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Temps de lecture estimé : 23 mn
05/01/09
Résumé:  Face à face entre une fille et son père, tous deux à l'orée d'une étape de leur vie.
Critères:  hagé ascendant mélo nostalgie portrait
Auteur : Olaf      Envoi mini-message
Origami

En japonais, le mot « origami » désigne aussi bien un papier plié que l’art de plier le papier et de faire naître par ce moyen élémentaire les formes les plus accomplies, et les plus éphémères.




À l’instant où je vois le bout de papier sur la table basse, à côté du fauteuil dans lequel dort mon père, un douloureux souvenir s’impose à moi. Aussi brutal qu’un coup de poignard.


En une fraction de seconde, je suis projetée près de vingt-cinq ans en arrière. Impuissante, je pressens l’inéluctable retour du cortège de non dits et de larmes qui avaient accompagné les événements de l’époque. Et de tout ce que cela avait impliqué de culpabilité. Sourde, consumante, comme peut l’être la culpabilité d’un enfant qui vient de commettre l’irréparable.


À l’instant où je reconnais le bout de papier, je redeviens la fillette qui a trouvé par hasard le porte-monnaie de son père dans un recoin de la maison, heureuse de pouvoir se rapprocher de lui par ce moyen. Je me revois en train de répartir le contenu de ma trouvaille en piles bien ordonnées : d’un côté les cartes en plastique, de l’autre la monnaie, à l’écart ce qui ne me sert à rien, tel ce morceau de papier défraîchi sur lequel mon père a griffonné quelques mots. Une liste de prénoms, ou quelque chose du genre.


Je revois ma mère passer par hasard derrière moi, puis, poussée par je ne sais quelle mystérieuse intuition, déchiffrer par-dessus mon épaule la liste ainsi dévoilée. Je sens aujourd’hui encore le raidissement de son corps, qui me fit inconsciemment réaliser la gravité de la situation.


À l’instant où je reconnais le bout de papier, je ne peux m’empêcher de tendre à nouveau la main vers elle, dans un vain espoir de lui offrir une caresse consolante, d’obtenir son pardon. Mais aujourd’hui comme hier, j’en suis incapable. Et je souffre à nouveau de la voir s’éloigner sans mot dire, les épaules basses, la démarche incertaine. Je me revois désemparée, devant quelque chose de trop grand pour moi. Ses larmes me dévastent une seconde fois.


Et pourtant, je ne l’avais même pas abîmé ce bout de papier. Que pouvait-il contenir de si dramatique ? Qu’est-ce qui pouvait justifier une telle tristesse chez ma mère, une telle gêne chez mon père, puis la mésentente croissante qui s’installa entre eux ? Je n’ai jamais osé le demander. Seul le temps a apaisé les choses. J’ai peu à peu enfoui ce mauvais souvenir tout au fond de ma mémoire. Ils se sont efforcés de vivre comme si de rien n’était. Sans toutefois m’empêcher de percevoir que quelque chose avait irrémédiablement changé entre eux.


J’étais nettement plus âgée le jour où ils m’ont annoncé leur prochaine séparation. Je pouvais comprendre. C’est souvent ce qu’on dit à ce moment. Peut-être ferait-on mieux de se taire à ce moment. Je savais bien que tout était de ma faute. J’ai souffert à en perdre le sommeil, à ne plus arriver à me confier à ma mère, à ne plus être rassurée par la présence de mon père. Je n’en ai pas cessé de les aimer pour autant. Mais au fond de moi, une lumière s’était éteinte.


Ils se sont efforcés de garder de bons contacts entre eux, de conserver un semblant d’unité familiale, pour que cette déchirure ne me détruise pas. Ils y sont assez bien arrivés. Jusqu’à ce que je puisse me débrouiller seule dans la vie et que je parte, en portant le poids de leur mésentente sur mes épaules. Sur les épaules de l’enfant que je ne suis pas arrivée à laisser derrière moi au moment de refermer la porte de la maison où j’étais née.



oooOOOooo



Ce satané bout de papier ne m’était plus revenu à l’esprit jusqu’à aujourd’hui. Je ne savais même pas que mon père l’avait gardé après la débâcle qui avait suivi sa découverte. Je me demande ce qui a pu le pousser à le ressortir aujourd’hui. Depuis que la maladie lui fait perdre son autonomie, il passe plus de temps devant sa télévision qu’à mettre de l’ordre dans ses affaires. Il savait pourtant que j’allais passer le voir cet après-midi. Le sommeil l’a-t-il surpris avant qu’il ait le temps de ranger ses secrets ? Voulait-il se servir de cette coïncidence pour me parler de cette vieille histoire ?


Je reste médusée au centre de la pièce, flairant le piège. Tout ce que je n’ai pas compris, toutes les larmes de mon enfance et de mon adolescence ont peut-être une explication dans cette liste de prénoms. Dois-je attendre que mon père se réveille, ou l’heure est-elle venue de déchiffrer seule ce rébus ? Tel que je connais mon géniteur, si je lui pose la question, il va l’éluder par une boutade, sans faire grand cas de mes sentiments. C’est sa manière de me forcer à m’ouvrir à lui. Tant que je ne parle pas, il fait semblant de ne rien savoir. Nous sommes du même bois, alors je me tais, nous nous taisons.


En fait, chaque fois que je viens le voir, maintenant que la maladie le diminue et que je le sais souffrir, nous ne parlons pas vraiment de choses importantes. Nous passons simplement un moment ensemble, effleurant quelques souvenirs du bout du cœur. C’est sa manière de dire qu’il m’aime. Je me suis accommodée de cette pudeur des sentiments. J’ai appris à savoir qu’il m’aimait, plutôt qu’à le ressentir entre ses bras ou sous son regard.


Un frisson me parcourt et me fait sortir de mes pensées. Je réalise qu’il ne dort pas vraiment. Il me regarde les yeux mi-clos, immobile. Il sait que j’ai vu le papier. Il faudrait qu’il m’aide, qu’il accepte d’avancer un de ses pions. Il ne le fera pas. Il m’a éduquée par le biais de cette solitude qu’il installe par son absence de réaction. Il est là, mais cela n’aide en rien. Je dois fuir ou faire face. Dans les deux cas, je dois me débrouiller seule. C’est la règle depuis toujours avec lui.


Sauf qu’aujourd’hui, je ne reculerai pas. Je pose mon regard sur le papier froissé. Il est divisé en cinq lignes entrecoupées de quatre colonnes. Le prénom de ma mère se trouve dans la case tout à droite de l’avant-dernière ligne. Plusieurs prénoms de femmes sont inscrits dans les autres cases. Trente-six exactement. Deux prénoms sont mentionnés à deux ou trois reprises, chaque fois décalés d’une colonne vers la droite et d’une ligne vers le bas. Un prénom trône dans la case en dessous de celle où se trouve ma mère. Un seul sur cette dernière ligne, un seul pour cette dernière tranche de vie.


C’est quoi ce bazar ? Là, je sens que ma compréhension pour mon père m’abandonne, et que la colère prend le dessus. Se pourrait-il vraiment que pendant toutes ces années, ce sot ait porté sur lui une liste de ses conquêtes ? Et qu’il ait même été assez stupide pour y mentionner l’une ou l’autre des pétasses avec lesquelles il a couché après avoir connu ma mère ? Est-ce cela qu’elle avait compris en découvrant le papier ? Et moi qui porte la culpabilité de cette fatuité machiste sur les épaules depuis tout ce temps. Juste à cause d’une putain de liste de créatures, sautées de-ci de-là par cet homme immature !


Mais bon Dieu, à quoi bon en faire la liste ? Il faut vraiment avoir un esprit tordu de mec pour vouloir mettre par écrit ce qu’une mémoire défaillante ferait naturellement disparaître. Pour garder des traces de hauts faits sexuels qui s’évanouiraient à tout jamais s’ils n’étaient pas consignés sur un bout de papier plié. Elles doivent avoir fière allure aujourd’hui, les arrogantes beautés du passé, les salopes qui ont cocufié ma mère…


Lamentable, c’est tout simplement lamentable. Ou alors quelque chose m’échappe. Je n’ai aucune envie de découvrir le détail de ses exploits, et encore moins de ses préférences amoureuses, mais là, il va falloir qu’il m’explique. Si ces femmes ont joué un tel rôle dans sa vie, et dans sa relation avec ma mère, je suis impliquée jusqu’au cou. J’ai trop souffert, ça donne des droits. Même sur mon père.



oooOOOooo



C’est à ce moment que j’appréhende le piège dans sa cruelle réalité. Par cette saleté de liste, et tout ce qu’elle représente de désirs inavoués, de coucheries et de tromperies, mon père me force à appréhender son côté viril, sexué. D’un seul coup, il fait de moi une adulte. Je ne suis plus une petite fille admirative face au géniteur intangible et tout puissant. Il me force à m’affirmer en tant que femme, assez expérimentée pour découvrir une de ses faces inconnues, celle d’un homme de chair, de sang et de plaisir. Il place ses fautes, et tout ce que je pourrais lui reprocher, en regard de ce que j’ai moi-même fait dans ma vie. D’égal à égal.


Inversement, tel que je le connais, s’il a choisi ce face-à-face, c’est qu’il ne me cachera pas non plus ce qu’il peut avoir vécu de beau entre les bras de ces femmes. Et ça, je ne doute pas que cela puisse être inestimable. À cause de sa sensibilité et du regard qu’il porte sur les gens. Deux qualités dont j’ai, paraît-il, hérité, mais dont je me passerais bien lorsqu’elles font fuir les hommes dont je voudrais pouvoir m’approcher. Ou qu’elles font apparaître avec une douloureuse acuité la distance qui me sépare du corps que je découvre dans mon lit, en me réveillant après une nuit d’errance.


Mon cœur bat la chamade. Dans un premier mouvement, j’ai envie de renoncer. Mais je sais que nous n’aurons plus d’autre occasion de nous parler ainsi. Je m’avance alors vers lui, en observant son visage. Jamais je ne l’ai regardé aussi intensément. Toujours cette pudeur entre nous. Il est encore beau, mon père. Ses yeux surtout, mélancoliques et pourtant encore si vivants. Même si nous savons tous deux que cela ne durera plus.


Il plonge son regard dans le mien, en murmurant, comme je ne l’ai jamais entendu faire, « je t’aime tant, ma fille ! Merci d’être là ». Je prends sa main entre les miennes, la caresse, l’embrasse. Un flot de larmes inonde mes yeux. Ce que j’éprouve pour lui est immense. Et douloureux. Je suis sûre qu’il a préparé cet instant comme un adieu. Si je la veux, il va m’offrir sa vérité. Il va m’offrir tout ce dont j’ai besoin pour vivre sans lui, en emportant à jamais ce qui pourrait empêtrer ma vie de femme.


Nous sommes face à face pour une ultime initiation. Au moment de partir, il est prêt à se résumer pour moi, à s’ouvrir comme un grand livre de vie. Il sait qu’à l’heure de le perdre, je suis prête à l’entendre. En réalité, le père n’est déjà plus là. C’est l’homme par lequel je suis venue au monde que je découvre. Pour une unique fois, sans doute.



oooOOOooo



Submergée par l’émotion, je me demande fugitivement comment je vais bien pouvoir me comporter à l’avenir avec les hommes qui croiseront mon chemin. Mais je ne laisse pas cette pensée mûrir dans mon esprit. Je saisis enfin le papier et le regarde en détail. Tel que je crois connaître mon père, j’imagine qu’il a réparti les prénoms féminins comme les cartes d’un tarot amoureux, chaque case correspondant à un arcane majeur. Ce n’est pas une liste d’exploits, c’est un hommage à chacune de celles qui ont façonné son âme, qui ont influencé ses choix de vie. Peu importe ce qu’ils ont fait de leurs corps au moment de se découvrir, c’est l’émotion, l’échange, le partage, l’étincelle de vie dont il a voulu garder le souvenir.


A-t-il essayé de le faire comprendre à ma mère au moment de la crise que j’avais déclenchée, ou se sont-ils cantonnés à la liste des actes, des mensonges et des multiples concessions qui accompagnent les histoires parallèles ? S’était-il dévoilé au-delà de ces instants volés, dans un vain espoir de lui montrer ce qu’il était en profondeur, de lui offrir ses doutes, ses hésitations et ses désirs les plus secrets ? La douleur de la tromperie l’a-t-elle empêchée d’écouter, ou a-t-elle au contraire su le suivre dans les sombres méandres de sa virilité, et peut-être lui pardonner ?


En fait, je ne veux pas le savoir, c’est leur histoire. Seul m’importe aujourd’hui ce qu’il veut me dire de sa manière d’aimer, de désirer, et peut-être de s’abandonner. Parce que je suis du même sang, et qu’en moi coule un peu du même désir.


Si les lignes de la liste correspondent à des phases de sa vie, une dizaine d’années à chaque fois apparemment, à quoi peuvent bien correspondre les colonnes ? À l’intensité de l’échange ? Ce serait assez une manière de mec de garder ainsi le souvenir d’une femme. Dans le genre guide Michelin du cul : à découvrir en passant, vaut la peine de s’arrêter, vaut le détour, prévoir plusieurs visites.


Je sens la déception monter en moi. S’il s’agit vraiment de cela, autant mettre fin tout de suite à cette mascarade. Qu’il garde pour lui ses cotations de potache. Cela me semble pourtant trop simple. Pas de sa part. Pas aujourd’hui. Pas de cette manière. Pourquoi suis-je incapable de lui demander simplement ce qu’il veut me dire ? J’ai l’impression d’être face au Sphinx, de n’avoir droit qu’à une seule réponse. Sauf qu’en l’occurrence, ce n’est probablement pas la réponse qui est cruciale, mais la question. C’est cela qu’il attend de moi, la bonne question. Celle que je n’ose même pas me poser à moi-même. Celle qui s’impose au moment de fermer les yeux sur sa vie.


Sur quel souvenir, quelle jouissance, sur le regard de quel homme souhaiterais-je fermer mes yeux à tout jamais ? Si je voulais tenir un décompte de mes hommes, selon quels critères le ferais-je ? Qu’est-ce qui rend un mec digne de figurer à mon palmarès ? Petite jouissance, grands frissons, belle endurance, tendre prévenance ?


Instantanément, quelques prénoms me viennent à l’esprit, associés à un souvenir, à une image, à un petit film amoureux. Si je voulais tenir un décompte de mes hommes…


Je prends une feuille de papier vierge sur le bureau de mon père, et y trace une grille semblable à la sienne. Étrangement, ce n’est pas mon premier homme qui s’impose en premier, mais un amant particulièrement troublant, caressant. Celui dont les mains m’avaient enveloppée dans un halo de chaleur. Dont le seul contact m’embrasait. Un homme découvert comme une évidence au cours d’une soirée où je m’étais rendue à contrecœur. Un homme que j’avais dû consommer debout, dans l’équilibre instable des corps et des sens. Une rencontre d’une violence désespérée, conclue par un orgasme à la démesure de ma rage de ne pas pouvoir le garder après les douze coups de minuit. Dans quelle case met-on ce genre d’aventure ? Aujourd’hui encore le souvenir de ses caresses me fait frissonner d’envie.


Puis c’est un regard qui me revient en mémoire. Un fabuleux regard, qui me donnait envie de m’offrir complètement, de me montrer dans la plus impudique nudité. Un regard auquel je n’ai rien caché de la plus intime parcelle de mon corps. Après lui, je ne me suis plus jamais sentie aussi belle sous les yeux d’un homme. Dans quelle case, ce regard, et le sourire admiratif qui l’accompagnait lorsque je m’offrais à lui ?


Soudain mon esprit s’emballe, mes rencontres, mes amours, mes désirs passagers se bousculent au portillon. À leur tête mon premier amant, vigoureusement armé de son impétueuse maladresse. En même temps que le trouble de la découverte, je sens réapparaître ma déception face à son incapacité à sublimer cet instant. Histoire d’exorciser cette émotion trop incomplète, je le couche tout en haut et à gauche de ma liste, dans la colonne des émois fugitifs. Très fugitifs.


Juste après lui vient le magicien des orgasmes multiples, le musicien de la volupté, le premier à me faire demander grâce sous la violence du plaisir sans cesse répété. En le mettant tout à droite, je fermerais la porte à des jouissances encore plus accomplies. Si elles existent ? Mon côté fleur bleue me pousse à le mettre dans l’avant-dernière colonne. Un jour le prince viendra, qui prendra place tout à droite. Ou le satyre lubrique. Qu’importe pourvu que j’aie à nouveau l’ivresse.


Halte ! Stop ! Je délire. Ce n’est pas ainsi que je les vois, mes amants. Pas ainsi qu’ils me reviennent en mémoire, ni même au fond du ventre. Les souvenirs indélébiles qu’ils ont gravés sous ma peau sont d’une tout autre nature. En vérité, l’idée même de ces scores me répugne, comment mon père a-t-il pu tomber si bas ? S’est-il un jour mis à mépriser ses anciennes maîtresses pour en arriver à les parquer dans des cases impersonnelles, à la manière d’une étude statistique ?



Allons bon, la kabbale maintenant ! Si je m’attendais à cela. Je savais mon père intéressé par tout ce qui touche à l’ésotérisme, mais de là à ce que cela influence sa vie amoureuse, il y a un pas que je ne l’imaginais pas avoir franchi. Sauf s’il considère ses relations amoureuses comme des étapes sur le chemin de la connaissance ? Bel hommage à celles dont il perpétuerait ainsi la mémoire.



Le rythme intime, l’équilibre de l’échange, ça c’est pour le sublime. À l’origine du terrifiant, il y a certainement cette peur viscérale du mec confronté à un abandon trop évident, trop complet. Mais qu’est-ce qui peut bien les déstabiliser à ce point dans le fait qu’une femme puisse avoir simplement envie de baiser, sans fioritures, alors que c’est exactement ce dont ils rêvent la plupart du temps ? Est-ce si difficile à comprendre qu’on puisse avoir envie d’être traitée comme une reine avant, comme une garce pendant, puis comme une précieuse copine juste après ? Quelles funestes conséquences peuvent-ils bien redouter d’une simple aventure ? Quel piège fatal voient-ils dans une offrande intime un peu débridée ?


Quelques images remontent du fond de ma mémoire. Des souvenirs de nudité, de béance, de désir irrépressible, puis d’élan brisé contre une soudaine passivité. C’est vrai qu’un tel naufrage peut avoir quelque chose de terrifiant, juste après avoir frôlé le sublime. Une fois, une seule, je suis arrivée à transformer le silence terrifiant en sublime enlacement. J’avais eu envie de lui dès le premier regard. Plus précisément en découvrant ses fesses et sa démarche féline. Profondément troublée, j’ai provoqué la rencontre, et j’ai remporté mon trophée de haute lutte contre trois autres femelles déchaînées. J’avais juste envie d’un long et intense câlin. Envie de pur plaisir.


Après de courtes présentations, et l’expression appuyée de mon désir pour lui, je l’ai emmené chez moi. À aucun moment je n’ai caché mon intention de profiter de lui pour découvrir des plaisirs inédits. Je le lui ai murmuré dans le creux de l’oreille, pour mieux le convaincre de me suivre. Je l’ai confirmé preuves à l’appui dans le taxi. Je l’ai souligné du balancement de mes hanches en montant l’escalier de ma maison et je n’ai laissé aucun doute sur mes mauvaises intentions, en balisant le chemin de la porte de mon appartement jusqu’à ma chambre à coucher avec mes habits retirés à la hâte.


Au moment où je me suis retournée, entièrement nue, avide de déballer mon cadeau viril, les premières fissures sont apparues dans l’assurance de mon amant d’un soir. Il restait là, immobile, soudain contemplatif. J’ai dû le prendre par la main, puis par tout ce qui dépassait timidement de son superbe corps, pour arriver à mes fins. Docile, il s’est laissé aller entre mes bras. Après quelques préliminaires fort conventionnels, il m’a pénétrée, avec délicatesse à défaut de fantaisie. Je me sentais chienne jusqu’au bout des seins, prête aux plus sauvages assauts. C’en était apparemment trop pour lui. Face à une telle passivité, j’ai dû me démener pour arriver à m’offrir une acceptable volupté malgré son évidente inhibition. Je lui ai ensuite laissé contempler le meilleur de moi-même, sans pudeur, sans limite, avant de le faire jouir entre mes lèvres.


Au moment où j’ai relevé la tête, la bouche remplie de son sperme épicé, il avait les yeux encore fermés, les traits crispés, la mine presque angoissée. Le reste de son corps était en revanche si beau, si attendrissant de fragilité. Et moi, j’avais encore si faim. Je me suis levée, j’ai allumé toutes les lumières de l’appartement, et suis revenue vers lui un verre de quelque chose de très fort à la main. Il a bu sans discuter, presque d’une traite. Je me suis assise à côté de lui en tailleur, nue, et j’ai attendu qu’il parle. Il m’a raconté ses peurs, ses envies de me rendre heureuse, ses réticences à me faire du mal, sa vision de l’harmonie entre un homme et une femme, sa perception du désir pur, du désir impur, du désir non partagé…


Lorsque ses silences ont commencé à durer, j’ai reprécisé patiemment qu’il n’était là que pour me faire du bien, sans que le contrat cul contienne de clause cachée. J’ai ajouté pour le rassurer que la porte n’était pas fermée, que je le trouvais beau, qu’il m’avait d’emblée fait envie tant il était craquant, que sa jolie bite avait une taille idéale à mon goût, que je ne souhaitais pas d’enfant de lui, enfin pas pour le moment. J’ai ajouté que mon chat ne supportait aucun colocataire, ce qui lui laissait donc au bas mot une dizaine d’années avant que j’envisage de lui demander d’emménager chez moi.


Rassuré sur son avenir immédiat, il s’est mis à bander très fort. Ses bras se sont ouverts. Assez pour me serrer contre les puissants muscles de son torse. D’un souple mouvement des hanches, il a enfin repris place au fond de moi et m’a délicieusement fait l’amour. Bonheur suprême, il n’a pas prononcé un mot entre notre ultime orgasme et l’irrésistible approche du sommeil. Il m’a juste couverte de baisers très doux.


Je n’ai pas retenu sa main au petit matin. Il a eu l’élégance de prolonger le sublime silence en fermant doucement la porte au moment de sortir. Une telle expérience me vaut sans doute de me trouver tout à droite de sa liste, couronnée des attributs de séphiroth.



Je suis soulagée du ton plus léger que prend notre échange. Je crois que nous sommes prêts à entrer dans le vif du sujet.



Avec elle, je peux imaginer ce qu’il a vécu. Comme j’ai pu retrouver de toute mon âme celui que j’avais laissé glisser entre mes doigts quelques années plus tôt, suite à une querelle sans réel objet. Celui qui m’avait appris à accepter l’altérité de l’homme, ses voies impénétrables. Je nous revois marchant à nouveau tendrement côte à côte pendant quelques semaines, retrouvant avec délice notre routine amoureuse, sans autre exigence que d’être enfin pleinement dans chacun de nos gestes d’amour. Quelle étape ai-je franchie avec lui, et lui avec moi ? Je n’avais jamais envisagé nos retrouvailles sous cet aspect.



Binah, l’intelligence, la conscience de ce qui met des obstacles, la compréhension de ce dont il faut se libérer pour atteindre le geste pur, puis la dernière étape, l’essence pure. Comme si les premières amours avaient pour principal objet de soigner les plus douloureuses cicatrices de la vie et du cœur. Au risque d’empêcher un partage plus élaboré, d’étouffer la découverte d’une plus complète harmonie amoureuse, dans tous les aspects de la vie. Pour cela il faut passer le troisième voile, traverser Daath, la connaissance.


Je n’en suis de loin pas à ce stade. Je n’ai vécu aucune relation assez profonde pour avancer si loin dans la découverte de moi. Il n’y aurait actuellement qu’un seul homme dans mon entourage, capable de m’accompagner dans cette performance. Marié, bien entendu… Au point qu’à chaque fois que je risque de le rencontrer, j’évite de me trouver trop près de lui. Les quelques nuits que nous avons passées ensemble nous ont menés trop loin. Quel est le prix d’une telle illumination, d’un tel abandon ? Comme le vertige vécu entre les bras de cet homme avait été doux. À la mesure de la peur ressentie à l’instant de choisir de poursuivre notre découverte ou non. Les hommes ne sont pas les seuls à avoir peur de l’intensité d’une relation, et à anticiper des conséquences qui n’ont probablement aucune réalité. Leur en vouloir de leurs angoisses est finalement bien injuste.


Daath, l’étape qui n’existe pas. Et pourtant… Laquelle des femmes de la vie de mon père était présente à ce moment ? Cela pourrait correspondre à l’époque de la rupture avec ma mère.



Voilà, c’est fait. Comme par jeu, en évoquant les étapes initiatiques, la question est tombée. Je suis moi-même surprise par la facilité avec laquelle les mots ont passé mes lèvres. Mais maintenant, s’il reste silencieux, je ne résisterai pas. Je me sens tendue comme un arc, prête à l’écouter, mais suis-je aussi prête à l’entendre qu’il y paraît ? Il ne me laisse pas le temps de me poser plus de questions.



Pan dans l’œil ! Tromper, c’est quoi ? Avec les premiers amants, les limites étaient claires, à la mesure de leurs prérogatives. Ne pas montrer, ne pas laisser toucher, ne pas regarder. À me laisser déposséder des territoires les plus intimes de mon corps et de mon âme. Les transgressions n’en étaient que plus troublantes. Jusqu’à ce que progressivement tout s’estompe. Au point qu’aujourd’hui, je ne suis plus sûre de rien. Dans tout le vocabulaire amoureux, quel est le mot de trop, le geste de trop, celui qui fait basculer de la tendresse au désir, de la complicité amicale aux jeux de séduction ? À l’inverse, que faire de l’intention, du désir sournois que les hasards de la vie empêchent de concrétiser, bien ou mal à propos ?


Était-ce tromper, ce que j’ai vécu une nuit avec un inconnu dans un train, un inconnu à qui j’ai eu spontanément envie de confier mon désarroi face à l’absence d’avenir de ma relation du moment ? Un inconnu au parfum si léger, si bien assorti à la douceur de ses gestes, qui m’a prise entre ses bras, exactement comme j’en avais besoin. Était-ce tromper, au moment où la fatigue commençait à rendre notre discussion plus imprécise, que de le laisser poser sa main entre mes cuisses à travers le tissu de ma robe, en murmurant tout contre mon oreille « Lâche-toi, on prendra le temps après pour recoller les morceaux ! ». Était-ce tromper que de jouir de cette parfaite pression contre mon intimité délaissée, après quelques balancements des hanches, puis de lui offrir un semblable plaisir du bout des doigts ? Ou était-ce plutôt de m’offrir quelques heures plus tard à mon homme encore ensommeillé, sans rien avouer, en le laissant profiter de mon désir exacerbé par le trouble qu’avait causé cette gâterie sans suite ?



La colère remonte en moi. Je trouve très belle cette vision des rencontres et de l’évolution de la vie amoureuse en référence à l’arbre de vie. Mais je n’aime pas sa manière de jouer sur les mots. Libre à lui de ne pas me décrire comment Gabrielle l’a ensorcelé. De là à prétendre qu’il n’avait pas trompé ma mère, il y a des limites. C’est quand même à cause de cette femme que notre monde s’est écroulé.



Je reste abasourdie. Tout ce que j’ai vécu n’était que le fruit de mon imagination. Je ne serais donc pour rien dans leur désunion ? Sans l’avoir rédigée de semblable manière, ma mère avait elle aussi allongé sa liste de prénoms, après ma naissance. Compte tenu de ce que j’avais imaginé, il ne m’était jamais venu à l’esprit d’aborder le sujet avec elle.


Il faut que j’arrive à me reprendre, à remettre de l’ordre en moi. Après tant de temps, je ne sais plus s’il faut en rire ou en pleurer. Mon père me tend la main dans un geste plein de tendresse. Il semble profondément désolé de ce qu’il vient d’apprendre. Je me sens épuisée, vidée de toute énergie, de tout désir. Pourtant, du fond de moi surgit peu à peu un sentiment plus positif. Une forme de soulagement. Comme si quelque chose était enfin accompli.


Je regarde une nouvelle fois la liste. Le symbole de l’arbre de vie rend bien compte de la complexité des rapports entre hommes et femmes. Mon père a-t-il atteint la maîtrise presque parfaite du partage amoureux ? Les nombreuses étapes franchies entre les bras de femmes aimées lui ont-elles donné la connaissance ultime, celle qui permet l’abandon et l’absolu don de soi ?


Pourtant, à quoi bon tout cela ? S’il se trouve réellement aux portes de Chokmah ou de Kether, il est trop tard maintenant, la vie ne lui permettra pas d’en profiter. En s’ouvrant de la sorte, qu’a-t-il voulu me faire comprendre ? A-t-il voulu me permettre de progresser plus vite ? Il est vrai qu’au cours de cette inestimable rencontre, j’en ai plus appris sur moi que sur lui. En quelques mots, il a su évoquer l’essentiel, et faire vivre en moi des souvenirs d’une incroyable intensité. Je ne doute pas que les pensées et les émotions vivifiées de la sorte vont rester longtemps très présentes dans mon cœur, et m’influencer dans mes découvertes amoureuses.


Je commence à réaliser à quel point mon propre arbre de vie est encore incomplet. En quelques phrases, mon diable de père est arrivé à m’inspirer le désir de le structurer plus harmonieusement. Quelle élégance, si telle était son intention.


Je lis toutefois dans son regard qu’il attend encore quelque chose de moi. Il n’a pas touché sa liste depuis que je suis là. Il ne l’a même pas regardée. Comme si elle ne faisait déjà plus partie de sa vie. Se prépare-t-il à franchir le quatrième voile ? Suis-je là pour lui donner un peu de ma force, pour l’accompagner ? De même qu’il m’a libérée du poids de ma culpabilité, suis-je prête à le libérer de tout ce que ces prénoms représentent pour lui ?


Le chagrin me submerge. Je l’embrasse tendrement, en lui murmurant à quel point il m’est précieux. Il prend ma main et la serre entre les siennes, comme j’aimais qu’il fasse lorsque j’étais désemparée, au temps de mon enfance.


Soudain, une idée étrange surgit dans mon esprit. Nous sommes seuls, mais depuis mon arrivée, tout rappelle l’existence des femmes de la liste. Maintenant que tout est dit, que nous avons partagé l’essence même de la vie, qui mieux que moi peut mettre un point final à son initiation terrestre ?


Sans hâte, je me mets alors à prononcer les prénoms à haute voix, à inviter l’une après l’autre ces femmes aimées à nous rejoindre, dans l’ordre dans lequel elles sont apparues dans la vie de mon père. Et c’est ce qui se passe. Imperceptiblement, la chambre se remplit du souvenir de ces êtres, de leur douceur, de leur amour, de leur désir sans doute, et de tous les plaisirs partagés, que je ne peux imaginer que par le filtre de mes propres souvenirs.


Mon père garde les yeux fermés, mais son visage s’apaise au fur et à mesure que nous parcourons les sentiers de sa vie. Au moment de prononcer le prénom de ma mère, je ne peux retenir un sanglot d’émotion. Il me demande de le répéter. Puis de le dire une fois encore, comme une invocation, un ultime cri de son amour pour elle.


Il s’endort avant que j’égrène le dernier prénom. Je quitte l’appartement soulagée, mais avec un étrange pressentiment. J’appelle ma mère pour lui raconter l’essentiel de ce qui s’est passé. Je la supplie d’aller le voir. J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose.


Quelques heures plus tard, c’est elle qui m’appelle. Mon intuition était juste. Il ne s’est plus réveillé et a quitté ce monde peu après, entre les bras de ma mère. Dans mon cœur, il a repris sa place de toujours, là où plongent les racines de mon arbre de vie.







(1) On trouve un bon résumé du principe de l’arbre de vie et des séphiroth sous : http : //users. Swing. Be/nombre/Kabbale/arbre-de-vie-kabbale. Htm