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Temps de lecture estimé : 19 mn
15/05/08
Résumé:  La situation de Franck s'améliore nettement. Il a toutes les cartes en mains pour changer le cours des choses. Vraiment toutes ?
Critères:  fh couple collègues vacances sf -sf -couple
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Regrets & Cie...

Chapitre 04 / 05
Liberty

Résumé des épisodes 2 et 3 :


Je ne pouvais pas attendre les bras croisés ; les données du barrage allaient être archivées, hors d’atteinte. Dès le lundi soir, je tentai donc une audacieuse intrusion dans les locaux de la société. J’étais sur le point de repartir avec une copie complète sur ma clé USB quand je me fis surprendre par le vigile. Je n’eus que le temps de planquer la fameuse clé dans le tiroir du bureau de Karina avant de me faire embarquer au commissariat. Mon patron, bien que ne portant pas plainte contre moi, me convoqua dès le lendemain pour me passer un savon mémorable… en présence de Karina. Pressé de questions au sujet du mystérieux informateur m’ayant parlé de la faille du barrage, je choisis de donner la seule version qui me semblait audible, bien qu’accablante pour moi. Je m’accusai donc d’avoir tout inventé pour mieux séduire Karina. Je me retrouvai mis à pied pour un mois…


Hors de question de lui laisser croire que je n’étais qu’un odieux manipulateur. J’écrivis donc une lettre à Karina, détaillant tout ce qui m’était réellement arrivé, depuis ma première rencontre avec Franck 2034 jusqu’à l’entrevue dans le bureau du directeur. Le jour de ma revanche finit par arriver : ce samedi, je remportai la méga cagnotte grâce au tuyau de mon alter-ego du futur. Karina m’appela au téléphone ; elle me croyait enfin ! Nous nous retrouvâmes au petit bistrot où nous avions partagé un peu de complicité et quelques croissants une semaine en arrière. Elle me rendit la clé USB qu’elle avait trouvée dans le tiroir de son bureau. Quant à son billet de loto, elle refusa d’en bénéficier, le déchiquetant devant mes yeux ébahis ! Karina pensait que je ne trouverais pas la faille du barrage, quelque soit les efforts et les sommes que j’étais prêt à y investir…





J’invitai Karina à se joindre à moi pour le reste de la soirée, afin de fêter ce retour inespéré en veine par de folles ripailles et des libations débridées, comme on célébrerait le retour d’un printemps trop tardif après un hiver long et rigoureux. La miss se fit tout d’abord prier, puis, devant tant d’insistance, elle s’inclina finalement de bonne grâce, son visage de madone illuminé par un sourire complice.


Je m’enivrais avant tout des instants passés avec Karina, moments de pur bonheur qui me propulsaient à des années lumières des remugles sordides de la semaine calamiteuse que je venais de vivre. Je l’entraînai dans le plus grand restaurant de la ville, et malgré ses protestations faussement offusquées, je la haranguai jusqu’à ce qu’elle me promette de goûter à tous les plats lui faisant envie. Très vite, elle partagea ma bonne humeur retrouvée, laissant s’envoler le voile gris des instants de doute et de peine.


Nous riions toujours comme des adolescents en goguette quand je la fis entrer dans ma garçonnière. Il était assez tard ; Karina avait tout d’abord fait mine de repousser ma proposition avant de condescendre à se glisser quelques instants chez moi, avec la moue amusée de celle à qui on ne la fait pas. Sans que cela ne soit le moins du monde réfléchi, nous nous trouvâmes face à face et un peu essoufflés dans l’entrée de mon appartement, illuminé par le clair de lune.


Son expression mutine s’effaça pour laisser place à une soudaine gravité ; elle m’enlaça, hissant ses lèvres pulpeuses à la rencontre des miennes. Je lui rendis son baiser, avec une passion peut-être plus ardente qu’il ne l’aurait fallu. Cela ne sembla pas déranger la douce Karina, bien au contraire. Mes mains sur son corps se firent alors plus pressantes, plus précises aussi…


Je la guidai vers mon lit, que nous atteignîmes sans même briser notre étreinte passionnée. Elle était là, devant moi, n’attendant qu’un geste de ma part pour se livrer ; j’étais en plein rêve ! J’immisçais mes doigts sous chacune des bretelles de sa robe légère, que je fis glisser sur ses épaules. Karina, haletante, avait fermé les yeux ; ses lèvres entrouvertes appelaient d’autres baisers passionnés.


Sa robe tomba à ses pieds au moment précis où j’entreprenais de défaire son soutien-gorge de dentelle blanche. Avec mes lèvres, je pointillais un chemin de baisers entre le lobe de son oreille gauche et ses mamelons, tandis qu’elle laissait jouer ses doigts dans mes boucles brunes. La belle souhaitait que je m’enhardisse ; ses mains, pesèrent sur ma nuque, pour mieux plaquer ma tête contre ses seins, dont je tétais successivement les pointes érigées.


L’excitation croissante que nous partagions nous enveloppait dans une bulle de luxure. Karina se trémoussait de plus en plus fort sous mes rudes succions de vampire ; elle s’arc-boutait, cherchant avec fébrilité le contact de mon corps. J’entrepris de la délivrer de sa petite culotte, d’un geste aussi léger qu’une caresse. Piaffant d’impatience, elle finit elle-même d’ôter ce faible rempart de tissu, le faisant glisser sur ses chevilles.


N’y tenant plus, je la basculai sur mon lit. Ses longues cuisses fuselées se croisaient dans mon dos, m’emprisonnant contre elle. Je me propulsai entre ses cuisses accueillantes, me laissant sombrer en elle, pesant de tout mon poids pour la prendre avec violence. Cette nuit-là, je fis l’amour à Karina comme si ma vie en dépendait, comme si nous devions être arrachés l’un à l’autre dès le lendemain.


Tard le dimanche matin, nous refîmes une offrande au culte de la sensualité. Karina était aussi avide que moi de goûter à cette passion renaissante. Nous avions à présent tout notre temps et une seule envie : partager le bonheur d’être à nouveau ensemble. Le dimanche s’écoula comme un rêve éveillé.


Le lendemain, Karina reprit le chemin de sa table à dessin numérique. Quant à moi, ce sont mes obsessions qui reprirent le siège de mon esprit, comme une marée implacable encerclant un château de sable sur la grève : il fallait que j’empêche l’inéluctable de se produire ! J’avais à présent tous les éléments en main pour réaliser l’utopie de mon alter-ego : la volonté, les moyens financiers et – surtout – la matière première : les plans complets des soutènements du barrage.



oooOOOOOooo



Les semaines qui s’écoulèrent virent la confirmation de notre rapprochement croissant en une vibrante et sensuelle histoire d’amour. Karina finit par aménager chez moi ; nous commencions à nous projeter imperceptiblement dans le futur d’une relation construite.


Bien que contraint à l’inactivité professionnelle, je ne restais pas oisif pour autant. J’obtins assez vite une rencontre avec le service VIP de la célèbre régie nationale des jeux de hasard ; ils s’engagèrent à procéder dès que possible au versement de mon incroyable gain, tout en protégeant mon anonymat. Après avoir discuté de tous les détails de cette transaction avec leurs conseillers fiscaux, je décidai d’investir la majeure partie de ma fortune dans une sélection d’œuvres d’art (le meilleur moyen d’échapper au fisc, m’avaient-ils dit).


Le versement eut lieu quelques jours plus tard sur mon compte tout neuf, ouvert dans une banque de prestige où l’on ne reçoit les clients qu’en grande pompe (et non, comme dans mon établissement précédent, à coup de pompe dans le train…) Poussé par Karina et - je dois bien le reconnaître - par ma mauvaise conscience, je me résolus cependant à prélever une part généreuse au profit de plusieurs œuvres, caritatives celles-ci.


Un beau matin, un facteur facétieux et moustachu me remit une lettre recommandée, dûment estampillée avec le logo de ma boite. Je devinais quel en était l’objet avant même de l’ouvrir et c’est sans surprise que je parcourus le courrier de licenciement qui m’était destiné ; il me signifiait, avec une politesse exquise et toute bureaucratique, que je n’avais plus qu’à dégager le plancher, vu la faute lourde qui avait été retenue contre moi. Ils me faisaient grassement bénéficier d’un mois de préavis de licenciement, sans obligation toutefois de l’effectuer dans leurs locaux ; ça tombait très bien, je n’avais aucune envie d’y remettre les pieds ! Karina se proposa même de récupérer à ma place les maigres affaires qui traînaient dans mon bureau.


Paradoxalement, savoir que j’étais fichu à la porte me procurait un indéniable confort intellectuel. Je n’avais plus à assumer le choix de quitter volontairement mon travail pour me consacrer à mes nouveaux grands projets. Et puis, faire expertiser en douce les plans que j’avais subtilisés à mon ex-employeur ne me poserait ainsi aucun problème de conscience, bien au contraire !


Je me mis en quête d’un cabinet d’audit susceptible d’effectuer en toute discrétion ce travail d’expertise. Contrairement à ce que je m’étais imaginé, ce fut plutôt ardu d’en trouver un qui accepta de ne poser aucune question fâcheuse sur l’origine de mes documents ou sur mon identité. La perspective d’une large rétribution éveillait plus de soupçons sourcilleux qu’elle ne m’ouvrait de portes, c’était un comble ! Ce monde n’était donc pas si corrompu…


En réalité, tout alla très vite dès que je compris qu’il fallait d’abord m’attacher les services d’un avocat d’affaires bien introduit. Grâce à ce sésame, je pus bénéficier sans plus de tracasseries des services occultes et éminemment discrets d’une grosse compagnie d’ingénierie outre-manche.


Je leur fis remettre par mon « homme de loi » les fichiers détournés, en précisant que je souhaitais une analyse complète de l’ensemble du dispositif de soutènement, avec un point particulier sur le troisième contrefort. Deux équipes de cinq ingénieurs allaient travailler en parallèle pour ratisser les plans afin de ne louper aucune déficience. L’addition serait joliment salée, sans compter les honoraires de mon juriste de choc, mais je m’en fichais comme de ma première layette ! Je devais avoir leurs conclusions la semaine suivante, c’est tout ce qui importait.


Karina me trouva anxieux et presque colérique les jours qui suivirent. Je n’aurais jamais accepté de l’admettre, mais je ne pouvais m’empêcher de craindre qu’elle n’ait raison. Et si, comme elle me l’avait prédit, le cabinet d’audit ne trouvait rien de plus ?


En attendant que le doute soit levé, je préférais peaufiner la suite de mon plan. Une fois que l’on aurait mis le doigt sur cette maudite faille, je reprendrais contact avec mon ex-patron pour lui raconter toute l’histoire, en espérant qu’il veuille bien me recevoir ! C’était un professionnel rigoureux : une fois qu’il aurait la preuve formelle de ce que j’avançais, il n’hésiterait pas à informer nos commanditaires. Et il n’y aurait tout simplement pas de catastrophe de la Narbada. Jamais !


C’était le scénario idéal pour en terminer enfin avec cette rocambolesque aventure. Mais, malheureusement, la réalité n’a souvent que faire de nos prévisions…



oooOOOOOooo




Puis, s’adressant à moi :



Mes pulsations cardiaques triplèrent de fréquence à ces mots. Devaux faisait en général appeler son secrétariat quand il voulait me joindre. Ce qu’il avait à me dire devait donc être d’une importance stratégique.



Il y eut un silence embarrassé à l’autre bout de la ligne. Ce vieux charognard ménageait ses effets, et je n’aimais pas ça. Puis il livra le paquet, cash.



Je me retins de justesse de fracasser le combiné contre le mur. Karina vint entourer mes épaules de ses bras aimants. Elle n’avait pas besoin de me poser de questions, l’horrible déception se lisait sur mes traits décomposés. Sans faire de commentaire, elle m’étreignit ; je me laissais aller contre elle, soudain sans plus de forces qu’un enfant.


Je ne comprenais plus rien à rien. Les contacts que j’avais eu avec Franck 2034 étaient tout ce qu’il y a de plus réel, j’étais bien payé pour le savoir ; d’autre part, mon alter-ego avait clairement incriminé le contrefort trois que j’avais vu céder de mes propres yeux… Cette erreur qui persistait à échapper à toute analyse, ça me rendait fou !


Un sombre pressentiment m’indiquait que je ne devais plus m’attendre à d’autres coups de main de mon double… J’eus la vision morbide d’un corps pourrissant dans un linceul ; mon propre corps, lentement liquéfié quelque part dans le futur. Je chassai cette image dérangeante de mon esprit en me concentrant sur la tâche à accomplir. Dorénavant, pour solutionner ce puzzle démoniaque, il faudrait se passer de son aide.


Mais je pouvais heureusement compter sur le support indéfectible de Karina, l’unique personne à connaître mon secret. Elle essaya d’orienter mes réflexions hors des sentiers battus, en élaborant différentes théories. Bien que cela bouscula mes certitudes les plus ancrées, je l’écoutais avec attention ; un élan neuf pourrait peut-être me sortir de ce cul de sac !


Karina arpentait à grandes enjambées le champ des hypothèses envisageables, de la plus naïve à la plus torturée. L’une d’entre elles, assez loufoque au premier abord, retint pourtant mon attention : Et si Franck 2034 venait d’un monde parallèle, où la course des évènements avait été déroutée par une erreur s’étant glissée dans SON projet de barrage ? Dans ce cas, la faille ne concernerait que cette réalité alternative, ce qui pouvait expliquer notre incapacité flagrante à la débusquer dans notre propre dimension.


Plus j’y pensais, plus je trouvais plausible cette hypothèse. Ce n’était pas le cas de Karina. Ma blonde compagne jugea cette dernière théorie tout juste bonne à figurer dans un récit de S-F à deux sous.


Elle préférait revenir à quelque chose de plus terre à terre : selon elle, j’avais simplement bénéficié d’une chance insolente, tout en étant - en parallèle - victime d’une série d’hallucinations hyperréalistes. Je rejetais catégoriquement sa tentative d’explication ; non, je n’avais pas pété les plombs suite à l’abus de stress. Et je n’avais pas non plus décroché la timbale (une timbale à dix-sept millions d’euros tout de même) par un simple et heureux hasard ! La probabilité que se produise une telle conjonction d’événements frisait le néant absolu.


À mon avis, cela la rassurait de penser ainsi. En particulier, concernant le sujet sensible de l’annonce de mon décès pour le début des années 2030. Elle considérait cette « prédiction stupide » comme le travestissement évident de mes pensées morbides et angoissées. De plus, cette façon de voir était tellement pratique pour « normaliser » - et donc déculpabiliser - la manière dont j’avais ramassé tout ce fric…


Il fallait l’avoir vécu soi-même pour se rendre compte à quel point était intangible la réalité de cette rencontre avec mon double ; le souvenir que j’en gardais était trop vif et précis pour avoir été fabriqué de toute pièce – même par un « cerveau dérangé » aussi exceptionnel que le mien ! Cette expérience incommunicable était tout simplement réelle, je n’en démordais pas.


Cependant, chacune de nos tentatives d’explication aboutissaient à la même conclusion déprimante : en l’absence d’éléments nouveaux, nous n’avions aucun moyen d’agir ! Pire encore, on pouvait sérieusement se demander s’il y avait matière à faire quelque chose…



oooOOOOOooo



Je me sentais aussi utile qu’un porte-avion nucléaire privé de combustible. Suréquipé et doté d’une puissance de feu exceptionnelle, mais incapable de rejoindre le théâtre des opérations.


Pour fuir cet accablant sentiment d’impuissance, je me réfugiais dans des rêveries stériles, remâchant avec amertume ces péripéties qui n’aboutissaient à rien d’autre qu’au néant. Alors qu’il me semblait n’être plongé dans l’univers glauque de mes pensées que depuis quelques minutes, le plus souvent il s’était écoulé des heures…


Karina supportait de moins en moins de me voir déambuler ainsi, sans but, à la poursuite de chimères aussi informes qu’insaisissables. Un soir, elle en eut plus qu’assez de rentrer sa colère et de faire le dos rond : ce fut elle qui déclencha une explication, exigeant de savoir si je comptais scruter mon nombril ad vitam, en ne voyant rien d’autre dans l’univers. Cet orage brutal fut un véritable électrochoc. Un peu comme un seau d’eau qu’on vous balancerait à la figure ; le liquide glacé vous transperce d’abord de ses milles aiguilles de givre avant que le récipient de métal, le suivant de peu, ne vienne vous assommer avec un grand « Boïng ».


Cela me fit au moins prendre conscience d’une chose : ne plus se préoccuper des évènements extérieurs, sous prétexte que je n’avais plus de prise sur eux, risquait de m’amener à perdre ce qui comptait réellement pour moi. À l’occasion de cette crise ouverte, je fis le deuil de mes « grands projets » de ces dernières semaines. Plutôt que de tenter de « sauver le monde », j’allais déjà m’attacher à sauver notre histoire, avec l’aide de Karina…


Il me fallait un moteur pour repartir de l’avant, un projet à partager avec elle. Nous avions tous les deux le goût de l’aventure et l’envie de voyager ; je disposais des moyens financiers adéquats pour matérialiser ce rêve. Nous décidâmes alors de larguer les amarres, au sens premier du terme : après avoir trouvé le navire adéquat, nous voyagerions tout autour de la planète. Notre objectif principal était de découvrir le vaste monde en parcourant les sept mers. Le bénéfice secondaire était simple : être heureux et ensemble, dans un cadre toujours renouvelé. C’était en fait le plus important des buts que nous pouvions nous fixer !


Après des semaines d’hésitations et de visites diverses, nous avons fini par arrêter notre choix sur un magnifique Falcon de quatre-vingt six pieds. Ce yacht ultramoderne était très navigable, avantage primordial pour nous assurer une parfaite sécurité, même dans les pires conditions météo. En prime, le confort à bord soutenait la comparaison avec la suite présidentielle d’un hôtel de prestige, ce qui ne gâchait rien à l’affaire. Je me rendis vite compte que l’on s’accommodait très bien du luxe du Falcon, que j’avais pourtant jugé éhonté au premier regard. Karina et moi apprécions particulièrement notre grande cabine, dotée d’un lit gigantesque incitant à toutes sortes de débauches…


Ce navire présentait un avantage indéniable : nous étions assez de deux, Karina et moi, pour le manœuvrer ! Pas besoin de skipper à bord. Bien sûr, il ne serait pas question de traverser les océans - du moins, pas au début - mais il y avait déjà largement de quoi partir à l’aventure. Avant cela, je fis faire quelques aménagements ; le plus important fut l’ajout d’une seconde réserve de carburant, en plus de la cuve de huit milles litres, afin de doubler l’autonomie du yacht. Les deux moteurs, développant chacun mille cinq cents chevaux, pouvaient nous propulser à plus de vingt-cinq nœuds, mais pour tenir la distance il faudrait de quoi les nourrir…


Nous avions choisi de rebaptiser notre yacht « Liberty », au grand dam de la vieille dame à l’entrée du port de New-York. À la fin du premier semestre 2009, nous vivions à bord depuis plusieurs mois déjà, amarrés au port de Mandelieu. Karina avait pris un congé sabbatique illimité et nous nous étions mariés en toute discrétion dans l’arrière-pays. Cette vie était très agréable, mais nous avions soif de grand large et d’horizons nouveaux.


Dès que nous eûmes le bateau bien en main, nous nous sommes élancés « vers l’inconnu ». Façon de parler : nos premières étapes avaient été préparées avec soin. Après… on verrait ! Nous ne savions pas pour combien de temps on partait, peut-être un an, peut-être beaucoup plus. À vrai dire, on s’en foutait royalement.


Nous avons vécu une vie de rêve sur ce navire, sans nous soucier le moins du monde du temps qui passait. Liberty était un grain d’univers rien qu’à nous, bercé par les flots, libre comme l’air. Les premiers mois, nous avons entamé un tour de méditerranée, en débutant par la corse, puis la Sardaigne et enfin la Sicile. Nous avons ensuite longuement exploré les îles grecques, passant cet hiver doux et languissant dans de tous petits ports de plaisance, à la chaleur humaine extraordinaire.


Au début du printemps, l’appel de l’océan indien nous guida vers l’embouchure du canal de Suez, via chypre. La traversée fut moins difficile que prévu, bien qu’il nous fallut embarquer un navigateur local spécialisé pour franchir ce cap. Le type avait bien failli nous faire heurter une balise, tant son attention était distraite par le luxe à bord. Le profond décolleté de mon épouse n’était peut-être pas non plus étranger à cet incident. Du Karina tout craché ! Malgré cela, le canal fut franchi sans encombre, en une journée à peine.


Nous fîmes ensuite une escale à Djibouti, cité cosmopolite mais étouffante et sans charme, qui nous repoussa bien vite vers notre aventure océanienne. Après avoir longé un bon bout de temps la côte est de l’Afrique et exploré durant quelques semaines le Kenya, nous nous aventurâmes jusqu’aux Seychelles. Durant cette interminable traversée, je me félicitais d’avoir investi dans une seconde cuve à carburant !


Deux années passèrent avant que nous ne quittions les eaux majestueuses de cet archipel idyllique. Armé d’un optimisme sans borne, je décidai alors de rejoindre le moyen orient, en direction de Dubaï, pour y faire refaire le carénage du Liberty.


De sauts de puces en louvoiements, notre voyage - à priori à peine planifié - nous emmena à proximité des côtes indiennes aux environ du troisième trimestre 2013. Notre objectif était de faire tout le tour de l’Inde en nous arrêtant quelques temps au Sri Lanka, puis de poursuivre vers la Thaïlande et enfin la Malaisie. Avant de se lancer, le Liberty devait subir une révision, ce qui nécessita une longue escale dans le golfe de Khambhat, en mer d’Oman. La climatisation tomba ensuite en panne, nous bloquant quelques jours de plus dans la zone portuaire industrielle et sans charme de la ville de Surat.


Karina n’était pas dupe, elle avait bien compris que nous ne nous trouvions pas par hasard à quelques kilomètres à peine de l’embouchure de la Narbada. Et qui plus est, dans les premiers jours de septembre 2013. Au cours de nos longues discussions dans la moiteur étouffante du bord, elle sentit mes obsessions remonter à la surface. Prenant les devants, Karina me proposa alors de nous rendre au barrage. L’occasion était trop belle : elle allait pouvoir me confronter à la réalité banale du site afin d’éradiquer mes derniers doutes.


Le prétexte pour se rendre dans le coin était tout trouvé : faire un peu de tourisme en allant visiter la ville sainte d’Omkareshwar à proximité du gigantesque ouvrage. Voyant que Karina était bel et bien déterminée, je louai un 4x4 pour accomplir ce périple de quelques mille cinq cents kilomètres. Nous avions prévu de camper en route, ne sachant pas trop si nous trouverions de quoi nous héberger sur le trajet.


Cette expédition dans les terres nous changeait agréablement des longues journées de navigation, aussi nous prîmes tout notre temps pour visiter la majestueuse région de la Narbada, le long des courbes sinueuses du fleuve presque asséché.



oooOOOOOooo



Nous sommes finalement arrivés le seize septembre, en début d’après-midi, sur le versant nord des gorges de la Narbada. Je descendis le premier du Range Rover, m’approchant avec une certaine émotion du bord de la falaise. Avoir participé à la conception de ce géant de béton et d’acier ne m’empêchait pas d’être effaré par sa taille.


C’était censé être la première fois que je contemplais le barrage enfin terminé. Cependant, une pesante sensation de déjà vu m’obsédait. Tout était précisément comme dans mes souvenirs ! Des souvenirs forgés de toute pièce, selon Karina. En ce qui me concernait, la preuve du contraire s’étalait sous mes yeux…


Nous étions résolus à descendre au fond des gorges. Quelques kilomètres avant d’arriver sur les lieux, nous avions traversé un morne regroupement de maisons en torchis, pompeusement qualifié de « village » sur ma carte routière. Dans l’attroupement qui s’était formé autour du 4x4, j’avais réussi à dénicher un vieil hindou ayant l’air de comprendre l’anglais approximatif que je baragouinais.


Avec force gestes et harangues sibyllines, il avait tenté de m’indiquer le moyen d’accéder au lit du fleuve, depuis le bord des profondes gorges. Je ne saisissais pas un mot de son dialecte hindi guttural, mais ses gestes de menton en réponse à mes questions successives nous avaient apparemment mis sur la bonne voie.


Je repérai le chemin de chèvres à peine tracé qu’il nous avait indiqué, et après une périlleuse descente nous atteignîmes le lit du grand fleuve asservi. La sensation d’avoir déjà foulé ce sol était vertigineuse, provoquant en moi un malaise quasi physique. Comme si mon corps avait gardé en lui la mémoire du traumatisme vécu ici avec Franck 2034 et clamait sa désapprobation de revenir sur les lieux.


Karina, inquiète de me voir tourner au verdâtre, me demanda si j’allais bien. Je repoussai à grand peine cette angoisse nauséeuse, et réussis à afficher un pâle sourire qui n’abusait personne. Invoquant la vague excuse des dangers liés à un lâcher d’eau imprévu, je tentais de la dissuader de pousser plus loin. Peine perdue, la donzelle voulait se rendre au pied du troisième contrefort, celui-là même dont je lui avais tant rebattu les oreilles…


Après une bonne heure de zigzags entre les amas rocheux et les souches d’arbres, nous fûmes enfin au pied de l’immense bloc de béton, parfaitement semblable à ses congénères alignés à perte de vue. On ne voyait nulle trace d’érosion accélérée ou d’un quelconque signe de faiblesse. Le radier d’étanchéité présentait lui aussi toutes les apparences d’un travail parfaitement exécuté. Karina, apparemment satisfaite de son inspection, rompit le silence :



Juste au moment où elle terminait sa phrase, une vibration puissante ébranla les éboulis autour de nous, faisant rouler quelques pierres sur le sol. Je sautai en l’air, comme un pauvre diable venant de mettre le pied sur une ligne à haute tension.



J’étais tellement sur les nerfs que je n’arrivais même plus à maîtriser mes tremblements. Karina se mit en devoir de me rappeler que l’Inde était classée en bonne place parmi les pays les plus exposés aux catastrophes sismiques. Comme si je ne le savais pas déjà !



Je vérifiai l’état de mon pantalon ; avec la peur bleue que je venais d’éprouver, je ne jurais plus de rien. Mais non, mes nerfs n’avaient pas lâché à ce point. Ouf !


Je ne cogitai pas plus avant : une jolie blonde requérait d’urgence mon attention. J’avais l’impression qu’elle se trouvait soudain pourvue de trois paires de bras, comme la déesse Kali ; ce nouveau don d’ubiquité lui permettait d’explorer au mieux mon corps de ses mains.


Passant sans transition de Thanatos à Eros, je me déshabillai en même temps que Karina, utilisant mes vêtements pour nous confectionner un petit nid d’amour au pied du barrage. Je n’eus pas le temps de terminer qu’elle prenait déjà les choses en main, sans plus se préoccuper de se faire surprendre dans une position des plus compromettantes. Face à cette pécheresse parfaitement rompue à tous les jeux de l’amour, je passai très vite du rôle de victime consentante à celui de bourreau de son corps.



oooOOOOOooo



En fin d’après-midi, nous plantions la tente à un jet de pierre de notre imposant Range Rover. Tout en préparant un feu pour le soir, je regardais rougeoyer dans le couchant l’énorme paroi de béton, telle un golgotha maléfique.


Cette nuit-là, un cauchemar me tira brutalement de mon sommeil ; je me redressai en sueur, incapable de me rappeler avec précision de ce que je venais de rêver. La seule chose qui surnageait dans ce magma d’images était une vision de mort horriblement familière : la terrible muraille d’eau s’échappant du barrage éventré, qui fonçait sur moi à une vitesse supersonique.


Dans mon rêve, j’avais également entrevu le visage de Franck 2034. C’était la première fois que je le revoyais, depuis le fameux samedi où il m’avait prodigué ses conseils sur la meilleure façon d’investir quelques euros.


Il me hurlait quelque chose, mais ses paroles étaient noyées par le rugissement des nuées liquides jaillissant du tablier en pleine désintégration. Faisant abstraction des flots en furie, j’essayais de saisir quelques bribes de son avertissement à peine audible. Mon alter-ego prononçait le début d’un mot :



Au même moment, le mur liquide me heurta, m’éjectant de ce rêve avec la violence d’une déflagration de dynamite.


Hagard, je passai un long moment à me demander que faire. Finalement, Je décidai de ne pas réveiller Karina. Il était inutile de lui parler de ce stupide cauchemar, probablement issu de mes craintes récurrentes. Je peinais cependant à me rendormir, cherchant longtemps la symbolique de ce songe étrange, sans la trouver. À la place, ce fut un sommeil de plomb qui finit par m’engloutir.



A Suivre…