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n° 11818Fiche technique16481 caractères16481
Temps de lecture estimé : 10 mn
10/10/07
Résumé:  Une jeune femme peintre perd la vue, les couleurs ont disparu de son univers.
Critères:  frousses médical handicap nonéro mélo portrait
Auteur : Nicolas  (H entre 50 et 60, épicurien.)      Envoi mini-message
De l'importance de la couleur

Rousse. Aline est rousse. Pas le rouge acajou des grandes vaches salers, ni le rouge des carottes. Non. Un rouge particulier, plus lumineux encore que le blond vénitien. Différent cependant du roux Irlandais. Sa somptueuse chevelure longue et bouclée descend et bat le creux de ses reins à chacun de ses pas. Et ça lui va bien. La trentaine épanouie, un corps de cariatide, de longues jambes découvertes par une légère robe d’été, elle remonte le chemin qui du fond du jardin mène à la maison.


À sa gauche une grande pelouse, à sa droite les planches bien ordonnées du potager. Il a beau faire une chaleur écrasante en ce 15 août 2006 auvergnat, ce coin de la petite propriété est étonnement frais. Grâce à la couze Pavin qui coule en bordure du jardin quelques mètres plus bas. Aline en profite et flâne lentement, comme si rien ne l’obligeait à regagner la maison. Vue de celle-ci, elle participe à un tableau champêtre étonnant, le vert végétal qui l’entoure mettant en valeur sa chevelure colorée et sa carnation de porcelaine.


La maison est une vieille maison bourgeoise, ancienne propriété d’un marchand de vin avant que le phylloxéra vienne détruire les vignes locales. Il y a bien sûr un perron d’une quinzaine de marches. La façade, abritée sous un grand toit rouge, cache les quelques outrages du temps derrière un épais rideau de lierre et de glycine entremêlés. Aux fenêtres blanches, les volets blancs eux aussi tranchent sur la végétation. Maternelle et protectrice, c’est la première impression qu’elle dégage. En fait c’est ce qu’elle est.


Continuant son lent périple à travers le jardin, Aline revient vers la maison. Elle va regagner la pénombre fraîche du hall. Grimpant le perron, elle laisse sa main glisser sur la rampe en pierre de Volvic, la caresse, doucement, en éprouve chaque centimètre. Puis elle passe la grande porte de bois à double battant et se retrouve dans le hall. Déjà, la lumière est moins forte. Le grand portemanteau qui fait aussi office de porte-parapluie occupe la moitié du mur à droite, juste avant l’entrée du couloir. Aline ferme les yeux et pose sa main sur le meuble massif. S’aidant de ce contact elle avance dans le noir total. Elle se sent envahie par un froid intérieur qui la fait frissonner. Elle est dans le noir. Le noir, l’absence de couleur dans le spectre de la lumière. Le noir, la couleur qu’elle n’aime pas, celle dont elle ne se sert quasiment jamais dans ses peintures. Le noir que certains voudraient faire passer pour une couleur, alors qu’il ne représente pour elle que le néant. Le noir dont sont vêtues toutes les grand-mères du pays depuis qu’elles sont veuves, certaines depuis si longtemps. Le noir, la couleur de la mort.


Elle frissonne à nouveau et ouvre les yeux. Ses deux mains remontent sur son visage et le massent doucement, surtout autour des yeux. Elle a un petit soupir énervé. Puis d’un coup elle se redresse, tourne les talons et, le dos au couloir, se dirige vers l’escalier qui monte dans les étages. Au premier se trouvent les chambres et au second, son domaine. Son atelier et sa grande verrière tournée au midi où, même en hiver, le soleil ne manque jamais une occasion de venir se mirer.


Aline est entrée dans son atelier. Face à elle, sur le grand chevalet, un cadre tendu de toile blanche semble l’attendre. Légèrement sur le coté, un peu derrière la toile, un énorme bouquet de tournesols et de glaïeuls trône dans une jarre en grès vernissé. Une de celles que l’on utilisait dans le temps pour y conserver le lard salé. Le ventre rebondi, les poignées latérales suffisamment larges pour être empoignées par les lourdes mains calleuses des hommes. Dame ! C’est qu’une fois plein, ça pèse son poids. La terre, dans les tons brique trop cuite, luit légèrement sous les rayons du soleil. Le col, lui, est gris. Un gris ventre de souris, tendre et soyeux. Au pied de ce vase improvisé, son couvercle, posé contre lui, chatoie et reflète délicatement les couleurs du bouquet.


C’est la seconde fois depuis ce matin qu’Aline revient dans son atelier et qu’elle contemple son modèle. Car elle va le peindre, ce bouquet. Enfin elle va essayer. Ce n’est pas si compliqué que ça quand même ! Rien que des couleurs chaudes. Le jaune un peu orangé des tournesols, le rouge sang, le blanc éclatant, le jaune soleil des glaïeuls qui se mêlent au vert du feuillage. Mais voilà, elle n’arrive pas à s’asseoir sur son tabouret. Comme ce matin, sa vue se brouille, et elle sent deux larmes couler sur ses joues. Et s’il n’y en avait que deux, ce ne serait rien : son visage s’inonde petit à petit, deux traînées humides descendent vers sa mâchoire, se rejoignent sous sa lèvre et finissent par tomber de son menton sur son décolleté. Un énorme sanglot lui secoue la poitrine. Elle fait demi-tour et reprend l’escalier vers le premier étage. De là, elle va directement dans sa chambre, claque la porte derrière elle et se jette sur son lit. Seule, encore plus seule qu’il y a quelques minutes devant son chevalet, elle s’abandonne à son désespoir et pleure à chaudes larmes, en gémissant comme une petite fille abandonnée. L’après-midi passe sans qu’elle ressorte de sa chambre. Elle s’est endormie, le chagrin a eu raison d’elle.


Lorsqu’elle se réveille, la nuit est tombée. Elle se sent vidée, sans ressort, comme une de ces poupées de son que lui faisait sa grand-mère et qu’elle abandonnait dans le jardin au gré de ses jeux de petite fille. Le lendemain matin, elle les retrouvait au pied de son lit, assises sur le coffre à jouet, elle a mis longtemps à comprendre que Papinou, le grand-père, les ramassait en faisant un dernier tour dans le potager avant d’aller se coucher.


Elle se lève, ouvre son lit, défait sa robe et la pend dans la grosse armoire face au lit, enlève ses sous-vêtements et se glisse entre les draps de lin immaculés, frais et un peu rêches. Elle tire celui du dessus sous son menton, remontant du même coup l’édredon de plumes. Elle n’a allumé aucune lumière. Le noir. Elle est restée dans le noir…


Lorsque le jour se lève, filtrant autour des volets, elle est presque surprise de voir les rayons de lumière éclairer le ballet des grains de poussière. Dans un premier temps, elle ne bouge pas. Elle regarde le spectacle qui se déroule devant elle. Puis petit à petit, la nouvelle lui revient en mémoire. Il y a une semaine. Juste une semaine. Elle était à Clermont-Ferrand, au C.H.U. Face à elle, un médecin. Un Professeur de la fac de médecine voisine. Dans son bureau aux murs blanc bleuté. Juste un peu de bleu et beaucoup de blanc. Mais pour elle c’est gris pâle. Comme le ciel de Saint-Vincent juste après un de ces orages dont le mois d’août finissant a le secret. Le mobilier est gris, lui aussi. Fonctionnel. Pas beau, ni laid. Indifférent, insipide. Mais bon, les couleurs ne jurent pas, c’est déjà quelque chose.


Le médecin est dans sa blouse blanche, ouverte sur une chemise foncée. Blanc et gris foncé pour elle, encore une fois. Il ne dit rien. Visage fermé il lit un document et regarde de temps en temps une radiographie en la tenant face à lui à bout de bras. Puis il revient à sa feuille de papier. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Il ne sait pas par où commencer. À plusieurs reprises, il ouvre la bouche, va prononcer quelques mots, puis se ravise. En face, Aline a le regard fixé sur ces lèvres qui vont prononcer la sentence. Elle sait qu’il y a un problème, qu’il est probablement grave. Pour l’instant c’est encore vivable, enfin presque. Simplement elle ne perçoit plus les couleurs. Simplement. Tout pour elle est en dégradés de gris, en noir et en blanc. Au début, elle a cru à un coup de fatigue. Un médecin, un ophtalmo, un neurologue plus tard, elle sait que c’est plus grave. Il y a de fortes chances qu’elle perde la vue. Au mieux elle ne verra jamais plus la couleur de ses cheveux, ni celle des tournesols.


Il a fini par parler. Sa voix parvient à Aline comme à travers du coton. Mais elle comprend quand même. Tumeur, nerf optique, évolution rapide, pas grand-chose à faire… Le verdict l’assomme. Anesthésiée, elle attend la fin du discours, puis se lève, dit au revoir et sort de la pièce.


Avant de rentrer à Saint-Vincent, elle marche dans le centre de Clermont, vers la cathédrale. Dernière tentative pour se convaincre que tout va bien. Sous le soleil éclatant, la grande bâtisse construite en pierre de Volvic est grise. Plus ou moins sombre selon les ombres. Les maisons autour ont également la même couleur. Elle reconnaît bien ce tableau qu’elle a souvent regardé. Elle en a fait plusieurs toiles, données à des amis ou vendues lors de ses expositions. Si seulement tout pouvait être comme ça, que rien ne vienne lui rappeler sa maladie. Mais la ville est aussi cruelle que la campagne. Elle aussi a des couleurs. Aline lève les yeux vers les flèches de la cathédrale. Les tuiles romaines des toits voisins sont grises, le ciel est gris, rien n’est plus comme avant. Alors, submergée par une lourde vague de désespoir, elle retourne à sa voiture et reprend le chemin de chez elle.


Cela fait quinze jours qu’elle traîne, de sa chambre au jardin, du jardin à l’atelier, de l’atelier à sa chambre. Elle a revu son médecin. Il lui a prescrit des anxiolytiques. Elle suit consciencieusement son traitement, indifférente à tout ce qui l’entoure. Mourir, en finir avec cette situation. À part cela elle n’est plus capable de penser à quoi que ce soit. La boulangère s’arrête chaque jour face au grand portail et klaxonne. Les voisines sortent et viennent chercher la baguette ou le pain pour la journée. Aline attend patiemment que tout le monde soit parti pour passer la grille et faire son achat. Elle n’aime pas répondre au traditionnel :



Que dire ? Quand elle quitte la boulangère, elle jette un œil rapide à la boîte aux lettres. Depuis qu’elle a collé le petit papillon stop pub, c’est vite fait. Quelques factures et autres courriers administratifs. C’est tout, tout en noir et blanc, et bien loin de remplir la boîte. Pourtant ce matin une enveloppe retient son attention. Le sigle du C.H.U. en haut à gauche fait battre son cœur un peu plus vite. Mais c’est sûrement une facture ou une feuille de maladie. Dans la cuisine elle range le pain dans son sac de toile, s’assied à la table et, de la pointe de son Laguiole, ouvre l’enveloppe. Une lettre en sort lui demandant de prendre rendez vous au plus vite avec le Professeur au numéro indiqué plus haut. Intriguée, elle s’exécute. Le rendez-vous est fixé au surlendemain, mais au secrétariat personne ne peut lui dire ce qui motive ce courrier.


Deux mauvaises nuits, avec des cauchemars et, comble de l’ironie, ils sont en couleurs. La journée entre les deux nuits est encore plus mauvaise. D’abord il pleut, très fort. Le vent d’ouest, celui qui s’engouffre dans la vallée de la couze Pavin. En hiver, glacé d’avoir balayé les estives enneigées du côté de Super-Besse. En été, violent et mauvais comme une teigne de n’avoir rien trouvé pour jouer. Il pousse devant lui de gros nuages lourds, sombres, dont on ne voit que le ventre gonflé de pluie, tellement épais qu’on se croirait à la Toussaint. La couze roule gros au fond du jardin, une eau qu’Aline sait brunâtre, limoneuse, mais qu’elle ne voit que grise de sa fenêtre. Pourquoi sortir ? En plus, on ne peut même plus aller aux escargots, la période est passée. Alors elle ferme les lourds rideaux et se recouche. Elle passera la journée là, sans bouger, allongée dans son lit, draps remontés au menton, l’esprit vide.


À nouveau le cabinet de consultation. Face à elle ils sont deux, le Professeur et un autre homme. Ils regardent ensemble les radios, les scanners, les I.R.M. étalés sur le bureau. De temps en temps l’un montre quelque chose à l’autre, ils échangent quelques mots. Puis ils s’adressent à elle. Le nouveau venu est aussi un Professeur. Il vient de Lyon. Ils ont l’air de bien se connaître tous les deux. Ils se disent « tu ». Le nouveau explique. Opération possible, risquée, tumeur mal placée, juste à l’endroit ou les deux nerfs se croisent, elle appuie sur eux. Ça peut marcher, mais ça peut aussi rater. Si on ne fait rien, elle sera aveugle dans peu de temps. Si on opère, et si ça marche, elle retrouvera peut-être sa vue d’avant. Si ça rate elle sera aveugle aussi. Voilà.


Il faut décider. Elle doit décider. Seule. Elle doit comprendre que personne ne peut le faire pour elle. Alors, elle questionne. Non, cette opération n’a jamais été tentée dans cette configuration. Oui, la technique existe, elle a été testée sur des animaux et sur des malades décédés. Non, la technique n’est pas sans risque. Non, si ça rate, il n’y aura pas d’autre possibilité. Oui, si ça marche, elle sera guérie, ce type de tumeur ne métastase pas. Enfin on le pense, ils ne connaissent pas de cas. Non, ce ne sera pas douloureux après. Enfin pas trop. Comme une opération, quoi. Oui, la convalescence sera un peu longue. Elle devra rester dans le noir total pendant deux ou trois jours avant que l’on sache si oui ou non elle peut encore voir. Et puis probablement, si c’est oui, il faudra encore quelques jours dans la pénombre pour savoir pour les couleurs.


Elle a dit oui. Elle est entrée à l’hôpital. Elle été opérée. Elle ne souffre pas trop. Ses yeux sont cachés derrière un bandage noir. Elle a peur, ce matin. Dans une heure, elle va savoir. Elle verra peut être du gris, des ombres plus ou moins sombres, peut être rien, le néant, le noir. Les professeurs sont venus chaque jour. Ils sont raisonnablement optimistes, rien n’oblige à dire qu’elle a tout perdu. Rien de concret non plus qu’elle n’est pas aveugle.


Elle les entend, ils sont là, l’infirmière aussi. Une main défait le pansement. Un des Professeurs lui dit de fermer les yeux et demande à l’infirmière d’éteindre les lumières. Le dernier bandage est enlevé.



L’infirmière lui tient la main et lui parle doucement.



Puis au bout de quelques secondes elle sait. La blouse blanche, elle a vu une blouse blanche. Elle referme les yeux aussitôt. Puis les rouvre lentement. Elle en voit deux maintenant, deux blouses blanches, fantomatiques au pied de son lit. Comme des anges gardiens. Elle ne voit pas les visages mais une masse confuse et grise. Quelqu’un allume une petite lampe loin d’elle. Elle voit un peu mieux. Sauvée. Alors elle pleure doucement, sans sanglot, sans gémir.


Elle vient de revenir à Saint-Vincent. En ambulance. Elle porte des lunettes noires qui lui mangent la moitié du visage. Mais derrière, ses yeux voient à nouveau en couleur. Il faudra encore quelques jours pour que tout soit parfait. Elle revoit « ses Professeurs » dans une dizaine de jours.


Le lendemain matin elle monte dans son atelier. Les tournesols, les glaïeuls dans la jarre sont toujours là. Morts, depuis le temps, bien sûr. Alors elle se met au travail, change de toile et en prend deux plus petites. Elle les installe sur le chevalet côte à côte. Deux tableaux identiques prennent forme en même temps. Il y aura un tableau pour chaque Professeur. Au premier plan, le bouquet mort, gris terne avec des couleurs sales mais presque transparentes. Au second plan un feu d’artifice qui transperce le premier de ses couleurs vives. Elle peint ce qu’elle n’a pas vu, elle peint ce qu’elle aurait voulu voir quelques semaines auparavant. Les jaunes sont brillants, les rouges de feu, les oranges claquent dans le soleil de ce début de septembre.


La vie est revenue.