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Temps de lecture estimé : 22 mn
20/12/08
Résumé:  Née au sein de la tribu, Jiliana rencontre et séduit la Chamane étrangère.
Critères:  ff jeunes forêt amour nonéro sorcelleri -fantastiq
Auteur : Maegwïn  (Jeune marié, aimant rêver)            Envoi mini-message
Un Seul Coeur

Au centre du cercle de pierres dressées, la flamme du brasier s’élançait haut dans le ciel, dépassant même la cime des arbres uudaejil, éclairant les visages de la tribu réunie. Ils s’étaient rassemblés pour suivre le rituel, psalmodiant les incantations en hommage à la Mère Universelle, célébrant la Nature étendue autour d’eux. Tous avaient répondu à l’appel des anciens, tous observaient le rite ainsi qu’il se devait, tous étaient concentrés dans l’attente des signes. À l’exception de Jiliana.


Elle s’était retirée à l’écart des hommes, une fois de plus, cette nuit plus que toute autre, toujours dans la crainte que les gens du village perçoivent son regard. Celui-ci se portait vers cette jeune fille dansant autour du feu. Ses pieds lestes étaient nus, ainsi que tout son corps ondulant dans le cercle à la lueur des flammes. Sa danse était sauvage tout autant que gracieuse, son harmonie complexe épousant le chaos du brasier liturgique. La tribu assemblée l’observait sans détour, dans le respect fondamental de la cérémonie. Pour eux, la jeune fille était la mystique, l’envoyée des Grands Esprits, la bouche par laquelle résonnait Leur parole. Elle était la Chamane.


Jiliana néanmoins voyait bien plus encore. Son regard se posait sur cette peau diaphane recouverte des fines peintures traditionnelles, mais peu lui importait ces volutes sans fin et ces symboles occultes. Jiliana ne voyait pas cette magie à l’œuvre, elle n’entendait même plus les incantations. Elle était envoûtée par la danseuse elle-même, son corps gracile et svelte, ses formes délicates et ses courbes suaves. Telle était la raison de son isolement. Perchée dans la ramure d’un des uudaejil qui surplombaient la scène, Jiliana ne tenait pas à ce que l’on surprenne l’admiration profonde qu’elle vouait à la Chamane, à son corps, à ses gestes, à tout son être sublime.


Tandis qu’elle observait, son cœur s’emplissait d’un chaos d’émotions trop intenses pour elle. Vision extatique d’un doux corps dénudé, meurtrissure coupable de ses sens enflammés, tristesse insoluble d’un désir prohibé, tout en elle exaltait ce sentiment terrible qu’elle ne comprenait pas. Son regard s’embuait, troublant sa contemplation ; Jiliana s’essuya les yeux mais les larmes revinrent.


Dans son esprit troublé revenait, insistant, le souvenir magique de sa rencontre première avec la Chamane. Le vieux maître était mort, emporté dans les limbes de sa méditation, et la tribu entière avait porté son deuil. Son corps avait été brûlé selon la tradition, les vapeurs des herbes de vision s’étaient élevées au-dessus du bûcher, occultant la lumière du soleil.

C’était dans ce brouillard distordant les esprits qu’elle était apparue.


Une licorne noire était venue de l’Est, traversant la brume mystique telle un sombre ectoplasme, et d’aucuns avaient cru à une dernière manifestation de l’âme en partance. Puis, Jiliana avait aperçu sa cavalière. Le nuage s’était dissipé peu à peu, révélant une fille à la fois fière et douce, vêtue d’une tunique brune, et portant une fine couronne de branchages. Jiliana se souvenait encore de la grâce avec laquelle elle avait sauté de sa monture, de ses pieds agiles et déjà dansants lorsqu’elle s’était approchée de la tribu au grand complet.


Elle avait souri, amicale, et l’espace d’un instant, leurs regards s’étaient croisés. Peut-être son cœur avait-il manqué alors un battement, ainsi qu’elle n’avait pu dès lors se détacher de la vision de ces yeux légèrement bridés, couleur vert émeraude. Il lui avait semblé que son sourire lui avait été destiné, à elle plus qu’aux autres, comme si cette apparition l’avait reconnue.


Puis elle avait parlé, d’une voix douce et claire, contant son savoir de la mort du vieux maître, la quête mystique qui l’avait amenée jusqu’au village, et la place de Chamane qu’elle venait humblement solliciter. Lorsque Arkayan, le chef de la tribu, lui avait souhaité la bienvenue, avant de lui prendre la main et l’entraîner vers sa hutte, Jiliana s’était sentie trahie, sans même savoir pourquoi. Néanmoins, les jours suivants, la Chamane avait tenu à rester seule, bâtissant de ses seules mains sa propre demeure dans les branches des arbres, et Jiliana n’avait pas osé l’approcher.


Une lune s’était écoulée depuis son arrivée, et la plupart du temps la Chamane demeurait seule, se perdant au fond des bois dans ses contemplations. Elle se mêlait peu à la vie du village, et personne jusqu’alors, mis à part Arkayan, n’était venu quérir ses conseils. Parfois, Jiliana la suivait discrètement, lorsque ses travaux coutumiers au village étaient achevés. Elle l’observait alors durant ses promenades, la regardant cueillir des herbes diverses, s’arrêtant en même temps qu’elle lorsqu’elle entrait en méditation. Elle la trouvait belle dans ses extases mystiques.


Les larmes coulaient encore sur les joues de Jiliana, alors que son esprit finissait par comprendre la cause de son émoi. La danse de la Chamane s’accéléra encore en même temps que les incantations de la foule, jusqu’au paroxysme d’un cri bref scandé par la tribu. La danseuse s’arrêta net, les bras écartés. De nouveau comme au premier jour, son regard croisa celui de Jiliana. Sa voix était ténue, mais dans le silence à présent total, toute la tribu put entendre son murmure :



La Chamane s’écroula alors soudainement. Surprise et apeurée, Jiliana faillit tomber de sa branche, mais quand elle reprit son équilibre, ses larmes silencieuses avaient cessé ; une nouvelle émotion l’étreignait, une volonté s’affermissait en elle. Elle ne voulait plus pleurer, elle voulait agir. Peut-être était-elle en train de se perdre elle-même, mais elle savait désormais qu’elle ne pourrait trouver la paix de son cœur avant d’avoir touché celui de la Chamane.


Dans les jours qui suivirent, cette détermination nouvelle ne s’affaiblit pas. Jiliana passa ainsi de longues heures à chercher dans son âme les mots appropriés, les formules les plus justes afin de faire comprendre à la grande mystique les battements de son cœur. Lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’en trouvait point, le désespoir l’étreignit, brièvement, avant qu’elle ne soit habitée d’une force renouvelée, telle une douce chaleur tout à la fois implacable et sereine, semblable à celle qui l’avait saisie le soir de la cérémonie.


Ce jour-là elle suivit les pas de la Chamane, comme tant de fois auparavant. Le chemin la guida jusqu’à une clairière entre les châtaigniers zglériol. Des herbes bleues poussaient, et au milieu d’elles, la Chamane se tenait assise en tailleur, les yeux fermés. Comme tant d’autres fois, Jiliana l’observa, l’admira, emplissant son esprit de cette tendre vision de cette femme jeune et si belle dans son âme. Cependant, elle ne pouvait plus, ne voulait plus jamais contempler sans mot dire. Elle respira profondément, et de façon sonore, avant de s’avancer hors de sa cachette.



Les mots de la Chamane étaient posés et calmes ; Jiliana répondit de son seul prénom. Alors seulement, l’autre ouvrit les yeux, et son regard d’abord tranquille se troubla bientôt.



Jiliana sourit à ces mots. Peut-être détenait-elle la clef de la vision.



La Chamane sourit à son tour.



Jiliana avait conscience de ne pas révéler l’entière vérité. Pouvait-elle s’égarer, pouvait-elle espérer que ses sentiments occultes puissent être partagés ? La Chamane parla encore, d’une voix incertaine :



La Chamane saisit la longue pause que Jiliana avait faite entre son propre titre et sa réponse. Ses yeux verts s’étrécirent, tandis que son trouble s’accroissait encore.



Jiliana resta un instant indécise, avant de s’approcher et de s’asseoir enfin devant la Chamane, en tailleur comme elle, plus proche d’elle qu’elle ne l’avait jamais osé.



La jeune fille en face d’elle hésita encore. Sa question primordiale était simple, mais elle craignait la réponse. Elle allait décider nombre de choses entre elles. Elle regarda à nouveau la Chamane. Sa tunique brune était courte, et dissimulait peu ses formes harmonieuses. Tout cela l’intimidait, mais rendait plus importante encore son interrogation. Enfin elle se lança :



Sur ces mots elle se tut, ainsi que les mots les plus appropriés avaient brusquement fui ses lèvres. La Chamane quant à elle se contenta de sourire.



Une fois encore, la Chamane ferma les yeux.



Tout en disant ces mots, elle avança sa main, pour caresser la joue de la belle Chamane. Jiliana elle-même était surprise d’une telle audace, il lui avait semblé être folle à ce geste. La Chamane ne recula pas. Sa peau mate était douce sous la paume de Jiliana.



Jiliana baissa les yeux. Elle comprenait le sens de ce songe. Il était la promesse de tout ce que son cœur désirait, et pourtant il lui faisait peur. La Chamane s’écarta soudain.



Une nouvelle fois, la Chamane resta un long moment perdue dans ses pensées. Puis elle regarda intensément la jeune fille devant elle.



Elles s’étaient à nouveau rapprochées. La Chamane avait évoqué son cœur, et Jiliana se prit à rêver de le sentir battre sous la paume de sa main. Bien des gestes tendres s’esquissaient dans son esprit. Ses lèvres s’approchèrent de celles de la Chamane. Celle-ci ferma les yeux.



Jiliana se leva et, bien qu’il lui en coûta, prit le chemin du retour. Avant de quitter la clairière, elle se retourna, un large sourire à présent sur ses lèvres.



Sur ces paroles, elle lui adressa un signe de la main et disparut entre les arbres. Elle fit quelques pas, s’éloigna de la clairière jusqu’à des endroits plus reculés encore. Alors elle osa un profond soupir, puis ses jambes ployèrent, et elle s’effondra enfin le dos contre un châtaignier zglériol. Tout était clair dans son esprit, le songe de la Chamane dessinait un chemin que personne avant elle n’avait fréquenté, mais qui demeurait le seul à s’ouvrir devant elle. Il ne lui restait plus qu’à l’emprunter. Devant cette épreuve, car c’en était bien une, elle ne pouvait reculer, mais elle pouvait attendre. La Chamane devait également le percevoir avant de le parcourir avec elle. Jiliana avait confiance en la parole des Ancêtres.


Dès lors, elle cessa de la suivre partout où elle allait. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir son visage, et elle savait qu’elle était désormais présente dans les pensées de la Chamane. Elles se croisèrent parfois, dans le village ou ses abords et devant la tribu, elles se contentaient alors de se saluer d’un sourire. Jiliana avait l’impression que leurs cœurs se parlaient, qu’aucune parole n’était nécessaire ainsi, que leurs regards échangés suffisaient pour qu’elles se comprennent. Elles laissaient leurs sentiments mûrir en elles progressivement, et ne tenaient pas à brusquer les choses. Jiliana accomplissait ses tâches avec bonne humeur, cueillant les fruits de la forêt et participant aux travaux de couture ou filant la laine des brebis ; la Chamane invoquait les esprits des bêtes pour qu’ils autorisent les guerriers à prendre la vie des créatures, et priait encore les Ancêtres pour qu’ils affermissent leurs bras.


Cette époque était douce, mais toutes deux savaient qu’elle ne durerait qu’un temps. Peut-être cette paix prendrait-elle fin un jour, peut-être aussi qu’elle s’affermirait et prendrait un nouvel essor. La fin de la saison vit une cérémonie nouvelle, en hommage à l’équinoxe, moment d’équilibre et de paix pour les esprits des morts, et la Chamane accomplit devant tous les rites sacrés visant à leur rendre hommage. Elle brûla les essences et se recueillit devant le foyer, puis en ceignant un masque elle laissa parler les Ancêtres par sa bouche.


Jiliana fut impressionnée d’entendre tour à tour Aruadhen le Sage et Nearadhen le Fondateur s’exprimer par la voix claire et aiguë de la Chamane de son cœur. Sa prédiction prit la forme de la parole en écho de ces deux Grands Ancêtres. « Un seul souffle, un seul cœur, une seule âme. » Jiliana n’osait comprendre, mais elle savait désormais qu’elle était concernée.


La tribu continua à honorer les Ancêtres le lendemain. Les femmes du village préparèrent le ragoût garni des épices sacrées à l’aide de la viande que les guerriers avaient ramenée de la chasse, puis eurent lieu des danses, toute la tribu s’étant réunie pour ce jour de fête. Les hommes portaient leurs parures splendides, colliers de dents et d’herbes entrelacées, capes de plumes de griffons héritées de leurs pères ; ils venaient alignés devant les femmes assises, invitant par leurs gestes celles-ci à les rejoindre, et parfois une jeune venait ainsi retrouver l’un d’entre eux, pour danser avec lui, leurs mains jointes.


Ainsi resta Jiliana, emportée par le son des flûtes et des tambours, envieuse par moment de celles qui dansaient. Pourtant elle ne se leva pas lorsque l’un des guerriers voulu l’entraîner, et celui-ci se reporta vers une de ses compagnes. Elle ne regretta pas, car elle n’avait envie que de la compagnie d’une seule personne, et celle-ci n’était pas ce jeune guerrier, quand bien même était-il paré de la peau d’un lynx qu’il avait lui-même vaincu en combat singulier. Ses pensées retournaient sans cesse vers la Chamane, qui aurait dû être présente, pour poser son regard bienveillant sur les unions à venir au travers de ces danses. Elle la chercha des yeux par-delà les danseurs, mais ne parvint pas à retrouver son visage.


C’est alors que la ligne des hommes s’écarta brusquement devant elle. Derrière eux venait celle qu’elle aimait, vêtue comme la première fois d’une tunique longue piquée de nombreuses feuilles, et portant sur son front une couronne de branchages. Elle se mit à danser, non point comme les hommes aux gestes saccadés, mais en ondulant comme la flamme d’un feu rituel. Jiliana regarda cette danse qui cette fois n’était adressée qu’à elle seule, admira cette grâce qu’elle avait toujours appelée dans ses songes.


Les autres gens du village crurent peut-être tout d’abord que la Chamane joignait son esprit à la danse des guerriers, mais ils virent bientôt Jiliana se lever et rejoindre l’envoyée des Esprits. Elles se tinrent toutes deux au contact l’une de l’autre, dansant au son de la musique tribale fière et indomptable, dansant comme aucun ne l’avait fait, dansant ensemble ardentes et farouches devant tous les regards. Et toujours elles rapprochaient leurs corps, ostensiblement, presque à chaque pas.



La Chamane souriait en disant ces mots, et Jiliana sentit une vague de contentement la traverser. Sans laisser la Chamane poursuivre, et en guise de réponse, elle la serra soudainement contre elle, fortement, enivrant son âme de cette tendre sensation du corps de son amie, de sa chaleur et de son parfum. Après un long instant, la Chamane s’écarta de façon imperceptible, pour mieux approcher sa bouche de la sienne. Son cœur frappait à tout rompre dans sa poitrine quand enfin leurs lèvres se rencontrèrent. Elles se caressèrent légèrement d’abord, puis elles échangèrent sans retenue aucune ce baiser passionné.


L’instant dura longtemps, heureux comme une éternité. Elles n’entendirent pas tout d’abord les exclamations choquées, les cris au sacrilège, jusqu’à ce que des mains puissantes viennent les séparer. Les guerriers et les femmes étaient réunis autour d’elles, et dans tous leurs regards il n’y avait que haine. Les danses étaient finies, la fête était oubliée, et à présent l’heure était à l’opprobre à l’égard des deux femmes. Jiliana ne comprenait pas quel était son crime, et se tenait terrifiée, prisonnière de mains trop fortes pour elle. Devant elle, la Chamane était retenue par les poignets, et elle se débattait.


Alors que le chef du village, Arkayan s’avançait vers elle une expression furieuse sur son visage, Jiliana vit avec stupeur la Chamane exécuter un mouvement foudroyant, qui cloua au sol les deux guerriers qui la maintenaient. Elle sauta en l’air au-dessus d’eux, avant d’attraper la main de Jiliana, pour l’entraîner au loin. L’homme qui la tenait, ainsi que tous les autres, semblaient trop stupéfaits pour réagir, et aucun n’esquissa un mouvement alors qu’elles s’enfuyaient. Jiliana courait, sans vraiment savoir pourquoi, mue seulement par la peur d’être rattrapée et celle d’être séparée de son amie. Celle-ci courait à côté d’elle, peut-être plus vite encore, enjambant les herbes comme si la nature elle-même lui ouvrait la voie, et Jiliana avait peine à la suivre.


Toujours cependant, la Chamane se retournait vers elle, l’encourageant, et sa main dans la sienne demeurait ferme. Au loin derrière elles, les cris des guerriers commençaient à se faire entendre. Il sembla à Jiliana que le village entier leur donnait à présent la chasse. Elles s’étaient faites gibier, courant pour échapper à l’épée ou à la lance, certaines de voir leur dernière heure si elles reculaient. À l’exaltation de leur baiser faisait suite une terreur inconnue.


Un seul souffle, celui de la haine était exacerbé au sein de la tribu. Pourquoi cette colère ? Ne pouvait-elle pas aimer comme elle le souhaitait ? Jiliana comprenait cependant, confusément peut-être, qu’aux yeux de la tribu, l’amour de deux femmes était inacceptable.


Toutes deux couraient, sans but tout d’abord. Elles coururent longtemps, jusqu’à être essoufflées, sans savoir si elles parviendraient à échapper à leurs poursuivants. La Chamane guidait, mais elle n’était pas du village, et ne connaissait pas les cachettes et les lieux secrets.



Elles changèrent ainsi de direction pour prendre celle du Nord. Plusieurs fois elles durent se dissimuler entre les buissons épais alors que les guerriers passaient près d’elles, plusieurs fois elles durent avancer courbées entre les herbes, toujours se dirigeant, main dans la main, dans le secret de la forêt impénétrable.


La nuit était tombée lorsqu’elles atteignirent le vallon. Cachée entre les arbres hauts et larges comme autant de tours, la source apparaissait, bruissant sur les pierres et scintillant sous la lueur des lunes. Seul se faisait entendre le sifflement des griffons nocturnes, et le chant de l’eau sur les dalles des bassins circulaires. Les cris de guerre ne les avaient pas suivis.



La Chamane la regarda, intriguée, mais ne répondit rien. Toutes deux épuisées, elles s’étendirent à même le sol, sous les arbres encerclant la clairière, et s’endormirent enlacées.


Le sommeil de Jiliana fut troublé par de nombreux songes. Toujours revenait l’image de la Chamane, ses mains liées aux siennes, et une force spirituelle qui les regardait avec bienveillance. Chaque fois revenait comme une malédiction la fureur des hommes qui les séparait, et chaque fois qu’elles étaient désunies, Jiliana entendait des pleurs plus profonds que tout ce qui existait.


Elle n’était pas Chamane, mais en ce lieu sacré elle savait entendre la parole des esprits, et elle savait quoi faire une fois réveillée. La Chamane dormait toujours, sa jolie bouche entrouverte. Jiliana caressa son visage et déposa un baiser sur ses lèvres.



Elles s’assirent toutes deux, l’une à côté de l’autre sur une racine épaisse, face au bassin de la source.



Elle saisit avec douceur la main de Jiliana, l’invitant à se lever à son tour.



Délaissant sa tunique, elle se retourna vers l’eau de la source, et finalement plongea la tête la première dans l’onde vibrante de la fontaine sacrée. Jiliana la suivit. Elle quitta son pagne d’herbes tressées, et pour la première fois se montra nue devant celle qu’elle aimait. Elle n’avait pas peur pourtant. Ses rêves de la nuit restaient présents dans son esprit, et elle pouvait presque sentir encore la force bienveillante au-dessus d’elles, alors qu’elles s’enlaçaient enfin.


Leur étreinte fut douce tout autant que fougueuse. Elles plongeaient ensemble dans le flot d’eau courante, s’immergeaient dans les délices de leur passion commune enfin réalisée. Elles partagèrent encore leur tendre sentiment, elles partagèrent encore ces sensations suaves qu’elles ne connaissaient pas l’instant auparavant. Lorsque le paroxysme atteignit leurs deux cœurs, un battement unique pouvait s’y faire entendre. L’espace de cet instant formidable et magique qui semblait effleurer l’éternité elle-même, elles crurent percevoir dans l’onde chatoyante l’expression primordiale de l’amour de la Mère Universelle.


Enfin elles s’effondrèrent dans la source sacrée, et restèrent haletantes autant que stupéfaites, sans qu’à aucun moment elles ne se désunissent, se perdant l’une l’autre dans la contemplation de leurs yeux, des battements de leurs cœurs, du souffle de leur âme.



Elles éclatèrent de rire, sans même savoir pourquoi, simplement du bonheur d’être enfin réunies. Leurs rires s’élevèrent et emplirent l’espace, faisant fuir les petits griffons alentour. Puis elles se caressèrent, se reposèrent encore serrées l’une contre l’autre. Elles restèrent longtemps embrassées.


Des cris survinrent soudain. Trois hommes approchaient, les encerclaient, les acculaient. Une lueur mauvaise dansait dans leurs yeux, et leurs bouches grimaçaient un rictus triomphant.



Jiliana recula, la Chamane quant à elle prit une posture de défi, cependant ce n’étaient plus des mains qui se tendaient vers elle, mais des lames aiguisées pointées sur leurs poitrines. Jiliana regarda autour d’elle, il n’y avait pas d’issue.



Les deux hommes hésitèrent, mais Arkayan se contenta de rire.



Ainsi parlait Lalkash, guerrier au visage barré de rides et cicatrices. Ses yeux semblaient troublés, mais Arkayan rit encore.



Il se retourna vers les deux guerriers qui l’accompagnaient.



Une nouvelle fois, les guerriers hésitèrent. Le plus jeune des deux fit un pas en avant, prêt à accomplir la volonté de son chef, et mu par le désir né de l’impunité. L’autre, le vieux guerrier, leva le bras devant lui, le retenant.



Arkayan avait attrapé le bras de la Chamane, et tout en pointant sa lance sur sa gorge, tentait de la forcer à s’allonger sur le sol.



Devant les mots prononcés par Arkayan, devant les armes menaçant la jeune fille, la Chamane parut abandonner. Pourtant devant ces mêmes mots, graves également à leurs propres oreilles, les guerriers échangèrent un regard, puis lâchèrent Jiliana et s’en retournèrent. Arkayan n’était plus leur chef.


Cependant, celui-ci ne faiblit pas, persistant à accomplir un sacrilège cette fois bien réel. Jiliana regardait horrifiée la femme de son cœur ployer sous la force brutale malgré sa résistance. La peur broyait son être, paralysant ses muscles. Elle allait assister, impuissante, à l’outrage de celle qu’elle aimait. Alors les larmes revinrent, les larmes premières, ce chaos d’émotions trop intenses pour son âme. Souillure de l’être cher, insoutenable peine de sa douleur primordiale, terrifiante vision de son corps profané, tout en elle exacerbait ce sentiment d’horreur, qui devint invincible.



Arkayan ne lui prêta aucune attention. La Chamane restait silencieuse, son propre pouvoir d’envoyée des Esprits bâillonné à jamais par les mains outrageuses de l’ancien chef tribal. Jiliana se mit alors à prier, conjurant les Ancêtres pour qu’ils lui redonnent de la force, afin de repousser enfin son agresseur. Son sentiment violent emplit alors son être, décuplant la puissance de sa supplication.



Arkayan se redressa d’un bond, regardant d’un air hébété la Chamane sous lui, avant de se retourner vers Jiliana. Celle-ci fermait les yeux, et un instant plus tard, un ectoplasme blanc jaillissait de son crâne, pouvoir chamanique frappant son agresseur, pour le repousser quelques pas plus loin. Elle parla encore, et la voix de la Chamane se mêla à la sienne, en une seule phrase, un seul écho du pouvoir des Ancêtres.



Arkayan regarda tout autour de lui, habité brusquement par une peur panique primitive. Puis ses mains saisirent sa propre tête, et il poussa un cri. Cri de colère, cri de terreur, cri semblable à celui du nouveau-né, cri presque orgasmique autant que douleur fulgurante. Il marcha un moment, ses pas errant sans but, changeant de direction parfois, sans jamais revenir vers la clairière et les deux femmes qui se tenaient à présent côte à côte. Parfois encore son regard se tournait dans leur direction, et son cri stupéfiant se faisait à nouveau entendre. Bientôt il disparut.


Alors les deux femmes se retournèrent l’une vers l’autre, et Jiliana serra fortement la Chamane contre elle.



Elles restèrent un long moment enlacées. Elles se sentaient libres, mais tout n’était pas terminé. Elles étaient seules, et Jiliana savait qu’elles devraient bientôt retourner au village.



Elles rirent ensemble une nouvelle fois, et restèrent un moment à panser leurs blessures, avant de reprendre la direction du village. Durant leur longue marche, Jiliana réfléchissait. Elles devaient à présent faire entendre leur voix à la tribu réunie, et elle ne savait pas exactement ce qu’elle pourrait leur dire.


Peut-être parlerait-elle de leur mariage dans la source sacrée, de leur hymen béni par la divinité, et de leur union à venir devant la tribu, le clan, devant les chasseurs et leurs femmes. Elle imagina Lalkash parler en leur faveur. Peut-être était-ce une illusion, peut-être cette vision venait-elle des Ancêtres. Dans son rêve éveillé, le vieux guerrier rappelait que l’union devant la divinité devait se traduire ensuite par une union devant les hommes. Les anciens écouteraient.


C’était cela qu’elles devaient leur faire accepter. La Chamane Jiliana ne savait pas comment elle pourrait exprimer toutes ces choses, mais elle demeurait confiante, car elle savait que les Ancêtres parleraient par sa bouche. La prophétie s’accomplirait, un seul souffle était né, un seul cœur parlerait devant les anciens, et une seule âme, celle de la Mère Universelle qui avait béni leur union, la Sainte Nature à travers elles deux veillerait désormais la tribu.