveau l’intégralité d’Alexander Nevsky ainsi que la première partie de Roméo et Juliette. Elle gravit les quelques marches et patienta un peu parmi la foule élégante. Une fois de plus, elle s’amusait d’être plus grande que la moyenne des hommes. Dans le noir aux relents vieillots des toilettes féminines, elle détonnait avec son tailleur sang de boeuf et son empressement. Un employé lui demanda son billet et lui proposa de l’aide pour accéder au premier balcon. La loutre le fusilla du regard.
Une tête plus bas, ça bafouilla une justification, des excuses gênées. Elle éclata de rire et se pencha.
Et elle le dépassa, n’ayant pas besoin de constater le visage décomposé du jeune homme ; elle le savait, elle en riait. Depuis qu’elle avait les cheveux blancs, Mamie Loutre se lâchait et se permettait toutes les audaces.
Avec un sourire ironique pour elle-même, elle s’aida de la rampe pour monter. Son cœur battait vite. Que de souvenirs en ce lieu ! Cela faisait plus de cinquante ans qu’elle était venue un même soir pour ces mêmes œuvres. Ses pieds de gazelle la portaient avec légèreté alors. Elle se revoyait, jeune fille toujours coiffée avec l’air de ne pas l’être, chemisier, veste de tailleur, jeans et bottines à talons, son pseudo sac à main en bandoulière entre ses seins en pommes, jouant avec son briquet, pressée de retrouver la fée nicotine…
Ah, enfin le premier balcon en vue ! Son souffle était plus court, les escaliers lui paraissaient un peu plus hauts, ce qui la faisait rire. La voilà vieille ! Depuis combien d’année s’appelait-elle Mamie Loutre ?
Elle se dirigea vers les grandes portes-fenêtres qui donnaient sur le parvis. Encore tant de personnes qui n’étaient pas entrées ! Autant de gens qui partageaient sa passion pour cet auteur russe qui la conduisait aussi sûrement que son meilleur amant à l’orgasme. Auditif, cette fois !
Elle posa ses mains sur la rambarde, embarrassée. Un jour, étant enfant, elle avait réalisé qu’elle ne savait pas quoi faire de ses mains, puisqu’il était mal élevé de les mettre dans ses poches. Alors, jeune adulte, elle avait commencé à fumer. Quel repos de n’avoir plus à occuper perpétuellement ses extrémités, souvent admirées d’ailleurs. Combien lui avaient dit qu’elle avait des doigts de pianiste ? Et pourtant il suffisait qu’elle montre ses paumes calleuses à cause des baguettes de batterie pour surprendre ; elle s’expliquait simplement, cachant cependant son regret de ne pas savoir faire vibrer un piano. Voilà peut-être pourquoi elle avait épousé un pianiste?
Elle frissonna de la fraîcheur de l’air et, dépourvue de l’envie d’enfiler à nouveau son manteau, elle se promena dans la salle au parquet lisse et glissant comme une patinoire. Gare au col du fémur ! Et la Loutre se marrait comme une baleine du haut de ses quatre-vingts printemps. Elle avait échappé à tous les écueils navrants de la vieillesse, comme on fait un pied de nez à la vie. C’était pourtant mal parti, enfant casse-cou, ado adepte des sports extrêmes, jeune femme toute cassée et recousue, mais elle avait pourtant fini par se calmer.
Et elle déambulait les mains dans le dos, comme elle l’avait si souvent fait lorsqu’elle enseignait. Au début de sa carrière, son sourire et sa facilité à rire des blagues des élèves avaient failli lui coûter son autorité. Mais, heureusement, ses parents l’avaient dotée, en plus de son mètre quatre-vingts, d’un visage naturellement grave. Grande, mince, ses cheveux blonds coupés assez court pour accentuer son air sérieux, et ses lunettes ! Diable, elle pouvait en essayer n’importe quelle paire, elle avait toujours l’air d’une intello de gauche, ce que lui reprochait un peu sa mère, lors d’interminables séances d’essayages.
Et cette allure ne l’avait jamais quittée, ce qui finalement l’avait bien arrangée. Ainsi, elle pouvait se faufiler à travers les tables de ses élèves et murmurer d’une voix douce à ceux qui étaient un peu dissipés :
et voir l’effet de cette bombe sur le visage des élèves assez naïfs pour la croire. Son ouïe fine faisait d’elle un prof redouté. À l’autre bout de la classe, elle captait les murmures, et soudainement, d’une voix forte, elle annonçait avec un parfait naturel :
En réalité, elle n’avait presque jamais collé d’élèves, la menace suffisait toujours.
Son sourire était ridé maintenant. Elle avait accepté les cheveux blancs et les rides sans jamais lutter contre. La ménopause l’avait fait râler, pour les désagréments hormonaux, mais pas plus. Au contraire ! une libération qui avait amplifié un peu plus sa libido, à la plus grande joie de son pianiste…
La sonnerie retentit enfin et l’électrisa. Elle avait toujours trouvé décalée cette sonnerie de champ de course dans ce lieu raffiné. Mais ces amateurs de musique n’allaient-ils pas parier sur leur plaisir ? Mamie Loutre avait souvent accompagné son père voir ses animaux racés galoper. Elle avait été aussi fascinée qu’effrayée d’entendre le bruit de tonnerre des sabots qui arrachaient des mottes de gazon. Naturellement, elle avait commencé à monter à cheval dès que ses parents le lui avait permis. Son père se désespérait de la voir grandir si vite, d’où tenait-elle ces poussées de croissance folle ? Elle ne serait pas jockey mais, mordue, elle ferait peut-être une cavalière d’exception. Elle avait choisi le dressage, discipline dans laquelle elle excellait, réinventant le mythe du centaure jusqu’à une mauvaise chute. Après des années d’amour passionnel avec ces animaux fantastiques, elle dût se rendre à l’évidence : c’était fini pour elle.
Alors, avec un calme déroutant pour ses seize petites années, elle emballa soigneusement ses bottes, sa badine et son uniforme de compétition avant de les monter au grenier avec les photos, les trophées et tout ce qui avait été sa vie jusque-là. Un mois plus tard, elle reçut une carte d’anniversaire de sa grand-mère sur laquelle figurait un cheval. C’est là qu’elle explosa, devant ses parents médusés d’une telle fureur. En ce mois de juillet, la vie lui paraissait terriblement injuste.
Mamie s’assit dans son fauteuil, des personnes derrière elle essayèrent de changer de place, gênés d’être derrière une « grande ». La Loutre avait tout accepté des ravages de l’âge, sauf de se voûter. Pendant des années, elle avait été « l’asperge », « la girafe », elle avait ramé pour trouver des vêtements à sa taille sans flotter dedans. Alors, quand enfin elle avait trouvé des avantages à cette taille d’origine inconnue - ses parents et le reste de la famille la regardaient d’en bas - elle s’était jurée de ne jamais fléchir.
Elle était assise en bordure de rangée, ses jambes n’avaient depuis très longtemps plus l’espace suffisant pour qu’elle puisse s’asseoir de face. Aussi, très droite, les mains jointes sur ses cuisses, elle attendait le début de sa jouissance, les jambes croisées dans la travée d’accès aux sièges.
Dire que depuis soixante ans j’ai l’espoir qu’ils revoient les mesures des places comme ils le font pour les vêtements…
Elle eut à peine le temps de pouffer de rire en se remémorant ses crises de nerf dans les magasins - les vieux ne sont pas fous, ils ne craignent plus ni le ridicule ni la désapprobation, c’est tout - que l’orchestre s’accorda. Mamie eut un frisson, le même à chaque fois, qui lui descendait des oreilles jusqu’au bout des orteils. Avec les préliminaires musicaux qui commençaient, elle retrouvait le frisson de la première bouffée de désir qui l’avait traversée jeune fille.
Si à seize ans elle trouvait la vie cruelle, quelques mois plus tard elle la trouvait au contraire très chouette. Les hormones avaient fait leur travail, sa musculature avait un peu fondu pour lui offrir de jolies hanches, une taille fine et des seins ronds et fermes. Elle avait oublié les chevaux et songeait à monter d’autre sorte d’étalons…
Le premier avait été choisi avec soin. Elle ne l’aimait pas mais c’était un garçon gentil qui lui inspirait confiance. Elle n’avait pas fait comme ses amies de classe, qu’elle trouvait ridicules d’ailleurs, à attendre d’être amoureuse pour faire leur « première fois ». Tout cela n’était que foutaises de pucelles. Mamie Loutre avait été de celles que les éconduits appellent des salopes. Ça lui était toujours passé au-dessus, c’est dire ce qu’elle s’en moquait !
Elle avait découvert le plaisir presque par hasard, un mercredi après-midi où elle n’avait pas cours. Frottant sans réellement savoir son entrejambe, elle avait connu son premier orgasme, d’une force et d’une soudaineté qui lui avaient tiré des larmes, qu’elle avait enfouies sous son oreiller. Mais bien vite, une heure après exactement, elle renouvelait l’expérience. Après des mois de masturbations intensives - c’est un loisir comme un autre - elle s’était sentie suffisamment maîtresse de son plaisir pour aller vers les hommes se débarrasser de sa virginité qui l’encombrait, et s’éclater.
Le chœur entra sur la scène, les violons dans la fosse libérèrent les premiers accords d’Alexander Nevsky. C’était triste, oppressant et génial. La Loutre était en joie de pouvoir ressentir ces émotions-là grâce au génie du compositeur. Elle se laissait porter par la musique, les yeux fermés, ses lunettes dans une main. Elle n’en avait pas besoin pour voir les images qui défilaient dans sa tête. Le premier chant, dans ses premières mesures si sombres, sans aucun rapport apparent lui rappelait les funérailles de sa grand-mère. Les pointes de joie rehaussées du tambourin si cher au folklore russe et c’étaient les souvenirs joyeux de cette vieille et noble dame qui l’impressionnait tant quand elle était enfant.
Vinrent ensuite les cymbales, claquantes comme un mauvais présage, voilà l’envahisseur de Prokofiev. Mamie n’avait plus d’ennemis, elle n’avait plus peur des gens. Bien sûr, elle avait connu des peines terribles, qu’elle avait acceptées tardivement. Le plus grand problème de sa vie fut de constater si souvent que le monde n’était pas parfait et qu’elle ne le changerait pas. Combien il lui était pénible d’entendre des gens crier, se disputer, se haïr ! Pourtant, elle n’avait pas été la dernière à prendre des colères terribles. Toute sa famille savait que si l’un d’entre eux élevait la voix, La Loutre crierait plus fort. C’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour conserver la paix familiale. Et lorsqu’elle quittait la pièce, drapée dans sa digne fureur, elle ne pouvait s’empêcher de rire d’elle-même : pour la paix, elle semait la terreur.
Enfin arriva son mouvement favori, la bataille de glace. Sombre, gluant comme une nuit d’angoisse et pourtant plein d’un espoir rageur. Combien de fois avait-elle tiré une force colossale de ces quelques minutes de musique ? Avec ces centaines de notes, Proko - c’est ainsi qu’elle l’appelait, avec le temps, il était devenu un familier - la gardait de l’effondrement, lui rappelait son orgueil et son caractère passionné.
Jamais elle n’avait pu s’en défaire. Une sorte de tare, de handicap. Car si ses colères étaient dévastatrices, ses élans d’amour étaient tout aussi violents. Son premier amour fut une femme. Un des mystères de la vie pour la Loutre était l’hétérosexualité. Quel dommage de se priver ainsi de la moitié de la population !
Les cuivres sonnaient comme des alarmes et son cœur battait vite au souvenir de ce premier baiser offert à une femme. Cette relation servirait de modèle aux suivantes. Le plaisir charnel en était le centre. Quand Mamie Loutre jouissait, elle aimait, c’était ainsi, impossible de lutter contre.
La musique l’entraînait plus de soixante ans en arrière, mais les lèvres de cette jeune fille n’avaient pas perdu leur goût d’interdit, de déraisonnable. La saveur d’une femme qui éclot n’a aucun égal. Tout était à découvrir, ses seins généreux qu’elle ne se lassait pas de lécher, de mordiller, son sexe toujours ouvert et humide qui exhalait cette odeur si particulière du bourgeon à peine réveillé. Elle buvait à la source intarissable de cette femme, curieuse du plaisir qu’elle offrait avec sa langue et ses doigts coquins et fureteurs. Quand parfois elle ouvrait les yeux, c’était pour la voir mordre ses lèvres, agripper les draps de ses mains crispées, pour regarder sa sueur perler sous ses seins. Et les gémissements qu’elle lui arrachait ! Il fallait pourtant les couvrir, de crainte d’être démasquée par les parents… La découverte de ce plaisir carnassier affirma son instinct de dominatrice, aiguisa ses sens et fit d’elle une chasseresse redoutable.
Après l’espoir sombre, la victoire. Mamie Loutre se redressa dans son siége où elle avait glissé à cause de la langueur des souvenirs. Les cloches résonnaient à présent et le visage de son pianiste apparaissait. Ils avaient toujours vécu à proximité d’une église car Diane aimait le tintement des cloches le dimanche, ce rythme désuet qui battait un temps qu’elle n’avait pas connu, que bientôt plus personne ne connaîtrait, à part les rares fidèles, dont elle ne faisait même pas partie. Une cloche qui sonne dans la ville est comme le rappel d’une histoire qu’on ne veut plus écouter, parce qu’on est grand maintenant et qu’on sait que les miracles n’existent pas, pas plus que le père Noël.
Entracte. Les applaudissements l’ont surprise. Déjà ?
Son miracle est d’avoir toujours aimé. Parfois très mal, avec des regrets d’avoir été si stupide et égoïste, mais l’amour n’a jamais quitté son cœur. Son pianiste, elle l’avait abîmé, puis l’avait vraiment aimé, dans le calme, la douceur et le plaisir, tempérant son caractère de feu pour le protéger, pour le garder. Elle aimait le réveiller le matin en se glissant sous les draps pour poser sa tête sur son ventre. Elle parlait alors doucement à sa verge, l’embrassait délicatement puis la prenait dans sa bouche, sans bouger, juste jouant de sa langue pour la réveiller. Une fois au garde à vous, elle la regardait, l’admirait, cette jolie queue imposante au gland satiné, une véritable invitation aux baisers. Parfois elle sortait des draps et revenait simplement avec un thé, et parfois aussi la chevauchée matinale se terminait en course pour ne pas être en retard au boulot.
L’air de l’opéra était étouffant et toutes ces odeurs de sueurs mélangées la poussaient à une respiration lente et prudente. Elle se résolut à aller prendre de l’air frais au balcon extérieur. Un groupe de jeunes femmes y fumaient comme des damnées.
Elle s’en alla fumer plus loin, solitaire comme depuis quelques années. Voir cette tige se consumer entre ses doigts lui rappelait une fois de plus de nombreux souvenirs, les mains de Carla qui en tenait toujours une entre ses doigts, ou ses dents, lorsqu’elle était occupée. Elle avait été surprise, éblouie, la première fois qu’elle l’avait vu faire ce geste qui lui paraissait si vulgaire. Mais avec elle, c’était une touche amusante, presque masculine. Elle l’avait regardée faire ces gestes machinaux des centaines de fois, des milliers. Sortir une cigarette de l’étui, la porter à ses lèvres, diriger le briquet pour l’allumer. En la regardant, il lui semblait que le tabac devenait gracieux, raffiné. Diane avait été fascinée. Mais le tabac lui brûlait à présent la gorge, et pourtant elle jouait avec la fumée qu’elle expirait, séduite à nouveau par la grâce des volutes qui se formaient.
Diane regarda ses mains. Les calles avaient disparu, la batterie n’est pas un instrument de vieille femme. Quelques cicatrices, des coupures de sécateur, une entaille au pouce faite enfant, qui avait grandi avec elle. Elle aimait bricoler ce qui lui tombait sous la main, elle avait façonné autant de pâtisseries que de poteries. Elle avait fait mal avec ces mains-là, mais elle avait aussi donné beaucoup d’amour, si imparfait qu’il ait pu être. Son alliance impossible à enlever mordait son annulaire, enfoncée dans la chair par le temps. Et c’était très bien ainsi.
Elle abandonna son mégot dans ce qui était un cendrier officieux et regagna sa place. Ce soir était un grand soir. Elle espérait tant de cette musique. Roméo et Juliette n’allaient pas tarder à débuter. Elle avait découvert la force tragique de cette œuvre très tôt, son jeune esprit avait été si impressionné par cette situation inacceptable ! Le suicide des amants lui avait toujours paru être la meilleure chose à faire. Cependant, en grandissant, elle avait appris, compris, que les adultes ne font pas ce genre de chose. Les grands aiment raisonnablement, avec le sens des responsabilités, mais la Loutre n’avait jamais pu se faire à cette fadeur. Quand elle avait rencontré Yvan, elle n’avait pas eu à réfléchir. C’était lui, et lui seul. Elle n’avait nulle autre explication pour parler de lui. Elle aurait pu parler de ses qualités qu’elle appréciait, de ses défauts qui l’attendrissaient, mais non. Yvan était à la Loutre ce que les baguettes sont au batteur : indispensable. Il était un choix sans détours ni calcul. Mais sa fièvre n’avait jamais été apaisée par cet homme. Au fond d’elle-même grognait une bête qui ne se nourrissait que de femmes. Elle ne s’était donnée qu’à une seule, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune femme.
La lumière de la salle disparaissait, l’orchestre était sorti de la fosse pour investir la scène durant l’entracte. Elle avait aimé Carla profondément mais si mal qu’il n’en restait rien quelques mois plus tard. Cette femme lui avait ouvert les yeux, cela avait été un tournant dans sa vie. Les violons donnaient le ton de l’œuvre en ouverture. Les silences profonds, les teintes romantiques puis tragiques montaient jusqu’aux oreilles de Mamie Loutre. Elle resta quelques instants à regarder la danse si calme des archets. Puis les flûtes firent leur entrée, espiègles, insaisissables, annonçant la première montée des cordes. Et vint le violon séducteur dont les notes se propageaient aux autres instruments.
Bientôt le si célèbre mouvement, Montaigu contre Capulet… C’était toute son histoire : des envolées superbes, une lame de fond menaçante, des rappels de sa conscience, le chemin parfois gris de la vie, et le renouveau du plaisir, pourtant toujours le même. Les notes graves qui montaient de la section des cordes, aiguisées par le claquement des cuivres, la bouleversaient une fois encore. Elle regardait le bal des archets. Voir cette symbiose, cette synchronisation parfaite, était comme revoir ses anciennes amours. Elle s’était donnée une seule fois à une femme, mais quel plaisir, quel délire ! Diane savait que le prix en serait exorbitant pour avoir transgressé cette limite du plaisir, mais au soir de leur première entrevue, quand elle regardait les marques de morsures et de griffures sur ses seins et son ventre, elle en était grisée. Carla lui avait dit maintes fois de faire attention, de se méfier d’elle, qu’elle lui prendrait tout, mais ce don qu’elle lui avait fait dépassait la souffrance qu’elle avait ressentie lorsqu’elle était partie.
Bien des années après, lorsqu’elle se couchait sur ses nouvelles amantes, elle repensait à elle, à ce qu’elle lui avait pris, et à ce qu’elle lui avait offert. Tant de grâce et de beauté ! Chacun de leurs ébats semblait une pause dans le temps, un instant irréel. Elle aimait sa voix et ses mots. Elle se sentait portée par cette femme qui la conduisait au-delà d’elle-même. Elle aimait sentir ses grandes mains la parcourir, la toucher, la palper, la modeler pour leur plaisir à toutes deux. Sans qu’elle ait eu un seul mot à dire, Carla avait immédiatement deviné son plaisir et elle s’était retrouvée la croupe levée, le visage dans les oreillers alors que son amante enfonçait ses doigts en elle, brutalement, avec une sauvagerie qui lui tirait des grognements de plaisir. De sa main libre elle caressait son dos, attrapait ses cheveux pour tirer son visage en arrière et lécher la commissure de ses lèvres, pour finir par mordre sa nuque. Leur souffle était court, Carla lui murmurait qu’elle était belle, qu’elle avait besoin de la voir jouir, et Mamie Loutre, alors si jeune, jouissait aussi fort qu’elle le pouvait, en serrant les dents pour ne pas hurler, tendant son corps vers cette femme à qui elle appartenait dans ces moments-là.
Oh oui, Mamie aurait aimé pouvoir se donner encore une fois à elle, là, tandis que Tybalt tuait Mercutio et que Roméo s’empressait de tuer Tybalt ! Diane n’avait pas eu besoin d’être tuée, elle s’était donné la mort plusieurs fois en étreignant toutes ces femmes après Carla, et elle était revenue à la vie avec Yvan.
Lorsque cette femme si unique l’avait quittée, lasse de ses mensonges stupides nés de la crainte de la perdre, elle avait retrouvé la vie en sentant Yvan se répandre en elle. C’était décidé, elle mourait pour une femme et renaissait pour un homme. Après Carla, Diane ne s’était plus jamais laissée touchée par une femme. C’était la prérogative d’Yvan de la faire jouir dans sa chair, c’était à lui qu’elle donnait ses yeux troubles et ses cris de jouissance. Mais elle continuait d’en arracher à ses amantes, les laissant vides une fois satisfaite. Il aurait aimé être là, assis à côté d’elle, vibrant comme sa Loutre de cette musique dans laquelle ils s’étaient si souvent unis.
Mamie Loutre avait cessé de chasser à un âge assez avancé, mais avant que cela devienne ridicule. Elle était restée une très belle femme, les vieux messieurs la regardaient avec gourmandise. Elle avait inspiré de la crainte aux femmes plus âgées, du désir parfois aussi, puis de l’admiration de la part des plus jeunes. Et du désir aussi, il fallait le reconnaître. La Loutre avait tiré sa révérence d’amante insatiable avant de connaître l’absence de désir. Mais bien avant qu’il ne reste d’Yvan que son piano.
Le silence à peine troublé par la lamentation du premier violon, elle avait la gorge serrée, l’esprit en feu. Ça y était, Mamie Loutre décrochait, événement habituel pour elle lorsque la musique la prenait. Qu’il était bon et aussi douloureux de se laisser bercer ainsi ! Elle lâchait la rampe mentale du souvenir clair, cette musique lui faisait perdre pied comme une amante divine et auditive. Oui, ils étaient tous là, ceux qu’elle avait aimés, qui l’avaient aimée, qui l’avaient baisée, bien ou mal. Oui, elle accordait un sourire au plus piètre de ses amants, à la plus lamentable de ses amantes. Elle leur parlait silencieusement : Tous les deux vous avez été minables, mais vous m’avez construite aussi… et Toi, oh, pendant combien de temps n’avais-tu pas reparu ? Tu étais obsédé par ta musculature mais tu jouissais en riant. À défaut d’être bon, tu étais touchant…
Le son montait, sa pression sanguine aussi, sa poitrine se soulevait en cadence… Finies les questions à son âge, elle souriait à son passé, à ses imperfections, à ses erreurs ; elle voyait défiler devant elle les visages de ceux qu’elle avait ravagés, elle s’en excusait silencieusement, elle aurait dû savoir qu’ils étaient trop fragiles pour elle et leur éviter d’être broyés dans sa quête du plaisir. Elle leur avait ouvert des portes vers une sensualité qu’ils ne pouvaient accepter, pardon, oh pardon, les violons sifflaient et ses deux amours entraient dans sa gare personnelle.
Les mains de Carla tenaient encore sa nuque, Yvan enfonçait ses reins de sa verge bandée pour elle. Ils étaient là, réunis, ils lui faisaient l’amour comme des déments, le feu courait dans ses vieilles veines, des paysages explosaient de couleurs dans sa tête. Partout où elle allait, ils étaient avec elle, le sable du Sahara glissait entre leurs corps enchevêtrés, quelle bouche dévorait sa langue ? Qui mordait son ventre et mettait le feu à sa chair ? L’humidité de l’Irlande, le sexe ouvert de Carla sur son visage ; la chaleur de l’Espagne, Yvan qui la tenait serrée contre lui en jouissant ; les îles grecques, l’affrontement du blanc des bâtisses et du bleu miroitant de la mer, cette odeur d’olivier et de thym, sa peau qui se déchirait, ce sang versé qui ravivait sa rage de plaisir. Le sommeil halluciné après tant de plaisir…
La chaleur était épouvantable, Diane suait à grosses gouttes. Oh, cette sueur qu’elle avait vue léchée par eux ! Ils étaient encore là, à l’imprégner de leur odeur, plaquée contre le mur, traversée par les mains de Carla et ses murmures si doux, Yvan embrassant ses lèvres encore une fois en prenant ses mains dans les siennes, et Mamie serrait ses mains sur les accoudoirs, elle voulait qu’ils soient encore réels, ces fantômes qui lui faisaient mal car ils s’éloignaient. Mais la musique reprenait sa complainte à l’amour perdu, détruit par l’égoïsme et la haine, restez, ne me laissez plus seule, sans eux elle ne savait plus aimer, elle était vide. Le visage enfantin d’Yvan au réveil lui souriait, le rire de Carla caressait ses tympans… Une larme perlait au coin de son œil, ses mains tremblaient, le bout de son nez frétillait de désir amoureux. Comme elle aurait voulu les toucher encore une fois, les aimer encore en se pressant contre eux !
La musique plus paisible à présent n’avait plus prise sur elle, c’était trop tard. Elle brûlait d’amour, enveloppée des derniers accords funèbres de l’oeuvre. Roméo et Juliette étaient morts, il ne restait que les larmes, les souvenirs qu’elle aurait voulus courageusement joyeux mais les notes lui rappelaient à quel point la vie était intolérable sans eux. Elle pria pour les revoir un instant, juste quelques secondes. Elle était venue à leur rencontre ce soir-là, pleine d’espoir. Son existence n’avait pas de sens sans eux. Son cœur qui battait si fort, et la musique qui donnait ses dernières notes, comme un amant reconnaissant donne ses dernières caresses… Elle ouvrit les yeux pour voir le chef d’orchestre saluer, elle sourit, voulut se lever pour applaudir.
Mais son Roméo et sa Juliette étaient enfin passés la prendre.