n° 12972 | Fiche technique | 52865 caractères | 52865 8973 Temps de lecture estimé : 36 mn |
31/10/08 |
Résumé: Le Road Trip sanglant d'un croque-mort, entre Memphis et Salem. | ||||
Critères: #humour #drame #nonérotique #roadmovie #policier #fantastique vengeance | ||||
Auteur : Hidden Side |
Klaus n’avait aucun respect pour ses semblables. Pas plus qu’il n’accordait de valeur à une vie humaine. Cet homme de quarante-huit ans ne se cherchait pas de circonstances atténuantes, il n’était pas de ceux qui ont besoin de justifier leurs actes. Il tuait. Un point c’est tout. Pour le plaisir, ou bien sur contrat. Si ça pouvait lui rapporter du pognon, tant mieux. Mais c’était loin d’être sa motivation principale.
Il n’avait pas de problèmes particuliers avec les femmes. Pour Klaus, c’était des cibles comme les autres. Il suffisait de se concentrer un peu plus sur la technique, la « perfection » du geste meurtrier… Le plaisir était moins grand, mais en général ça payait mieux. Un mal pour un bien.
Klaus avait cependant une limite : il ne tuait que de parfaits inconnus. C’était sa seule éthique professionnelle. Enfin, si l’on peut dire, car bien qu’il vécut de la mort de son prochain, dessouder les gens n’était pas exactement son métier. Tout au plus une activité secondaire ; un job d’appoint, en quelque sorte. Pour arrondir les fins de mois. Et passer du bon temps.
Comme tous les tueurs, il recherchait l’excitation facile, le shoot d’adrénaline.
Au départ, ça avait été plutôt un hobby, une sorte de passe-temps. Sans les conseils d’un vrai pro, comme Eddy le borgne, il aurait fini par commettre une erreur stupide et se serait fait piéger. Heureusement, Eddy l’avait pris sous son aile. Grâce à ce mentor d’exception, il avait fait d’énormes progrès.
Le jeune Klaus fut un élève brillant, avec un talent naturel pour donner la mort. Le borgne lui avait appris qu’un don, n’importe quel don, ça se travaille. Aucun pianiste, si génial soit-il, ne saurait atteindre au sublime sans un apprentissage méticuleux et rigoriste, doublé d’une volonté de fer. Il en allait de même pour un tueur. Même un tueur né, comme Klaus.
C’était une des maximes préférées d’Eddy.
Eddy insistait sans relâche sur la technique, la recherche de la perfection dans l’acte quasi divin de trancher le fil d’une vie. Seul l’amour du métier permettait d’atteindre l’excellence, et l’excellence était l’unique garantie contre les erreurs stupides, celles qui vous font foirer une cible. Ou, pire encore, renoncer à traiter une cible.
Eddy s’était rendu compte que la nature courtoise de Klaus l’inclinait à agir de loin. Il lui avait rapidement fait comprendre l’intérêt vital de pouvoir s’adapter à la cible, quelle que soit la situation. Il l’avait donc initié au maniement de toutes les armes : pour réussir dans cette branche d’activité, on est condamné à s’adapter sans cesse, à ne faire que « du sur-mesure ».
Son inspirateur avait toujours méprisé les tueurs en série, ces tarés qui reproduisent encore et encore la même vieille recette. Pour lui, c’était du réchauffé, que de refroidir les gens comme ça. De la foutaise. Tout juste bon pour accommoder le scénario d’un mauvais polar ou d’une série télé… Pour durer, dans la carrière de tueur, il était impératif selon Eddy de ne pas souffrir de problèmes psy ou autres carences affectives, propres à vous enfermer dans un rituel aliénant.
Comment voulez-vous éviter de vous faire prendre, sinon ?
Au-delà des aspects ludiques, immédiats et indéniables, tuer son prochain est une occupation éminemment sérieuse, nécessitant un détachement total dans l’exécution d’une mission.
oooOOOooo
Ce soir-là, Klaus était en rendez-vous avec un nouveau client. Le tueur l’avait rejoint à son hôtel, et ils causaient business depuis une bonne heure. Devant eux s’étalaient plusieurs photos. Sur les clichés, une jeune femme brune, dans la trentaine. Plutôt bien fichue.
Quand son client lui demanda de traiter cette cible à l’arme blanche, Klaus tiqua. Il lui expliqua qu’il devait en savoir un peu plus, avant de décider par lui-même de la meilleure approche à suivre. Et de l’instrument le plus adéquat. C’était comme ça qu’il travaillait, depuis près de trente ans.
Le type ne l’entendait pas de cette oreille. L’arme à employer devait être un pieu de métal. Enfoncé en plein cœur. Cette femme lui avait brisé le sien, disait-il, et il souhaitait se venger… symboliquement.
Tout à fait légitime.
Ce devait être un sentimental, décida Klaus. Il aimait bien travailler avec les sentimentaux. Ils annulaient rarement une mission et payaient mieux que les autres.
Quand le client lui indiqua le montant qu’il était prêt à mettre sur la table, Klaus décida qu’il s’agissait d’un contrat bien spécial. Du genre qu’on ne peut pas refuser. Il accepta donc de faire une entorse à l’une de ses règles d’or : ne jamais laisser quelqu’un choisir l’arme du crime à sa place.
Il y avait cependant un hic. La cible vivait depuis peu dans une communauté très fermée. Le style d’endroit où un étranger ne peut pas passer inaperçu.
Klaus demanda tout naturellement si quelques « dommages collatéraux » étaient envisageables… au cas où il serait nécessaire d’agir en force.
Le type fut très clair : il tenait à ce qu’il n’y ait pas de vagues. Klaus avait la réputation d’être un bon « nettoyeur ». Pas question de saloper le travail, et encore moins que l’opération se termine en boucherie sanglante.
Seule cette femme devait mourir. Et proprement.
oooOOOooo
Le lendemain, Klaus posa quelques congés pour la semaine à venir. Une nièce qui mourait d’impatience de le revoir, expliqua-t-il à son patron.
Celui-ci faillit en avaler sa cravate. Halloween approchait, et pour les entreprises de pompes funèbres, c’était la haute saison… Le type essuya son front moite ; ses clientes allaient lui en vouloir à mort. Klaus était le meilleur embaumeur de la ville. On s’arrachait ses services !
Et pour cause : fallait voir comment il les bichonnait, les défunts… De nos jours, un employé manifestant une telle passion pour son travail, c’était unique.
La mort dans l’âme, le directeur du funérarium avait finit par lui accorder sa bénédiction. Contre la promesse d’être de retour le premier novembre, jour d’enterrement de sa vie de vieux garçon. Klaus promit. Il lui assura qu’il préférait passer l’arme à gauche que de rater ça, ce qui les fit rire de bon cœur.
Il n’y a pas plus marrant qu’un croque-mort, faut l’savoir !
Le surlendemain, Klaus empila quelques affaires dans le coffre de sa Cadillac Deville 1976 noire, version coupé deux portes, au moteur surgonflé.
Trois fois rien, l’arsenal habituel pour ce genre de virée : cinq grenades à main, deux fusils à canon scié, huit cartouchières, la paire de sabres japonais offerts par Eddy il y a trois ans. Plus un maillet de camping et une boîte de douze pieux en acier inoxydable. Douze, c’était peut-être un peu beaucoup… D’un autre côté, il les avait eus en solde. On n’est jamais trop prévoyant.
La communauté où vivait sa cible se situait à Salem, dans le Massachusetts. Quelle drôle d’idée, d’aller s’enterrer dans ce trou ! Un bled de quarante milles pelés, tout au plus. On devait mortellement s’y emmerder.
Il y a une sacrée distance, entre Salem et Memphis, la ville où officiait Klaus. Environ deux mille bornes… Il avait prévu de faire le trajet par la route, sans se presser. Trois étapes, de sept cents kilomètres chacune, environ. C’était pas la mort.
Oh, bien sûr, il aurait pu y aller par la voie des airs. Faire l’aller-retour dans le week-end.
Cependant, outre les difficultés pratiques concernant le transport de ses bagages un peu particuliers, Klaus n’aimait pas prendre l’avion. Il s’était toujours méfié de ces engins de mort. « Et une bagnole, qu’est-ce que c’est, à part un cercueil sur roues ?! » le chambrait souvent son patron. Klaus répondait invariablement : « Quitte à se crasher, autant être au volant ».
Après avoir fait le plein de son réservoir (cent trente litres de ce bon vieux carburant fossile), Klaus se mit en route, vers neuf heures, en ce samedi vingt-cinq octobre. Histoire d’être en phase avec le désert alentour, il écouta quelques airs de country larmoyants sur son vieil autoradio Wonderbar, une antiquité sur le point de rendre l’âme.
La météo était excellente. Le soleil, radieux, bombardait le paysage de ses rayons cancérigènes. Pourquoi diable cela mettait-il autant les gens de bonne humeur ? Pour Klaus, c’était un mystère. Lui, il préférait la pluie.
Peu après Nashville, Klaus lança un regard excédé sur sa tocante. Les aiguilles semblaient avancer au ralenti, comme engluées dans la chaleur de l’habitacle… Et cette route, qui n’en finissait pas ! Il s’arrêta dans une station-service Exxon, où il refit le plein ; avant de s’embarquer pour la morne traversée de l’après-midi, il avait bien besoin de se rafraîchir le gosier.
Au bar, il discuta avec un jeune gars bedonnant, qui cherchait à aller en direction de Greensboro. Klaus lui proposa de l’amener. C’était plus ou moins sur sa route. Prendre un auto-stoppeur l’aiderait à tuer le temps. Ou l’inverse, ça dépendrait de son humeur.
Klaus et son passager repartirent à un train d’enfer : 65-mph. C’était le maximum que pouvait atteindre l’antique Cadillac noire (le moteur, bien que gonflé, était d’origine). Ça tombait pas trop mal, c’était aussi la limitation de vitesse sur l’Interstate… Pas si cons, ces anciens.
Au bout de cinquante bornes à peine, la conversation entre l’adepte du pouce levé et le tueur mourut de sa belle mort. Le type semblait nerveux, ne tenant pas en place sur le siège craquelé de cette vieille Américaine, même pas reliftée. Il jetait des coups d’œil de plus en plus fréquents à ce mystérieux conducteur au profil impassible, qui lui avait proposé de l’amener sans poser de questions.
Le gars laissa passer dix bornes de plus, puis il demanda à Klaus de bien vouloir s’arrêter. Un « Chili con carne » un peu trop épicé qui ne passait pas, prétexta-t-il.
La Cadillac stoppa sur le bord de nulle part.
Quand il se redressa, il sentit sur sa tempe le baiser froid d’un 9 mm à canon court, un Glock19 Parabellum. Une arme de malade.
Une adorable vipère que ce p’tit gars, se disait Klaus. Durant trois secondes environ, il eut sincèrement de la peine pour lui. Dire qu’il allait être obligé de le tuer, au moment où il commençait à lui trouver des côtés sympathiques.
Puis il se félicita de cette occasion de se dégourdir un peu les jambes. Enfin, une distraction, dans cette journée fadasse ! Avant de sortir de la voiture sous la menace de l’arme, Klaus prit son Stetson à larges bords. Il n’avait pas l’intention d’orner sa calvitie naissante d’un mauvais coup de soleil.
Le gars le fit marcher devant lui, en direction d’une dune non loin de là.
Klaus possédait un corps plutôt bien conservé, musclé et assez sec. Un physique à la Bruce Willis. Mais là, ses chances étaient trop faibles. Le type se tenait à quelques mètres en retrait. Rien à tenter, de ce côté-ci. Il allait devoir détourner son attention.
Klaus en fut amusé. Beaucoup de concurrents avaient voulu le baiser. Mais, au sens propre, c’était bien la première fois !
Il entendit le bruit métallique d’un ceinturon qu’on défait. Puis le froissement d’un jean, descendu à la va-vite. Klaus se retourna vers le type et explosa de rire. On allait voir qui allait niquer l’autre.
Le gars était paumé, ça se voyait à sa mine déconfite. D’habitude, ses victimes l’imploraient en se tordant les mains, chialaient en le suppliant de les épargner.
Le fou rire de Klaus cessa aussitôt. C’était l’occasion qu’il attendait.
Plus rapide qu’un serpent à sonnettes dopé aux anabolisants, il plongea de biais. Au passage, il attrapa une bonne poignée de sable du désert, qu’il projeta dans la figure de ce gros pédé, toujours empêtré dans son pantalon. Pris complètement par surprise, le gars se mit à gueuler en se frottant les yeux. Il lui fallut bien trois secondes avant de comprendre que sa seule chance était de se mettre à tirer au hasard, tout autour de lui.
Il n’eut le temps de faire feu que deux fois, avant de sentir le bras puissant de Klaus glisser autour de sa gorge, l’agrippant par derrière dans une prise qui lui bloqua la respiration. L’acier froid d’un poignard se fraya un chemin à travers les couches superficielles de tissus adipeux, dans le bas de son dos, atteignit le muscle et s’arrêta. Juste avant que la douleur ne devienne insupportable. L’obèse, affolé, sentit le sang poisser la flanelle de sa chemise à carreaux. Il lâcha aussitôt son arme, en couinant comme un goret.
Il n’y avait aucune animosité dans sa voix. Pas plus qu’il n’y avait de colère en lui, quand il assomma le gars d’un grand coup sur la tête.
Ce fut la douleur qui réveilla l’obèse. L’impression que son dos et ses bras étaient écorchés vifs. Ses yeux roulaient en tout sens, comme fous : des épines le lacéraient de toute part. Malgré l’atrocité de ce supplice, il lui était impossible de hurler. Avant de le ligoter à ce cactus géant, Klaus l’avait fermement bâillonné. Il aimait bien entendre crier ses victimes d’habitude, mais là, il n’avait vraiment pas le temps.
Sans le lâcher du regard, Klaus glissa un objet froid et rond dans le caleçon du type. À là texture et au poids, le gars avait compris qu’il ne s’agissait pas d’une boule de Noël. C’était pas encore la saison.
Ses yeux s’emplirent immédiatement de larmes. Il secouait la tête à toute vitesse, le suppliait en gémissant.
Quand la grenade explosa, il était déjà loin.
oooOOOooo
Klaus passa la nuit à Kingsport, petite bourgade verdoyante sur l’Interstate-81, à la limite du Tennessee et du Kentucky. La chambre qu’il avait prise se trouvait dans une gargote discrète, repérée lors d’un contrat précédent. Histoire de se détendre un peu du voyage, il se paya une pute. La même que la dernière fois. Il avait beau essayer de ne pas être trop prévisible, d’avoir le moins d’habitudes possible, il lui arrivait parfois de laisser parler son cœur.
La chambre était accueillante. La pute aussi.
Une fois bien relaxé, Klaus renvoya la demoiselle avec un bon pourboire. Demain, il avait un long parcours à faire, avant d’arriver à Harrisburg en Pennsylvanie. Et cette fois-ci, il ne prendrait personne en stop. Il fallait être raisonnable, le travail avant le plaisir.
Le dimanche matin, il se leva tôt, refit encore une fois le plein de sa voiture, ce tank qui n’avait jamais entendu parler des accords de Kyoto, et mit les bouts. Les kilomètres se succédèrent sans surprise, les paysages changèrent imperceptiblement et Klaus ne tua personne. C’était le jour du Seigneur, tout de même.
À son arrivée à Harrisburg, Klaus connut la première vraie contrariété de ce road trip sauvage. Tous les motels dans lesquels il descendait d’habitude étaient complets. On lui expliqua gentiment qu’il y avait une convention nationale exceptionnelle, sur le réchauffement climatique.
Klaus n’en avait rien à foutre. Le vrai scandale, c’était l’augmentation du prix de l’essence à la pompe. Si ça continuait comme ça, il n’aurait bientôt plus les moyens de tuer en dehors du Tennessee. « Ça a servi à quoi, bordel, qu’on aille foutre sur la tronche aux Iraquiens ?! » s’exclama-t-il rageusement.
C’est sûr, il allait voter O’bamma…
Il tourna un bon moment dans les rues désertes de ce patelin abandonné de Dieu. Sans succès. Les « No Vacancy » au rouge criard s’alignaient à perte de vue. Il décida de pousser un peu plus sur sa route… Ça ne lui ferait pas de mal d’arriver tôt à Salem, le lendemain.
La nuit était noire. Il faisait frais. Klaus avait faim. Il regretta de ne pas s’être arrêté manger un bout dans un Dinners quelconque. Ses phares n’éclairaient rien d’autre que des bandes blanches, aussitôt happées par un océan d’obscurité. Trente kilomètres solitaires, sur une Interstate vide, ça paraît long…
Alors qu’il envisageait de se garer sur une route secondaire pour roupiller dans la Cadillac, il aperçut une vieille enseigne au néon, qui lui grésilla un message lui allant droit au cœur. Et à l’estomac :
Nancy’s - Les meilleurs travers de porc de la région.
Et en dessous, un mirage vert pâle :
Vacancy
Klaus prit l’embranchement, saluant sa veine d’un pet sonore. Fallait vraiment qu’il s’occupe de l’échappement vétuste de sa Deville…
Dans une embardée de poussière, il gara son tacot quelque cent mètres plus loin. C’était pas la grosse foule ; il n’y avait qu’une seule autre voiture, sur le petit parking de terre battue, et elle était aussi défraîchie que la devanture minable du « Motel de Nancy ». Klaus était prêt à parier que ce n’était pas celle d’un client.
L’image d’une assiette fumante traversa son esprit fatigué. Ce fut suffisant pour le motiver à ouvrir sa portière et à prendre une piaule dans ce bouge. Un peu d’imprévu, après tout, c’était pas la mort…
Nancy était une femme de poids, une véritable cathédrale, qui semblait avoir la bouffe pour religion. Peinturlurée comme une radasse de Brooklyn, la taulière attendait le client accoudée à son comptoir vermoulu, l’œil fatigué et la clope au bec.
Non, rien à voir, estima-t-il. Simple coïncidence.
Il s’attabla dans un coin de la petite salle enfumée (Nancy fumait pas mal). L’endroit sentait le graillon, et des mouches gambadaient sur les carreaux sales. Il décida qu’il était trop affamé pour y prêter attention. Klaus commanda la spécialité du coin, accompagnée d’une bonne bière fraîche, en comptant sur la robustesse de son estomac pour éviter de s’intoxiquer. C’est qu’il n’avait pas vraiment le temps de choper la tourista…
Le temps que son repas arrive, il se leva pour faire sa petite vidange dans les toilettes de l’arrière-boutique. Au passage, il jeta un regard soupçonneux au vieux croulant qui officiait derrière les fourneaux. Le « jules » de Nancy, sans doute. Ou son ancien maquereau, p’t-être bien…
Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, la cuisine était relativement propre. L’appétit de Klaus remonta en flèche. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il avait faim !
Quand il tira à nouveau sa chaise sous la table branlante, il était servi, et pas qu’un peu. C’était pas une assiette qui l’attendait, mais carrément un saladier, débordant de viande fondante, au fumet succulent. La taille du broc de bière était plutôt sérieuse, elle aussi. Klaus attaqua son repas sans plus de cérémonie – toute façon, c’était pas son genre, marmonner des bénédicités.
Au bout de cinq minutes, Nancy se radina avec un nouveau broc de bière. Le sien était encore aux trois quarts plein.
Puis elle repartit sans demander son reste.
Un détail n’avait pas échappé au tueur : la nervosité de la taulière, au moment de lui apporter cette offrande inattendue. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle avait les foies, ou quoi ? se demandait-il.
Un autre truc le faisait gamberger. Partout dans le monde, il y a une règle tacite qui lie l’aubergiste et son client. Le premier essaye d’arnaquer le plus honnêtement possible le second, lequel, en retour, à la politesse de ne pas trop la ramener. Ce principe universel - faire payer au client un prix trop élevé pour des prestations de faible qualité – semblait bizarrement ne pas avoir cours, au Nancy’s. C’était même l’inverse !
Ces deux-là étaient en bonne voie pour couler leur affaire…
À moins qu’ils ne comptent sur le bouche-à-oreille ? C’était une belle connerie, alors. On était à des dizaines de bornes de la première baraque venue ! Mais bon, c’était pas son problème.
Quand il fut plus que rassasié, Klaus se leva sans rien dire. Il alla récupérer quelques affaires dans la voiture et rejoignit sa chambre.
La piaule était pas trop mal, avec un lit King Size qui semblait inviter à de bonnes nuits de sommeil – ou de longues siestes crapuleuses, au choix. Klaus arrangea la tanière à sa façon… peu conventionnelle. C’était une règle à laquelle il ne dérogeait pas, quand il roupillait loin de chez lui.
Il avait trop de métier pour être un gars prévisible. S’il était encore dans le coup, à plus de cinquante balais, c’était pas pour rien.
Il n’était pas vraiment tard, mais Klaus bâillait déjà à s’en arracher les maxillaires, se frottant les yeux comme un marmot à sa première messe de minuit. Il mit ça sur le compte de la route, et d’un repas trop copieux. C’est vrai qu’il avait bâfré comme un sagouin, ce soir, et l’engourdissement d’une digestion difficile était en train de le ramollir à toute vitesse.
Avant de glisser dans le sommeil, le tueur revit le regard en coin que Nancy lui avait balancé… Il programma son cerveau pour ne laisser dormir qu’un œil à la fois. En alternance, chacun son tour.
oooOOOooo
Ce fut un discret bruit de clé, tournant dans une serrure trop bien huilée pour être honnête, qui alerta Klaus. Du moins, l’hémisphère de son encéphale en train de monter la garde. Il lui fallut bien dix secondes pour émerger, ce qui faisait au moins neuf de trop. En plus, il se payait un putain de mal au crâne ! Quelque chose n’allait pas…
Il se déplia en grimaçant. Décidément, le confort des baignoires n’était plus ce qu’il était.
Klaus se raidit. Il y avait du monde, dans la piaule ! Du genre qu’on n’a pas invité. Il dégaina silencieusement les deux Katanas japonais, et bloqua sa respiration. Puis, il passa la tête dans l’embrasure de la salle de bain… juste à temps pour voir le cuisinier abattre une lourde masse sur le lit, encouragé par la taulière éléphantesque.
Ces abrutis étaient tombés dans le panneau. L’assommoir à cochon venait d’éventrer le plumard, à l’endroit exact où aurait dû se trouver le crâne de Klaus… Du moins, si celui-ci ne s’était pas arrangé pour simuler un corps endormi, à l’aide de quelques couvertures et d’un brave traversin.
Ils ne surent jamais comment ils étaient morts. À peine se rendirent-ils compte qu’on les tuait. Les terminaisons nerveuses de leurs moelles épinières, tranchées net par l’acier redoutablement effilé des sabres, n’avaient pas eu le temps de véhiculer l’information jusqu’à leurs cervelles…
Les têtes décapitées roulèrent au sol à la même seconde, et finirent leur course sous le lit.
Klaus, encore vaseux, contemplait le désastre dans la pièce. Des jets de sang pissaient de tous les côtés, jaillissant en grandes saccades inutiles de ces corps qu’on avait omis de prévenir du décès prématuré de leurs propriétaires.
C’est sûr, il allait falloir refaire la déco.
En attendant, un brin de ménage dans la piaule s’imposait. Klaus n’eut pas besoin de chercher bien loin le moyen d’évacuer les cadavres. Avant de perdre la tête, Nancy et son acolyte avaient eu l’obligeance d’emmener un chariot à bagages jusque devant la chambre. Un chariot avec des roues en caoutchouc.
Bon Dieu, ils avaient bien prévu leur affaire, ces deux-là, pensa Klaus, en se massant les tempes. La fraîcheur de la nuit faisait le plus grand bien à son mal au crâne. Pourtant, il n’avait pas bu tant de bière que ça…
La bière !
Il repensa au deuxième broc, généreusement offert par Nancy, qu’il avait balancé en douce dans un pot de fleurs. La combine était bien trouvée : des plats un peu trop épicés et de la bière avec faux col en veux-tu en voilà.
Klaus commença par charger les corps. Celui de la taulière lui donna du fil à retordre. Cette grosse vache pesait bien une tonne ! Puis il souleva le matelas en sifflotant, pour récupérer les têtes.
Nancy regardait le vide d’un œil globuleux. Ce n’était pas très éloigné de son expression habituelle, sauf que cette fois, elle avait arrêté de mâcher son chewing-gum pour de bon. Quant au cuisinier, il tirait une langue impolie. Aucun des deux n’avait l’air surpris de se retrouver sous son pieu, à compter les moutons.
Où allait-il mettre toute cette barbaque ? Il devait bien y avoir une réserve quelque part. Le tueur poussa le chariot jusqu’à la réception, puis il alla fureter du côté des cuisines. Il repéra rapidement la chambre froide.
Il traîna le chariot à l’intérieur du restau, puis ouvrit la lourde porte métallique de la pièce réfrigérée. L’endroit était d’une taille surprenante… Et pour cause ! C’était la réserve dédiée à une spécialité bien particulière du Nancy’s : le meurtre et le détroussage des clients occasionnels.
Suspendus à des crochets, plusieurs corps d’hommes et de femmes gisaient là, entièrement nus. Le cuistot avait commencé à en dépecer certains.
Klaus comprit soudain l’origine des travers de porc bon marché.
oooOOOooo
Il ne faisait pas encore tout à fait clair quand le fossoyeur reprit la route dans sa Cadillac poussiéreuse. La nuit avait été plutôt courte, et il n’avait aucune envie de traîner dans le coin.
« Une fois à Salem, j’aurais tout le temps de me reposer », se disait-il, en buvant une tasse de café tirée du thermos de Nancy.
Ce matin, avant de quitter le motel, il s’était fait un petit-déjeuner de champion. Il avait simplement évité de rajouter du lard dans ses œufs brouillés…
L’asphalte grisâtre de ce coin de route perdue défilait tranquillement sous ses pneus depuis près d’une demi-heure, quand il entendit une sirène de police mugir derrière lui. Il braqua en direction du bas-côté, stoppa la caisse et prépara ses papiers en maugréant.
Un insigne étoilé vint s’encadrer dans la fenêtre à moitié ouverte, côté conducteur.
Pour l’instant, il n’avait pu apercevoir du flic que sa panse gargantuesque, qui tendait sa chemise beige et retombait en bourrelets flasques sur le ceinturon de son colt. Klaus ouvrit la portière et sortit de la Cadillac en soupirant. Quand il vit la tête du gars, un sentiment de déjà-vu le submergea.
Il ressemblait comme un frère à la taulière du motel. En plus con, si c’était possible.
Bon Dieu, encore ce rire ! pensa le croque-mort, en se raidissant.
Les signaux d’alerte qui clignotaient dans son crâne depuis un moment déjà redoublèrent d’intensité. Il remarqua alors les minuscules sachets de poudre blanche que cette montagne de graisse faisait tressauter dans sa paluche bouffie.
Tout en mâchouillant son chewing-gum, le flic véreux tira son Colt de son étui en cuir et le pointa sur Klaus.
Klaus n’avait pas d’autre choix que de faire ce qu’on lui demandait. Dès que ce distingué représentant des forces de l’ordre verrait le genre de camelote qu’il transportait, il n’aurait même plus à chercher des prétextes foireux pour le coller en cabane.
Sûr que ce cow-boy arrogant le tenait, son prochain mandat de shérif…
« À moins que j’lui sculpte un second nombril, à cet empaffé », se disait Klaus, tout en calculant ses chances. La route filait à perte de vue, et il n’y avait pas la moindre bagnole à l’horizon. D’autre part, ce crâneur était un peu trop sûr de lui et de son plan minable. Il se laisserait peut-être surprendre…
Klaus se dirigea avec une lenteur étudiée vers l’arrière de la vieille Américaine.
Juste derrière lui et le tenant mollement en joue, John Billings, shérif du comté de Schubert en Pennsylvanie orientale, broutait sa gomme à mâcher, des rêves de gloire plein la tête.
Billings avait beau être un sinistre crétin, il n’était pas sans savoir que, quelle que soit l’élection et l’enjeu politique, la peur du voyou a toujours fait pencher la balance du côté de celui qui prône la répression… et, surtout, qui obtient des résultats ! Une fois le faux trafiquant en taule, ses braves concitoyens, rassurés, sauraient quel bulletin mettre dans l’urne.
Ensuite, il n’aurait plus qu’à faire disparaître ce paumé. Et il savait déjà comment s’y prendre… John passa une main grassouillette sur son ventre formidable. Cette agréable perspective lui avait ouvert l’appétit. Une fois le type coffré, il allait fêter ça à sa façon : avec une triple portion de cochonnailles, chez Nancy !
Sans préavis, Klaus ouvrit le coffre de la voiture, exposant un véritable arsenal de guerre au flic médusé. Billings ouvrit une bouche de la taille d’un four à pizza, mais il n’eut pas le temps de crier. Le fusil à canon scié aboya deux fois à sa place, le propulsant dans le fossé, plusieurs mètres en arrière.
Klaus acheva le flic blessé d’une troisième cartouche. Tirée à bout portant, entre les deux yeux. Celui-là ne souffrirait plus jamais d’aigreurs d’estomac.
C’est pas parce qu’on est un tueur qu’on doit pas faire preuve de compassion…
oooOOOooo
Le reste du voyage se déroula sans incident majeur. Comme il l’avait prévu, Klaus arriva relativement tôt dans cette bonne ville de Salem.
Il avait loué une chambre dans une petite pension de famille. Juste en face, de l’autre côté de la nationale, s’étalait un sombre bâtiment de brique. C’était là que vivait sa cible, au sein de son étrange communauté.
Klaus passa la journée du mardi à étudier le bâtiment, repérant les accès possibles. Il s’agissait d’un manoir datant du dix-huitième siècle, d’inspiration néogothique. La bâtisse était entourée par un grand parc verdoyant, lui-même clos par un mur d’enceinte et un large portail en fer forgé.
À part les jardiniers et les livreurs, il ne vit personne entrer ou sortir du domaine.
Le tueur se débrouilla pour s’attacher les bonnes grâces de la vieille grincheuse tenant la pension. Cette octogénaire n’avait pas la langue dans sa poche, et elle lui en apprit de belles, sur les illuminés d’en face.
Cette bande de dingues avait baptisé leur macabre communauté d’un nom plutôt mystérieux : l’Ordre de Médicis.
Prétendant être de véritables vampires, ils vivaient et se comportaient comme s’ils étaient réellement des créatures de la nuit. Ils ne sortaient qu’une fois le soleil couché, vêtus d’habits sombres et de chemises à jabots, sans jamais dépasser les limites du parc. La journée, ils fuyaient la lumière de l’astre solaire, passant leur temps à dormir dans des plumards en forme de cercueils.
Mamie Greenberg ne sut pas lui dire si ces funestes siphonnés se nourrissaient comme tout le monde, ou s’ils monnayaient à prix d’or les stocks de plaquettes sanguines de l’hôpital le plus proche.
Pas question de visiter les lieux ou de prendre la moindre photo, lui assura-t-elle. Les pseudo-vampires ne donnaient pas d’interviews. Pour assurer leur tranquillité, ils avaient même embauché leurs propres gardes, qui patrouillaient jour et nuit dans l’enceinte du parc.
À partir du moment où on ne venait pas les emmerder, ces malades mentaux n’étaient donc pas réellement dangereux.
En entendant la vieille, Klaus ne put s’empêcher de sourire. Il comprenait mieux à présent les souhaits de son client, concernant le mode opératoire. Ce type devait être aussi toqué que son ex, pour avoir exigé qu’elle y passe d’un coup de pieu dans le cœur ! Pour Klaus, ce n’était pas un problème, du moment que ce tordu payait comme convenu.
Un croque-mort chargé de buter un vampire femelle, ça fleurait bon le gars mortellement allumé…
Le plan de Klaus était simple. En premier lieu, franchir les barrières de sécurité, s’infiltrer dans le manoir de Dracula et trouver sa cible. Ensuite, il accomplirait scrupuleusement la sale besogne pour laquelle il était là. Puis il repartirait à Memphis, toucher le reste du pactole.
Après ça, terminé pour lui, les trucs de cinglés. Il se concentrerait à nouveau sur son lot de losers habituel : les « dettes de jeux », les maris infidèles, les concurrents trop gourmands…
Discrètement planqué derrière les rideaux de la pension, Klaus observait les différentes pièces du manoir à la jumelle, espérant repérer la piaule de la p’tite chérie à abattre… Peine perdue. Toutes les fenêtres avaient été recouvertes d’une bonne couche de peinture noire. Ce refuge pour suceurs de sang hystériques devait être en permanence aussi sombre qu’un tunnel de métro.
Le tueur décida qu’il serait plus prudent de s’infiltrer là-dedans avec toute l’artillerie ; les sabres, les grenades, les flingues et un bon tonneau de cartouches de douze ne seraient pas de trop. Pas question de se laisser vider de son hémoglobine par les adeptes de Nosferatu. S’il n’avait pas le choix, eh bien… il opterait pour une bonne boucherie, façon Klaus-combat.
La matinée du mercredi se passa en achats divers, dans la banlieue de Boston. Klaus s’équipa d’une visée laser infrarouge, qu’il compléta d’une tenue complète de Ninja, couleur goudron. À son passage en caisse, il ajouta un bon grappin en acier et vingt mètres de corde nylon. Il avait trouvé le tout pour pas cher dans un bazar fourguant des surplus militaires, non loin du centre-ville.
L’après-midi, il se pointa dans un aéro-club de banlieue et engagea un pilote d’hélicoptère pour une petite balade d’une heure au-dessus de Salem. Le type essaya de lui fourguer son forfait deux heures « Boston trip », mais il n’insista pas quand il vit l’expression tendue de Klaus. Ils firent trois passages au-dessus du manoir, ce qui permit au tueur de glaner quelques bons clichés de la propriété et de la distribution des postes de garde.
Enfin, une visite à la bibliothèque de Boston et dans les archives de la mairie lui donna accès aux plans de cette vieille bâtisse, qui avait été la propriété d’une lignée de grands bourgeois depuis l’époque victorienne. En 2005, de lointains héritiers avaient revendu le domaine pour une bouchée de pain à un fond de pension hyper spéculatif. Mi 2006, alors que le scandale des « Subprimes » éclatait au grand jour, ces mercenaires de la finance avaient réussi à trouver plus dingues qu’eux pour reprendre cet actif maudit : l’Ordre de Médicis.
Avant de rentrer à la piaule, il alla aux putes. Contrairement à la plupart des hommes, qui eux doivent aller au cabinet pour ça, tirer un bon coup aidait Klaus à trouver son inspiration. Et réciproquement. Le dernier petit détail lui était d’ailleurs venu tandis qu’il limait une rousse pulpeuse, au prénom aristocratique, mais à la façon de baiser beaucoup plus triviale.
Puis il rentra chez Mamie Greenberg, son plan d’action soigneusement établi. Tout était parfait, de A à Z.
Il mit le réveil Mickey Mouse à sonner pour quatre heures trente - Félicia Greenberg lui sous-louait en douce la chambre de son petit-fils - et s’endormit comme une brute.
À quatre heures vingt-neuf exactement, il bloqua la sonnerie du réveil, avant même qu’elle ne se déclenche. Puis il se prépara en silence, sans même faire craquer une latte du vieux plancher en chêne. Une fois habillé et pratiquement indétectable, il descendit l’escalier, toutes ses armes en bandoulière.
Il s’apprêtait à sortir en douce quand une main légère vint frapper son épaule. C’était la vieille Greenberg, qui lui proposait de prendre une tasse de thé au jasmin et un muffin, avant d’aller braquer le coffre des demeurés. Il refusa le thé, prit le muffin et demanda à Félicia de rester discrète. La vieille dame lui assura qu’elle serait muette comme une tombe. Klaus comptait bien y veiller.
Franchir le mur d’enceinte fut un jeu d’enfant. La veille, il avait étudié le parcours des gardes. Leurs rondes étaient impeccablement minutées. Quels amateurs ! Ces gros lards ne se doutaient absolument pas de sa présence, alors que lui les distinguait tout à fait clairement dans son viseur infrarouge.
Klaus se faufila de buisson en buisson, se dissimula habilement derrière quelques troncs d’arbres, fit trois ou quatre roulades pour la forme (ce n’était pas pratique, vu son attirail). Après avoir évité de justesse une fosse récemment creusée dans la cour d’honneur, il arriva enfin devant le soupirail de la cave.
Il était six heures dix-huit, et il n’avait eu besoin de buter personne. Dommage.
D’ici une petite demi-heure, ces allumés aux canines saillantes allaient se retirer dans leurs appartements, après avoir bu leur dernière coupe de sang frais. C’était le moment d’investir le poste de garde du sous-sol, bourré d’écrans vidéo diffusant sans complexe les images des caméras braquées sur tous les recoins du château, y compris les plus intimes.
À cette heure encore matinale, le vigile ventripotent censé surveiller tout ça ronflait haut et fort, les pieds croisés sur le bureau. Klaus, silencieux comme l’ombre de l’homme invisible, s’approcha du type – on aurait dit le jumeau du shérif Billings. Il défit le lacet de la Ranger gauche de ce gros lard et s’en servit pour l’étrangler, sans aucune pitié.
D’un bon coup de botte, il éjecta ensuite le cadavre encore chaud du fauteuil rembourré, et prit sa place.
Il ne lui fallut pas très longtemps pour repérer sa cible. Les infos nécessaires pour identifier la chambre de sa victime figuraient sur l’écran de l’ordinateur, ainsi que le code de la caméra censée garantir sa sécurité.
Il appuya sur un bouton et l’intérieur de l’alcôve 108 vint s’afficher sur l’écran central du QG sécurité. Il vit la porte s’ouvrir, une jeune femme brune entrer, aller se brosser les dents et se démaquiller. C’était elle.
La brune retira sa légère tunique de soie noire. Les yeux de Klaus furent soudain prisonniers de l’écran. Dans le clair-obscur artistique des lampes tamisées, la sensualité de ce corps vu en contre-jour provoquait en lui une incroyable émotion érotique. Cette fille avait une plastique absolument somptueuse.
Avec des gestes lents, presque caressants, la brune finit de se dévêtir, sous le regard appréciateur du tueur. Elle possédait les courbes émouvantes et les seins lourds et fermes d’une Monica Bellucci.
À un moment donné, il eut presque l’impression qu’elle le scrutait, plantant directement ses yeux verts dans les siens, par l’intermédiaire de la caméra.
Savait-elle que quelqu’un l’observait, en ce moment même ?
Probablement pas. Pas plus qu’elle ne devait se douter de la traque inflexible dont elle était la cible. Ou de sa fin prochaine.
Monica, entièrement nue, vint paisiblement s’allonger dans son cercueil, disposant avec grâce ses formes sensuelles sur le satin rouge qui en ornait l’intérieur. Elle gisait là, dans le plus simple appareil, offrant aux regards indiscrets sa beauté à couper le souffle, sans même un soupçon de pudeur ; comme une pièce d’orfèvrerie à la valeur inestimable, exposée sous cloche, dans un musée.
Une larme de cristal, unique, roula sur le velouté pâle de sa joue. Pleurait-elle ?
La gorge de Klaus se serra, et il regretta presque de devoir commettre son forfait. C’était vraiment un crime, buter une nana d’une telle splendeur.
Puis il pensa aux dollars qui l’attendaient, à sa réputation de fossoyeur impassible. Il ne pouvait plus reculer, c’était trop tard. Il avait signé un contrat avec le diable. Et à présent, il devait l’exécuter. À coup de burin. Un pieu dans le cœur…
oooOOOooo
Klaus, guidé par sa visée infrarouge, avait traversé sans encombre ce grand paquebot plongé dans l’obscurité. Tous les résidents du manoir avaient regagné leurs cabines privées, pour la traversée crépusculaire de cette belle journée d’octobre.
Le tueur gravit l’immense escalier de marbre, donnant sur le perron du premier étage.
Juste avant d’arriver à la chambre 108, il crut deviner un mouvement furtif devant lui. Pourtant, aucune source de chaleur n’était passée dans le champ. Il haussa les épaules et poursuivit sa route solitaire.
Il poussa la porte, insensiblement. Elle s’ouvrit. La chambre n’était même pas verrouillée.
Le loup est dans la bergerie, songea-t-il. Contrairement à d’habitude, cette pensée ne déclencha nulle joie en lui.
« Qu’on en finisse, bordel ! » faillit-il jurer avant de se reprendre.
Klaus s’approcha à pas lents et feutrés du cercueil. Sur le viseur, le corps de la fille ne générait aucune signature thermique.
Dans un premier temps, il crut qu’elle s’était fait la malle.
Étouffant un hoquet de surprise, il souleva le dispositif électronique fixé à son front. Ce qui lui donna l’impression soudaine de devenir aveugle. Une fois que ses yeux se furent progressivement habitués à la pénombre, il put enfin distinguer la silhouette de cette déesse endormie.
« Putain d’équipement chinetoque de merde ! » pensa-t-il, si fort qu’il se demanda un instant s’il n’avait pas réellement prononcé ces mots.
En tout cas, la brune n’avait pas bronché.
Le tueur s’empara d’un pieu métallique. Imperceptiblement, son attention glissa vers le corps de la jeune femme. Il ne fit rien pour l’empêcher, ce qui n’était pas dans sa façon de faire. En général, il frappait vite et bien, puis il disparaissait.
Sous le regard de Klaus, les seins de la dormeuse, lourds et pleins, se soulevaient et s’abaissaient souplement. Comme s’ils vivaient une vie autonome, au rythme des longues respirations de cette femme sublime. Être si près d’elle, pouvoir la toucher en étendant simplement les doigts, décuplait son trouble. Il sentit que ses paumes le démangeaient.
La sensualité du corps nu et offert de cette madone fit monter des tentations inavouables dans les reins du tueur, des spasmes brûlants. Il se mit à bander. C’était douloureux.
Klaus essaya de regarder ailleurs.
Près de la couche mortuaire, aménagée en plumard pour dingos, il y avait un petit chevalet d’acajou sur lequel étaient disposées deux photographies.
La première photo, entourée d’un sinistre cadre en crêpe noir, avait été prise de nuit. Elle mettait en scène une mère et son fils, sur fond de vallée enneigée.
Klaus peina à reconnaître la jeune femme brune, au visage grave et blême, qui reposait près de lui, dans ce cercueil. Sur le cliché, elle paraissait pleinement heureuse, affichant un sourire fabuleux qui l’éclairait comme un phare. Dans ses bras, elle tenait un blondinet de sept ou huit ans. Lui aussi respirait la joie de vivre.
Sur la seconde photo, Klaus reconnut son client.
Seul l’écho lui répondit.
Il se reprit, respira profondément plusieurs fois. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Est-ce que cette femme aimait encore son mari ? Ce fumier, qui l’avait condamnée à mort, est-ce qu’il savait ça ?
Klaus fut sur le point de tout stopper, avant de commettre l’irréparable. De s’enfuir de cette crypte puant la souffrance et l’agonie…
Mais il ne le fit pas. C’était un tueur, un vrai. Il devait faire ce pour quoi il était payé. Lui, il n’avait pas le luxe de la réflexion, et encore moins des doutes et des regrets.
Il assura sa prise sur le pieu, en fit glisser la pointe vers le point d’impact, entre la quatrième et la cinquième côte, pas très loin du sternum. Vers le bord gauche de ce sein merveilleux de rondeur, à la peau légèrement tendue par une discrète chair de poule. Ce sein exquis, qu’il allait bientôt transpercer de part en part.
La main de Klaus entra accidentellement en contact avec la peau de sa future victime.
Il ne put retenir un cri sourd.
Dans ce silence de basilique, cet éclat de voix surpassait la clameur des trompettes de Jéricho. Le corps de cette femme… il était aussi froid que celui d’un macchabée !
La nymphe brune ne se réveilla pas pour autant. Une crispation passagère tourmenta son visage d’albâtre, aux traits si doux. Elle remua un peu, ondulant inconsciemment du bassin.
Le teint blafard de cette fille, la soi-disant panne des détecteurs thermiques, son corps glacial, qui pourtant respirait. Son corps, bon Dieu ! Si sensuel que Klaus arrivait à peine à réprimer des envies de viol…
Cette femme… était bel et bien… un vampire !
À cette idée, il faillit en laisser échapper son maillet de camping.
Il savait que non, pourtant. Il était dans le vrai. Ces malades n’étaient pas… des malades ! C’étaient des monstres suceurs de sang tout ce qu’il y a de plus réels. Des morts-vivants garantis sur facture.
Son client savait exactement ce qu’il faisait, quand il avait exigé qu’elle périsse d’un pieu en plein cœur. Sa bonne femme était une saloperie de vampire ! Et cet enfoiré l’avait envoyé au casse-pipe, sans même prendre la peine de lui en souffler un mot. Ça l’avait peut-être même fait marrer, de louer les services d’un fossoyeur pour la renvoyer en enfer.
Klaus se promit d’exiger le double du salaire initial, dès qu’il reverrait ce sale con.
Puis, d’une main qui ne tremblait plus, il réajusta le pieu de métal. Son bras droit, armé du maillet, s’éleva dans les airs. Elle ne le savait pas encore, mais dans trois secondes elle serait morte. Pour de bon.
Une douleur brutale, féroce, totalement inattendue explosa dans ses reins et se répandit comme une traînée de poudre dans tout son corps. Klaus avait si mal qu’il ne pouvait même pas hurler. Le maillet, soudain trop lourd, échappa à ses doigts pétrifiés. Puis, avec une lenteur presque onirique, le sol monta vers son visage et, sans pitié, le rossa de ses poings de pierre.
Eddy le borgne rétracta posément le manche de la matraque électrique qui lui avait servi à foudroyer celui qui croyait être son ami, qui pensait le connaître comme personne.
Il était très content de ce modèle télescopique, qui délivrait plus de cent mille volts. Encore interdit aux États-Unis, il était importé à grands frais d’Azerbaïdjan.
Puis ce vieux requin d’Eddy se pencha au-dessus du fossoyeur, et écouta. Klaus respirait encore. Faiblement, mais il respirait. « Très bien », pensa le borgne. Il aurait vraiment regretté que l’autre soit mort. Ce n’était pas ainsi que ça devait finir. Le contrat était clair. Klaus ne devait pas clamser. Pas aussi vite. Pas comme ça.
Une expression amusée éclaira le visage du vieillard, quand il considéra l’ironie de la situation. En vrai professionnel du crime, Eddy admirait la simplicité retorse du plan ourdi par son client. Engager Klaus pour une mission bidon, afin de le faire venir dans le traquenard de son plein gré…
Il entendit un gargouillis monter du sol. Klaus essayait de parler. Son vieil instructeur se pencha vers lui, avec un sourire plein de bienveillance. Il n’y avait aucune colère en lui.
Le borgne prit une des photos sur le chevalet, et l’approcha des yeux de Klaus. Assez près pour que l’image du gamin se reflète dans ses pupilles dilatées.
Puis, d’une main apaisante, il ferma les paupières de son disciple.
Klaus plongea dans la nuit.
oooOOOooo
Le fossoyeur était dans un état second, hanté par un songe étrange, une chimère grinçante. Les images qui défilaient dans son cerveau n’appartenaient pas simplement au domaine du rêve. Elles évoquaient un souvenir embrumé, qu’il avait essayé d’enfouir au loin, hors de portée de sa conscience.
Mais les réminiscences de cette sale affaire n’entendaient pas en rester là. Elles n’en avaient pas fini avec lui.
Tout ça remontait à… cinq ans, tout au plus. Il faisait froid. Ce devait être en novembre. Pas sûr… Fin octobre plutôt.
La nuit était tombée depuis longtemps. Klaus se trouvait au volant d’un 4x4 volé, un Hummer H2, de couleur noire. Une bonne camelote, qu’il avait piquée pour un coup, à Boston.
Il devait descendre un banquier. Il avait trouvé ça cool de buter le type en voiture. Le moteur au ralenti, Klaus attendait qu’il se radine dans sa banlieue chic, avec sa grosse Mercedes. Il avait prévu d’agir au moment où l’autre se croirait vraiment en sécurité. Juste avant qu’il n’arrive chez lui, devant sa villa de rupin, où l’attendaient sa femme et ses gosses.
Le tueur avait prévu de dépasser le banquier avec son Hummer. Une fois à sa hauteur, il lui aurait fait un petit signe de la main par la fenêtre ouverte, juste avant de lui exploser la tronche avec son fusil à pompe. Un Beretta M3P. Une sacrée arme…
Ça avait mal tourné. Au moment de doubler le type, une voiture lui avait coupé la route. Et Klaus s’était emplafonné une guérite de cantonniers. À moitié sonné, il avait néanmoins réussi à faire une marche arrière et à se barrer, juste avant que les flics ne le coincent.
C’est là qu’un gamin avait traversé la rue, courant derrière un ballon de foot. Juste devant le Hummer, lancé à fond la caisse, tous feux éteints. Klaus avait freiné à mort, mais il n’avait rien pu faire pour l’éviter. Il roulait trop vite. Il avait heurté le môme.
Les poulets l’avaient pris en chasse, sirènes hurlantes. Un sacré cirque ! Klaus avait réussi à les semer après plusieurs kilomètres. Il s’était garé dans un bois, avait coupé le contact puis était descendu de l’énorme 4x4 à moitié bousillé.
Et là, seulement là, il s’était aperçu que le gamin était épinglé à l’avant de son putain de Hummer, comme un gros papillon de nuit.
Le môme s’était empalé sur une barre de fer, qui émergeait de la calandre torturée. Le pieu métallique l’avait traversé de part en part, au niveau du cœur.
Bon Dieu, mais qu’est-ce qui lui avait pris, à ce gosse, de jouer si tard dans la rue ?
Quand Klaus l’avait décroché, son corps était glacé. Le visage du gamin, étrangement pâle - comme exsangue - s’était gravé dans sa mémoire. De son côté, le tueur avait fait de son mieux pour l’oublier… Peut-être était-ce pour ça qu’il ne l’avait pas reconnu sur la photo, tout à l’heure.
À présent, il n’y avait plus de doute. C’était bien le même gamin…
Dès la semaine suivante, Klaus, se jurant de ne plus jamais refaire d’excès de vitesse, avait changé de bagnole. Il avait acheté ce vieux tas de boue. Sa Cadillac Deville 1976.
Il se revoyait, en train de l’essayer pour la première fois. En train de caresser les sièges de satin rouge… Non ! Les sièges étaient en cuir, bon Dieu ! Aussi noirs que la voiture…
Klaus se rappelait bien de l’habitacle. Alors, pourquoi diable lui semblait-il si exigu, tout à coup ? Et cette position de conduite, comme s’il était allongé sous le volant… À quoi tout cela rimait-il !?
Il prit soudain conscience de l’obscurité qui l’avait enseveli.
Il n’était plus dans la Cadillac ; le rêve s’était dilué, remplacé par une réalité horrible et définitive.
Klaus comprit enfin où il se trouvait. Tout à coup, il sut qu’il ne reprendrait plus jamais la route de Memphis.
Dans la cour d’honneur du manoir, il y avait une tombe, fraîchement recouverte. Durant près d’une heure, des cris assourdis s’en élevèrent. Puis, comme à regret, les hurlements se turent.
Ils furent remplacés par un bruit bien plus terrible. Un rire. Gras. Désespéré.
Le rire dément d’un fossoyeur. Un rire de plus en plus éraillé, qui bientôt ne fut plus qu’un murmure…
- Épilogue -
Eddy n’avait aucun respect pour ses semblables. Pas plus qu’il n’accordait de valeur à une vie humaine. Cet homme de soixante-douze ans ne se cherchait pas de circonstances atténuantes, il n’était pas de ceux qui ont besoin de justifier leurs actes. Il tuait. Sur contrat. Un point c’est tout.
Contrairement à Klaus, Eddy ne voyait aucune objection à « traiter » ses propres relations. Y compris ceux qui le prenaient pour un ami. C’était des cibles comme les autres. Il suffisait de se concentrer un peu plus sur la technique, la « perfection » du geste meurtrier… Le plaisir était moins grand, mais en général ça payait mieux.
Un mal pour un bien.