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Temps de lecture estimé : 9 mn
02/11/08
Résumé:  C'est comme un cauchemar qui ne prend jamais fin, une longue et terrible suffocation... Parfois, mon pays me manque...
Critères:  forêt voyage bateau nonéro journal fantastiqu -journal -fantastiq
Auteur : Lilas      Envoi mini-message
Nuits d'oppression

Parfois, mon pays me manque.

Puis je n’y pense plus.

C’est comme un cauchemar qui ne prend jamais fin, une longue et terrible suffocation ; je me débats, je hurle quelquefois, mais partout où je respire, c’est un air moite et lourd, c’est comme si on m’enfonçait un chiffon humide dans la bouche. J’ai peur, parfois, de mourir étouffé. Cette contrée est si sauvage, si farouche, et surtout, si étrangère.


Parfois, oui, mon pays me manque.

Puis je n’y pense plus.


Je suis arrivé sur ce bateau depuis quelques mois, déjà. J’ai souvent l’impression qu’il n’arrivera jamais au bout de sa course, que je suis condamné à passer le reste de mes jours dans cette cabine usée et vermoulue qui exhale une atroce odeur de pourriture.

Que faire, à ces moments-là ? Prier ? Il y a bien longtemps que j’ai cessé d’implorer la clémence de Dieu. Je n’ai plus rien à lui demander, et aussi plus rien à lui offrir.

Dieu m’a-t-il seulement écouté, une seule fois dans ma vie ? Exilé de ma patrie, suis-je également renégat de ma foi ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne sais plus parce que je ne pense plus. Je suis enfermé dans un cocon de chaleur et d’ennui, harassé par la pesanteur de l’air, par la solitude que mes journées poursuivent inlassablement.


L’ennui. Le vide. Rien à faire, à part ces petits gestes désespérants de monotonie : laver le sol, parler par monosyllabes, manger, dormir. Scruter l’horizon, encore et encore, scruter les rives, de chaque côté du fleuve, à la recherche du moindre indice, du moindre signe de vie.

Mais les rivages sont vides et inertes, et chaque jour, mon cœur se serre davantage devant ces côtes mortes. Quand le bateau arrivera-t-il à son port ? Quand trouverons-nous de l’or ? Ces questions parcourent incessamment mon esprit fatigué, le labourent, l’usent comme une éponge rongée, dont on ne peut plus tirer une seule goutte d’eau.




Briquer le sol. Nettoyer. Mettre la table, la débarrasser. Manger, dormir. Et à chaque instant, étouffer dans ce rafiot où ne circule pas un souffle d’air. M’ennuyer jusqu’au point d’en devenir fou. Que faire, que faire ? Mes pauvres compagnons d’infortune sont aussi mal en point que moi ; chaque jour plus minces, leurs yeux comme des crevasses dans ce masque de papier mâché ; chaque jour plus désespérés. D’ailleurs, je ne les connais pas. La compagnie les a embauchés pour le même travail que j’aurais à accomplir, mais aucun de nous ne vient de la même région. Comme par un fait exprès.


Cela concerne aussi le capitaine. Il parle une langue étrange, où parfois je crois distinguer un accent anglais. Mais les mots qu’il forme sont aussi incompréhensibles que la durée de notre voyage. Quand arriverons-nous au port ? Est-ce que le capitaine est fou ?

Cette dernière suggestion m’a été soufflée à l’oreille par un petit barbu, à la peau mate et au torse couturé de cicatrices. Je le revois encore, vêtu de son grossier pantalon de toile, me dire à l’embarquement : « Méfiez-vous mon gars, le capitaine est complètement fou ! »

Puis tout aussi distinctement, je le vois s’éloigner, l’air de rien, et faire comme s’il n’avait jamais calculé mon existence.


J’ai plusieurs fois essayé de le faire parler depuis le début de la traversée, mais quand il me voit, ou que je l’approche, il m’évite ou me secoue d’une ruade, puis s’enfuit. À le voir, je croirais presque avoir imaginé l’avertissement qu’il m’a lancé ; et pourtant, je sais très bien ce que j’ai entendu. Délirait-il ? Je l’ignore. Et quelque chose me dit que je ne le saurai jamais…


En croisant le capitaine, immense silhouette, où seule une bouche serrée échappe à l’ombre de sa casquette, je frémis d’appréhension : et s’il était vraiment fou ? S’il lui prenait l’envie de nous tuer, tous autant que nous sommes ? Un seul d’entre nous aurait-il encore la force nécessaire pour nous défendre ?




Il n’y a nulle échappatoire. Même mon esprit reste prisonnier de cette coque de bois, incapable de s’élever, de me permettre de réfléchir sérieusement à la situation. Au début, j’ai compté les jours que je passais sur le navire. Maintenant, je n’ai même plus la force de compter ; je peux seulement tenir ce crayon pour raconter une histoire – mon histoire.


Nous sommes partis d’Istanbul il y a plus de six mois. Je le sais parce que je rayais chacun des jours sur mon calendrier ; or, le bateau a quitté le port le 22 mai, et mes ratures s’arrêtent au 2 novembre. Ça fait bien un mois que nous voguons sur ce fleuve interminable à l’intérieur des terres.

Cela fait donc plus de six mois que je suis à bord. Peut-être sept. Peut-être huit. Peut-être que je suis ici depuis plus d’un an. Les jours coulent si lentement ! Il m’est impossible de savoir si c’est hier que j’ai mangé une patate douce au déjeuner : cela peut être aussi bien ce midi. Alors pensez-vous, me souvenir du jour où nous sommes arrivés sur ce fleuve immense !


Ce fleuve immense ! Avec toute cette forêt vierge de part en part, ses bruits mystérieux et secrets… Ses cris, ses grondements. Même la nuit, il y a du bruit, il y a toujours du bruit. Les matelots du bord affirment que ce sont des animaux, des animaux étranges et inconnus, qui produisent ce murmure, cet appel perpétuel. Chaque animal est différent. Chaque animal me fait peur.


Je viens souvent m’accouder au bastingage pour guetter l’eau verdâtre qui lèche les flancs du navire. Elle mousse, elle laisse des traces boueuses et dégoûtantes sur la peinture noire. Je trouve ce spectacle répugnant, mais je ne peux m’empêcher de le regarder, encore et encore ; c’est une obsession.

Parfois, en épiant les rivages qui semblent déserts, je crois distinguer un singe, ou un alligator, dormant au creux d’un banc de sable. Mais avec ce soleil brûlant, qui m’aveugle, qui est sûr de quoi ?


Parfois, j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui regarde, mais que c’est la forêt qui m’observe, qui scrute le moindre de mes mouvements. Des tremblements secouent mon corps, je reste immobile, les bras pétrifiés sur la rambarde de bois, comme paralysé, comme fixé ; et les lèvres serrées, je sens la transpiration rouler sur ma nuque, mes tempes, dégouliner sur mon visage, et je continue à regarder entre mes yeux mi-clos, entre les gouttes salées qui poissent mes paupières. La chaleur m’embrase, mais je ne bouge pas ; j’ai peur qu’il ne m’arrive quelque chose si je tente le moindre geste pour fuir. Je sais que c’est stupide, mais ce pays est tellement différent, tellement étrange.

Mes pensées tournent sur elles-mêmes, se noient, comme privées de direction. Je ne peux plus raisonner, je ne peux plus questionner. Je reste simplement là, les pieds cloués au sol, et c’est quand l’étreinte de la forêt semble se relâcher que j’ose me retourner, lentement, et rentrer au fond du navire. Très lentement. Pour ne pas réveiller les yeux qui observent, les yeux qui ne sont pas humains…

Mais je n’arrive toujours pas à penser. Mes idées sont engluées dans la chaleur et la terreur, comme du chewing-gum sur du goudron brûlant. J’essaie désespérément de les ordonner, de les maintenir sous un certain contrôle, mais toujours, elles m’échappent, se rient de mes vains efforts…




À présent, je reste dans ma cabine le jour : je dors. Il n’y a rien d’autre à faire, ici. Les autres font comme si je n’existais pas, je ne manque donc à personne, et mon travail, je le fais la nuit. Pendant la journée, il fait beaucoup trop chaud pour travailler, et de plus, la sensation que la forêt nous menace et nous attend est de plus en plus intense… j’ai vraiment peur de sortir sur le pont maintenant, qui sait si elle ne va pas me happer et me torturer si je la regarde trop longtemps ?

J’ai remarqué que beaucoup d’hommes font comme moi. Je les croise, ombres errantes le long des murs, dès que la nuit tombe sur notre horizon restreint. Ils ne parlaient pas beaucoup, mais là, je dois avouer qu’ils ne parlent plus du tout. Qu’y aurait-il à dire ?

Je peux à peine bouger. Les membres de mon corps ne m’obéissent plus, j’ai du mal à me traîner hors de ma couchette crasseuse.

Je suis terrifié.


La terreur gèle mes nerfs, mon sang, mon corps entier. D’où le dysfonctionnement de mes mouvements.

Les nuits froides me saisissent à la gorge aussi bien que les jours, mais ces nuits-là, c’est l’oppression qu’elles amènent, l’écrasante panique que seul ce monde exotique reflète. Je me demande si je ne préférais pas la chaleur, mais je suis incapable de me lever le jour.


Parfois, je vais faire un tour sur le pont. Les planches grincent, il y a toujours ce bruit inquiétant, venant des rives. La lune éclaire maladroitement les endroits où je mets des pieds prudents, mes yeux fouillant chaque recoin sombre, et la frange épaisse et noire des cimes des arbres de la forêt…



L’autre nuit, le capitaine est venu s’appuyer au mât. J’ai eu l’impression qu’il me regardait sous sa casquette obscure, mais je n’en suis pas sûr. J’étais à moitié assis par terre, le dos contre le bastingage, j’avais bu deux bouteilles d’eau de vie, seul alcool sur le bateau. Il est resté là un bon moment, tandis que je me laissais bercer par le roulis ; la fraîcheur de la nuit apaisait mes pores dilatés et échauffés par l’alcool, mais aussi, glissait en moi un frisson glacial qui me poussait à toutes sortes d’illusions et de chimères. Si je pouvais tomber…

En bas, dans l’eau noire, dont la lune, faible halo, n’arrivait pas à percer la surface…




Je ne peux plus supporter ce calvaire. Depuis quelque temps, les nuits sont glaciales et produisent un terrible processus de prostration dans mes chairs. Je me pose à un endroit et je ne bouge plus.

Dans l’obscurité de la nuit, il me semble distinguer des volutes pâles et étranges, montant à l’assaut du navire, s’enroulant autour de mes jambes, de mon cou, m’étouffant de leur voile glacé. Un chuchotement, ténu et lancinant, paraît accompagner ce phénomène inconnu, et moi, je tremble violemment, de plus en plus angoissé.

Est-ce que j’entends bien des voix ? Si c’est le cas, que me disent-elles ?


Depuis quelques jours, je ne croise plus personne, et j’entends parfois un cri, un choc sourd faisant vibrer les parois du bateau ; et même des bruits d’éclaboussure, comme si tout le monde se jetait dans le fleuve. Y a-t-il des survivants ? Je l’ignore.

Secoué par les spasmes de la terreur, je demeure dans mon lit, les oreilles tendues à l’extrême pour capter le moindre son ; les rats qui se faufilent entre les caisses, dans la soute, le grincement du bois, les craquements qui font trembler le sol, quelques oiseaux de proie qui lancent leurs cris de hargne, dehors, dans l’air froid.

Approchons-nous du port ? Le froid veut-il signifier que nous avons complètement changé de cap ?




Il me semble de plus en plus improbable d’accoster un jour. Nous serons peut-être tous morts d’ici là. Il n’y a presque plus de nourriture. J’ai dû manger un rat l’autre nuit, car je ne trouvais plus de sacs de jute contenant les patates moisies.

Jamais je n’aurais cru vivre quelque chose d’aussi absurde. Pourquoi le capitaine ne conduit-il pas le bateau sur les rives, pour que nous descendions à terre ? Sent-il également le danger qui entoure la forêt ? Est-il mort ?


Je me mets souvent à pleurer, je pense à toute ma vie passée. Des larmes qui roulent sur mes joues au même rythme que le bateau qui roule sur le fleuve à demi endormi. J’ai beau me débattre, serrer la maigre couverture contre ma bouche, je ne peux m’empêcher de sangloter.

Des images intenses et douloureuses passent devant mes yeux humides, je revois ma fille, ma femme, je les revois toutes les deux, en de multiples scènes que ma mémoire a hélas conservées ; je les revois mortes également, je ressens encore ma souffrance, comme un couteau qu’on enfoncerait en moi pour me fouailler le cœur ; et l’absence, le silence.

L’absence, le silence…

Le silence…




À travers mes délires, je perçois encore des hurlements, et puis il y a toujours ces petites voix qui rampent jusqu’à ma couchette, elles ricanent, se moquent de moi, veulent m’attirer dehors. Je résiste de toutes mes forces, car j’ai l’impression que demain, le navire arrivera enfin, que nous irons boire un whisky en ville, et que nous partirons pour la mine, afin de chercher l’or… et que je pourrai enfin oublier…


Oui, peut-être que demain, le navire arrivera, peut-être… Mais voilà : quoi qu’il se passe, je sais, au plus profond de ce qui me reste de conscience, que jamais nous n’en réchapperons.


Parfois, mon pays me manque…

Et ma famille aussi…


Puis je n’y pense plus.