n° 13017 | Fiche technique | 35004 caractères | 35004Temps de lecture estimé : 19 mn | 22/11/08 corrigé 01/06/21 |
Résumé: La rude journée d'une psy. | ||||
Critères: | ||||
Auteur : HugoH Envoi mini-message |
L’homme parle. Assis sur une petite chaise près du divan, il parle. C’est un flot de paroles soutenu que Christine vient de temps à autre infléchir / orienter. Dans l’angle droit de la pièce, elle tend à disparaître. C’est une certaine façon de faire, propre à de nombreux analystes. S’abstraire, mettre de la distance. Et nul doute qu’elle excelle en ce domaine, nul doute qu’elle sait s’y prendre. L’homme cherche sa présence, fait rouler des yeux craintifs. Magnanime et professionnelle, elle lui renvoie quelque chose de neutre que nuance une tiède bienveillance.
Il y a un court silence. Le patient affiche un air pensif qui semble à Christine presque douloureux.
Il a un mince sourire, puis reprend. Les phrases bousculent d’autres phrases dans un désordre harassant qu’elle tente au gré de quelques pressions immatérielles de remettre en place, de structurer. Elle devine les raideurs, les points sensibles qui endolorissent l’âme. De temps à autre, elle jette un œil rapide à sa montre, sans pour autant s’interdire de poursuivre la séance au-delà des trente minutes habituelles.
Souvent, lors de la première séance, les patients lui demandent combien de temps cela prendra pour qu’ils se sentent mieux, pour que ces affreuses tensions, ces angoisses absurdes qui dévorent leur existence s’en aillent. Et Christine répond invariablement qu’il lui est impossible de graduer ce genre de travail. Six mois, un an, deux ans, plus peut-être. Il serait vain de spéculer.
Ce matin même, à l’issue de la première séance de Mademoiselle C., complexe d’ordre social, timidité prononcée, difficultés à affronter le monde professionnel, fascination pour sa propre enfance, idéalisme mal exprimé, névroses diverses, Christine a lu un léger vacillement dans le comportement de la jeune femme et cela lui est apparu comme une manifestation encourageante.
Alors, Christine a prononcé les mots-clés : Investissement, Durée, Budget. Et Mademoiselle C. d’acquiescer. Elle la reverrait, c’était certain.
Ceux qui viennent ici pour la première fois semblent souvent désemparés. À peine un très léger sourire, quelques phrases sèches et la séance débute.
Qu’est-ce qui vous amène ? Parlez-moi de vous. Qui vous recommande ?
Et la litanie peut commencer. Alors, comme ces médecins alternatifs qui considèrent le corps dans son entier et font craquer les os des genoux pour soulager la tête, elle appuie, à mesure que le patient se livre, étonné qu’il est de ne ressentir nulle gêne - mais comment ressentir quoi que ce soit devant cette femme camouflée dans sa petite robe noire et droite qui se fond dans l’obscurité d’un angle ? Son visage seul est visible, lisse, encadré de cheveux de jais tirés en arrière, tellement disciplinés qu’ils se fondent dans la pénombre du cabinet.
Si ça ne tenait qu’à elle, un simple miroir suffirait, comme le veut l’usage, le vieil usage. Le patient qui parle au patient. Dans le couloir, la jeune femme a tendu la main à Christine.
Et Christine l’a froidement regardée sans ciller.
Elle n’est pas leur confidente. Pas leur amie. Pas quelqu’un qu’ils pourraient voir en dehors. À qui ils serreraient la main dans la rue. Paieraient une bière. Tailleraient le bout de gras. Elle n’est pas celle-là. Pas pour eux.
L’homme, Monsieur T., poursuit son monologue. En quelques séances il s’est relâché. Et sa consommation excessive et non régulée d’anxiolytiques avouée, les pistes, nombreuses, se sont ouvertes. Il a peur, souvent, lui dit-il. Peur de tout.
Il hésite.
L’intérêt n’est pas sa réponse mais le cheminement de ses paroles dans son propre esprit. La nuit, durant le sommeil, le jour, durant le travail, tout le temps. Les mots libèrent les mots. Tendance au rabaissement, mauvaise image de soi, perte de confiance. Stress. Angoisses encore : du vide, de la mort, de la vieillesse, de la consternante inanité des existences.
Le gouffre terrifiant de la dépression.
Heureux peuples occidentaux, heureux trentenaires, heureux quadras, qui n’ont connu ni la guerre ni la famine. Alors même que se profile le vide d’une existence si matérielle, les enfants faits, la carrière entamée, alors même que se transpose en eux, dociles calques, le destin raté de leurs parents, un peu amélioré certes, un peu modifié, juste un peu, et que sur les mêmes chemins balisés ils avancent, l’angoisse pointe sa lumière noire sur leur désormais vulnérable existence. Brutal. Le monde sécurisé a un prix, accouche d’un mal étrange qui ronge les âmes.
Vingt pour cent des populations industrialisées ont connu de sérieux troubles du comportement au cours de leur existence. Ça rampe / Ça gagne du terrain.
Elle imagine une société entière en dépression. Quelquefois elle pense que personne ne sera plus capable de se lever. Son agenda est plein. Chaque semaine amène de nouveaux patients / clients (Pourquoi nier ce rapport à l’argent ? Pourquoi a-elle tant de mal à les nommer ainsi ?) qui viennent grossir sa moribonde légion.
L’ère post-industrielle est une manne, un filon qui ne fait que grossir. Il s’agit juste de laisser la porte entrouverte et de laisser entrer les billets.
Mais Christine refusera bientôt du monde. Il faut qu’elle pense à elle. Elle frotte ses mains vierges de bague. Il faut qu’elle y pense.
Qui continue de parler. Et Christine a décidé de le laisser faire, de passer le délai des trente minutes. Malgré sa propre fatigue et la fin de la journée qui vient. C’est son huitième patient, et il n’est pas dix-sept heures. Mais c’est une séance-clé. Qui pourrait débloquer certaines tensions, délacer certains nœuds.
Pourtant, il lui semble impératif d’entendre ses propres signaux d’alarme, cette petite lumière rouge qui brûle derrière ses paupières fatiguées.
Dehors, la nuit s’allonge déjà sur la ville et les grandes constructions s’illuminent sous la pluie glacée. Février. Février et sa vague de dépressifs. Le Noël des psys. Christine hausse les épaules, interrompant le monologue du patient. Peste intérieurement, jugeant ce manque d’attention peu professionnel. Concentre-toi, concentre-toi. L’homme murmure :
Elle n’a rien à comprendre, il a juste à parler.
Elle dit :
Dehors, des klaxons retentissent, l’écho lointain des sirènes gratte le double vitrage.
Monsieur T. a une moue agacée. Puis se lève. Christine le raccompagne à la porte non sans avoir convenu au préalable d’un prochain rendez-vous et rangé le chèque dans une chemise en plastique bleu. Ils ne se serrent pas la main. Elle garde les bras collés au corps comme un défenseur italien.
C’est une rude journée. Plusieurs personnes lui ont parlé d’idées sombres, très sombres pour certains, allant jusqu’à évoquer le suicide. Il s’agit de ne pas doper le terme, l’esprit souvent met en garde, s’amuse de sa propre réaction à ce mot. Veut voir.
De fait, beaucoup viennent ici pour voir. Simplement voir. C’est encore l’un des rares bastions que le mystère nimbe.
Pour en revenir au suicide, le cas de Monsieur M, qui lui fait face maintenant semble le plus inquiétant. Il y a une forme de détermination dans ses propos. Un type assez séduisant au demeurant. Même dans ce cabinet. Même dans ce rapport balisé.
Pourquoi penses-tu à ce genre de choses maintenant ?
Elle se mord la lèvre, se concentre à nouveau sur son sujet. Et lui conseille de rencontrer un psychiatre habilité à prescrire de la chimie, ce qu’elle, en tant que simple analyste, ne peut faire. Il sourit étrangement en jouant délicatement avec un jeton vert et lui dit qu’il y songera. Il le faudrait, oui, conclut Christine. C’est à lui de voir, à lui de décider.
Qui bluffe et qui ne bluffe pas, il est presque impossible de le discerner. Plus d’un million de personnes à travers le monde mettent fin à leurs jours chaque année. Un mort toutes les quarante secondes. Des ingénieurs, des chefs de projets, de simples employés se pendent dans les locaux aseptisés de grandes firmes multinationales, des adolescents se lancent des défis morbides sur Internet, des hommes s’étranglent aux barreaux des portes de prisons.
Et que dire de la triste constance des insulaires.
Qu’en penser ? Elle imagine des corps lourds se jetant depuis des falaises escarpées dans des océans démontés. Le silence puis les vagues qui avalent les cadavres. Un million. Et combien de tentatives infructueuses ? Dix fois, vingt fois plus ? À combien ça nous amène ? Une fois les chiffres jetés comme des dés sur un tapis, comment savoir qui bluffe et qui ne bluffe pas, donc ? Il y a des chances, vu les chiffres, il y a des possibilités que l’un de ses patients franchisse le pas.
Lui ? Monsieur M. ? Pourquoi pas ? Et qu’est-ce qu’elle peut bien faire pour l’en empêcher ? Qui est-elle pour stopper le carnage ?
Christine déglutit. Quelle journée de merde. C’est dur aujourd’hui, vraiment.
Bonheur, le mot revient souvent. C’est stupéfiant cette idée fixe. Qui donc a bien pu rentrer dans l’esprit humain l’idée qu’il pouvait être heureux ? À quand remonte cette foutue chimère ? Tout le monde court après un état qui n’existe pas. Et s’ils ne l’atteignent pas, au moins souhaitent-ils en présenter la façade. Derrière, ça coince, ça se fendille.
Elle enchaîne avec Madame R., mais les mots de Monsieur M. occupent encore l’espace. Désagréable. Elle éprouve les pires peines à se concentrer.
Madame R. : quarantaine, présente bien, attitude neutre et professionnelle même dans le cadre de la thérapie. S’exprime avec facilité. Sûre d’elle en apparence. Problèmes d’ordre sexuel à creuser. Relation à la mère à définir. Effet miroir. Ne se manifeste qu’en fonction de son environnement. Personnalité décadrée. Voilà ce qu’on peut lire sur le petit carnet vert de Christine au sujet de Madame R. Premières notes, premières impressions. Cela s’est révélé assez juste.
C’est la dernière patiente de la dernière heure. Elle la suit depuis près de quatre mois. Et l’analyse avance très lentement. Beaucoup de verrous. Beaucoup de tensions. Trop de cachets qui viennent encore freiner chaque effort, chaque mot, chaque petit souffle de vérité qui se faufile entre ses dents blanches et parfaitement alignées. Elle prend soin d’elle. N’exclut pas une forme de séduction dans notre rapport, note Christine.
La grande partie des patients dépose, passée la première séance, toute forme de charme ou de malice sur le palier. C’est la clé du succès de la thérapie.
« Je ne suis pas un être humain, pas totalement. Je ne suis pas un juge. Je ne te trouve ni beau ni laid, ni ennuyeux, ni excitant, ni lâche, ni juste. »
Christine est une chose sur une chaise, qui ne prend la parole que lorsque cela est vraiment nécessaire. La plupart de ses patients n’éveille en elle qu’une vague lassitude. Mêmes problèmes, mêmes tensions, même dégoût de soi, même image négative, même peur du monde.
Quels refuges autres que le cabinet d’un psy ? Les hommes et les femmes courent sous la pluie acide. Le monde chargé d’énergie. Le monde qui ne dort jamais. Tant et tant qui gardent les yeux ouverts en attendant le matin. L’insomnie générale.
D’où vient ce manque de sommeil ? se demande-t-elle en bonne professionnelle.
Où vont toutes ces heures perdues ?
Pas de réponse / Mille réponses. Les peurs et les angoisses encore et encore. À l’intérieur, la fatigue. Partout, presque palpable. Elle aimerait, certaines fois, être un chirurgien qui se lave les mains à l’antiseptique après avoir enlevé un rein ou un poumon. Mais dans son cas à elle, la merde reste bien en place, bien en vue, bien au contact.
La patiente sourit, gênée.
Le temps est passé vite dans ce petit cabinet. Elle aura bientôt trente-cinq ans et nul ne saurait dire, dans le cadre formel de l’analyse, son âge. Pas comme cette femme, là devant elle, qui porte si bien le tailleur et dont l’arrogante poitrine se joue savamment des plis de son chemisier en satin.
Salope.
Elle secoue la tête très lentement. 18 heures 27. La séance lui échappe. Sa nuque se raidit subtilement.
Les mains sur ses genoux, comme une statue antique, elle masque son trouble. Ce n’est pas la première fois. Cela fait un petit bout de temps que certaines fins de journées deviennent des petites luttes de ce genre. Ce n’est pas elle. C’est l’extérieur. Il faudrait qu’elle revoie sa planification à l’avenir.
Christine laisse passer un silence.
Dans sa tête, mille voix soupirent, épuisées.
Elle frémit lorsqu’on sonne à la porte. Consulte son agenda. Monsieur K. Monsieur K. à 19 heures.
Elle l’a oublié. Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’il est possible d’oublier un patient ? Et en plus il est à l’heure.
Christine sent les prémices d’une terrifiante migraine. Avale deux cachets. Se lève, augurant du léger relâchement que vont provoquer les triptans. Qu’est-ce qu’ils ont tous à être à l’heure aujourd’hui ?
C’est vraiment le grand moment de la journée ? Oui, ça l’est. Il faut s’y résoudre.
Elle enclenche son magnétophone. Ancienne école. Loin du numérique. Enregistre les séances à leur insu. Elle ne devrait pas mais c’est ce qu’elle fait. Parce que son esprit ne peut pas tout retenir. Bien qu’il s’en imprègne. Bien qu’elle en subisse le contrecoup. Ses cauchemars. Ses cauchemars, surtout ces derniers temps.
Qu’est-ce qu’ils croient tous ces gens, que ça entre et que ça ressort ? pense-t-elle en ouvrant la porte. Comment résister à cette pression, à ces vagues de problèmes qui s’écrasent sur les murs de son cabinet ? Sur ses propres fondations ?
Monsieur K. est le genre qui parle vite et longtemps. Jusqu’à devenir inaudible, jusqu’à noyer le propos. Elle l’oblige à revenir sur des phrases, lui fait répéter des mots, ralentit sa folle cavalcade. Quitte à lui faire perdre le fil. À déstructurer son propos. Qu’il est dur à chevaucher ce diable. Il électrise littéralement la pièce. Elle n’y arrivera pas, elle ne tiendra pas la demi-heure.
Quelque chose la chagrine. Le comportement de Monsieur M. un peu plus tôt.
Pourquoi est-ce que cette séance lui revient en mémoire soudain ? Il lui a posé des questions.
Et puis plus tard, il a demandé :
Elle a balayé la question d’un geste de la main. À embrayé sur autre chose. C’est étrange cette façon de poser des questions. Il est rare que les patients s’enhardissent de cette façon, soumis aux codas qu’ils sont. Peur de bousculer l’édifice, de chahuter le rituel. Elle est sacrée. Christine est sacrée. La voix sous amphétamines de Monsieur K. la tire de sa torpeur.
Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ?
Elle se rattrape comme elle peut, paniquée :
Monsieur K. a un air surpris, vaguement contrarié.
Christine reste interdite un court instant. Ce n’est pas ça, pas ça du tout.
Monsieur K. reprend, comme s’il avait effacé la remarque de sa mémoire immédiate. En un claquement de doigts. Et avec un appétit nouveau, il dévore l’air de ses mots. Il faudrait un miroir, vraiment. Pour que ces putains de phrases viennent s’écraser sur le verre.
Elle se rend bien compte qu’elle ne lui servira à rien, que le simple fait de mentionner l’existence d’un frère qu’il n’a pas, d’être complètement à côté de la plaque n’a pas freiné les ardeurs de Monsieur K. qui n’a qu’une envie : se vider, purger ses terrifiantes accumulations de stress et de pensées négatives.
Elle est une poubelle. Ce soir, elle se sent vraiment ainsi.
Sous l’effet des triptans, la migraine s’efface lentement. Voilà quelques nuages qui s’éloignent. Elle songe à la nuit qui vient, tire très légèrement sur ses jambes, s’abandonne au-dedans à quelques secondes de puissante excitation.
Une poubelle. Elle sourit très légèrement dans l’obscurité de l’angle de façon à ce que Monsieur K. ne le remarque pas.
Dans le sillage du départ du dernier patient, un silence pesant s’est installé. Christine s’assoit dans son fauteuil et se laisse glisser dans le calme retrouvé de son bureau. Qui n’est qu’apparence, car derrière lui, caché dans son esprit à elle, ruche active qu’aurait menée une sombre reine, des milliers de phrases bourdonnent encore. Elle passe ses mains sur ses genoux puis sur ses cuisses. Nerveuse. Dans le recoin du cabinet, bêtement statique, elle ne peut que baisser la tête et pleurer.
Je ne suis pas ce qu’ils me disent.
Ils te façonnent.
Non.
Ils se servent de toi.
Christine secoue la tête. Pose une main sur le téléphone. Compose un numéro à cinq chiffres. Une voix dont elle ne parvient pas à savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme dit :
Elle allume une cigarette, défait les attaches dans ses cheveux qui se dénouent sur ses épaules.
Elle lit, grignote une pizza sur un coin de son bureau. Fume encore quelques Kraven. Avale un scotch puis un autre. Personne ne l’attend chez elle. C’est ici chez elle. Dans ce cabinet. Elle s’y sent mieux que dans son appartement. Souvent, elle dort sur le divan. Rêve des consultations du jour. S’oublie dans des spirales de mots.
Elle attrape son magnéto, rembobine au hasard, appuie sur lecture, une voix d’homme, solide. Un bâtisseur. Monsieur P. Monsieur Putain de directeur, Monsieur Putain de paire de couilles. Peur du vide. Complexe d’infériorité. Tendance à la traiter comme sa secrétaire.
« - Vous comprenez, je ne peux pas me permettre de laisser filer. Ils reniflent la merde, ils reniflent les problèmes. J’ai besoin d’être fort. Fort tout le temps. C’est de ça dont on parle Docteur, c’est Docteur n’est-ce pas ?
– (Silence)
– J’ai besoin que vous me redonniez de la puissance. »
Rembobine encore.
Madame D., mariée, deux enfants, quarantaine en approche. Désert affectif. Froideur de façade. Difficile à manœuvrer.
« Il ne me touche plus. Et les rares fois où il daigne m’approcher, il ferme les yeux. Je veux dire, il les ferme vraiment, comme s’il ne voulait pas me voir, comme si je n’existais pas. Alors, je ne peux pas détacher mon regard de ses paupières, je regarde ce mur. C’est de la chair. Mon corps me fait horreur, je… »
Rembobine encore.
Madame V., trente-huit ans. Séparée. Alcoolique. Peau abîmée. Capacité d’abstraction même pendant les séances. Aucun espoir de réussite. Seulement pour l’argent.
« Ce n’est pas simple de traverser la ville. Je bois depuis tellement longtemps. Ce n’est pas simple tous ces regards. Tous ces sales regards sur moi. Je bois parce que je n’y arrive plus. La ville m’effraie, j’aimerais rester chez moi toute la foutue journée si ça ne tenait qu’à moi. »
Rembobine encore.
Monsieur W., quarante-huit ans, perte de confiance, boulimie, calvitie, grand, beaucoup de TOC visibles, dit tout et son contraire :
« Je sais que je peux m’en sortir. Je lui ai parlé, vous savez, je lui ai parlé. Mais elle n’écoute pas. Je ne sais pas, je ne sais pas, son regard depuis que j’ai perdu mon travail. Son regard sur moi, je ne le supporte plus. »
Rembobine encore.
Madame G., cinquante-quatre ans, tendance à l’abattement : capacité à pleurer selon les signaux envoyés et l’intensité de la voix utilisée.
« C’est un bon chien, un bon… »
Rembobine.
Monsieur Z. : Grand, quarante-cinq ans, propension à l’énervement, mains moites, laissent des traces sur l’accoudoir. Dangereux :
« Et je lui ai dit d’aller… »
Rembobine encore.
Mademoiselle L., vingt-quatre ans, tendance à l’autodénigrement, inadaptée à l’époque actuelle. L’une des rares bonnes séances de la journée. La première en fait.
« - Je ne comprends pas, il a l’air si correct, si différent de ceux que je rencontre habituellement sur internet. Non pas que j’en rencontre beaucoup. Je ne suis pas comme ça. C’est plus de la curiosité. Je veux dire que je n’y vais pas pour ça, vous savez.
Appuie sur Stop.
Je, Je, Je, Je, Je. Docteur, Docteur, Docteur, Docteur.
Qu’ils aillent tous se faire foutre. Elle les trouve, dans cette débauche de paroles, avilissants et idiots.
Les heures tournent, le cadran s’affole, les aiguilles en proie à une soudaine tension. C’est cette pièce, cette foutue pièce, pense Christine en se levant, agacée. Dans la petite pièce qui sert de débarras, elle ouvre une armoire. Les battants enchâssés de deux glaces sales grincent, dévoilant une rangée de robes noires identiques.
Cela pourrait ressembler à la sienne, à sa tenue professionnelle, mais elles sont bien différentes en vérité. Plus courtes, plus légères, bien plus échancrées.
Elle sent des picotements dans son ventre tandis qu’elle retire ses vêtements. Tous. Nue, elle se regarde dans les deux miroirs. Vite. Encore. Vite. Encore. Elle a ce genre de corps que le temps commence à rendre lourd, juste un peu, juste de quoi galvaniser les courbes et les reliefs.
Elle passe une robe, apprécie le contact de la soie, tente de s’équilibrer sur ses talons hauts. Remue ses cheveux, passe un mince maquillage sur ses lèvres et sur ses joues.
Avale deux cachets blancs. Se détend un peu.
Il ne pleut plus dehors, mais un vent froid et humide glisse dans les rues. Une nuit sans lune, songe Christine en observant les masses denses de nuages qui dévorent la cime des gratte-ciels.
Et cette grande tour sombre surmontée des lettres rouges sang là-bas dans le cœur du quartier d’affaires, c’est effrayant. Ses talons résonnent sur le trottoir. Il y a du danger dans cet écho. C’est un signal. Quelque chose que les détraqués peuvent percevoir.
Qui ne l’est pas ?
Tu ne l’es pas ?
Tu penses que tu n’es pas folle ?
Comme tous les autres ?
Ils se servent de toi.
Ils mangent ton cerveau.
Les ruelles s’enchaînent. Des enseignes lumineuses bleues, roses ou rouges. Devant la porte close du club, Christine reste un court moment hésitante. Puis frappe trois coups secs et deux coups longs et encore quatre coups secs. Un œil s’incruste à l’intérieur d’un judas rectangulaire et lumineux.
Puis la porte s’ouvre sur un couloir qu’un rouge sombre fait ressembler à un intestin enveloppant. Elle suit l’homme. Costume noir, cheveux rasés. Grand. Passe devant des salons. Bleu, parme, pourpre, vert. Vient s’installer dans un fauteuil en cuir près du bar.
On lui apporte un verre de scotch. Elle picore deux olives. Il y a du monde ce soir. Cette nuit. La plupart portent des loups satinés et colorés. Des hommes et des femmes, presque égaux en nombre, errent lentement au gré d’une musique baroque. Tout ici semble soumis à une gravité plus conséquente. Qui ralentit les pas / Qui alanguit les sourires.
Deux hommes la regardent. Elle ne porte pas de masque, pas de camouflage. Elle n’a pas peur de ce qu’elle est. L’un hoche la tête dans sa direction. Mais elle détourne le regard. Pas encore, pas avant un deuxième verre. Et quelques olives.
Tout ici respire l’argent : les montres au poignet des hommes, les robes vaporeuses des femmes, les dessous glorifiant les galbes, la lumière douce, la moquette épaisse, le comptoir en vieux bois massif, les fauteuils en velours lie-de-vin, tout exhale la richesse, les ors d’une tradition ancienne.
Elle avale l’alcool. Qui lui brûle le ventre. Electricité. Elle étire ses jambes, gémit doucement. Sourit.
Souris.
Dans le salon bleu, les deux hommes s’occupent d’elle à tour de rôle. L’un passant derrière, l’autre devant. L’un regarde, puis l’autre. Puis l’un rejoint l’autre. Il y a des miroirs dans lesquels elle les observe faire. Et son visage à elle démultiplié qui halète, qui mord son bras, ses mains, leurs mains à eux. Ils ont gardé leurs loups. Mais cela n’a pas d’importance puisqu’elle ne les voit pas vraiment.
Une lumière chaude et douce dessine des meubles autour d’eux. Un canapé en cuir. Un secrétaire empire. Deux fauteuils aux reflets pétrole. De temps à autre, des gens s’arrêtent devant la porte ouverte et étudient les ébats. On murmure, on chuchote. Un homme s’enhardit, vient poser une main sur elle. Tente sa chance. Qu’elle donne quelquefois.
La tension s’évacue. Par son bas-ventre et jusqu’à eux. Elle leur dit des mots, des choses qu’ils ne comprennent pas. Elle se confie, bizarrement, sans cohérence, mélange les mots des séances, mélange les mots de ses patients, mélange les mots dans sa tête.
Qu’ils récupèrent la merde. Qu’ils la digèrent à leur tour. Elle ne peut pas encaisser toute seule. Ses peurs la dévorent. Il faut que quelqu’un l’aide. Qu’on mange un peu de l’affreuse tension qui passe par ses veines, dans son sang.
Le plus grand la retourne sur le dos, la regarde avec énervement. Elle dit :
Il a un léger mouvement de recul, vérifie son préservatif, regarde le deuxième homme et reprend de plus belle.
Et il redouble de vigueur, tandis qu’elle sourit tranquillement. Oui, c’est comme ça que je veux. Sale connard.
Elle baisse la tête.
L’homme ricane, glisse quelques mots à l’autre homme qui le remplace. Plus sûr de lui, plus déterminé.
Il va lentement. Il la retourne régulièrement. Dos / Ventre. Ventre / Dos. Il approche sa bouche de son oreille.
Des mouvements font vaciller les flammes des bougeoirs.
Mais il ne parle plus, la plaque avec force sur le sol, se contentant pendant un temps relativement long encore de se frayer un chemin en elle. Dans son ventre.
Mais l’homme s’est retiré. Et un autre, un nouveau a pris sa place. Il marque un temps d’arrêt. Mais ni les larmes ni la soudaine froideur de Christine ne l’arrêtent. Pas plus que son visage soudainement anxieux qui se reflète dans les miroirs comme autant de coups de reins.
Il est quatre heures du matin lorsqu’elle retourne dans son cabinet. Met la radio. S’affale sur son divan. La pluie froide s’est remise à tomber. La lumière des tours disparaît dans des nuages d’humidité. Les ondes grésillent.
Des émeutes quelque part en Amérique du Sud et en Afrique. Des problèmes alimentaires. Des populations qui meurent de faim.
Elle passe une main sur ses cuisses humides et souillées. Une voix d’homme annonce des chiffres boursiers. Des indices et des clôtures. Des choses qu’elle ne comprend pas mais qu’elle devine régir son existence.
Ce chaos, elle l’appréhende mieux en ces instants, vidée de sueur et d’énergie. Un réceptacle pur, déchargé de tensions. Elle est prête.
Il y a eu un choc sismique au Pérou. Un nouveau gisement a été trouvé au large du Brésil. Le troisième plus important au monde. Des gens forent dans les profondeurs des océans. Les indices boursiers dégringolent.
Elle a faim. Mais il n’y a plus rien à manger. Juste des restes de pizza froide. Ça fera l’affaire. Elle se déshabille. Avale quelques bouchées. Baisse la radio. Saisit son magnétophone. S’allonge sur le canapé froid. Déclenche la touche rec. Parle d’une voix blanche. Un long moment. Des mots secs. Une grande solitude.
La pluie coule le long de la vitre. La nuit s’attarde. Elle aime cette sensation. S’enroule autour du magnétophone. J’ai peur. Christine secoue la tête, appuie sur stop, rembobine. Ecoute encore et encore. Un frisson parcourt son dos. Vite. Électrique.
C’est elle qui parle ? Vraiment ?
À huit heures, elle se passe un peu d’eau sur le visage, revêt sa robe droite et noire, enfile ses chaussures plates, coiffe un long moment ses cheveux en arrière, se démaquille. Son visage pâle et fatigué ne sourit pas dans le reflet du miroir. Elle ramasse le magnéto. Remet les piles. Fait des essais. Un, deux. Un, deux. Docteur Christine.
Rembobine.
Ça marche encore.
On sonne à l’interphone.
Elle se tourne vers la fenêtre. Observe la vie qui s’est mise en action. Des voitures. Des hommes et des femmes en marche. De l’électricité. La pluie continue de tomber. De temps à autre, d’épais nuages noirs se brisent sur les immeubles. On n’y voit pas grand-chose ce matin.
Elle colle son front à la vitre. Ça sera bientôt l’été. Ça va bien finir par arriver.
On sonne à la porte.
Elle lisse sa jupe et tente de sourire. Buée sur la vitre.
On sonne encore.
Elle lisse sa jupe et se mord les lèvres. Jusqu’au sang.