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Temps de lecture estimé : 21 mn
13/10/08
Résumé:  Se faire engager dans une entreprise et, dès le premier jour, avoir des mots avec son patron, n'est sûrement pas l'entrée en matière idéale.
Critères:  nonéro humour -humour
Auteur : Anne Grossbahn            Envoi mini-message

Série : Mon patron, cet abruti

Chapitre 01 / 07
Mon patron, cet abruti (1 / 7)

- 1 -




Lundi 8 septembre.




J’avale ma salive et prends une bonne inspiration. « Reste calme, Marielle ! » me dis-je en voyant mes phalanges blanchir sur le volant. Mais pour rester calme, encore faudrait-il l’être ! Ça fait déjà une heure pleine que je peste dans les embouteillages contre ma fichue habitude de partir à la bourre ; alors, voir ce mec descendre de sa berline germaine et s’approcher de moi, façon Bébel en plein cabotinage, ça me met les nerfs en pelote !



Et d’un seul coup, j’ouvre la portière et descends de ma vieille Renault, juste pour voir le type faire un bond en arrière pour éviter que la tôle crasseuse lui souille le pantalon.



Il ouvre la bouche pour répondre, mais je sais déjà ce qu’il va dire.



« Je sais que je suis dans mon tort, Glandu ! », ai-je envie de lui envoyer, mais je me mords la lèvre.



Mais c’est peine perdue. Il hausse les épaules et ricane :



« La petite, elle t’emmerde », me dis-je immédiatement.



Mon pare-chocs pend lamentablement d’un côté, bien dégommé par le crochet d’attelage équipant la voiture de l’autre. Pourquoi a-t-il un crochet d’attelage, ce bourgeois péteux autosuffisant ? Je l’imagine bien pratiquant le camping avec une caravane de sept mètres de long, rien que pour enquiquiner le prolétariat !

J’essaie de remettre le foutu morceau de plastique en place, mais il doit y avoir quelques attaches de bousillées.



Et, fier sans doute d’avoir prononcé un mot en italien, il me plante là, s’engouffre dans sa tire et démarre dans un crissement de pneus sous le regard d’une poignée de badauds. Plusieurs coups de klaxon attestent de l’impatience grandissante de la file de mes suiveurs immobilisés contre leur gré. La mort dans l’âme et en exhalant mon dix-septième soupir de la matinée, je me remets en route, encore un peu plus en retard.

La journée commence fort.



-oOo-



Après avoir cherché pendant cinq bonnes minutes une place de stationnement, j’arrive à pied devant le gros immeuble à deux étages dans lequel la société Darville Printing a installé ses quartiers. Loi de la Frustration Universelle : une place de parking se libère à ce moment-là à cinq mètres à peine de l’entrée du bâtiment.


Dans le hall d’entrée, je me racle la gorge, mais la brune de la réception reste obstinément plongée dans ses papiers. Je piétine bruyamment et mes doigts tambourinent sur la tablette où trône un écriteau « accueil ». Tu parles d’un accueil ! Alors que je me demande si la préposée n’est pas un peu sourdingue, elle lève vers moi deux yeux curieux, suivis de près par un menton interrogateur.


« Bon. Elle est pas aveugle, c’est déjà ça », me dis-je en lui tendant ma convocation.



Sans donner l’impression de m’avoir écoutée, elle lit rapidement les quelques phrases dactylographiées et hoche la tête en silence, puis me rend le feuillet.


« Elle est peut-être sourde et muette », ne puis-je m’empêcher de songer au moment où elle regarde sa montre en faisant la grimace, comme pour bien me rappeler à quel point je suis en retard.



Elle retourne à ses papiers, sans doute pour bien me faire comprendre qu’elle a du boulot, mais le téléphone sonne ; alors elle décroche tandis que je m’éloigne et je l’entends annoncer d’une voix chantante :



L’ascenseur stoppe au second, et j’arrive dans un petit hall carré. « Le couloir à gauche ? Quel couloir ? » Imaginant qu’il se planque sans doute derrière la porte coupe-feu, je fais trois pas et tends le bras, mais un des battants s’ouvre à la volée, me laissant juste le temps de m’immobiliser pour éviter la collision. Une main vient se plaquer en plein sur mon sein gauche, puis se retire comme si elle venait d’être piquée par un scorpion – que je ne suis pourtant pas – au moment où un tas de fardes et de papiers dégringolent et s’éparpillent sur le carrelage.



Le type est tout rouge autour de ses lunettes, et se baisse pour ramasser tout ce qu’il a laissé choir.



Il lève sur moi des yeux bleu pâle embrouillés de quelques mèches blondes.



Il gesticule pour m’indiquer plusieurs directions, derrière lui, laissant choir à nouveau ce qu’il vient juste de rassembler.



Il rit jaune en ramassant maladroitement son fourbi.




-oOo-




Je pivote et me trouve face à une femme aux cheveux mi-longs sombres et lisses, au teint mat et aux yeux en amande, de type eurasien, et que je reconnais instantanément, l’ayant déjà rencontrée lors des épreuves et de mon entretien d’embauche.



Je m’interromps, car un homme vient d’apparaître dans mon champ de vision. Il a tombé la veste, mais a toujours l’air aussi prétentieux. Je reste bouche ouverte, mâchoire pendante, espérant qu’il n’ait pas entendu ma dernière intervention.



Bon. S’il n’avait pas entendu, à présent il est fixé. Il braque sur moi un regard peu amène, et je fais un effort suprême pour ne pas tourner les talons et m’enfuir à toutes pompes. Commencer sa première journée de boulot dans une entreprise en tamponnant la voiture de son patron et en traitant celui-ci de chauffard n’est pas spécialement considéré comme une entrée en matière idéale.



Je ne trouve rien à répliquer, et en outre je dois être cramoisie jusqu’à la racine des cheveux ! Son regard me met mal à l’aise, alors qu’il me détaille de la tête aux pieds. Hubert Darville est un très bel homme, la quarantaine resplendissante, l’air aussi sûr de lui que je ne le suis pas de moi. Il s’adresse à la brune :



Mademoiselle Lang semble embarrassée.



Il me regarde.



Et, juste avant de s’éloigner d’un pas rapide, il me lance l’ultime banderille :



Nous restons quelques secondes silencieuses, la brune me dévisageant bizarrement. Je fais comme si je ne pigeais rien non plus à la situation, mais je vois bien que l’employée a des doutes. Je devrais recevoir des baffes à chaque fois que je loupe une occasion de me taire !



-oOo-



Mademoiselle Lang me fait visiter les locaux. Le second étage est occupé par le service administratif, comptabilité et gestion du personnel. On y trouve aussi les bureaux de la direction de l’entreprise, ainsi que le service « recherches et traductions », pour lequel je viens d’être embauchée. Une vaste pièce est occupée par la documentation.

L’étage directement inférieur est affecté aux équipes de maquettistes, rédacteurs et autres, chargés de la composition des textes et dessins à imprimer, des projets et travaux de mise en page.

Les machines d’impression et le magasin d’imprimerie occupent le rez-de-chaussée et le sous-sol.


La brune Eurasienne me présente rapidement une poignée de personnes employées à l’administration de l’entreprise, et dont j’oublie instantanément les noms et prénoms. J’espère qu’ils ne m’interrogeront pas là-dessus demain ! La sous-directrice, madame Demarche, s’est esquivée bien avant mon arrivée en pestant au sujet de mon retard. Serais-je déjà « grillée » ?

Je signe néanmoins mon contrat d’engagement d’un an avec période d’essai, tout en remarquant à quel point les employés me regardent bizarrement. Certains semblent presque épouvantés et, bien que discrètes, leurs interrogations muettes à l’adresse de la demoiselle que j’accompagne ne m’ont pas échappé. Aurais-je quelque chose d’incongru ? Un bouton sur le nez ? Un bas filé ? Un trou dans la jupe ?


Je profite de notre passage par les toilettes pour m’y enfermer quelques minutes et examiner ma mine et ma tenue vestimentaire, mais rien ne me semble incongru, pas même la naissance de mes seins, visible – mais sans provocation – dans l’échancrure de mon chemisier. Non, rien d’anormal selon moi… Ou alors il est temps que je prenne rendez-vous chez l’ophtalmo !

Je mets donc l’étonnement apparent des autres sur le compte du courroux de madame Demarche quant à mon retard. Elle n’apprécie probablement pas qu’on lui pose des lapins !



Elle sourit :



Je hoche la tête, tout en me disant que ça va être dur de me débarrasser de ma fichue tendance à partir systématiquement à la bourre !


Poursuivant la visite, Cheryl Lang m’introduit dans un espace de type paysager, aux bureaux séparés par des armoires mi-hautes. Les tables sont encombrées, il y a des ordinateurs partout, des imprimantes, scanners et autres machines de l’ère du computer.



Une tête apparaît par-dessus une armoire : crâne rasé, visage souriant, avec des yeux sombres, mais aussi le teint pâle de ceux qui passent l’essentiel de leur vie à l’intérieur.



Le type contourne les armoires et me tend une pogne large et ferme.



En même temps, il me regarde un peu bizarrement, avec un très furtif froncement de sourcils.



Il rit et fait un geste de la main, comme pour chasser une mouche importune.



Cheryl Lang intervient :



Pour toute réponse, l’autre se contente de ricaner et tourne les talons en m’invitant à la suivre. Elle m’installe à une table et m’explique un peu l’organisation de la boîte, la topographie des lieux et ce qu’on attend de moi. Darville Printing était à la base un petit imprimeur, qui s’est peu à peu spécialisé dans l’impression de modes d’emploi.



Elle semble convaincue de ce qu’elle dit, alors, de prime abord, je lui fais confiance. Je vais bosser dans une maison sérieuse. Et je ne peux pas me permettre de faire des conneries et d’arriver en retard.

Cheryl me tend un badge magnétique qui me donne accès à divers locaux.



Elle ricane et annonce, à voix haute :



Elle se lève.



Et nous revoilà dans le couloir. Nous arrivons rapidement devant la porte marquée « documentation », et pourvue d’une serrure à commande électronique.



Je sors mon bout de plastique et l’introduis dans la fente, déclenchant un bourdonnement et un léger cliquetis.

Alors que je tends la main pour pousser le battant, celui-ci se dérobe soudainement et mes doigts atterrissent sur la poitrine du blond à lunettes rencontré plus tôt.



Il me regarde en bafouillant et se baisse pour ramasser ce qu’il a laissé choir.



Le type s’est relevé et me tend maladroitement la main en essayant de ne rien lâcher de l’autre, pendant que la brune fait les présentations.



Il rattrape miraculeusement un de ses bouquins au moment où nous nous croisons dans l’entrée du local de documentation, puis la porte se referme derrière nous.



L’eurasienne éclate de rire.



Puis, devant ma mine sceptique :



La documentation est un grand local équipé de tout un fourbi de rayonnages chargés à craquer, et dans lequel il ne doit pas être évident de voir clair sans quelque expérience. Il existe des répertoires, des fiches classées dans une armoire à tiroirs, mais leur mise à jour laisse à désirer, m’explique Cheryl. J’aurai sans doute besoin de la compétence de François !

Je pense à nouveau aux mines presque effarées des quelques personnes qui m’ont été rapidement présentées, à l’accueil glacial du boss, au froncement de sourcils d’Axel… et persiste à me répéter que quelque chose ne tourne pas rond. Cheryl mise à part, aucun de mes nouveaux collègues ne m’a regardée normalement !

Alors que ma compagne se lance dans quelques explications, la lumière des tubes fluorescents s’éteint brutalement, nous laissant dans l’obscurité totale de cette pièce dépourvue de fenêtres !



Mais aucune réponse ne nous parvient. Une lumière jaunâtre, issue des ampoules de l’éclairage de secours, se répand péniblement entre les rayonnages.



Je me retrouve bientôt avec elle dans le couloir encore éclairé par la lumière du jour dispensée au travers des fenêtres, en ce beau mardi de septembre.



Nous regagnons notre bureau. Derrière ses armoires, Axel maugrée contre la panne qui lui a valu une extinction intempestive de son computer.




-oOo-



Mardi 9 septembre (Première partie).



L’incident se produit ce matin-là. J’ai pourtant fait l’effort d’arriver à l’heure au bureau, bien que je me sois quand même levée à la dernière minute. J’entre dans le bâtiment à huit heures cinquante-sept, lance un rapide « bonjour » à Chantal, la brune de la réception, atteins l’ascenseur et tends la main pour empêcher les portes de se refermer.

Dans la cabine, j’appuie sur le bouton marqué du chiffre deux, mais l’engin stoppe au premier, juste pour laisser passer une grande dame aux cheveux roux, en tailleur bleu marine, et que je salue de mon plus aimable bonjour. Elle répond d’un signe de tête et s’installe le plus loin possible de moi – un mètre à tout casser – comme si je puais du bec. Je ne la regarde déjà plus, car un homme est entré aussitôt à sa suite, mais lorsqu’il me voit son visage se fige, et je le devine prêt à faire demi-tour.



Il grogne quelque chose en réponse, sans me regarder, mais je vois que le rouge lui est monté au front et qu’il semble mal à l’aise. Je devine les yeux de la rouquine, qui passent de lui à moi, et sens l’ascenseur adopter une ambiance polaire, mais je n’ose les observer ni l’un ni l’autre et finis par me tourner vers le miroir et rajuster une mèche de mes cheveux blond doré pour tenter de me donner une contenance.


La cabine s’arrête et la loupiote s’éteint. Comme aucun des deux autres ne fait mine de remuer, je dis « pardon » et passe devant pour sortir. Veulent-ils aller aux archives ? Redescendre ?

Je me dirige vers la porte coupe-feu et, méfiante, m’en approche prudemment, redoutant l’irruption soudaine d’un spoutnik blond à lunettes nommé François. Rien ne se produit, mais au moment où je franchis le battant et le relâche derrière moi, j’entends une voix de femme résonner dans le petit hall :



Surprise, je marque un léger temps d’arrêt. J’entends l’homme qui marmonne quelque chose, puis, plus distinctement, la femme dire :



Si j’avais encore des doutes sur la nature de « ça », les voilà dissipés. Je file en vitesse dans le couloir avant que le boss et la rouquine n’ouvrent la porte coupe-feu, tourne l’angle, dépasse la documentation et m’engouffre dans mon bureau où je retrouve Cheryl buvant un café en bavardant avec Axel. À mon entrée, leur conversation s’arrête et, bien qu’ils répondent à mon bonjour, je suis certaine, à voir leur air embarrassé, qu’ils parlaient de moi quelques secondes auparavant. Qu’ai-je donc qui les préoccupe à ce point ?


Je sursaute quand François émerge de dessous un bureau pour y déposer les papiers récupérés par terre. A-t-il toujours l’air aussi ridicule ? Comme je ne trouve rien de mieux à faire, je me mets au boulot sur les documents que j’ai attaqués la veille, et pendant que François s’agite, Axel disparaît derrière son mur d’armoires. Cheryl vient s’asseoir près de moi et s’intéresse à la progression de mon travail.



Une parole aimable. C’est toujours ça de pris.

Une sonnerie, et Cheryl décroche son téléphone. Elle parle peu, juste quelques « oui » et elle termine par :



La mine sombre, elle raccroche et quitte le bureau. J’ai du mal à respirer. D’habitude, c’est un signe avant-coureur de l’imminence d’emmerdements, mais ce matin je n’en suis pas absolument certaine parce que dans ma hâte de partir à temps pour arriver à l’heure, j’ai mis un soutien-gorge de Pauline, ma sœur avec qui je partage un appartement, plutôt qu’un des miens. J’aurais dû m’en apercevoir de suite aux difficultés rencontrées pour le fermer, mais sur le moment j’ai cru que c’était de la maladresse parce que j’étais encore dans les brumes du sommeil. Ensuite, j’étais habillée et c’était trop tard ! « Toute une journée dans un soutif de Poppy, c’est du masochisme ! » me dis-je.


N’empêche que mes difficultés respiratoires m’inquiètent. Une petite voix sadique me souffle à l’oreille que la dame du téléphone est celle à qui j’ai posé un lapin la veille, et qu’un retour de flammes est à craindre si Cheryl ne parvient pas à éteindre l’incendie. Je me plonge dans mes papelards tout en entendant François qui farfouille quelque part à quatre pattes et Alex qui pianote sur le clavier de son ordinateur. Que m’arrive-t-il, bon sang ? La transpiration commence à coller ma robe à mon dos, et je regrette de n’en avoir pas choisi une plus légère, tant il fait chaud dans les bureaux. Et ce fichu soutif qui me scie la peau !


Quand Cheryl revient, je nage dans une sorte de brouillard. Elle s’approche de moi et doit prononcer à deux reprises la même phrase me priant de me présenter dans le bureau de madame Demarche, dernière porte au fond à droite, avant que je me décide à lever les fesses de mon siège. Je remarque les couleurs sur le visage de Cheryl, et ses yeux brillants attestant de son degré émotionnel. Elle me prend le haut du bras et grimace un sourire :




-oOo-



D’emblée, madame Demarche m’annonce chaleureusement la couleur :



Émue par cet accueil enthousiaste, je ne sais que répondre alors je garde le silence, mais je sens la sueur m’inonder un peu partout. Mon interlocutrice, bien qu’assise derrière son bureau, m’en impose plus qu’il ne faudrait. Elle ne doit pourtant pas être particulièrement grande, mais sa maigreur, son teint pâle, son nez à piquer les gaufrettes et ses petits yeux fureteurs postés en observation derrière des lunettes assorties d’une chaînette dorée me filent les jetons. Elle doit avoir la quarantaine bien sonnée, et l’air pas commode du tout ! Je l’entends qui poursuit son monologue, d’une voix neutre mais bien timbrée :



« Trop aimable de leur part », me dis-je.



« Bien entendu, vieille pie ! » pensé-je en hochant la tête et en me mordant la langue pour l’empêcher de s’agiter, car j’ai compris immédiatement que le vœu le plus cher de la sous-directrice doit être de mettre rapidement un terme anticipé à ce contrat qu’ils ont eu l’étourderie de m’offrir.



Je me lève et respire profondément pour contenir mon envie de lui jeter à la figure la première page de mon répertoire d’insultes et gros mots, et c’est à ce moment qu’une des bretelles du soutien-gorge décide de me trahir ! Qu’est-ce qui m’a pris de respirer si fort ?


Je pivote en vitesse et regagne le couloir en espérant que la Demarche n’a rien remarqué ! Je fonce vers les toilettes et prends note de l’étendue des dégâts en me regardant dans le miroir du lavabo : j’ai l’air d’être issue en droite ligne du Muppet Show ! Je suis en nage, le feu aux joues et les tifs en bataille. Le sein gauche de mon reflet a repris son emplacement normal, trois centimètres plus bas que l’autre. Non que ma poitrine pende spécialement quand elle est livrée à elle-même, mais le soutif de Poppy, trop petit pour moi, pousse vers le haut le sein qu’il emprisonne encore !


Je m’enferme dans un des deux w.-c., et, après avoir constaté l’état irréparable du sous-vêtement bousillé, je décide de m’en débarrasser. Je rajuste ma tenue, non sans une certaine appréhension, après quoi je quitte la cabine et m’examine à nouveau devant le miroir. Alors que je me reprochais, un peu plus tôt, de n’avoir pas choisi une robe plus légère, cette fois je m’en félicite : à condition de ne pas participer à une tarentelle endiablée, l’absence de soutien-gorge devrait passer inaperçue. Ouf ! Je me sens moins l’âme d’une parachutiste sans ces élastiques qui me serrent, et j’espère que pour ce soir les marques sur ma peau auront disparu !


Je tamponne mon visage et mes aisselles à l’aide de serviettes d’essuyage pour en éponger la sueur. Que n’ai-je emporté mon sac à main ? Tant pis ! Pas de retouche au maquillage ni de petit coup de déodorant ! Des doigts, je recoiffe mes mèches blondes, puis récupère le soutien-gorge que j’avais posé sur le bord du lavabo, me demandant qu’en faire. Ah ! Si j’avais emmené mon sac !


Au moment où me vient l’idée de fourrer les restes du soutif dans la poubelle sous un tas de serviettes à main, la porte s’ouvre et la grande rouquine en tailleur marine fait son entrée dans les toilettes. J’ai pivoté pour lui faire face, mains dans le dos et fesses appuyées au lavabo, et je lui adresse un sourire innocent en espérant qu’elle n’ait pas aperçu ce que je tente de dissimuler derrière moi. Elle me jette vainement un regard destiné à me pulvériser dans le cosmos, puis s’enferme dans un w.-c. en claquant la porte. Plus le temps de chipoter ! Le soutif roulé en boule et serré dans le creux de la main, je regagne le couloir et… n’échappe pas à la collision avec le spoutnik de service, qui laisse choir le carton bourré de bouquins et de papiers qu’il transportait vers l’espace documentation !



D’autorité, je ramasse les livres et les fourre dans le carton, une grande boîte ayant jadis contenu des couche-culottes. Obéissant à une impulsion aussi soudaine que saugrenue, je profite de l’occasion pour glisser discrètement par-dessous les restes du soutien-gorge. François empile également des papiers et reprend sa caisse.



Il me sourit, secoue la tête et s’éloigne. Je regagne le bureau en m’interrogeant sur la tête que fera François en découvrant mon « cadeau », et je me demande si je n’aurais finalement pas mieux fait d’abandonner l’objet dans la poubelle des toilettes ! Était-il donc si urgent de m’en défaire ? J’ai la désagréable impression d’avoir commis une connerie, mais c’est dans la tendance de la journée, alors je m’efforce de me concentrer au maximum sur ce que je vais dire et faire, histoire de mettre un frein à la désastreuse accumulation.



Je remarque son air plus détendu que précédemment. Elle est assise à son bureau, juste en face du mien.



La question m’embarrasse. Madame Demarche s’est montrée désagréable, mais peut-être est-ce son habitude.



J’hésite. Je n’arrive pas à me départir de ma méfiance.



Ma question semble la surprendre.



Je ne sais pas pourquoi j’ai osé dire ça, mais Cheryl se lève tout à coup, vient près de moi, se penche et s’accoude à ma table de travail.



Elle est si proche que je sens son discret parfum, malgré l’odeur de transpiration que je trimbale !



Je discerne dans son regard une étincelle de triomphe, juste avant qu’elle regagne sa place. Décidément, trop de choses échappent à mon entendement ! Nous ne disons plus rien et je me plonge dans mes papiers. L’ouverture de la C.E.E. aux anciens pays du Bloc de l’Est rend nécessaire le recours aux traductions en langues slaves. Mes études auront donc servi à quelque chose.


Quand François revient dans le bureau, une demi-heure plus tard, je lève à peine les yeux vers lui, ce qui fait que je ne suis pas sûre qu’il me regarde bizarrement. Ce n’est peut-être qu’une impression, tant je commence à avoir l’habitude d’être regardée comme ça ; mais avec lui, au moins, j’aurais une petite idée du pourquoi !