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n° 13054Fiche technique10343 caractères10343
Temps de lecture estimé : 7 mn
16/12/08
Résumé:  Un photographe. L'Amazonie.
Critères:  voyage photofilm nonéro
Auteur : HugoH            Envoi mini-message
Contagion

Chaleur de merde, souffla Elias en réprimant un haut-le-cœur.


L’hélicoptère vira de cap comme une feuille au vent. Forêt dense. Compacte. Les pales faisaient frémirent la cime des arbres. Mais quels arbres ? Le guide hurla, Il y en a plus de soixante-quinze mille types. Puis ajouta, Et plus de cent cinquante mille espèces de plantes.


C’était censé l’interpeller ? Ce genre de chiffres devait éveiller quelque chose chez lui ? Il hocha la tête en regardant la mer verte ployer sous les puissants rotors. Elias regarda à nouveau la carte que l’office lui avait fournie. L’Amazonie. Incompréhensible. La tendit au co-pilote, lui montra l’endroit cerclé de rouge. Encore. Un simple point.


Quelques jours plus tôt, le patron de la compagnie de voyages avait dit, cinq cents. Et Elias lui avait tendu les billets. C’était un bon prix pour trois hommes et un hélicoptère. Ça valait l’investissement.


Les deux gars devant portaient chacun un large casque, bardé d’électronique. Elias n’avait pu récupérer que des protège-oreilles qui ressemblaient à des écouteurs MP3 pour Yeti. Il avait l’air con, il s’en doutait et ce genre de considérations lui déplaisait. Même ici.


Le guide affublé des mêmes esgourdes d’ourson ensanglanté se saisit de la carte à son tour. Il hurla, Bientôt, bientôt avec un méchant accent. Il crachait régulièrement par la porte ouverte de l’appareil. Il disait, Guaranis, Chimanes, Aguarunas, Piaora, Maku. Elias grimaçait, chaque nom semblait nouveau pour lui. Chaque mot l’était.


Le guide parlait. Le guide parlait trop. Elias jouait avec son appareil, réglait son zoom, ajustait le fleuve quand les branches des arbres voulaient bien le dévoiler. C’était une saignée, une cicatrice profonde sur la joue de la forêt. Le ciel s’y reflétait puis disparaissait sous les feuillages.


L’hélicoptère se cabra sèchement. Bordel, mais ils font quoi ces cons ? hurla Elias au guide. Ils cherchent, qu’est-ce que tu crois qu’ils font, cabrao. Elias fit la moue. Tous aussi malpolis les uns que les autres dans ces putains de régions. N’aimait pas ce pays. Puissance émergente. Dos mouillés / Cannes à sucre. On pouvait mourir de bien des façons ici. Et depuis deux mois qu’il était là, ce zoom qu’il était en train de régler avait bien failli lui coûter sa peau à quelques reprises.


Il travaillait free-lance. Avait des contacts dans pas mal d’agences. Faisait des photos / Voilà ce qu’il faisait. Du terrain. Il parcourait le globe, se colletait les endroits chauds. Le bébé sur les décharges de Mexico. Les tueries de Bagdad. La fillette aux quatre jambes et quatre bras en Inde. Les meurtres d’Albinos en Tanzanie. Les longues files de sidaïques devant les tentes des humanitaires au Botswana. Ce genre de choses.


Voilà ce qu’il faisait. Depuis si longtemps qu’il en avait oublié l’idée même d’un chez soi. Tout ça, toute sa vie d’avant, avait disparu dans les kilomètres de pellicules. Les agences le connaissaient, on le payait bien. C’étaient des clichés politiques qu’il faisait, il en avait bien conscience, pourtant, quand son bras armait, quand il s’apprêtait à donner le baiser au temps / à baiser le temps, un vide s’intercalait entre son esprit et la cible. Il ne ressentait plus rien, disparaissait derrière l’outil. C’était l’instinct qui commandait. Les gens pensaient, pour le peu qu’il discutait avec eux, que les notions de bien et de mal guidaient son travail. De la merde, oui. Juste l’instinct. Ça sonne / ça ne sonne pas. Bonne lumière / Mauvaise lumière. Froideur blanche / Chaleur noire. Son bras ajustait, sa main armait, son œil visait.


C’était un chasseur qui vendait au plus offrant. Mais à vrai dire, l’argent n’intéressait que peu Elias. Il s’agissait de remplir les trous. Il avait des enfants, des ex-femmes. Des pensions à payer, des notes à régler. Mais ce n’était pas sa vie. Son existence consistait à prendre des avions, des bateaux, des hélicoptères, des pirogues, des voitures, des motos. Tout ce qui bouge / Tout ce qui avance. Sans ce mouvement, il deviendrait fou.


Dormir dans la nature ne lui déplaisait vraiment pas, à même le sol, sous des toiles de fortune. Les hôtels l’embarrassaient. Les douches l’ennuyaient. Il aimait rentrer sale de ses bivouacs et poser les pellicules chargées sur la table. Dérouler lui-même ses films. Quand il revenait en ville, il se rendait dans des bureaux au cœur du quartier d’affaires, pile poil. Signait des papiers, faisait glisser les clichés sur des bureaux lustrés, regardait les nuages sombres s’agglutiner près des fenêtres. Il avait un appartement. Vide. Juste un sofa et un frigo. Mais il n’y dormait pas. N’y passait même plus. Il se demandait quelquefois si quelque chose quelque part avait encore de l’importance.


L’hélicoptère ajusta sa verticale. Les pilotes s’agitaient. Elias gueula, Mais vous êtes des novices ou quoi ? Putain, la carte elle est claire non ? Puis vers le guide, C’est quoi ces amateurs de merde ?


L’hélicoptère piqua légèrement du nez puis les pâles reprirent de la puissance, ils allaient vers le sud. Le guide le regarda salement, On y est presque Lemdao.


D’un coup, une trouée dévora le crâne des arbres. Le soleil fit briller l’eau du fleuve et Elias les aperçut. Des petites habitations. Des huttes. L’hélicoptère tournoya un moment autour de la zone jusqu’à ce qu’un indigène totalement nu pénètre dans la clairière. Pointe du doigt la chose volante. Puis dans son sillage, un autre et encore un et encore un. Ils furent bientôt une cinquantaine, les yeux immenses dévorant le ciel. Certains arboraient des peintures. D’autres non.


C’est bon ça, grimaça Elias. Depuis qu’il était au Brésil, rien, absolument rien à se mettre sous la dent. Il s’était dit, Pays dangereux. Croissance à deux chiffres. Inégalités lourdes. Son instinct soufflait, Il y a de bonnes photos à prendre. Son instinct soufflait, Reste encore un peu. Mais à part se taper des putes et se réveiller le lendemain en priant le ciel pour que le souvenir de ce préservatif soit bien réel, il avait passé son temps à boire et errer. Des églises tous les coins de rue. Des taudis. Des milices. Des maillots de foot. Des gamins comme de la mauvaise herbe. Et puis l’Amazonie. Autoroute dans la forêt. Paysans décharnés. Eldorado sur le retour. Catastrophe écologique. Chantier permanent. Rien de bien neuf en définitive. Cliché. Il avait pris des clichés. Il en avait pris des centaines et des centaines. Pour entretenir la forme et l’œil. Mais c’était du déjà-vu. Ça puait le renfermé. De la merde en barre. Il avait sa fierté et tenait à sa réputation. Il aurait pu les vendre mais son orgueil s’en serait offusqué. Il les jetait à la poubelle. Puis partait s’enivrer dans des bars sordides. Avec son guide. Sans lequel il serait déjà mort vu le nombre de conneries qui lui passaient par la tête et qu’il mettait souvent en pratique.


Prendre la photo de quelqu’un n’était pas anodin. Il y a longtemps, les Indiens pensaient que l’objectif volait l’âme. Ils n’avaient pas tort. Avec le temps, le mysticisme gagnait du terrain chez Elias. Il se disait, Peut-être bien que je les affaiblis, peut-être bien que je dévore leur esprit. Ça le faisait parler un long moment quand il était ivre.


L’hélico se rapprocha de la trouée, les arbres alentour frémirent de concert. On lui avait parlé de déforestation, il s’était intéressé au sujet. Des milliers d’hectares qui disparaissaient, comme engloutis par des mains invisibles. Pourtant, à bien y regarder, il y en avait encore beaucoup des arbres. Quatre millions de kilomètres carrés. Pour ce qu’il en avait à foutre. Il avait bien pensé à faire des photos sur le carnage auquel se livraient les exploitants. Mais à quoi bon ? Qui ça intéressait ? Réchauffé, encore.


Quelques semaines plus tôt, il avait rencontré un ouvrier qui bossait pour une concession minière. Ils avaient parlé pollution. On disait que le taux de mercure dans le fleuve était soixante-dix fois supérieur à la moyenne. Des machines déversaient des produits. Des hommes en combinaison prélevaient des minéraux. Elias trouvait les chiffres intéressants mais quoi de neuf ? Quoi d’excitant ? Ils avaient bu. Il avait payé. Ils avaient bu encore. Et puis l’ouvrier lui avait parlé de la tribu qui vivait à quelques dizaines de kilomètres de la mine.


Peut-être que leur existence datait des profondeurs de notre histoire. L’ouvrier lui avait dit, Personne ne doit savoir. Les autorités vont bientôt intervenir. On dit que si on les approche, on les tue. Nous pourrions leur donner des maladies. Juste en leur serrant la main. Juste en respirant le même air. Elias avait levé sa bière. Ils ont vécu isolés tout ce temps ? Ils n’ont jamais rencontré personne ? L’ouvrier avait souri. C’est ce qu’on dit. Elias avait glissé des billets sur la table. Il y a déjà des photos ? Mais il connaissait la réponse. L’ouvrier avait pris les billets. Non, Amigo. Et personne ne devra savoir qui t’en a parlé.


L’hélico s’abaissa encore. Les indigènes semblaient paniqués, incapables de prendre une décision face à cette chose de métal qui volait. Elias hurla, Stop, Stop. C’était la bonne distance. Il épaula, cadra, zooma. Magnifique. Ils le regardaient. Nus comme des vers, la peau comme de la boue. Apeurés, il l’observait lui et son étrange instrument. Une tribu hors du temps, droit issu du sang de la terre. Les mots tournoyaient dans sa tête. Les approcher, c’est les tuer. Il imaginait un sang pur et fragile. Ils le regardaient. Il y avait quelque chose de fataliste et d’étonné dans leurs yeux. L’un d’eux fit un signe aux autres. Ils reculèrent d’un pas tandis que l’hélico tournoyait sur place. Elias zooma encore. Putain, c’est vraiment magnifique.


Il affina puis shoota.