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n° 12444Fiche technique30694 caractères30694
Temps de lecture estimé : 17 mn
06/04/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Venez suivre une séance chez Apache, avec la sémillante Priscilla Taitanboith, vous ne serez pas déçu du voyage...
Critères:  sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message
PsycoLog

Imaginaire : seul mécanisme de fuite, d’évitement de l’aliénation environnementale, sociologique en particulier, utilisé aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le créateur artistique ou scientifique.


Henri Laborit – Éloge de la fuite


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Me mettre à l’aise, il en avait de bonnes ! Je me posai du bout des fesses dans le divan en simili cuir.



Autant pour me rassurer que pour me convaincre moi-même, je récapitulai, pour la énième fois, les trois bonnes raisons qui m’avaient conduit jusqu’ici :

A) Mon compte épargne-vie, loin d’être rondelet, ne me permettait pas de consulter un vrai praticien.

B) Mon existence avait viré en eau de boudin. J’avais beau touiller dans tous les sens, je sentais que la goutte de trop perlait déjà au robinet des emmerdes quotidiennes.

C) Cela faisait longtemps que j’étais privé de la bienfaisante homéostasie des gens sans histoires, tellement salutaire dans cette société où le malheur était la pire des impolitesses.


Je me concentrai à nouveau sur le moment présent. J’allais pas caler à peine le pied à l’étrier, non ? En selle, Anselme !



Sans s’offusquer, le bon docteur Freud, qui se tenait jusqu’à présent sur la chaise près de moi, se désagrégea en milliers de points colorés et tourbillonnants, promptement remplacés par l’hologramme qui m’avait accueilli à mon arrivée, celui de la célèbre Priscilla Taitanboith, véritable légende parmi les psys des siècles passés.


Tout ce cirque, même s’il m’amusait, ne m’abusait guère… Derrière cette poudre aux yeux technologique, censée fidéliser le chaland, il y avait toujours ce même bon vieux logiciel Apache (pour « Analyseur Psychologique Automatisé des Causalités Humaines Erronées »). Un vaste fatras de plusieurs milliards de lignes de (c) Prolog (TM), boosté par une classique interface sensorielle V. A. K. O. G., qui avait depuis longtemps remplacé les « vrais » psys.


La pub disait :


« Rien ne vaut un Apache, pour aller voir ce qui ne va pas sous votre scalp ! »


Et voilà pourquoi, moi, Anselme Estofiet, humain standard et normalement constitué, je me trouvais dans le gourbi de ce PsycoLog, prêt à demander à une machine sans réelle conscience de soigner mon conscient, et pourquoi pas mon âme. Fallait-il que je sois inconscient…


L’I. A., représentée sous les traits émoustillants de Priscilla Taitanboith, me proposa un traitement E. P. A. I. S., pour lequel il me faudrait débourser cent ducats de l’heure. À moins que je ne préférasse la méthode R. A. S. O. I. R., pour seulement quarante-neuf ducats quatre-vingt-quinze ?


Je lui demandai des précisions, un peu paumé entre tous ces acronymes bizarres, mais néanmoins plaisamment mnémotechniques.



Pas question de glandouiller tout ce temps dans cette turne, avec une pétasse sans aucune « épaisseur », me radotant ses ersatz de conseils psychologiques, probablement tirés d’une sélection de magazines pour ados. Mon problème, je l’avais maintenant, pas dans trois ans !



Puis elle s’empressa d’ajouter, baissant la voix de plusieurs décibels, ainsi que de quelques octaves, qu’il y avait toujours moyen de s’entendre, à condition de lui graisser le dessous de table… Sacrebleu, c’était bien assez cher comme ça ! Qu’elle reste donc pudiquement vêtue pour me débiter le cerveau en tranches !



Nom d’un pétard mouillé, voilà qu’elle essayait de me rouler dans la farine ! Je ne la laisserai pas faire, toute bien gaulée qu’elle était ! Je protestai avec véhémence, postillonnant ma colère comme par gros temps.



Devant mon embarras, face à cette première question concrète, Priscilla m’invita à commencer par me mettre à l’aise. Je m’allongeai donc sur le divan, adoptant une position fœtale crânement régressive. C’était plutôt approprié, pour quelqu’un qui en arrivait à placer sa confiance et ses espoirs de guérison entre les mains holographiques d’une machine parlante.



Me voyant rester sans réponse, elle essaya de me tendre une nouvelle perche.



J’étais soudain atteint au défaut de ma cuirasse, trop rapiécée après tant d’années d’escarmouches relationnelles perdues, et je laissai couler le flot de mes larmes, soigneusement tenues en réserve pour une grande occasion comme celle-ci.



Je me redressai vivement ; ma joue baignée de larmes se décolla avec un léger bruit de succion de la surface bombée du canapé, que je découvris soudain couvert des miasmes, certainement pathogènes, des clients précédents ! C’était décidé, j’allais exiger une ristourne !


En attendant, je cherchais des yeux de quoi me « moucharder » un peu… en vain. Ce n’était guère étonnant, les mouchards étaient bien planqués, comme à leur habitude !


Priscilla tenta de me réconforter d’un geste quasi maternel, faisant mine de me tapoter le dos. Bien entendu, sa « main » traversa ma colonne vertébrale, dans un bruissement électrostatique à vous hérisser le poil. Je m’assis alors piteusement face à elle, guettant dans son regard le signe d’encouragement qui m’inciterait à poursuivre. Peine perdue, sa pupille électronique était aussi inexpressive que celle d’une poupée « Barbante »… Je continuai néanmoins à me confier, car à cent ducats de l’heure, on n’a pas trop intérêt à traîner en route !



Je commençais soudain à me demander si Priscilla était réellement à l’écoute de mes problèmes… D’ailleurs, son hologramme présentait par endroits de petites perturbations électromagnétiques, à la façon d’un film enregistré sur un disque rayé.



Je ne comprenais rien à ce discours abscons, sauf que, pour une fois, c’était moi, le client privilégié. Mon importance relative, en tout cas supérieure à celle des autres, me procurait un sentiment fort agréable et rassurant. Le traitement commençait à agir, nom d’une pipe !


Cela dit, je ne la payais pas de mon bel argent pour qu’elle jacasse à l’infini sur les détails de sa tuyauterie interne. Je repartis donc sur le sujet de mes soucis au long cours, dont je n’avais, au mieux, qu’effleuré la surface !



Diantre ! Je comprenais encore moins son phrasé psycho-commercial que l’histoire des pétaflops de tout à l’heure ! Était-ce un moyen de m’embobiner, pour me vendre du vent, à longueur de séances ? Il n’en irait pas ainsi ; après tout, le client est roi… même si, parfois, c’est le roi des cons.



Étonnamment, je la vis blêmir. Je ne pensais pas qu’un PsycoLog pouvait ressentir une émotion ! Après tout, peut-être que l’appât du gain ne se limitait pas aux seuls êtres de chair…



Priscilla se renfrogna. Elle devait certainement avoir eu des clients plus grossiers que moi, mais son air contrit faisait néanmoins peine à voir. Elle n’avait qu’à être plus claire aussi !


Il est tellement plus facile de jargonner que de se mettre à la portée des autres, en leur parlant un langage simple et accessible… Les concepteurs de Priscilla étant de vrais psys, elle avait hérité de tous leurs travers ! La tendance à noyer le poisson sous une avalanche de mots ronflants était devenue, en quelque sorte, une caractéristique innée chez les PsycoLogs.


Je lui fis un sourire en coin, pour lui montrer que je ne lui tenais pas rigueur de ses errements.



Houlà ! Je lui fis les gros yeux… Elle partit alors dans un grand éclat de rire de gamine, contente de sa bonne blague. Décidément, chez Apache, ils avaient fait de sacrés progrès : bien qu’un peu lourdingues encore, leurs PsycoLogs étaient à présent dotés d’une aptitude certaine pour l’humour !



Elle me fit alors passer toute une batterie de tests de QE. J’étais sous un flux incessant de salves interrogatives, que j’alimentais tant bien que mal par mes affirmations, aussi honnêtes que je le pouvais. Les questions étaient à ce point tordues que seuls de vrais psys étaient capables d’en être les auteurs… Quant à mes réponses, elles devaient lui paraître bien affligeantes, vu sa mine de plus en plus dégoûtée.


Au bout de vingt bonnes minutes, Priscilla jeta l’éponge.



Elle bascula sa chaise holographique en arrière, joignit posément ses mains derrière sa nuque, et souffla un bon coup. Le simulacre près de moi ne respirait pas, bien sûr ; si elle avait fait ce geste, c’était juste pour mieux se préparer à cracher la purée. Pour mieux me préparer à la recevoir ?



Je restai muet de surprise, la bouche grande ouverte. Ce qu’elle venait de décrire, c’était tout moi ! Je pouvais pas faire un pas sans que ça ne dégénère en embrouilles…



Priscilla s’interrompit quelques secondes, comme pour réfléchir, elle qui d’habitude avait réponse à tout, instantanément… Une pensée me traversa l’esprit : il devait y avoir un moyen, mais quel en était le prix à payer ? Était-il si exorbitant qu’elle n’osait pas me le dire ?


Elle reprit enfin la parole, l’air gênée.



On nageait en plein délire, cette machine pensante avait perdu l’esprit ! Cependant, une sorte de fascination morbide me maintenait sous son emprise. Elle ne m’avait pas encore tout dit… En particulier, quels pouvaient être ces fameux « avantages » que je retirais de toutes les mésaventures qui me tombaient dessus ? Il fallait que je le sache…



Je la regardai, l’œil rond. Elle tentait de m’appâter, pour que je re-crédite mon compte chez Apache, ou quoi ?



On s’acheminait vers la fin de ma première séance. Et je ne voulais pas repartir chez moi avec cette espèce de sensation de dent creuse !



Deux mots, c’était peut-être trop juste… J’avais du mal à la suivre. Quel était le rapport entre un magicien et moi ? Voyant que j’étais un peu paumé, Priscilla entreprit de détailler un chouya.



Je me sentis tout à coup très mal à l’aise, tandis que cette idée, si étrange et si perturbante, pénétrait lentement dans le champ de ma compréhension…


Quelque part, tout au fond de moi, sous l’écoutille bien verrouillée du puits de ma conscience, il y avait un océan souterrain, resté jusque-là insoupçonné. Et, caché dans cet océan, vivait un grand requin blanc mangeur d’hommes, qui rôdait aux alentours, animé par une faim monstrueuse ! Aurais-je le courage de partir à la chasse au squale, dans ces eaux troubles et glacées, nu et sans les armes des faux-semblants ? Au bout du compte, ne valait-il pas mieux rester sur la rive, laissant tranquillement mon inconscient ruiner ma vie, pour tenter de me protéger ?


Je n’eus jamais l’occasion de trancher ce dilemme. La fin de la séance était arrivée. Avec un sourire, Priscilla m’invita à me lever du divan. Je m’approchais de son bureau, sortant mon alpha code pour lui régler le montant de la consultation, au moment exact où cela se produisit.


Brusquement, le simulacre se figea, en plein milieu d’une phrase. L’hologramme resta parfaitement statique – comme statufié – pendant presque trente secondes. Puis, d’un seul coup, il disparut… puis réapparut, dans une autre position, habillé différemment, un sourire commercial peint sur son visage de cire. Une voix off prononçait un message incompréhensible, avec une petite musique d’ambiance guillerette :



Elle sortit tout à coup de sa transe, ayant visiblement exécuté tout son cycle de redémarrage. Ses yeux d’un bleu profond, couleur océan, se posèrent sur moi avec une curiosité toute neuve. Elle se leva de son siège, comme pour m’accueillir.



C’est comme si je n’avais jamais existé, pour elle ! Qu’est-ce que j’étais censé faire, moi ? Appeler le service de dépannage, la hotline gratuite d’Apache ? Tout recommencer à zéro avec elle ? Quelle malchance !


Un doute me saisit, était-ce réellement de la malchance… ou bien de la chance ? La chance de m’en tirer à bon compte, une bonne raison de continuer à faire l’autruche.


Je fais partie de la grande famille des « fiottes ». Ça transpire par tous mes pores, c’est inscrit dans mon ADN, caché jusque dans mon nom. Aussi, je pris la fuite, sans un seul regard en arrière.