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Temps de lecture estimé : 13 mn
23/11/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Suite des (més)aventures de Félix Berthier... paix à son âme !
Critères:  nonéro sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Dans la peau d'un autre

Chapitre 10 / 14
Inspiration

Résumé partiel des épisodes précédents :


Un soir, Pichon reçoit un coup de fil du service des urgences. On lui apprend que quelqu’un vient de tenter de trancher la gorge de Lucien Gatimel. Le vagabond, qui a échappé de peu à la mort, se jure de retrouver le responsable de sa déchéance. À sa sortie d’hôpital, Pichon accueille chez lui le poivrot en rémittence. Une altercation a aussitôt lieu avec Maria Gonzales, la gardienne de l’immeuble. Églantine arrive sur ces entrefaites et rétablit un peu d’ordre. C’est alors que Gatimel éprouve la surprise de sa vie : il connaît la jolie blonde !


Malgré toutes les tentatives de Pichon pour l’en empêcher, Gatimel entreprend alors de relater à Églantine son passé d’écrivain. Bien que le récit de Gatimel lui semble incroyable, l’infirmière pressent qu’il est véridique. Pichon confie à son tour ce qu’il a vécu. Ils se concertent pour essayer de comprendre ce qui leur arrive. Leur conciliabule a un témoin : une mouche-espion, envoyée par Félix Berthier. Le gnome, apprenant l’incroyable vérité, comprend que sa machine, le videur, fonctionne réellement…


C’est à ce moment que l’on sonne chez lui. Sur son palier, il découvre un paquet emballé dans du papier journal. À l’intérieur, un livre, à la couverture tachée de sang. Ce livre ne contient que des pages vierges de tout caractère imprimé. À la grande terreur de Félix Berthier, une voix se fait soudain entendre dans son appartement. Il ne s’agit pas d’un intrus, mais de « la conscience » de son double, expulsée de son propre univers lors d’une expérience malheureuse. L’esprit éthéré entreprend alors d’écrire sous les yeux de Berthier la très étrange épopée qu’il a vécue.


Tout a commencé par une canette de limonade dans laquelle s’est retrouvée enfermée cette « âme sans corps ». La canette fut bue, et l’âme de Berthier chemina jusqu’à la vessie du buveur…





Je n’avais pas d’yeux, et pourtant je pouvais voir. Je n’avais pas non plus d’oreilles, ce qui ne me privait pas d’entendre (y compris les bêtises de cette voix démoralisante). Et, ô plaisir suprême, j’avais même retrouvé le goût et l’odorat. (Beurk, beurk, beurk !)


Alors, bordel ! Pourquoi donc aurais-je eu besoin d’avoir un corps pour me déplacer !



Je me concentrais un moment et là… le miracle eut lieu ! Une brillance irisée se déploya autour de nous (la voix-off et moi), éclairant chaleureusement ce réduit organique sombre et inhospitalier. Puis, j’ai commencé à pouvoir me déplacer ! Au début, j’avais un peu de mal à diriger mes trajectoires. Mais, au bout de quelques minutes, j’étais comme un poisson dans l’eau !



Il n’était que temps ! Soudain, le col vésical s’ouvrit, et je me trouvais brutalement aspiré vers le bas. C’était enfin l’heure de la délivrance ! Je bringuebalais en tous sens, dans ce qui semblait être un corridor sans fin ; vu la longueur de cet urètre, c’était certainement celui d’un homme. Autour de moi, la pression du liquide devenait démentielle ; on était passé en vitesse superluminique…



C’est plongés dans le noir que nous avons parcouru les derniers kilomètres. Et puis, nous jaillîmes à l’air libre ! Enfin…


Je m’extirpais tant bien que mal des trombes jaunâtres de cette cataracte liquide, effectuant in extremis un rétablissement qui nous sauva du plongeon dans ce grand lac émaillé de blanc. Ouf !


Je pris (ou crus prendre) une grande bouffée d’air frais. J’avais l’impression de n’avoir jamais rien respiré de plus vivifiant !


Sauvés ! On était sau - vés !!!



Je me concentrais sur la suite des évènements, reprenant rapidement de l’altitude, d’une gracieuse chandelle que n’aurait pas reniée un pilote d’Alphajet. Arrivé à environ trente milles pieds (de coccinelle), j’eus le loisir d’apercevoir, bouchant mon horizon sur 180 degrés, un visage humain, qui m’écrasait de sa masse colossale.


Je lâchai un infime gargouillis de stupeur (à l’échelle de cet homme, du moins). J’avais en face de moi le plus grand sujet d’étonnement de ma vie : l’inénarrable Pierre Richard. Plus exactement, Pierre Richard se triturant le nez pour en extraire un point noir de la taille d’un astéroïde.



Je me rappelais très bien avoir fait une petite expérimentation sur mon voisin du dessus. C’était au mois de mars. Pour lui, j’avais choisi tout exprès Pierre Richard. Son rôle de comptable dépressif, dans « La chèvre », ça me rappelait tout à fait Pichon !


Les détails me revenaient, petit à petit… Il faut dire qu’il l’avait bien cherché, ce goujat : ses amis et lui avaient fait une de ces foires, ce soir-là ! Et ce n’était pas la première fois, depuis mon emménagement dans l’immeuble d’Églantine…


J’avais attendu qu’il soit seul, et puis j’étais monté sonner à sa porte. Un p’tit coup de sarbacane, et hop ! Comme les autres. Dans le videur !



Lentement, par déduction millimétrique aussi épuisante qu’une ascension de la face nord de l’Annapurna, je parvins à aligner un ensemble d’hypothèses. Mises bout à bout, elles formaient une théorie relativement acceptable.


Primo : je suis passé dans un univers parallèle…

Deuzio : un univers où Pichon s’est retrouvé projeté avant moi…

Tertio : et dans cet univers… le videur fonctionne vraiment.

Conclusion : Mes cobayes… voyagent et se transforment. Mais… ils restent… bloqués ici !



[Dimanche 18 novembre 2007, tard le soir] :


Voilà presque vingt heures que nous étions coincés dans cette situation abracadabrantesque ! Cependant, je dois reconnaître que les suggestions de mon compagnon d’infortune (le dénommé « Moustique ») s’étaient souvent révélées pertinentes. Certes, il a son « franc parler », mais sa finesse d’analyse est particulièrement précieuse !



Depuis que Pichon - ce sinistre pantin ! - nous avait malencontreusement… bus, j’en avais appris un peu plus des possibilités et des limites associées à mon état de « conscience éthérée ».


Je pouvais me diriger à peu près comme je le souhaitais. Cependant, malgré mon absence presque totale de masse, il m’était impossible de « traverser » les objets. Je me demandais si cette limitation n’était pas simplement psychologique… Il me fallait peut-être plus de temps, avant de m’improviser « passe-muraille » ? C’était bien dommage, en tout cas.


Ce qui l’était encore plus, c’était de ne pas disposer d’un niveau d’énergie constant… J’étais régulièrement astreint à d’incompressibles périodes de repos, comme du temps de ma vie terrestre. J’avais dû faire une longue sieste, avant de pouvoir repartir. Quelle barbe !


Tout à l’heure, je m’étais déplacé jusqu’à mon appartement. J’y suis entré sans difficultés. Comment ? Tout simplement en passant dans l’entrebâillement, sous la porte. Je me suis rendu compte que mon intérieur n’était plus tout à fait le même. Certaines de mes inventions semblaient manquer, tandis que d’autres m’étaient parfaitement inconnues…


Mais mon plus grand choc a été de tomber sur… moi-même !



Je pensais être sorti d’affaire. Mais j’ai vite déchanté. Impossible de rentrer en contact avec mon double ! Rien à faire, je n’arrivais pas à communiquer avec ce type, cet « autre moi ». Et encore moins à prendre possession de son corps.



Sur la suggestion ridicule de Moustique, j’ai même essayé de remonter dans son conduit auditif, pour qu’il m’entende mieux… Ça n’a rien donné !



J’avoue que je ne voyais pas trop comment nous allions nous en sortir… Je sentais le découragement me gagner.





[Lundi 19 novembre, dans la matinée] :


C’est par un horrible mugissement que nous avons été réveillés ce matin, Moustique et moi. Malgré les trépidations infernales de l’air ambiant, il m’a bien fallu dix secondes au moins pour sortir de l’indolence amorphe dans laquelle j’étais plongé. Et dire qu’avant, j’étais pratiquement insomniaque !


À cet instant, il était déjà trop tard… La tornade fondait sur nous ! J’ai essayé de résister comme je pouvais à cette formidable force d’arrachement, mais le vortex nous avait déjà engloutis. En une fraction de seconde, nous avons été catapultés dans une tubulure de hautes pressions. Puis l’environnement autour de nous est redevenu progressivement plus calme…


J’ai allumé ma loupiotte. Des amas grisâtres et floconneux nous entouraient de toute part… Mais, pour autant, la tornade qui nous avait proprement siphonnés ne tirait pas son origine de la force de Coriolis et d’un quelconque cumulonimbus. Oh non ! La lueur irisée qui éclairait les environs me permettait d’être formel : nous étions encerclés par des monstres velus, de la corpulence de braves vaches normandes !


Soudain, je compris la nature exacte du monde extraterrestre dans lequel nous avions atterri. Un sac en papier ! Le sac en papier le plus gigantesque de tout l’univers, bourré jusqu’à la gueule de poussières, de poils, de parcelles d’épidermes, de rognures d’ongles et autres détritus organiques peu ragoûtants. Et de surcroît, colonisé par une bande d’acariens hideux…


Nous venions de nous faire happer par l’aspirateur de Madame Gonzales !



[Mercredi 21 novembre, horaire indéfini] :


Nom d’un canard en plastique ! Cela faisait au moins deux jours que nous étions enfermés dans ce maudit sac d’aspirateur… Et impossible d’en trouver la sortie.


Deux jours que l’on subissait le bruit récurrent de l’infernal engin, que l’on forait en tout sens dans des amas de poussières peuplés arthropodes immondes, que l’on respirait la puanteur moite et lourde de cette atmosphère confinée. Il y avait carrément de quoi devenir fou !



Ce que disait Moustique était tout à fait effrayant. Mais parfaitement logique. Je n’avais pas vraiment envie de tester la résistance de mon « aura autonome » à un passage dans le four d’un incinérateur industriel ! C’était le moment de tenter le tout pour le tout. Je mobilisai ma volonté dans un seul but : foncer droit devant, avec la plus grande célérité possible.


Je n’avais pas oublié ce principe de base de physique : l’énergie est égale à la masse multipliée par le carré de la vitesse. Ma masse était peut-être ridicule, mais j’allais compenser par une vitesse décuplée ! Je comprimai au maximum mon enveloppe translucide, puis la laissai se détendre d’un seul coup, ce qui me propulsa en avant avec la fulgurance d’une balle…


Il ne nous fallut pas plus de quelques nanosecondes pour atteindre la paroi du sac en papier, qui explosa littéralement sous l’impact. Dans la foulée, nous traversâmes avec aisance un sac plastique de chez Auchan. Et, finalement, ce fut au tour d’un grand sac d’ordures ménagères en polyéthylène véritable d’être perforé.


Mon exultation béate ne dura pas. Une masse translucide se dressa soudain devant nous. Impossible d’éviter l’impact ! Il y eut un violent tintement et l’énergie cinétique devint tout à coup énorme, en contrepoint de l’annulation brutale de notre vitesse. Comme aurait pu le dire Moustique, avec sa vulgarité habituelle, nous venions de nous « éclater la tronche » sur une bouteille de Chivas Regal, 12 ans d’âge.


Je restais sonné un bon moment. Bouteille de Scotch : un ; couple Berthier/Moustique : zéro !


Ce fut une sensation vivifiante d’air frais et parfumé qui me ranima. De l’air frais, dans un vénérable container de poubelle, modèle « mobilier urbain 1998 » ?


Je ne rêvais pas, pourtant ! Quelqu’un venait de soulever le lourd couvercle de plastique vert au-dessus de nous. Avec émotion, je vis scintiller un bon millier d’étoiles dans le ciel noir et dégagé de la capitale. C’était comme une venue au monde, une nouvelle naissance… La plus belle nuit de ma vie !


Puis une silhouette hirsute et rougeaude s’interposa entre la voûte céleste et moi. Une main hésitante, aux ongles noirs et ébréchés, vint farfouiller entre les sacs à ordures et dénicha rapidement la bouteille de whisky à moitié pleine. Celle-ci s’éleva aussitôt dans les airs, saluée par une exclamation triomphale.


Aux oreilles de l’éthylique, le tintement de cette fiole avait dû paraître plus doux encore qu’un chant des sirènes. En tout cas, ça l’avait irrésistiblement sorti de sa morne apathie nocturne. On ne pouvait que se féliciter qu’il ait eu à ce point l’ouïe fine et le nez creux !


Avant que ma chance ne tourne, je fonçai vers la sortie. À peine eus-je le temps de m’éjecter de ce container nauséabond sur roulettes pivotantes que le couvercle claquait bruyamment derrière moi.


Ouf, c’était moins une !



C’est à cet instant précis que mon univers bascula. Alors que j’étais en train de m’élancer, j’entendis un borborygme indistinct qui s’éleva derrière nous :



Qu’avait-il dit, ce SDF ? Je virai brutalement de bord, effectuant un demi-tour quasiment sur place. Le pauvre type était affalé sur le trottoir crotteux, tétant goulûment la bouteille de Chivas. Ce n’était qu’une silhouette indistincte dans le froid du petit matin, adossée à un lampadaire grillé.



J’allumai ma loupiotte et fonçai vers la silhouette sombre. Je voulais voir son visage…



Malgré la barbe qui recouvrait de broussailles souillées le plus gros de cette face bouffie, les traits de l’épave avinée qui me faisait face ne m’étaient pas inconnus. Ce fut Moustique qui m’apporta la réponse que je cherchais.



Une intuition brûlante m’avait traversé. Il fallait que je m’en rappelle ! Sans trop savoir pourquoi, j’étais certain que ce type allait me mener droit vers la solution, me donner la clé pour mettre fin à mes malheurs. Ah, si seulement la mémoire pouvait me revenir ! Qui que ce fut, cela remontait à bien longtemps…


Gatimel ! Bien sûr ! C’était Lucien Gatimel… mon tout premier essai !

Tiens, tiens… Comme on se retrouve, monsieur l’écrivain.



[À Suivre…]



(*) Citation de Léon Bloy