Il faisait froid, très froid malgré matelas, couvertures et coussins. L’ancienne galerie de la mine de la Fayolle était humide. Cela venait sans doute de la source qui coulait à proximité du calvaire, peut-être aussi de la profondeur, Olivier Desgrange ne savait plus. Il grelottait tout en dormant, le sommeil agité de cauchemars où se mêlaient Claire, le luthier et Marthe qui hurlait des malédictions. Une lampe tempête posée à ses côtés et quelques cierges plantés çà et là entre les blocs de pierres affaissées diffusaient une lumière jaune et ondulante qui donnait à son repaire de fortune une allure de chambre mortuaire.
C’est d’ailleurs la première pensée qui traversa Mariette, la femme de charge du château Desgrange, lorsqu’elle découvrit son jeune maître immobile et pâle sous trois épaisses couvertures.
- — On dirait presque un pharaon dans sa dernière demeure, murmura la vieille femme.
Inquiète de le voir grelotter, elle s’approcha de lui et s’agenouilla, malgré les paniers volumineux qui encombraient ses mains. L’entendant respirer avec régularité, elle poussa un soupir de soulagement : Marthe Rougier ne lui avait pas menti, le jeune homme était bien vivant et, malgré le froid, en parfaite santé. Émue, elle fixa son maître avec adoration. Malgré la violence capricieuse et arrogante dont il faisait usage avec elle, le rictus hautain lorsqu’il s’adressait à elle, la femme de charge l’aimait comme un fils. C’était elle qui lui avait appris à marcher, à parler, qui le consolait lorsqu’il était contrarié. Et même si, par la suite, elle avait dû le partager avec Lucie Desgrange et Marthe Rougier, elle se sentait toujours sa nourrice et devant veiller à son bien-être.
Le comte remua en grognant. Et, sans doute ressentant une présence près de lui, ouvrit les yeux.
- — Marthe ?
- — Non, Monsieur le Comte, ce n’est que moi, Marie Vialatte. Madame Rougier m’a envoyée vous porter des provisions et une mesure de bois pour faire un feu. Vous ne pouvez pas rester dans cette galerie sans un peu de chauffage.
- — C’est vrai, tu as raison. On gèle ici. Qu’attends-tu pour allumer ?
- — Ici cela ne prendrait pas, Monsieur. Il fait trop humide et vous suffoqueriez bientôt. Mais si vous… si vous voulez rester dans ces galeries, celle qui jouxte l’entrée se prêterait à un feu. Il y a un puits d’aération suffisamment large dans la première salle et son ouverture donne sur la forêt. La fumée ne se verra quasiment pas.
- — Alors allons-y. Guide-moi, je te suis.
La vieille femme se dirigea vers la sortie, obliqua à gauche peu avant d’atteindre la lumière du jour et amena Olivier Desgrange à une sorte de salle, sèche et saine, partiellement éclairée par un puits de jour carré. Moins lugubre, le lieu se prêtait à un séjour sinon agréable du moins plus confortable que celui choisi au début par le jeune sorcier.
Avec un sourire goguenard, perdu entre ironie et reconnaissance, Desgrange observait sa nourrice en train d’allumer les bûches du foyer improvisé constitué de grosses pierres de lave. Le visage au teint de pomme cuite par le soleil, les mains rugueuses des lessives et des épluchages et le bonnet écru et raide, enchâssant des mèches de cheveux gris fer, elle s’activait à donner à l’abri l’apparence d’une chambre. Elle eut tôt fait de lui arranger un lit confortable, de placer une caisse et un coussin pour servir de siège devant un bloc de pierre et d’accrocher çà et là plusieurs lanternes aux clous rouillés plantés à même la paroi. Elle sourit fièrement, les mains calées sur les hanches.
- — Vertuchou, Monsieur, si ce n’est pas mieux que votre affreuse cachette humide de tout à l’heure !
Le sorcier acquiesça d’un signe de tête et interrogea :
- — Comment connaissais-tu cet endroit ?
- — Mon mari a travaillé dans cette mine autrefois. Cette salle était celle où il prenait ses repas avec les autres mineurs.
- — Je vois. Connais-tu d’autres salles en dehors de celle-ci ?
- — Celles qui restent encore en état. Mais je ne m’y serais jamais risquée si vous n’aviez pas trouvé refuge là.
- — Pourquoi ?
- — C’est dangereux. La mine s’est effondrée par endroits et on ne sait jamais si, en s’y aventurant, on ne risque pas d’affaisser ce qui reste encore debout. Ici c’est un lieu sûr. Regardez toutes les poutres qui consolident la salle : aucun danger d’effondrement…
- — Tu as raison. Je vais m’installer ici dès à présent. Que m’as-tu apporté d’autres ?
- — De quoi vous restaurer, évidemment. J’ai pris à l’office un peu de tout ce que vous aimez. Saucisson, pâté de sanglier, quelques petits pains blancs de chez Nallet, du beurre…
- — Celui de la ferme Dupuy ?
- — Naturellement, c’est le meilleur. J’ai pris aussi un peu de fourme à Ambert, un peu de Saint-Nectaire et de Salers que vendent les Bresson. Je vous ai mis trois brioches et un pot de confiture de quetsches de chez moi. Et enfin, j’ai pris à la cave deux bouteilles de Chambertin 1929…
- — Tu aurais pu prendre une bouteille de Sauternes.
- — Avec Madame qui aime tant les vins blancs ? Impossible ! J’ai déjà dû me cacher de Germain pour vous apporter cette collation… alors passer trop de temps à choisir…
Le sorcier eut un rictus de mépris. La sournoiserie peureuse de sa nourrice l’avait toujours profondément agacé.
- — Je me contenterai donc de tes larcins. Je suppose que tu vas devoir remplacer promptement ce que tu as pris pour moi au risque d’alerter la cuisinière et le reste du château ? Voici quelques billets. Mais si jamais tu me trahis… je saurai m’en souvenir.
- — Pour ça, Monsieur, vous n’avez rien à craindre ! J’ai profité de la commande de madame Lucie à la cuisinière pour vous préparer le panier et puis… pour le vin… j’ai fait au mieux. Il reste encore quelques bouteilles de Saint-Estèphe 1923. Madame ne le sert que lors des dîners de famille. Je pourrai toujours vous en apporter par la suite.
- — Nous verrons cela en temps utile. Que se passe-t-il au village ?
- — Eh bien, la gendarmerie a fort à faire : entre votre disparition et celle de Marie La Tourette…
- — Quoi ? Cette vieille folle est morte ?
- — Paraît même qu’elle a été étranglée. Enfin… à ce qu’il se raconte.
- — Diable… ça doit être le grand chambardement à l’hospice.
- — Vous croyez pas si bien dire ! La maréchaussée a cherché des indices toute la matinée pour trouver le coupable. Et elle a interrogé tout le voisinage sans compter les pensionnaires et les religieuses. Sœur Marie-Ange qui veille sur l’étage des dames en était bouleversée ce matin au marché ! Elle se sent responsable…
- — Et ma mère ?
- — Elle a été convoquée par la gendarmerie demain. J’en étais bouleversée tellement elle était pâle… Comment pouvez-vous lui faire ça, Monsieur, alors qu’elle a tant pris soin de vous ? Et qui est l’homme qui a brûlé dans votre voiture ?
- — Que t’importe ? C’était un imbécile. Un imbécile qui se croyait intelligent et qui m’a été fort utile.
- — Mais tout de même…
- — Il suffit ! Garde tes sermons pour ceux qui les craignent. Tu n’es rien qu’un peu de poussière et je n’hésiterais pas à te ramener à cet état si jamais tu révélais ce que tu sais.
- — Dieu garde ! Je ne dirai rien, je vous le jure ! Mais votre mère…
- — Si ma mère veut un jour me revoir vivant, elle doit pour le moment me croire mort. C’est la nécessité qui m’oblige à lui mentir. Elle le comprendra en temps utile. Et maintenant, laisse-moi ! Le temps file et j’aimerais dîner rapidement avant d’entamer mon travail. D’ailleurs, Marthe a dû te demander de me porter ce qui m’est indispensable ici, non ?
La vieille servante avala sa salive en baissant la tête.
- — Je… je n’ai pas trouvé vos herbes de Saint-Jean, ni les vases d’offrandes. Madame a fermé votre chambre avant que j’aie pu les prendre avec moi.
- — Quoi ? Comment est-ce possible ?
- — Comprenez donc, Monsieur le Comte : elle était si bouleversée qu’elle s’est enfermée plus d’une heure après le coup de fil de la gendarmerie d’Ambert. Je n’ai pu prendre que votre livre avec le dessin de…
Le sorcier ne la laissa pas terminer. Il poussa un soupir de soulagement et c’est avec un large sourire qu’il interrompit la vieille dame :
- — Au moins tu n’as pas oublié l’essentiel. Donne !
Mariette se pencha vers son panier et sortit un petit carnet de toile grise qu’elle tendit au jeune homme. Celui-ci s’en empara avec avidité et l’ouvrit à la page marquée d’une marguerite séchée. Ému, il planta son regard dans le brun velouté de celui de Claire. Elle lui souriait doucement et lorsqu’il effleura du bout des doigts les contours de son visage, le papier eut un frémissement.
- — Ne te réjouis pas trop, ma belle ! murmura-t-il. Tu n’es que l’image de mon adorée. Elle seule connaîtra mes caresses.
Et par pure provocation, il baisa la bouche du portrait avant de refermer son grimoire. Mariette le contemplait, partagée entre effroi et écœurement. Le sorcier fixait sa vieille nourrice avec amusement :
- — Et quoi ? N’as-tu jamais vu deux fiancés se retrouver ?
- — Je ne…, bredouilla Mariette.
Mais Desgrange l’interrompit à nouveau :
- — Évidemment, tu ne comprends pas ce genre de chose ! D’ailleurs, qui comprend l’amour dans ce village, à part Marthe et moi ?
- — Mais comment pouvez-vous ?.. Cette jeune fille n’est pas pour vous !
- — Bien sûr que si, et c’est pour elle que je suis ici.
- — Pour elle ? Mais quelle mouche vous a piqué ? Vous ne l’aurez jamais, jamais ! Sa famille est maudite par le sort et puis, comme si ça ne suffisait pas à son malheur, elle est revenue en voiture chez elle cet après-midi avec le nouveau luthier. J’ai vu des hommes qui sont allés chez lui charger du linge, un matelas et les amener à la ferme tout à l’heure… Il va vivre avec elle, pour sûr !
- — Et quand bien même ? Il ne pourra pas la prendre… et c’est cela seul qui m’importe. Claire est à moi et à moi seul ! Personne d’autre que moi ne peut la posséder. Pas même ce libertin de pacotille.
- — Croyez-vous ? Il sait embobiner les femmes. Monsieur le curé pourrait vous en parler longuement. Et Mme Rougier aussi. Heureusement qu’elle était là pour mettre en garde les jeunes filles du patronage : enfin… plutôt leurs parents. Maintenant, tous les Savinois font attention à leurs enfants.
Le sorcier se mit à rire devant tant de naïveté.
- — C’est plutôt à leurs femmes que les Savinois devraient porter attention ! Ce gredin de luthier aime voler le bien des autres, il se fiche des vierges effarouchées. Si Claire ne m’appartenait pas, il ne s’y serait jamais intéressé : une fille de pendu aurait dû le décourager. Mais il a dû sentir qu’elle était la possession d’un homme puissant. Dès lors il n’a de cesse de vouloir me la prendre. Mais il ne pourra rien contre moi, et jamais Claire ne se donnera à lui. J’y veillerai personnellement… et tu m’y aideras, conclut-il avec un doigt vengeur pointé sur sa vieille nourrice.
- — Moi ? répondit Mariette tremblante. Mais… mais comment ? Je ne sais rien du tout de vos affaires et je ne veux pas m’en mêler.
Desgrange sourit méchamment et s’avança vers la vieille femme qui se mit à trembler au fur et à mesure de son discours :
- — Tu connais mon secret et ma vocation de sorcellerie, Mariette. C’est assez pour mourir ou pour me seconder et surveiller ma fiancée. Marthe t’a choisie pour me porter sa correspondance, donc tu lui dois d’être encore en vie en sachant ce que tu sais. À ce titre et pour nous plaire, tu devras me rapporter non seulement à manger et à boire chaque jour mais aussi tout ce qui touche aux faits et gestes de Claire Dupuy dès qu’elle sera sur Saint-Amant. Et si j’apprends que tu m’as caché quelque chose la concernant, tu mourras, aussi facilement et sournoisement que l’imbécile d’hier. Tu m’entends ?
Sa voix avait pris une résonance étrange, métallique tandis qu’il répétait cette dernière phrase.
Mariette avala sa salive sans répondre. L’enfant qu’elle avait élevé, choyé, la tuerait donc sans le moindre émoi ? Ce n’était pas possible ! Il était devenu fou ! Sans doute à cause de cette petite Dupuy. La vieille femme en était de plus en plus persuadée : la malédiction de ses parents, morts dans des circonstances plus qu’étranges, retombait sur tous ceux qui l’approchaient et ce n’était pas qu’une rumeur : elle en avait la preuve éclatante aujourd’hui.
- — Vous ne savez plus ce que vous dites, risqua-t-elle, d’une voix tremblée. Cette petite vous a tourné la tête !
- — Oui, Mariette ! Elle m’a rendu fou. Je suis fou. Fou de Claire depuis que je l’ai embrassée dans le verger de son père. Et je vais l’épouser très bientôt. Elle seule me donnera tout ce dont j’ai toujours rêvé : l’amour, le pouvoir absolu et un fils pour me succéder. J’invoquerai tous les sortilèges pour la soumettre à mon bon plaisir. Et au sien. Je sais tellement ce qui peut attiser la passion chez une femme, je sais tellement trouver et provoquer leur désir… Claire est comme la rose blanche de ses cheveux : prête à être effeuillée. Et je m’y emploierai dès ce soir. Dis-le à Marthe ! Tu es désormais notre commissionnaire.
- — Mme Rougier ne viendra pas vous voir ?
Olivier Desgrange haussa les épaules.
- — Es-tu définitivement idiote ? Ce serait trop dangereux, voyons ! Le village pourrait découvrir que je suis toujours vivant, et la gendarmerie orienterait ses soupçons sur nous pour les affaires qui l’occupent… Toi, ils ne te remarqueront pas : tu n’es qu’une domestique inculte et sans cervelle. Peu importe où tu vas et ce que tu fais.
La vieille nourrice sursauta à ce qualificatif. Un tel mépris la blessait autant que si le comte l’avait giflée publiquement. Aussi, pour tenter de lui faire peur sans pour autant le contrer directement, elle objecta :
- — Et si finalement, malgré tous vos soins, la petite Dupuy et son luthier se mariaient ?
- — Impossible. Mais avertis-nous de toute urgence si tu apprends que son luthier demande une publication de bans, ou dépose un contrat chez un notaire… Au besoin, nous pourrons faire pression sur le maire de Saint-Amant. Marthe n’aurait qu’à le menacer de révéler publiquement sa liaison avec ma mère pour l’enjoindre à ne pas célébrer ni valider une telle union. Et le curé s’inclinera. Ce pauvre Bernard Legrand n’osera pas en parler au maire d’Ambert… D’autant moins que ce collègue est un client particulièrement assidu de Marthe. S’il tentait quoi que ce soit, nous l’écraserions comme une mouche. Il le sait, aussi je doute qu’il prenne un risque quelconque dans une affaire aussi futile qu’un mariage. Il tient trop à sa place.
Mariette était abasourdie. Et de l’aplomb du jeune comte et de la machination qu’il avait ourdie. La cruauté dont il faisait preuve tant à son égard qu’envers les habitants et sa propre mère la faisait trembler et lui donnait la nausée. Oppressée par toutes ces révélations et les menaces dont elle venait de faire l’objet, elle porta les deux mains à son cœur qui battait à tout rompre. Il lui fallait sortir de cette galerie au plus vite, retrouver un peu d’air, ne pas s’effondrer. Son teint habituellement hâlé était devenu aussi pâle que la cire des chandelles qui brûlaient dans les lanternes de la galerie. Et le malaise qui s’emparait d’elle ne présageait rien de bon.
Elle prit rapidement congé de son maître, prétextant les ordres qu’elle devait prendre de la comtesse pour le souper. Dès qu’elle fut dehors, elle posa ses paniers, s’assit sur une souche et se mit à pleurer.
Comment une petite paysanne aussi insignifiante que Claire Dupuy avait-elle pu à ce point changer le jeune comte Desgrange ? Mariette n’en savait rien mais, à la brusque montée de haine qui l’emplit, elle préféra y voir ce que la rumeur et Marthe Rougier disait. Tout ce mal qui gangrenait son jeune maître venait de cette famille maudite, et sa dernière représentante, si ingénue et solitaire fut-elle en apparence, était aussi dangereuse que pouvait l’être sa sorcière de mère.
Aussi, à rebours de toute logique ou peut-être parce qu’elle ne voulait pas admettre les ravages de la magie noire sur la famille Desgrange, ravages qu’elle avait contribué à installer (c’était elle qui avait suggéré à la comtesse de faire soigner son fils par Marthe Rougier), Mariette se promit de servir fidèlement son maître, de l’informer de tout, quitte à mentir à Lucie Desgrange. Après tout, cette dernière n’avait-elle pas bradé son honneur de veuve et de femme respectable en ayant une liaison secrète et scandaleuse avec le maire du village ? Elle ne méritait donc que mépris et trahison.
Avant de tourner le dos au calvaire des Serves et de prendre le chemin du retour, la nourrice fixa méchamment la haie de lilas et de noyers qui bordait la ferme Dupuy, qu’elle apercevait au bout du chemin des Herbettes.
- — Si seulement tu avais pu partir et mourir avec ta mère, petite garce… jamais Olivier ne serait devenu fou ! jeta-t-elle, furieuse. Le diable seul sait ce dont il est capable à présent à cause de toi et de cet amour insensé ! Mais je te ferai payer tout le mépris où il me tient. N’aie aucun doute là-dessus !
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Un peu plus tard, Olivier Desgrange ouvrait son grimoire personnel à la page des envoûtements amoureux. Il souriait en contemplant le portrait de Claire placé sur le bloc de pierre qui lui servait de table tout en inventoriant les ingrédients dont il avait besoin.
- — J’irai tout à l’heure, à la nuit, prélever sur tes terres de l’argile rouge afin de te façonner un joli corps offert au plaisir… J’ai déjà mes quatre bougies noires pour célébrer le rituel, ton portrait, ta date de naissance et la rose qui ornait tes cheveux hier. La lune ne paraîtra point ce soir et j’ai trouvé le rituel parfait qui te rendra mienne… N’est-ce pas merveilleux ? Je vais quelque peu transformer quelques sonnets de l’Arétin : ainsi mon rituel n’en sera que plus efficace pour te soumettre.
Fébrilement, il saisit le grimoire en maroquin en maroquin rouge qu’il avait emprunté à Marthe. Puis, d’une écriture appliquée, il écrivit sur une page blanche trois strophes qu’il scandait au fur et à mesure qu’il trouvait l’inspiration :
Rituel de possession noire, St Amant, le 15 Juillet 1935
Que tous ceux à qui il déplaît, en foutant,
D’être troublés en si douce entreprise,
Me contemplent, homme à qui, pour ce faire, point ne pèse
D’enlever sa maîtresse pour foutre où bon lui semble.
Par magie me voici près de toi, soutenant ton désir
Et toi, suspendue par les jambes à mes flancs empressés,
Tu gémis plaintivement sous mon vit bien dressé
Que nulle autre caresse ne peut faire défaillir.
Éreintée que tu es par ma course effrénée,
À ce jeu délicieux où nos corps se complaisent
De ton âme chaque nuit je serai flibustier
Et mienne par ce sort, qu’enfin je te baise.
- — Voilà un charmant poème, ne trouves-tu pas ? Et un très bon prélude à nos amours, ma chérie… Si tout à l’heure j’obtiens quelques faveurs de toi après cet envoûtement, je crois que je pousserai le vice jusqu’à en copier un exemplaire accompagné d’un petit dessin très explicite que je déposerai en lieu sûr à l’attention de ton luthier… Il serait dommage qu’il ignore tes ébats nocturnes avec mon fantôme…
Et à cette seule idée, il se mit à rire à gorge déployée. Il imaginait tellement la fureur jalouse de l’homme découvrant l’infidélité de Claire qu’il en oubliait momentanément celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait appris que le luthier avait séduit la jeune fille.
- — Et dire qu’il ne pourra rien contre moi puisque je suis censé être mort ! Ah, ces parisiens ne sont vraiment pas des adversaires à la hauteur ! Le second s’est fait piéger sur une falaise ce matin et le premier que j’ai blessé sera trompé cette nuit même par celle qu’il aime… J’en viendrais presque à plaindre leur bêtise ! Mais quoi, en amour comme à la guerre, il faut bien un vainqueur, n’est-ce pas ? Et si ton luthier t’a manquée, moi, ma belle enfant, je te manquerai pas. Je te le jure, sous le sceau de la magie noire et sur ma propre vie.