Revebebe - Une histoire

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n° 13110	Fiche technique	20376 caractères	20376 Temps de lecture estimé : 12 mn	17/01/09
Résumé: Dans le fond du bureau, tout près de la fenêtre, assis à sa table, il y a Paco. Il ne dit rien. Il travaille.
Critères: nonéro humour -humour
Auteur : John Dough

La cascade

1.1.1.

— Alors, Paco, vous avez eu le temps de vous pencher sur les chiffres des filiales ?
— …
— Oh ! J’espérais pourtant que vous auriez terminé pour ce matin !
— …
— Ah ! Oui, pardon, c’est vrai ! Et elle va mieux, à présent, votre épouse ?
— …
— Je comprends, je comprends… Perdre ses parents dans un accident de voiture, ce n’est pas une peine facile à surmonter.
— …
— Et la grippe dans la foulée, évidemment, ça n’arrange rien. Elles sont méchantes, les grippes, cette année.
— …
— Oui, oui, prenez le temps nécessaire, Paco. Je ne vous bouscule pas, n’est-ce pas !
— …
— Je reviendrai tout à l’heure. Disons… fin de matinée ?
— …
— En tout début d’après-midi, alors. Je compte sur vous.

1.1.2.

— Alors, Paco, où en êtes-vous ?
— …
— Ah ! ça avance bien !
— …
— Pas mal, pas mal. Mais… et cette colonne-là ?
— …
— Oh ! Et à quoi est-ce dû ?
— …
— Et c’était comme ça l’année d’avant aussi ?
— …
— Quand même ! Alors, c’est un peu fâcheux ! Mais on doit pouvoir présenter la chose… Enfin… Vous comprenez, quoi ! Il y a bien une solution, non ?
— …
— Mais oui, bien sûr ! Excellente idée, Paco ! Mettez les chiffres des cinq dernières années, ça passera beaucoup mieux !
— …
— Oui, en mettant les feuilles dans l’autre sens, vous vous arrangerez bien pour que ça ait de la gueule, non ? Mais… Holà ! L’heure tourne, l’heure tourne, et je vous retiens ! Si vous devez aller manger, allez-y, Paco.

1.2.

— Hé, Paco, tu descends pas ?
— …
— Ah ! Ouais ! T’en sors pas ? Ben, si je peux faire quelque chose pour t’aider…
— …
— T’es sûr ?
— …
— C’est vrai que le temps d’expliquer… Tu veux que je te monte un sandwich ?
— …
— Mais non, ça m’ennuie pas, va ! Tu veux quoi ? Un jambon/beurre ?
— …
— Bon, OK. Un thon/mayonnaise et un coke light. Allez, courage. À plus.

1.3.

— Salut, Lambert ! Ça gaze ?
— …
— C’est le stress, alors ?
— …
— Et le dossier sera bouclé pour ce soir ? Le boss y tient, tu peux me croire ! Il doit présenter les résultats au CA de demain après-midi.
— …
— Tant que tu maintiens la pression sur ton cheptel, pas de problème, mon gars ! Moi je fais ça aux RH : entretenir un esprit de compétition à coups de bâton et de carotte, et ça marche. Bon, c’est clair, tout le monde ne m’aime pas, mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, c’est bien connu ! Et puis, franchement, on n’est pas là pour se faire aimer, non ?
— …
— Exactement, mon vieux : diviser pour régner. T’as tout compris.
— …
— Ouais, ouais… Tiens, tu pars aux sports d’hiver, cette année ?
— …
— ’tain ! Oui, c’est vrai qu’avec ton divorce… Je suis sûr que Chantal va te pomper un max ! Parce que maintenant, elle te pompe. Ouah ha ha ! C’est pas comme avant, hein !
— …
— Pardon, vieux ! C’est vrai qu’il faut pas rigoler avec ça.
— …
— Toutes des salopes, t’as raison !
— …
— Ah, mais non ! Moi non plus, j’y vais pas. Je lui avais dit, à Monique : c’est soit ton X5, soit Chamonix, mais pas les deux, faut pas pousser ! Mais maintenant qu’elle a le X5, tu penses bien qu’elle essaie d’avoir les vacances à la neige en prime !
— …
— Ben ouais ! Bon, tu fais quoi, là ? Tu rentres ?
— …
— Moi aussi, alors. Il va quand même être bientôt deux heures…

1.4.

— Ah ! Vous voyez que j’avais raison, Paco ? Avec les chiffres des cinq dernières années, c’est plus parlant, non ?
— …
— Vous pouvez me sortir un graphique en couleurs, de tout ça ? Parce que les chiffres tout seuls, c’est un peu sec comme présentation. Il faut du visuel, vous comprenez ?
— …
— Oui, je sais qu’il est dix-sept heures quinze, mais vous ferez bien le petit effort, non ? D’autant que la semaine prochaine, vous êtes en congé lundi et mardi.
— …
— Mercredi aussi ? Ah oui ! J’avais oublié.
— …
— Mais bien sûr que vous pouvez prendre vos congés avant la fin de l’année, Paco ! Vous DEVEZ, même. Sans cela, vous allez les perdre.
— …
— Oui, d’accord, mais les récupérations, ce n’est pas aussi urgent. Vous pouvez les reporter.
— …
— Diable ! Tant que ça ? Vous êtes sûr que vous organisez bien votre boulot ?
— …
— Non, c’était une tentative d’humour, Paco, ne vous vexez pas. Je sais que vous vous dépensez beaucoup pour l’entreprise.
— …
— Certes, certes… Mais vous verrez : tout vient à point à qui sait attendre…
— …
— Allez ! Trêve de bavardages ! Essayer de m’imprimer tout ça tip-top avant dix-huit heures, hein !
— …
— Comment ça : ça ne marche pas ?
— …
— Votre imprimante ! Votre imprimante ! Vous croyez qu’on roule sur l’or, vous ! Quand vous aurez terminé, envoyez-moi le fichier par courriel, je l’imprimerai en A3 dans mon bureau !

1.5.

— Entrez, Lambert, entrez. Alors, comment allez-vous ?
— …
— Tant mieux, tant mieux ! Et quelles bonnes nouvelles m’apportez-vous ?
— …
— Les… les quoi ?
— …
— Ah ! C’est pas trop tôt ! Mais dites-moi, les chiffres étaient trop gros, c’est ça ? Ils ne passaient pas à l’imprimante ? Non, je plaisante, je plaisante… Merci. Et comment va madame ?
— …
— Vous divorcez ? Eh bien, c’est rigolo, mais figurez-vous que je l’avais oublié, Lambert.
— …
— Je me doute bien que vous me l’aviez déjà dit, Lambert. Mais j’ai beaucoup de soucis en ce moment, et j’ai parfois l’impression d’être si mal secondé que je dois songer à tout. Voyons voir ces chiffres… Mmmm… C’est quoi, ça ?
— …
— Oui, ça, je le vois bien, Lambert ! Je sais lire quand même ! Mais ça, là ?
— …
— À ce point-là ? Et vous croyez que je vais présenter ça comme ça au conseil d’administration ?
— …
— Le prix du pétrole, le prix du pétrole ! Je sais ça aussi bien que vous, évidemment ! Et parlez-moi aussi de la récession économique, tant que vous y êtes ! Mais quand même !
— …
— Eh bien, montrez-moi ça, alors !
— …
— Excellent, Lambert ! Excellent ! Heureuse initiative ! En mettant les chiffres des cinq dernières années, on voit bien que l’an dernier était exceptionnel, et que nos filiales ne sont pas tombées trop bas ! Ce tableau-ci est beaucoup mieux.
— …
— Et le graphique en couleurs est très parlant. C’est bon, Lambert, c’est bon. C’est pas génial, mais c’est bon. Vous avez quand même fait du bon travail.
— …
— Votre… quoi ?
— …
— Oui, mais les finances, vous savez…
— …
— C’est vrai, Lambert, c’est vrai : vous êtes méritant. J’y penserai, ne vous inquiétez pas. D’ailleurs, tout vient à point à qui sait attendre, n’est-ce pas ?

1.6.

— Alors, mon vieux ? Comment il a pris l’affaire, le boss ? T’étais dans tes petits souliers ?
— …
— T’es mal secondé ? C’est pourtant toi qui choisis ton staff, non ?
— …
— Pour l’essentiel, si, quand même ?
— …
— Ouais, ouais. Si tu dois te taper les trois quarts du boulot et contrôler le reste, c’est vrai que ça craint un peu !
— …
— Ah ! Ben, j’suis content pour toi, alors ! Mais te fais pas d’illusions : pour moi aussi, il avait laissé sous-entendre que j’aurais ma promotion.
— …
— Oui, j’ai eu la Béhème de fonction, bien entendu ! Mais tu vas l’avoir aussi, non ?
— …
— Tu vois ! C’est déjà ça ! Tu pourras faire râler Chantal ! Tiens, à propos : tu viens au drink demain soir chez Trucmuche and Co ?
— …
— Tu vas perdre quelque chose, crois-moi ! Ils ont quelques pépées, là-bas, je te dis pas ! Je t’avais raconté, l’année dernière ?
— …
— Monique ? Bah ! Monique, tu sais… Du moment qu’elle peut péter dans la soie, elle s’écrase !
— …
— Et encore, tu connais pas ma belle-doche ! Admirative, qu’elle est ! Faut l’entendre : « Ma fille est bien tombée… vous êtes le gendre idéal… » et tout ça…
— …
— Oui, oui, je pourrais me la faire, la belle-mère ! D’ailleurs j’y ai déjà songé ! Mais non, quand même pas. Faut pas trop jouer avec le feu !
— …
— Holà ! Tu te tires ?
— …
— Oui, c’est vrai. Il est presque dix-neuf heures !
— …
— Non, Monique ne s’inquiète pas. Elle a l’habitude de me voir rentrer tard.
— …
— Comment ça : « Justement » ?
— …
— Elle n’oserait pas ! Remarque, c’est pas con, ce que tu dis là ! Elle aurait le temps ! Mais non, non, j’y crois pas !
— …
— Ha, ha ! Sacré Lambert, va ! T’as bien failli m’avoir ! Allez, à demain, alors !

2.1.

— Salut, Paco, ça va ? T’as pas la pêche, on dirait !
— …
— Ouais, moi aussi, j’en ai un peu marre. On est juste des pions, bons à fermer notre gueule.
— …
— À quelle heure t’as eu fini, hier ?
— …
— Eh ben ! Mon pauvre vieux ! Et chez toi, ça va ?
— …
— Oui, je comprends, c’est dur. Elle va s’en remettre, mais laisse-lui le temps. Ce serait bien de pouvoir changer d’air un petit peu, non ? Ça lui ferait du bien, quelques jours de vacances…
— …
— Prends-les, va ! Ils doivent bien comprendre ça, non ?
— …
— Les réviseurs ? Mais enfin, y’a pas que toi, quand même ! Lambert devrait…
— …
— T’énerve pas, Paco. Je veux pas t’embêter. Excuse-moi.
— …
— Ouais, t’as raison. Ils sont pas humains.

2.2.

— … Grâce à l’apport de nos filiales grand-ducales, la bonne santé de l’Euro sur les marchés internationaux et la flexibilité de… des… des choses flexibles, n’est-ce pas, la reprise s’amorçait déjà dans les quatre derniers jours de la semaine quarante-neuf. Comme vous pouvez en juger sur les graphiques, la situation est bien moins préoccupante qu’on aurait pu le supposer. Qu’il me soit permis de vous rappeler à ce sujet les quelques articles incendiaires parus dans une certaine presse, et qui faisaient état de dégraissages massifs, alors qu’il n’en a jamais été question.
— …
— Des départs naturels, seulement. Des mises à la pré-retraite dans d’excellentes conditions, et une nouvelle filiale roumaine qui promet beaucoup.
— …
— C’est la filiale qui promet, oui, pas les Roumains.
— …
— Oui, nos concurrents vont devoir déchanter !
— …
— Absolument ! D’autres questions ?
— …
— Assurément, assurément. Et à présent, au nom de la firme et en mon nom personnel, je vais me permettre de vous faire remettre à chacun un petit cadeau, après quoi nous pourrons passer dans la salle de réception pour le verre de l’amitié. Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre attention.

2.3.

— Ils sont partis ?
— …
— De ta place, tu vois pas le parking, Paco ?
— …
— Ouais, t’énerve pas, vieux ! T’es à cran, toi !
— …
— OK, OK, je dis plus rien… Tonnerre, regardez-moi ça, les enfants ! C’est qui, là ?
— …
— Elle ? Pas vrai ? Elle fait partie du CA, maintenant ?
— …
— Non, l’autre, là, c’est la pouffe au député !
— …
— Ah oui, elle est blonde, maintenant !
— …
— Oh ! Ils vont aller bouffer. La réunion aura pas duré trop longtemps, en tout cas ! C’est la belle vie, ça ! Hein, Paco ?
— …
— Excuse, excuse, vieux !

2.4.1.

— Mon pauvre chéri, tu as l’air complètement à plat. Ça n’a pas été, au bureau ?
— …
— Je vais pas te dire de les envoyer à la merde, mais je crois que si tu pouvais le faire, ce serait une bonne chose. Viens, j’ai une surprise pour toi.
— …
— Mais si ! T’en fais pas, ma grippe, c’est presque fini, alors j’ai cuisiné un peu. Elle te plaît, la table ?
— …
— Flatteur, va ! Oh ! Pas là ! Hihihi ! T’as les mains froides !
— …
— Oui, oui, mais après le repas. Je t’ai fait ton petit plat préféré, c’est pas gentil, ça ?
— …
— Moi aussi, je t’aime, Paco. T’es super chouette. Ton patron et ses sbires, ce sont des salauds. T’en fais pas pour eux !

2.4.2.

— Paco ! T’es déjà couché ?
— …
— Mais oui, je sais que tu m’attends, mais… C’est juste parce que c’est le tirage de l’EuroMillion à la télé, et que les chiffres me rappellent quelque chose… Oui, oui, je note et j’arrive ! Où t’as mis ton bulletin ? Dans le tiroir de ton bureau ?

3.1.

— Tiens, Paco est en congé, ce jeudi ? Je croyais qu’il avait pris lundi à mercredi.
— …
— Il aurait prévenu, quand même ! À moins qu’il ait décidé de venir à l’heure des directeurs…
— …
— Oh ! Monsieur Lambert ! Je… je ne vous avais pas vu ! Ça… ça va ?

3.2.

— Hé, Lambert, t’as pas vu le patron ?
— …
— Oui, c’est vrai, il n’est pas encore dix heures… Dis donc, t’en fais une tronche !
— …
— Chantal ! Chantal ! T’en as jamais parlé autant que depuis qu’elle s’est tirée, tiens !
— …
— Ah, mais je dis pas ça pour te choquer, va !
— …
— Combien ? Nooon ?
— …
— Eh ben mon cochon ! Je me doutais bien qu’elle allait te pomper un max, mais là… Et ton avocat, kèskidi ?
— …
— Ah, ben ouais ! Lui aussi, il te pompe un max ! Il est pas pédé, au moins ? Non, excuse, je dis ça pour rigoler… Allez, quoi ! Cool, mec ! Ça va s’arranger !

3.3.1.

— Mais… mais… qu’est-ce que vous faites là ?
— …
— Oui, oui, bonjour, mais c’est MON fauteuil, ça, Paco. Et puis c’est MON bureau ! Vous devriez déjà être au travail.
— …
— Je sais qu’il est confortable, mon fauteuil.
— …
— Pas du tout ! C’est un siège pour travailler ! En cuir, certes, mais un siège de bureau ! Vous êtes culotté ! Attendez, je vais en parler à monsieur Lambert !
— …
— Co… comment ? Vous lui pissez dans l’œil ? Vous vous sentez bien, Paco ? Et pour commencer, enlevez vos pieds de mon bureau ! Et puis, tirez-vous d’ici en vitesse. Et sauf miracle, attendez-vous à être viré avant la fin de la semaine.
— …
— Eh bien si vous vous en foutez, tant pis pour vous ! Je pense que vous devriez vous faire examiner ! Et je vous prie d’éteindre ce cigare. On ne fume pas dans les bureaux ! Et dans le mien, en plus !
— …
— C’est ça. Adieu !
— …
— Ah, mais ! Ne vous en faites pas, l’entreprise tournera bien sans vous !
— …
— Vos collègues s’en chargeront.
— …
— De toute façon, Lambert sait, lui !
— …
— C’est du bluff, ça ! Vous savez bien que les chiffres…
— …
— Écoutez, Paco. On ne devrait pas agir sur un coup de tête. Vous êtes énervé et vous dites des choses que vous ne pensez pas…
— …
— Bon, vous êtes calme, oui ! Extérieurement, du moins !
— …
— D’accord. Intérieurement aussi, oui ! Mais…
— …
— Vous êtes un peu fatigué, je crois. Vous vous dépensez beaucoup, ces derniers temps. Je disais encore tout récemment à Lambert que nous devrions songer à votre petite promotion. Vous la méritez bien. Vous avez tellement de travail. Et des tracas, aussi, je le sais… Avec votre divorce, et tout ça…
— …
— Ah ! Je croyais que… Ce n’est pas vous qui divorcez, alors ? J’ai dû confondre. Excusez-moi.
— …
— Ah ? Vous divorcez quand même ?
— …
— D’avec l’entreprise ? Ha ha ha ! Vous avez de l’humour vous !
— …
— Votre lettre ? Quelle lettre ?
— …
— Votre démission… Votre démission… Comme vous y allez !
— …
— Allez ! Je vous laisse encore réfléchir, hein ! Allez ! Asseyez-vous encore dans mon fauteuil, si vous voulez… Non ? Vraiment pas ?
— …
— Bon… Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter…
— …
— Rien du tout ? Heu… Oui, vous avez raison…
— …
— Heu… au… au revoir, alors…

3.3.2.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Christine ! Christine !
— …
— Convoquez-moi Lambert immédiatement !