n° 13056 | Fiche technique | 60138 caractères | 60138Temps de lecture estimé : 33 mn | 17/12/08 |
Résumé: La solide armure d'un chef de famille se fissure. | ||||
Critères: nonéro | ||||
Auteur : HugoH Envoi mini-message |
Cahotant dans les brumes de chaleur, le petit bateau s’éloigne lentement des côtes ramassées de la grande île. La journée tourne lentement, tirant de la surface de la mer un scintillement aveuglant. Karl serre le gouvernail, tout en recomptant les sacs de vivres disposés sur le sol. Énumère mentalement la liste de ce qu’il devait acheter. Il ne manque rien.
A priori, il a fait ce qu’il fallait. Des légumes, du poisson, des fruits. Ces bons fruits gorgés d’eau, comme ce genre de région sait en produire. Il débouche une bouteille de bière qu’il vient de tirer d’une petite glacière bleue. Et, tout en tenant le cap, savoure cette grisante solitude.
En ces moments étranges, il a la curieuse sensation de filer vers des contrées oubliées. Ses pensées sont si légères qu’elles ne peuvent former un tout cohérent.
Karl pousse le moteur. Qui tourne déjà à plein régime. Ce genre de bateau, ça ne va pas très loin, ça ne dépasse pas une certaine vitesse. Des vaguelettes roulent sous la coque. À sa droite, des petits oiseaux sombres mitraillent le soleil. Il les reconnaît, tout comme il reconnaît ce gros rocher qui précède la petite île. Son île. Karl a longtemps hésité entre cette mer amorphe, plate comme le monde avant Galilée, et un océan plus vigoureux.
Quelque chose de puissant. Une force qui les protégerait davantage. Mais c’est assurément plus dangereux. Hostile aux enfants surtout. Des vagues terribles, des contre-courants froids et profonds, des marées brusques qui dénudent l’espace.
Il vire doucement de bord. Jette un dernier regard vers le nord. Là-bas, bien au loin, derrière la ligne d’horizon qui se chargera de minces vaisseaux pourpres dans le soir tombant, il subsiste encore une tension, vivace, menaçante.
Mais autant qu’il peut en juger, elle ne parvient plus ici que par de maigres écumes.
Longtemps, Karl S avait été convaincu d’être heureux. Aux yeux de tous, il paraissait un homme solide. Un homme dont les bases étaient solidement arrimées au monde. Un de ces hommes qui bougent avec la planète, respectant les mutations, allant même jusqu’à les anticiper, et pour lesquels des mots comme économie de marché, mondialisation ou flux financiers ne sont ni des hérésies ni des menaces. Faire de l’argent, bonifier les placements, comprendre les flux souterrains des marchés, tous ces dons lui avaient été offerts.
Il dirigeait les opérations financières d’un grand groupe. Enchaînait les journées de quinze heures, pianotait sur son portable jusque dans les toilettes marbrées de sa belle demeure. Ses commissions, associées à une sérieuse science du placement, lui assuraient à lui et sa famille d’importants revenus. Sans parler du patrimoine de Sophia, sa femme.
Dans son bureau, il y avait justement une photo d’elle, belle, élancée, portant sur ses épaules graciles le poids d’une éducation stricte et argentée, il y en avait aussi une de sa fille Léane, la même en plus petite. Était-ce possible de se ressembler autant ?
Puis bientôt, il y en avait eu une nouvelle, le petit Rubben, les joues bien rondes, les yeux grands ouverts, offrait le plus beau de ses sourires à son papa. On s’extasiait, les collaborateurs qui passaient dans son bureau reconnaissaient volontiers qu’il s’agissait là d’une sacrée belle famille.
N’était-ce pas bon ? N’était-ce pas encore plus grisant que l’on complimentât ainsi sa propre descendance plutôt que le flatter, lui ? Parler d’eux en bien, c’était toucher son propre cœur. Que de fierté. Quand la fatigue venait à pointer son nez, il passait son index sur les joues de chacun. Puis appelait la maison pour savoir comment les choses se déroulaient. Avec le temps, il discernait mieux à quel point la quiétude de son foyer et l’amour qu’il portait à sa famille parvenaient à lui rendre le labeur agréable.
Non qu’il n’appréciât pas sa fonction mais peut-être que les années faisaient leur œuvre et que les heures pesaient un peu plus. Juste un peu. La nature avait été généreuse envers lui, mais comme tous les hommes gâtés, il n’estimait ne rien devoir à quelque force supérieure que ce soit et encore moins à la chance. Certainement, intuitait-il, la raison de son succès ne devait tenir qu’à la pure trajectoire des lignes droites qui électrisaient sa matière grise. Et à une bonne paire de couilles aussi. Ça ne gâchait rien.
Souvent, il animait d’importantes réunions dans une salle spacieuse et confortable de l’une des plus hautes tours de la ville. Parlait chiffres et orientations stratégiques, portefeuilles, grands comptes et dividendes. Des femmes et des hommes acquiesçaient dans la lumière filtrée light par des verrières de dernière génération. Les nuages avançaient en accéléré au-dessus d’eux.
C’était un phénomène naturel, il l’avait constaté à de nombreuses reprises. Le temps à cette hauteur n’était pas le même que pour les gens du bas. Dans ses instants les plus mystiques, il estimait qu’on vieillissait moins vite sous ces latitudes. Il plaisantait là-dessus. Et les ombres en costumes ou tailleurs souriaient / riaient même franchement en se faisant servir un drink glacé.
Il faisait du sport en salle. Optimisait son rythme cardio-vasculaire. Travaillait le fond et l’explosivité. Ses bilans de santé étaient bons, d’ailleurs, il n’en appréhendait absolument pas les résultats quand son médecin tendait vers lui la fiche emplie de chiffres et de quotients. C’était une nature, une réussite génétique, et bien qu’il détestât cordialement ses parents, il leur reconnaissait au moins le mérite d’avoir bien travaillé. Leur putain de grande œuvre.
Il imaginait une nuit de pleine lune, brûlante, étouffante, sa mère les jambes écartées, son père la besognant sans grâce. Dans les limites de leur champ d’action, c’était déjà beaucoup et ça vaudrait bien un pot de fleurs chaque année sur leur tombe quand le temps serait venu. D’ailleurs, il avait déjà organisé les choses. D’un point de vue financier, s’entend.
Pour le reste, il leur laissait le choix de l’endroit et du Modus Operandi. Il avait trois belles voitures. Trois allemandes. Un coupé, une berline, et un monospace qu’il entreposait dans son spacieux parking de sa non moins spacieuse demeure du non moins sécurisé et entretenu au poil de cul près quartier résidentiel. En buvant son whisky le soir, il observait le coucher de soleil par sa baie vitrée et se disait souvent que les choses, certainement, ne pourraient être meilleures.
Il lui était difficile de dater exactement les prémices. De savoir quand les premières appréhensions étaient arrivées. Peut-être la naissance de Rubben. Ses premières dents ? Peut-être l’entrée à la maternelle de Léane. Son sommeil alors agité, ses pleurs au réveil ? Peut-être ces moments étranges où il avait tenu ses enfants, minuscules nourrissons tremblotants dans ses bras, ressentant toute leur fragilité, leur incapacité à faire face à ce monde terrifiant sans lui. Peut-être aussi les petites faiblesses de Sophia, ses humeurs qui pouvaient devenir franchement maussades les mauvais jours. Quelle importance ?
Toujours est-il que Karl s’était mis à s’inquiéter. Puis à s’angoisser outre mesure. De façon plus ou moins raisonnée. Puis tout à fait irraisonnée. Une fièvre, un manque de tonus, une poussée de boutons, tous ces petits symptômes bénins trouvaient en lui un écho démesuré.
Le travail le calmait néanmoins, anesthésiait ses sourdes inquiétudes.
Ça et les nombreux appels qu’il passait durant la journée à Sophia.
À ces angoisses diffuses était bientôt venu se greffer un agacement inhabituel. Au travail, ses coups de gueule devinrent plus fréquents, lui dont on louait auparavant le calme et la facilité cédait soudainement à des colères étonnantes et peu appropriées diraient plus tard certains collaborateurs sous le sceau de la confidentialité.
Karl se surprenait à s’énerver tout seul pour des choses qui auparavant l’auraient laissé de glace. Un comportement cavalier au volant, le simple oubli d’un clignotant, un portable qu’on décroche sur l’autoroute, attendre la note au restaurant, faire la queue dans un magasin, se faire doubler dans la rue, ces gens qui le frôlaient ou parlaient bien trop près de lui. Avec le temps, il en était venu à trouver ces situations totalement inacceptables.
Combien d’invectives, combien de prises de risques pour venir hisser son coupé à hauteur du conducteur fautif et le menacer du poing ? Combien de fois avait-il fendu la foule de cette façon énergique qui faisait sembler sa marche à l’avancée d’un tank. Ces faiblesses étaient nouvelles. Déroutantes.
Quoiqu’il en soit, l’angoisse prit corps au fil des jours jusqu’à devenir un ennemi quotidien auquel il pensait chaque matin en se levant. L’irritabilité mua. Et les vertiges apparurent. S’installèrent. Ses jambes s’alourdissaient, sa bouche s’asséchait en un battement de cils. Sans parler de cette foutue paranoïa, simple susceptibilité mal placée au début, qui vint avec les jours placer dans la bouche de ses interlocuteurs quelques sous-entendus déplaisants.
Jusqu’à un certain point les choses étaient restées contrôlables, un peu de sport, un verre ou deux, quelques cachets, même s’il sentait au fond de lui qu’elles ne s’arrangeaient pas, bien au contraire, et, de fait, jusqu’au premier anniversaire de Rubben, les tensions ne firent qu’empirer. En quelques mois, sa vie idyllique ne le fut plus qu’en surface. Jusqu’à ce jour d’avril où la surface elle-même se brisa.
C’était une matinée lumineuse. Il régnait dans le parc enserré de gigantesques buildings un froid sec et clair. Des nuées d’enfants allaient et venaient en tous sens, sans logique apparente. Sophia, rassurante, passait sa main sur le dos de son fils dont les jambes se contractaient en même temps qu’un sourire légèrement désaxé tiraillait son visage. « Tous ces mioches », avait murmuré Karl en serrant les mains de son fils, « tous ces mioches, ça me rend nerveux ».
Plus loin, deux manèges surchargés tournoyaient sans grâce. Rubben s’était lancé. Et ses paumes avaient échappé aux siennes. Il avait allongé les jambes, aligné les petits pas jusqu’au bac à sable, manquant plusieurs fois de se faire renverser par des petits excités qui lui rendaient bien une tête. « Merdeux, tas de merdeux », avait marmonné Karl tandis que ses pieds frottaient nerveusement le sol.
Les cheveux clairs de son fils déjà se mêlaient à cette gigantesque marée infantile qui donnait l’assaut au moindre éclat, à la plus petite forme jusque-là épargnée. Karl les trouvait laids tous ces enfants. Il aurait voulu balayer le chemin de Rubben, écarter ces masses qui lui semblaient impropres.
Pourquoi, bordel, pourquoi semblaient-ils tous si agressifs ? Un vertige le fit vaciller et il observa soudain sa main tremblante qui se tendait encore dans l’air, agrippée à une présence invisible. Il aurait dû être heureux pourtant ; n’était-ce pas là un jour gavé d’histoire, de celle qu’il raconterait en boucle à qui voudrait bien l’entendre.
Au bout d’un moment, il n’y tint plus et rattrapa la main de Rubben, soufflant un peu de la tension qui s’était accumulée. De son côté, Léane jouait avec entrain. Il l’observait courir à en perdre haleine. Les cris des enfants s’élevaient dans la lumière dure. Sophia filmait avec son appareil numérique. Images compressées qui viendraient s’ajouter aux mégaoctets sur leur disque dur et disparaître en flux réguliers vers d’autres disques durs, vers d’autres regards qui s’ennuieraient grandement en observant les sots mouvements. Les premiers pas de Rubben, tu te rends compte, les premiers pas de Rubben ! Je les ai eus ! En définitive, elle avait l’air tendu, elle aussi.
Léane jouait avec un ballon bleu. Et Karl sentait bien aux pressions régulières qu’exerçait la main de Rubben dans la sienne que son petit frère brûlait de la rejoindre. Il y avait tellement de monde. Il y avait toujours trop de monde dans ce foutu parc. Il avait bien songé à aller ailleurs, mais, Doux Jésus, cette planète était remplie de gens. À moins de choisir un chantier ou une salle porno désaffectée, impossible de trouver un endroit calme.
Rubben commença à pleurer, il voulait vraiment rejoindre sa sœur qui se perdait dans la nuée tourbillonnante. Heureusement qu’il y avait ce ballon bleu dans lequel elle frappait et qui semblait une balise aux yeux de Karl. Sophia se retourna vers lui, l’air inquiet.
Mais Karl n’entendait pas, son attention tout entière focalisée sur sa fille, serrant plus que de raison la main de son fils. Deux petits garçons s’étaient approchés de Léane et l’un des deux attrapa son ballon. Karl secoua doucement la tête. Sa nuque raide lui faisait mal. Les deux garçons bousculèrent Léane alors que celle-ci essayait de récupérer son bien.
Rubben pleurait à chaudes larmes maintenant, les jointures blanches d’être compressées par l’affolante inquiétude de son père.
Léane restait interdite devant les deux enfants rieurs. Moqueurs ? Moqueurs, oui, les petits salauds. Karl souffla lentement, frappé par la soudaine pâleur de Léane. Rubben dégagea sa main et vint se blottir dans les bras de sa mère. La lumière était vive qui rendaient les visages presque invisibles. Karl avança d’un pas, puis enchaîna soudain les foulées. C’est lui qui hurlait ainsi ? Non, ça ne pouvait être lui qui invectivait de la sorte les deux garçons.
Stupéfaits ils le regardaient fondre sur eux sans réagir et il en fût de même lorsque la main de Karl vint gifler avec force le plus grand des deux.
Les gens alentour s’étaient immobilisés, heurtés par la brutalité de la scène. On murmurait, quelques plaintes s’échappèrent dans le ciel froid. Puis un homme fendit la foule, grand, mal rasé, fort à ce qu’il pouvait en juger. Il ne parla pas, mais se saisit de Karl. Terriblement tendu. Frappa une fois, deux fois, trois fois. Poings fermés, coups secs, lui brisa le nez.
Karl tomba à genoux, observant avec une curieuse satisfaction le sang couler sur le sable. La menace n’était pas partie pour autant. Il pouvait la sentir. Par-delà cette vaste cour que le soleil embrasait, par-delà les arbres, par-delà les immeubles, par-delà tout ce merdier.
Sophia plonge dans l’eau hydrogénée. C’est l’heure du champagne. Karl se lève de son transat, laissant ses pensées disparaître dans la lumière de la fin de journée. Il attrape une bouteille dans la cuisine, fait claquer le bouchon et arrose deux flûtes de cristal qui brillent fugacement. Quand il revient, l’air s’emplit d’une douce musique, une écume tendre qui vient lécher le contrebas de l’île.
S’approchant de la piscine, les coupes à la main, il observe sa femme effectuer un merveilleux crawl. Nulle éclaboussure ne vient troubler le silence de sa droite trajectoire. Le juste mouvement de la tâche correctement accomplie. Il avale une gorgée. Dépose une coupe sur le sol. Puis retourne sur son transat.
À sa gauche, fixés au mur, trois petits écrans renvoient des images de la chambre des petits. Multi angles, réactifs au son et à la lumière. Niveau de détail sensible et élevé. Ils dorment encore paisiblement, et Karl lève sa flûte en leur direction en guise d’approbation. C’est définitivement, le meilleur moment de la journée. Des instants inouïs loin des affres du monde.
À l’abri de tout.
Sophia s’approche du bord, allonge ses bras bronzés et mouillés et se saisit de la coupe que Karl a déposée. Elle en avale deux gorgées et sourit.
Elle tapote le sol de la main.
Sophia repose sa coupe et repart dans son crawl ahurissant.
Deux jours après ces incidents, le nez méthodiquement compressé, il s’était rendu dans une église. S’en remettant aux bras d’un Dieu auquel il n’avait jamais cru. Il geignait, brûlait des cierges. Aidez-moi, redonnez-moi la force. Chassez ces angoisses terrifiantes.
Et dans la pénombre fraîche des murs anciens, ses mots piteux faisaient vaciller les bougeoirs. Ses souhaits étaient confus, tournaient essentiellement autour de lui, mais il ne négligeait pas une pensée pour la paix dans le monde, au cas où, pour se faire bien voir aussi. Mais Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, non ? Pourquoi te mentir, je ne souhaite que mon propre bonheur, celui des miens. Je deviendrais meilleur, je le jure.
Tout ça ne lui évoquait en définitive pas grand-chose. Les hommes comme lui n’avaient pas pour habitude de s’en remettre à Dieu. Quoiqu’il eût déjà vu des traders se signer plusieurs fois avant de grosses opérations. Après, par contre, c’était une autre affaire.
« Qu’est-ce que je fais là » ? s’était-il interrogé à haute voix. Est-ce que c’est sérieux ? Une poignée de vieillards agonisaient lentement sous les vitraux. En ce lieu étranger, il n’avait ressenti ni bien-être ni réconfort. Bien au contraire, il avait froid, plus encore qu’en entrant. Il s’en voulait soudain. Pourquoi faire des jérémiades ici ? A quoi cela pouvait-il bien servir ? Incapable, foutu incapable qu’il était à protéger ses enfants. Sa famille, son sang. Et il ignorait s’il se parlait à lui-même ou à cette puissance invisible qui faisait chavirer les foules.
Du haut de la tour, plus tard, il avait repensé avec dépit à cette triste tentative. Il en aurait craché de colère sur la ville si les fenêtres scellées l’avaient permis. Mais l’air contrôlé et régulé de l’immeuble était à ce prix. Au moins cela annihilait-il toute tentative de défenestration.
Il prit des rendez-vous avec des « psy ». Les meilleurs de la ville. Des coachs, des oreilles à cinq cents billets l’heure. On lui trouva à peu près tout ce qu’une vie comme la sienne peut charrier de névroses et de pathologies. L’arrivée de ses enfants l’avait déconstruit, ainsi que réveiller des névroses latentes, lui disait-on. Il fallait du temps. Et quelques anxiolytiques également.
Le temps passa dans une incroyable tourmente de consultations et de dépenses. Ça devait bien venir de quelque part tout ça. Il considérait son mal avec une amertume comme sortie du trou du cul d’un havane refroidi.
Quelquefois, il repensait aux roustes que lui filait son père. À cette affreuse terreur qui lui serrait le ventre en entendant les pieds traînants dans le couloir les soirs de colère. Le pire c’est que ce chien ne buvait même pas. Sobre, il le frappait. Parfaitement lucide et haineux. Élevé à la dure comme il disait. Il en avait parlé à ses différents analystes sans en éprouver de soulagement, sans même parvenir à pleurer un peu. Des poubelles vivantes ces analystes. Aspirateurs à névroses, aimants à refoulements. Et Karl se demandait bien où allait la merde quand on la sortait de son crâne.
Il avait épuisé tout ce que les laboratoires peuvent fournir sous l’appellation d’anti-anxiété. Et à part l’abrutir et rendre ses réunions stratégiques aussi percutantes qu’une course de ski de fond, aucune amélioration n’était à cocher dans la colonne crédit. Le soir, dans le centre, il prenait une bière ou deux, souvent trois. Le soleil, quand il perçait les nuages, faisait miroiter le fleuve, et sur les écrans du club, quand la bourse clôturait à la hausse, il entendait les traders trinquer, les patrons rire.
Mais, caché dans ces exclamations, il sentait bien chez lui et chez les autres le souffle de la résignation. Ça ne durerait pas. Ce monde était au bord du gouffre. Les flèches ne pouvaient pas continuer d’aller vers le haut. Tout paraissait tellement abstrait. Ce bruit, cette mélasse lui devenait insupportable. L’oppression venait en même temps que les vertiges. Alors, il se levait de table, s’excusait auprès de ses collègues, rajustait sa cravate et sortait pomper l’air vicié de la ville à grands coups de respirations hystériques.
Au boulot, ça se mit à dérailler lentement mais sûrement. Quelques erreurs, quelques absences. À son niveau, ça ne pardonnait pas. Son boss, Peter K, l’avait pris à part au golf, flattant son épaule comme un père l’aurait fait.
Coordonner les trois entités, c’étaient bien les termes qu’il avait utilisés. Coordonner. Entités. Des mots qu’il avait appris à aimer. Des mots qu’il avait faits siens longtemps auparavant. Mais dans le décor paradisiaque du country club, ces mots semblaient désormais des menaces.
Peter humectait son cigare comme une pute vénézuélienne.
Je te le redis ? Il lui avait déjà dit ? Mais quand ?
Le danger approchait. Il pouvait le sentir. Il était là, tapi, dans les épais nuages. Il y avait des écrans plats partout dans la ville. Du moins ne voyait-il qu’eux. Des écrans plats branchés sur des chaînes d’info en continu. Sous les visages lisses des présentateurs s’incrustaient noir sur blanc des bandes mouvantes qui portaient des chiffres, des données, des sigles. Des dépêches de partout. Le monde en mouvement. L’eau venait à manquer, le pétrole venait à manquer, le blé venait à manquer. Sept milliards d’individus qui épuisaient encore et encore une planète souffreteuse.
Quand il lisait le journal, ses yeux comme aimantés avalaient les pages des faits d’hiver, dévorant certains articles jusqu’à la nausée. Ces mots semblaient des sortilèges qui brûlaient son âme. Enfant / Disparition / Viol / Meurtre / Séquestration / Pédophile / Réseau. Et encore d’autres : Sévices / Maltraitance / Infanticide / Abandon / Carambolage / Accidents domestiques / Incendies. Désormais toute violence relatée à l’écrit, à l’oral, à l’image lui glaçait le sang. Ce monde, Dieu – mais de quoi parlait-on ? - lui en était témoin, ce monde sombrait totalement. Trop de gens, trop de créatures, trop de dingues, la putain de grande dinguerie.
Un matin, quelques mois après les incidents du parc, les nouvelles lui avaient explosé à la figure. Une tuerie dans un lycée. Un de ces établissements de la banlieue que jouxte presque toujours un terrain de foot parfaitement rectangulaire et impeccablement tondu. Ce genre d’herbe qui transpire quand le soleil se lève.
Vingt-quatre morts.
Le tueur, seize ans, s’était suicidé en se tirant une balle dans la bouche. Une armada vivante. On avait retrouvé près de son cadavre encore chaud, dans un sac de sport prêt à craquer, deux Glocks, un mini Uzi, trois grenades défensives à fragmentation, un M14, trois fusils de chasse et deux coutelas à gibier. Mais les AK 47 et F200 qu’il tenait main gauche / main droite avaient été largement suffisants.
Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’il allait dévaster toute la région ? Les raisons de cette folie restaient confuses mais un film réalisé ad-mortem et envoyé peu de temps avant la tuerie à la presse locale témoignait d’un profond dérangement, d’une volonté solide de laisser une trace et de « démontrer au monde la vacuité de l’existence », ajoutait-il avec un regard désespéré et glaçant.
Ça avait été une gifle. Ses mains tremblaient sur son mug de café brûlant. Dehors, le soleil caressait la toiture des Hanson et de leurs quatre enfants. Il songea soudainement à eux, comme pour s’épargner la torture mentale de se projeter, lui et ses proches dans cette tourmente. Ça aurait pu être eux. Ça aurait pu être les Hanson. Les victimes comme les bourreaux. Idée dérangeante, il avait tiqué. Ça aurait pu être tellement de monde. On se croyait à l’abri, là dans ces quartiers ultra sécurisés. Mais à l’abri de quoi ?
Le mal était à l’intérieur, on ne pouvait s’en protéger qu’en s’en écartant. Les germes avaient été déposés dans quelque petite tête malade et dérangée. Leurs putains de névroses gâtaient l’eau claire de la civilisation. Aucune issue, aucun moyen de s’en tirer. Dans chaque quartier résidentiel, un petit Hitler en puissance. Dans chaque foyer, un malheur. Il avait avalé deux Temesta. S’était détendu. Depuis le parc, ça n’allait pas fort. Il sentait bien qu’il allait falloir prendre une décision. Sinon, tout ça allait mal finir.
En observant ses enfants jouer, en les regardant avec toute l‘attention qu’ils méritent, Karl éprouve des sentiments confus. Souffle son dépit. Les vieilles angoisses n’ont pas disparu. Pas complètement. Pas du tout ? Il fait tourner les glaçons dans son whisky. Pas du tout ? Quand même. Le danger, ce foutu danger peut s’insinuer par les plus minuscules interstices. Cette belle piscine par exemple qui surplombe aimablement la mer. Quoi de plus risqué ? Est-ce vraiment malin ? C’est même en définitive la menace la plus importante qu’il ait pu mesurer depuis qu’ils ont acheté cette île, cette minuscule île perdue dans le sud.
Il frémit tandis que Léane ajuste ses flotteurs et lève les mains en l’air.
Et elle pousse sur ses jambes. Décrit un joli arc de cercle. Tout ce soleil. Des éclaboussures viennent recouvrir les rires de Rubben et de Sophia. Puis le calme se fait. Voilà, elle recommence avec ces stupides jeux d’apnée. Karl se crispe jusqu’à ce que Léane sorte enfin la tête de l’eau.
Voilà, voilà, ça va mieux. Karl se détend. Passe une main sur sa nuque. Karl sourit. Karl s’étire. Imagine déjà, dans la lueur mauve du lointain, la bonne soirée qui s’annonce. Ces repas sont tout bonnement incroyables. Certaines fois, quand il mange des brochettes de poissons ou de viandes blanches divinement secondées d’un filet d’huile d’olive, le goût le saisit tant qu’il imagine les fluides essentiels se répandre dans leurs corps à tous les quatre, lustrer, briquer, brosser leurs tripes. Les protéger. Et dans les échos de Bach ou de Ravel, il secoue la tête sans parvenir à ôter son sourire béat. Regardez-les, voyez sa famille qui se régale, se pourlèche les babines des bonnes grâces de la planète.
Plus tard, alors que le soir tombe sur l’île, la mer s’installe lentement dans la nuit comme dans un édredon moelleux. Ils ont dîné tôt, profitant du couchant sur la terrasse. Puis les enfants ont quitté la table avec l’accord de Sophia. Qu’ils jouent, qu’ils jouent ces enfants bénis des Dieux. Karl les observe. Les regarde se courir après, communiquer avec ces petits mots incroyables.
« Je ne les aime pas parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont mes petits enfants. »
Ne s’y était toujours pas fait. Pas mauvais pourtant. Mais quand même.
Karl blêmit.
Il lui est très compliqué d’accepter une présence étrangère chez lui, fût-elle professionnelle et locale. Devant l’air interdit de sa femme, il ajoute :
Elle sourit.
Il se ressert un verre.
Il avalait des kilomètres d’info. Roulait un long moment dans sa voiture avant de rejoindre le quartier d’affaires. Plus les jours passaient et plus le trajet s’étirait. Belle voiture. Confortable et moderne. Du genre qu’il pouvait se payer. Du genre européen. Du genre allemand. Ces gens-là étaient capables de créer de telles merveilles, de donner un tel style, une telle légèreté à la matière brute. Et il se disait, « Comment peut-on décimer tout un peuple et fabriquer des Mercedes classe E de ce calibre » ? Ça le dépassait complètement.
Mais il aimait encore ces choses que l’argent lui offrait. Et il s’y accrochait. Parce qu’il avait toujours adoré ça et que la prégnance de ce penchant signifiait qu’il était toujours lui-même, quand en son for intérieur l’impression de perdre pied ne le laissait pas en paix. Ainsi, donc, rallongeait-il la durée de ses trajets.
Les cours de la bourse étaient en baisse. Ce qui n’arrangeait pas ses affaires. Plusieurs opérations avaient échoué du fait du contexte, comme il aimait à dire, mais aussi d’erreurs de vigilance qui ne pouvaient avoir échappé aux gens avec lesquels il travaillait. Il avait du mal à se concentrer, du mal à écouter les conseils avisés de ses collaborateurs.
Les décisions n’étaient pas simples à prendre. Conflits locaux, catastrophes naturelles, inquiétudes des marchés. Mais rien de bien clair en définitive. Il voyait venir les informations sur ses écrans. Et se sentait de plus en plus isolé.
Peter insistait de plus en plus. De façon plus ferme désormais. Prends des jours. Tout le monde savait ce que ça voulait dire, non ? Et cela n’augurait rien de bon. Et cela ressemblait bien à un service puissant avant une volée gagnante. Mais à mesure que ses résultats s’effritaient, et que son comportement en étonnait plus d’un, Karl continuait de refuser avec fermeté les appels de pieds de son patron.
Non, je n’ai pas besoin de vacances, c’est juste un coup de pompe, tu me connais Peter, tu m’as déjà vu baisser la garde ? Ça fait quoi ? Dix ans qu’on travaille ensemble Peter ? M’as-tu déjà vu mettre un genou à terre ? L’as-tu seulement envisagé, bordel ?
Et il se mettait à boxer dans l’air un invisible adversaire, les joues creusées et les cernes profonds comme des tombes.
Deux semaines plus tard, Karl posait sa main sur le chèque conséquent qui accompagnait la lettre de rupture de contrat soigneusement pliée dans une enveloppe à l’en-tête de la société. Il quitta le bureau, un carton chargé dans les bras, sous les regards neutres de ses collègues. Satisfaits ? Dans la glace de l’ascenseur, il observa son ombre amaigrie et raide. Quand même, un pâle sourire venait tempérer ce triste tableau. À l’extérieur, il leva la tête et regarda un long moment la tour sombre éventrer les nuages. Des gens le bousculaient, une marée humaine qui le ramena jusqu’à chez lui. Plus de boulot, situation inédite. N’avait jamais connu ça.
Il resta chez lui. Resta cloîtré. Ne répondit pas au téléphone. Pourquoi avait-il accepté la proposition de Peter ? Pourquoi ne s’était-il pas accroché ? La vapeur aurait pu être renversée, il en était capable. C’était une somme conséquente certes mais sa vie venait de s’écrouler. Ce n’était pas une question d’argent, non. La famille était à l’abri du besoin. C’est juste qu’il n’avait plus de fonction, que toute utilité avait fui sa personne. Pourtant, étrangement, il n’en éprouvait pas vraiment de tristesse.
Cet abandon n’était pas pour lui déplaire. Des sentiments contradictoires en lui, des courants froids et souterrains qu’il avait jusqu’ici négligés se réunifiaient, s’entremêlaient jusqu’à offrir un visage unique. Eût-il le sentiment d’être alors lui-même, il n’aurait su le dire mais plus tard, poussant le moteur de son petit bateau loin dans le sud, il se souviendrait avec affection de ces jours étranges. Rien de bien excitant au demeurant mais quelque chose travaillait. Le changement arrivait.
Durant ces semaines d’inactivités, il regarda les chaînes d’informations, se gava de spots ternes cadencés par d’invisibles rédacteurs. L’enfer. L’enfer sur terre. Le temps pressait. Les doutes venaient la nuit lui compresser le cœur. Il se réveillait en sursaut, le ventre serré. La main tremblante, attrapait les cachets. Puis se levait, traînait les pieds jusqu’au sofa dans lequel il s’écroulait pour regarder encore et encore les flashs d’info. Les indices financiers s’incrustaient sur Bagdad en feu. Ne savait plus où donner de la tête.
Tu ne sers à rien
Tu es un incapable.
Incapable de les protéger.
Quelqu’un avait parlé ? Quelqu’un lui avait murmuré quelque chose à l’oreille ? Lui, là ? Le présentateur ? Il aurait juré que cette mèche blonde qui dodelinait doucement sous le souffle d’une climatisation avait susurré, lui avait susurré quelque chose, à l’insu des autres, des millions d’autres qui regardaient maintenant les résultats d’un open de tennis enchâsser des funérailles libanaises.
Que ce soit la nuit ou le jour, il pouvait tenir quatre ou cinq heures de rang, sans bouger, sans boire ni manger, l’œil simplement avide de ces éclairages neutres. Lorsque la répétition des mêmes phrases, des mêmes inclinaisons de tête, des mêmes regards compatissants, des mêmes sourires rassurants, lui devenait intolérable, il jetait sa télécommande contre le mur de gauche. Toujours le même. Ni fenêtre ni tableau de valeur. Ensuite, il entrebâillait la porte de la chambre de ses enfants, les écoutait respirer un long moment. Priait pour qu’on ne les lui prenne pas.
Lorsque suffisamment abruti par les médicaments, il parvenait à sortir de chez lui, il errait, hirsute dans le quartier commercial, observait du coin de l’œil la grande tour sombre, regardait les enseignes lumineuses et les vitrines de luxe emplies de toutes ces belles choses qu’il avait aimées. Montres, costumes, parfums, accessoires. Combien d’argent avait-il claqué dans ce cirque ? Et comme il regrettait, soudain, contemplant son triste reflet dans la glace, de ne plus ressentir cette envie, cette palpitation qui le saisissait si fortement auparavant. Oui, vraiment, il aurait préféré que les choses restent toujours aussi simples. Mais elles ne l’étaient plus.
La nuit, il rejoignait Sophia dans leur lit, respirait ses cheveux, passait son nez sur sa nuque. Et il murmurait : « Je vais trouver une solution, je vais en trouver une ». Puis il attrapait la boite d’anxios et partait se réfugier dans un sommeil sans rêves.
Au demeurant, c’est Sophia qui la trouva cette solution. Un soir, elle le traîna au restaurant, une de ces belles adresses qu’il fréquentait régulièrement avant les incidents. Durant les derniers mois, elle l’avait observé s’enfoncer lentement sans parvenir à lui tendre la main. Son esprit allait et venait au gré de pensées brumeuses. À le voir ainsi s’écorcher les yeux sur les chaînes d’info, à le sentir aussi absent même lorsque les enfants venaient tourner autour de lui en chahutant, elle éprouvait les pires inquiétudes.
Et comme elle le comprenait, comme elle éprouvait de l’empathie pour son désespoir. Que croyait-il qu’elle vivait depuis tout ce temps ? Que croyait-il qu’elle endurait depuis la naissance des enfants et la mort de ses parents ?
La journée la voyait rouler dans sa décapotable, Rubben dans le siège bébé à l’arrière. Faire le tour de la ville, du circulaire. Elle déjeunait d’une salade César près des terrasses en contemplant les cascades d’eau artificielle et toutes ces gigantesques tours qui n’en finissaient pas de la jeter dans l’ombre. Rubben arrondissait ses yeux sur elle. Souriait. Quelle merde. Elle s’en faisait, oui. Elle n’en finissait plus de s’angoisser. Pour ses enfants, pour son mari même. Tout était tellement dangereux.
Est-ce que c’était une vie ? Est-ce que ça ressemblait vraiment à ses rêves d’enfants ? Est-ce qu’il s’agissait d’attendre la mort en trépignant d’inquiétude ? Et c’était pire encore depuis Rubben. Le jour où Karl avait frappé cet enfant au parc, mon Dieu, comme elle avait compris son geste. Mais où est-ce que tout cela allait les mener ? Elle picorait sa laitue, avalait un peu d’eau gazeuse. Gobait un cachet. Elle avait pris goût aux anxios de son mari. Les plantes, l’acupuncture, l’homéopathie, toutes ces conneries étaient loin derrière maintenant. Même plus visibles dans le rétroviseur de sa décapotable tandis qu’elle filait à toute allure vers la maison. Les choses ne pouvaient plus continuer de cette manière. Il fallait trancher. Trancher dans le vif. Vite et bien. Les tours défilaient en mode horizontal à sa droite, à sa gauche. C’est cet endroit, crachait-elle, cette maudite ville.
Alors, elle l’avait lavé, l’avait rasé de près, lui avait passé un beau costume, et il en avait presque le sourire. Elle rigolait :
La nuit s’est installée depuis un moment. Et à cause de cette foutue alarme, il a bien du mal à trouver le sommeil. Il a essayé un peu plus tôt de la réparer mais il n’y entend rien. Son truc à lui : les chiffres. Les chiffres, pas les transpondeurs. Les fils se ressemblent tous, un faux mouvement de sa part pourrait faire sauter la baraque. Il n’y tient pas. Notre technicien viendra demain, a dit la secrétaire. Et Karl d’ajouter au téléphone qu’il y a intérêt à faire vite, que ça presse parce que leur alarme de merde, il a répété les mots, leur alarme de merde, n’a pas tenu plus d’un mois.
Le ponton, c’est un point sensible. La porte d’entrée de l’île. Une porte sans digicode / Une porte sans verrous. Il est nerveux, joue avec une boîte de calmants tandis que Sophia dort à ses côtés. Depuis qu’ils sont arrivés, il a résisté. Ce n’est pas l’envie qui manque pourtant. Et ces petites antennes de vibrer : Pourquoi ici ? Pourquoi est-ce que tu en as besoin ici ? Il y a, même en ce minuscule Éden, des contrariétés, des petits blocages qui continuent de l’irriter. Une lampe, un branchement, des conduits d’eau, des infiltrations minuscules, ce genre de choses. Des broutilles certes. Mais qui lui tapent sur le système. Les problèmes existent, oui, simplement, ils sont différents, bien plus contrôlables.
Pas de cachets, pas de cachets, se répète-t-il comme une prière intérieure. Il en a soupé. Qui pourrait les atteindre ici ? Il a bien lu des articles sur ces pirates des mers qui s’en prennent aux riches insulaires. Le fait de ne pas avoir de personnel fixe, attaché à la maison a été le fruit d’une longue concertation entre Sophia et lui. Mais avoir une présence étrangère en sa demeure quand la nuit vient ne lui est tout simplement pas tolérable.
Il s’étire en repensant à cette journée près de la piscine. Voilà qui est positif, voilà qui justifie tous ces sacrifices. Mais il faut qu’il apprenne à profiter sur le coup de ce genre de moments et pas quelques heures plus tard. Plus tôt, lorsqu’il s’est enfoncé dans le ventre de Sophia, il n’a pas pu s’empêcher de jeter des regards par la large fenêtre de la chambre, ne devinant que le maigre halo des veilleuses souligner le mouillage des deux petits bateaux amarrés.
Mais personne ne va venir, lui a soufflé au creux de l’oreille Sophia à califourchon sur lui en accélérant le rythme. Personne ne va venir. Nous sommes en sécurité ici. Et elle a répété les mots. À encore tendu la cadence. La tête comme un manège, il a murmuré : « Dis-le encore, dis-le encore ». Sa peau dorée luisait de sueur sous ses mains.
Il avait dit « Oui ». Dix fois oui. Comme lorsqu’elle l’avait demandé en mariage dans ce motel près des canyons huit ans plus tôt. Étonné mais heureux. Ça faisait plaisir de le voir ainsi, c’était vraiment gratifiant. Karl avait dit oui. Dix fois oui. Et Sophia avait glissé sa main sur la nappe épaisse, l’avait posée sur la sienne, alliance contre alliance. Alors, elle avait tendu une brochure. Îlot Grec. Villa toute équipée. Tout confort. De quoi brûler une grande partie de leur patrimoine. Cash. Ils avaient de l’argent.
D’abord parce que Sophia en avait. Fille unique, elle avait récupéré l’ensemble des biens de ses parents qui étaient morts dans un accident de voiture quelques mois après la naissance de Léane, Karl avait accueilli la nouvelle avec une compassion de mise.
Froide au-dedans, et qui calculait déjà les intérêts et envisageait les placements possibles. Sophia avait eu beaucoup de chagrin. Sophia s’était arrêtée de travailler. Sophia avait démarré une psychanalyse de fond. Un peu tard pour régler ses comptes avec des parents dont les corps avaient dû être patiemment désincarcérés par des pompiers fatigués durant trois bonnes heures. Les Lamborghini ont ce genre de carrosserie capable de résister à un arbre mais aussi de vous concasser comme un petit tas d’argile. De la tôle complexe, comme disait Peter K, son patron.
Le sang coulait à nouveau dans ses veines.
Elle sourit en caressant de l’index l’or à son cou.
Il reprenait du poil de la bête. Une musique douce caressait les couverts en argent. Des serveurs, ombres fugaces, allaient en tous sens dans l’arrière-plan, donnant une impression de mouvement perpétuel.
Puis ajouta :
Son œil pétillait.
Il aimait toujours autant ça quand elle jurait. Cette légère accentuation sur le mot était comme un coup de langue qui aurait enroulé son oreille.
Rapidement, la question des frais / des coûts avait investi le cercle intime de leurs discussions. Après avoir éludé des pistes fantaisistes, comme le désert, les steppes mongoles ou le Colorado, l’idée d’une île s’était rapidement imposée. En vérité, depuis le restaurant et les prospectus qu’ils s’étaient échangés ce soir-là, cette option avait toujours dominé les autres. L’idée était de mettre de l’espace entre eux et le reste du monde. Alors, pourquoi pas le remplir d’eau. C’était aussi la solution la plus onéreuse. Mais la vente des biens de Sophia pouvait assurer une telle acquisition. Quant à son argent à lui, il pourrait payer les dépenses quotidiennes durant de très nombreuses années. Ils lancèrent les recherches, avisèrent plusieurs agents. Attendirent dans l’inactivité la plus totale.
Un matin, tôt, le téléphone sonna, surprenant Karl en pleine transe, des cachets dans la main, devant l’écran plat cinquante pouces. Adrian B agent immobilier de la cinquième avenue avait trouvé quelque chose.
La première fut la bonne. Au large d’une grande île grecque. Sorte de pancake bordé de hauts cyprès, posé comme un napperon sur la mer calme. Leurs prédécesseurs, un couple de vieux aristocrates européens, avaient pensé faire un beau cadeau à leur fils unique pour son mariage. Mais les deux tourtereaux s’étaient crashés dans un vol privé qui reliait Miami à Cuba durant leur lune de miel. Trop de mauvais souvenirs désormais, il fallait céder l’endroit.
Une aubaine, souffla narquois Karl en visant les serrures d’un œil expert.
L’idée que deux jeunes gens soient morts dans de terribles circonstances juste avant de prendre possession des lieux n’effrayait pas Karl. Il ne discernait nul présage en ces funestes événements. Au pire consentait-il à admettre devant Sophia qui l’interrogeait à ce sujet qu’il était clair qu’il ne laisserait pas ses enfants monter dans un vol privé d’une de ces foutues compagnies de merde, premiers fournisseurs de crashs aériens devant l’éternel. Le transfert vers l’île se ferait en bateau. Les armateurs grecs étaient les meilleurs au monde. Leurs lignes de vol en revanche c’était autre chose.
Pas de cachets depuis trois jours. Ses seins libres sous la chemise courte et cintrée le firent frissonner. Une bonne et saine chaleur.
L’île dans sa longueur tirait sur le kilomètre et la moitié dans la largeur. Pas trop grande. Entretien envisageable, bien que, nota Karl à regret, il faudrait faire venir une équipe de nettoyage de l’extérieur.
Lorsque Karl prit la main de sa fille dans la sienne en lui expliquant qu’ils allaient bientôt partir vers une île merveilleuse et lointaine. Et qu’il n’était pas prévu qu’ils reviennent, Léane se contenta de répondre :
Et elle brûlait d’ajouter : « Tu ne rencontreras plus jamais un enfant de ton âge. Nulle menace qui vienne effleurer ton joli cou ». Mais c’était bien trop violent pour une jeune âme comme la sienne. Aussi précoce soit-elle. À la mort de ses parents, Sophia avait reporté beaucoup de choses sur elle, puis sur Rubben.
Mais Léane, vraiment, durant les deux premières années, avait été le juste prolongement de sa mère, traînant déjà un conséquent sac de tension en s’extirpant du vagin béant de Sophia. Une petite fille fine et tendue. Eczéma, cauchemars, sevrage calamiteux. Rubben était plus calme quoique partageant avec sa sœur ce regard soudainement lointain et pensif, et ce goût déjà affirmé pour une certaine forme de solitude que ne commandait pourtant pas leur jeune âge.
Le petit garçon, assis par terre en train de poser des cubes les uns sur les autres, les regardait d’un air ahuri. Karl l’attrapa dans ses bras, le fit aller et venir de haut en bas, provoquant des rires incontrôlés.
Léane ne dit plus rien mais son sommeil agité durant les nuits qui suivirent trahissait un questionnement intérieur évident. Un soir, peu de temps avant le départ, ils la regardèrent par l’entrebâillement de sa chambre.
Ils rigolèrent un court instant.
La petite disait des mots dans son lit, des syllabes étranges. Une lune intérieure semblait illuminer son visage. Rubben remua à son tour. Très vite. Ouvrit les yeux, les fixa tous les deux et se rendormit aussitôt.
Elle leva vers Karl ses yeux clairs et durs.
Qui avait envie d’un Xanax soudain.
Il fallut encore un peu de temps. Des détails qui venaient grossir d’autres détails. Des papiers, des subtilités locales que Sophia et Karl, fatigués, laissaient volontiers et pour un prix tout à fait excessif à leur ami et avocat Luiggi K. Qui les dissuadait encore et encore. Qui leur promettait des lendemains qui déchantent. Qui jugeait le projet « insensé » et « démesuré. » Et à ces lancinantes remarques et interrogations qui n’empêchaient pas l’encaissement des chèques, Karl opposait de laconiques : « Ok, et où en est-on des papiers ? Où est-ce que ça nous mène, Luiggi ? »
Les portables vibraient, chauffaient les oreilles et les tempes. Et les choses avançaient tranquillement jusqu’à ce que Karl dise un jour juste avant de raccrocher : « Bien, nous partirons mardi prochain ».
La maison était déjà presque vide. Des hommes en combinaison venaient à intervalle régulier s’emparer de meubles de plus en plus intimes. La veille du départ, il ne restait plus qu’un grand lit dans lequel ils dormirent tous les quatre. Des bougies allumées sur le sol. Les enfants furent agités toute la nuit. Excités et inquiets malgré les mains apaisantes de leurs parents qui allaient et venaient sur leurs cheveux.
Par les persiennes boisées largement entrouvertes, la lune berce la chambre. Karl n’ignore pas que désormais, à cette heure si tardive, il n’arrivera plus à dormir. Ce ponton, ça le rend dingue.
Il se lève, enfile un pantalon de toile et une chemise de lin. Attrape un des écouteurs babyphone portable. Léane murmure dans son sommeil des mots étranges qui ne vont pas entre eux. Les vestiges d’avant. C’est normal à son âge.
Il aime marcher pieds nus ici. La pierre, le bois, la terre, tout garde enfoui en soi la chaleur. Dans la douce tiédeur de la nuit, il trouve la chose admirable. La vie, somme toute, commence à bien s’organiser, songe-t-il en se dirigeant vers la remise près de son bureau.
Il déverrouille les trois serrures de la porte. Peut-être une de trop en cas de problème, en cas de vrai problème, regrette-t-il en choisissant l’un des cinq fusils qui s’alignent, sages et lustrés, de parfaite façon dans le râtelier. Il opte après une courte hésitation pour le Baikal automatique. Y insère deux grosses cartouches rouges, fait claquer la culasse. Bruit de métal, cliquetis, crissements. Dans la nuit claire, l’arme à l’épaule, il marche près de la piscine, se félicitant encore une fois du choix de cette maison de plain-pied. Pas d’étages, pas de sous-sols. Contrôlable.
Paul s’assoit sur une roche proéminente qui crève la terrasse à son extrémité et qui domine le ponton et le littoral. Les deux bateaux dodelinent doucement sous la lune. Il allonge les jambes.
Assis sur la roche, il contemple la lune basse grignoter la mer. Une belle nuit, vraiment. Il tient son fusil des deux mains, fermement. Personne ne viendra les chercher ici. Bien sûr, il y a des questions. Que se passera-t-il quand ils grandiront ? Ils auront et c’est normal, l’envie de quitter l’île. Et lui, sera-t-il capable de les laisser partir ? De lâcher l’amarre du bateau près du ponton. De les laisser s’éloigner. Il l’ignore.
Cet amour qu’il ressent au fond de lui, cet amour le détruit. Un jour, ces êtres qu’il chérit le plus le trahiront. C’est normal. C’est normal ? Dieu qu’il est fatigué ce soir. Mais Dieu n’a rien à voir là-dedans. Il est Prométhée, et il a dérobé le feu pour lui seul. Il s’apprête à en payer le prix. On ne défie pas ainsi de telles puissances. Il imagine, au loin, les cités chargées d’électricité. Le monde hors du silence. La furia des corps. Une forme, petite, se détache dans la lune.
Il arme son fusil sur son épaule et la suit un long moment.
Il arme et vise.