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Temps de lecture estimé : 30 mn
27/01/09
Résumé:  Dans un hôtel déserté de Biarritz, un jeune homme se souvient.
Critères:  
Auteur : HugoH            Envoi mini-message
Le dernier des Grizziera



I


C’était agité, déjà. Le tumulte de l’océan, des mouvements glacés qui font blanchir l’eau. Gabriel s’étira en silence. Depuis le sixième et dernier étage de son immeuble, l’écume lui semblait crémeuse. Quelque chose d’appétissant, ce genre de fringale qui tient l’estomac à six heures du matin après une nuit sans sommeil. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus dormi que dans l’ombre du jour. Et par quels remèdes encore ! Des pilules, d’autres pilules, encore d’autres.


Il caressa lentement son ventre rond, appréciant la similitude avec l’espace courbe de la vaste rotonde vitrée de bout en bout. Le soleil transformait la baie en un miroir sans fard. Ses yeux rougis ne pouvaient s’empêcher de se lever sur son reflet puis de se baisser presque aussitôt, et de reproduire ce battement d’ailes à l’infini. C’était net, sans fioriture.

Bon Dieu ! Je ressemble à un vampire !




II


L’immeuble s’était autrefois nommé hôtel Grizziera, du temps et du nom de son grand-père. Photos jaunies, éclats de souvenirs, deux formes sèches sur la grande terrasse du premier étage, coupe de champagne à la main. Vent d’ouest dans les cheveux argentés. Lune rouge sur la baie.

Louis et Cecilia régnaient sur le plus célèbre établissement de la ville. Six étages formant initialement un ensemble de quarante-cinq petits appartements. Tous spacieux d’au moins trente mètres carrés, plus du double pour les plus grandes suites.

À cela s’ajoutaient deux vastes séjours, l’un plongeant sur l’océan, l’autre sur la ville. Soleil à gauche, soleil à droite, lumineuses rotondes vitrées, tentures blanches et rouges, pluie de lustres à facettes.


Sur son tricycle, ses yeux déjà empesés de fatigue avaient veillé tard à observer les clients fortunés se dessiner dans la fumée des cigares et dans les rires de dames élancées au dos bronzé.

À la mort de ses grands-parents, seul héritier, il avait fait fermer l’hôtel, puis avait investi beaucoup d’argent dans la révolution profonde de celui-ci. Les murs étaient tombés comme les forêts en Amazonie. On avait fait place nette. Ne restaient plus que de vastes pièces sans obstacle.


L’hôtel était devenu sa demeure, l’extension physique de son esprit, plus que son propre corps. Ainsi, au cinquième étage s’étiraient en de multiples sens des étagères emplies de livres, de disques, de vidéos de tous formats, de bandes dessinées, de lithographies, de toiles anciennes que ses aïeux avaient mis des siècles à réunir. Tout était là. Sa culture, celle d’avant l’enfermement, et celle d’après. Celle d’avant sa naissance et d’avant la naissance de ses parents.



III


Une douloureuse faim le tenait. Le talkie-walkie grésilla un moment avant que la voix morne de Victoire ne remplisse l’espace.



Gabriel hésita.



Se fit entendre le bruit de l’ascenseur intérieur qui donnait sur le grand salon du sixième étage. Victoire, la démarche claudicante, poussait un chariot d’argent sur lequel plusieurs plats couverts s’étalaient.

Le jour était complètement levé maintenant, un ciel clair et vivifiant saisissait l’océan tout entier. À cette hauteur, on aurait dit une banquise en fusion. De nombreux surfeurs flottaient déjà entre les vagues. Avec leur combinaison noire et leur planche invisible sous eux, ils semblaient pareils à des pingouins égarés en des fronts venteux. Le fracas des vagues lui parvenait pleinement étouffé. Mais pas complètement. C’est ainsi qu’il concevait les choses.

Victoire leva son visage ridé et dur sur lui.



Elle soupira.



Les mains vieillies de Victoire, tremblantes et gantées de plastique posèrent sur la table deux pots de confiture de groseille de Bar le Duc, une petite boite de caviar Petrossian, trois portions de beurre individuelles emballées, une boite de truffettes de chocolat noir de la ville, ainsi que du café frais, préparé dans une cafetière sortant de son carton, dans des filtres issus d’un paquet clos, et d’un café empaqueté de la veille dans lequel une cuiller en argent désinfectée avec de l’alcool à 90 degrés s’était plongée par trois fois afin de respecter la dose idoine.


Il savait qu’il ne mangerait qu’une maigre portion du plateau, et que le reste serait jeté, puisqu’il interdisait même à ses gens de manger ce qu’il refusait. S’ils tombaient malades, le risque de voir sa demeure souillée augmenterait sensiblement.

Victoire disparut dans l’ascenseur, et avec elle le chariot empli des victuailles malades. Il trempa ses mains dans un bol d’alcool à 90 degrés qu’elle avait pris soin de déposer à côté des aliments sains.

Au bout de quelques instants ça le brûla et il dut interrompre la purification de ce qui lui servirait de fourchette. Il y avait également une petite pile de serviettes neuves et désinfectées, encore fumantes de leur passage au blanchissage.


Il se frotta lentement les mains, constatant avec dépit la sécheresse de sa peau en de multiples endroits, jusqu’à former une corne pâle et durcie.

Il mangeait du bout des lèvres, du bout des doigts, du bout de la langue. Ses capteurs ne ressentaient pas de plaisir. Seul le dégoût s’imposait à lui. Mais pourtant il mangeait, déposant dans une assiette vide les petits restes qu’il tenait entre ses doigts. Il avalait comme on fume une cigarette, sans toucher au filtre.



IV


Souvent il pensait à ses parents. Ça n’avait rien d’étrange, c’était dans l’ordre naturel des choses. Il était fils unique et n’avait que dix-huit ans lorsque la voiture avait dérapé sur les routes sinueuses de Staad. Pour la première fois, il ne les accompagnait pas en vacances.

À dix-huit ans, c’est certainement le genre de congés qu’on veut éviter. Il se plaisait à se dire que ce choix instinctif mais judicieux lui avait sauvé la vie.


Puis les remords venaient. Sa conscience, soucieuse de camoufler ce genre de pensées dérangeantes, jetait brumes et filets. Mais au fond de lui, il savait bien qu’il avait été chanceux.


Il se rappelait l’enterrement, et de l’étrange décalage qu’il avait ressenti. Il y avait foule ; tous affectaient une mine triste comme un ciel de novembre. C’était pourtant le mois de mars, et ce n’était pas bien mieux, tant les arbres semblaient nus en ces terres du centre d’où venaient ses aïeux.

Il devait avoir de la peine, mais il ne ressentait rien. Quelque chose de douloureux existait, une veine saillante sous la chair, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Au bout d’un moment, il s’était dit que ça allait finir par devenir gênant. Que les autres attendaient des larmes, au moins une mine sombre et pensive, mais certainement, du moins c’est ainsi qu’il avait perçu les choses, ne devait-il dégager qu’un air ahuri et abstrait. Une sorte de point d’interrogation mouvant, habillé en noir, et mal coiffé.


Alors il avait baissé la tête, comme les autres, et des larmes s’étaient mises à couler. Pas par tristesse, mais parce qu’il était en colère après lui-même d’être incapable de ressentir la moindre émotion. De la frustration, voilà ce que crachaient ses yeux. Et dans le regard des gens autour de lui, il y avait eu cette reconnaissance, cette acceptation tacite, cette lumière dans le long couloir des émotions collectives.


Il se rappelait des gestes. Et comme il s’en souvenait bien !. Sa main qui court le long de sa cravate de soie noire, sa tête qui se tourne de droite à gauche, savourant sur son cou la pression du col incroyablement coupé de sa chemise. Et ce manteau en cachemire, et son écharpe de la même teinte, de la même provenance. Les incroyables sensations que peuvent procurer ce genre de matière. L’oubli dans le luxe. La perte dans la dépense.


Alors, il avait tourné les talons, laissant la foule à sa tristesse et à l’émoi, laissant ses grands-parents à leur indignation devant sa désertion, laissant le tombeau glisser en terre, et avec lui les souvenirs d’un avant qui ne subsisterait plus que dans ses souvenirs. Ses larmes avaient séché le long de la grande allée bordée d’ormes nus. Le vent froid les avait capturées. Un souffle d’est, mauvais et sombre.



V


Il faisait nuit, maintenant. La journée s’était écroulée dans son dos sans qu’il s’en rende bien compte. Il se leva lentement, vaguement nauséeux, la tête lourde, de son vaste lit. On lui avait passé un pyjama en soie. Un pyjama gris. Un pyjama qu’il aimait bien. Victoire l’avait choisi, brave Victoire.

Sa chambre s’étendait sur tout un étage vidé de ses murs inutiles. N’en subsistaient plus que quelques-uns, porteurs et massifs, qui le gênaient chaque jour un peu plus. Il aurait souhaité un espace totalement vide, son immense lit au milieu des cinq cents mètres carrés. Il s’avança vers la rotonde. Là, dominant l’océan seulement éclairé par quelques veilleuses de la promenade et du casino, et plus loin de l’hôtel du grand palais, il prit des jumelles posées sur une petite table devant la baie, nettoya les embouts avec de l’alcool, sécha l’humidité du plastique à l’aide de compresses stériles sorties d’un sachet de papier clos. Il avait eu un orgelet, longtemps auparavant. Comprenez, ce ne sont pas des choses très agréables.


L’océan, dans la nuit sans lune, était déchaîné. Même en grossissant au maximum sa vision, il n’en percevait presque rien. Le fracas blanc de l’écume ici et là. Les formes plus sombres encore des rochers affleurant la surface entre deux puissantes giclées. Plus loin, à l’est, sur le sommet de la pointe Saint-Martin, le phare projetait sa puissante lumière aux deux éclats blancs à intervalles réguliers. On disait qu’on pouvait les voir jusqu’à près de cinquante kilomètres.


Son grand-père lui avait raconté son histoire quand il était petit, il devait avoir dix ans, le faisant sauter sur ses genoux, et lui qui lisait dans les yeux déjà vieillis une tendresse qu’il devinait déjà exclusive, interdite aux autres de la famille, et inconcevable pour ceux qui travaillaient pour lui. Un homme dur son grand-père.

Le phare était situé à soixante-seize mètres au-dessus du niveau de la mer, il y avait deux cent quarante-huit marches et il avait été bâti entre 1830 et 1832. De son sommet, on dominait les Pyrénées jusqu’au sud des Landes. « Rends-toi compte, Gabriel ! Plus de cent cinquante ans qu’il subit le vent, la tempête, les embruns ; que les vagues viennent lui lécher les pieds et qu’il est toujours là, vaillant, aussi étincelant qu’avant dans le soleil. C’est important, la constance. Tu comprends, petit ? C’est comme la famille, comme ces liens du sang, rien ne les remplace, rien ne les terrasse, même pas la mort. Comprends-tu ? »

Il hochait la tête, sans bien saisir, mais au large sourire qui se dessinait dans la barbe sèche de grand-père, il devinait que cela était bien et juste.



VI


Après l’enterrement, il avait pris un taxi pour Clermont-Ferrand où il avait retiré de l’argent. Combien, il ne s’en rappelait plus exactement, une forte somme en tout cas. La fin de l’hiver se chargeait déjà des effluves prometteurs du printemps. Un arrière-goût boisé, une chaleur discrète. Il avait appelé Léane. Elle semblait encore fâchée qu’il ne l’ait pas conviée à l’enterrement. N’était-elle pas sa petite amie ? Ne devait-elle pas être là pour lui ? C’était un moment important, elle aurait dû être présente.


Il la laissa vider son sac, contemplant le jour teinter les montagnes arvernes de mauve et de bleu. Il avait envie d’écouter un morceau de Dead Can Dance. Un de ces trucs intemporels et profonds qui prennent tout leur sens en province, hors saison, dans les brumes froides de contrées âpres. C’était le cas, pour le coup. Mais seule la voix aiguë de Léane labourait son oreille, puis l’autre, à mesure qu’il contorsionnait son cou pour souffler, échapper à ce flot de récriminations qui n’en finissait pas, et encore, et encore. Et je t’aime, et bla bla bla.

Au bout d’un moment, ça s’était calmé et il avait retrouvé la voix sage, quelque peu – oh ! si légèrement ! – éraflée qu’il aimait tant. Et de nouveaux sentiments avaient recouvert les anciens aussi vite qu’une marée de septembre.




VII


Au bout d’un moment, il se lassa, reposa les jumelles, referma le coffret de nettoyage, prit l’ascenseur jusqu’à l’étage du dessous.

La surface était ici beaucoup plus chargée que dans sa chambre. Colonnes de livres, colonnes de disques. Peintures, photos, lithographies ornaient les murs. C’était une pièce qu’il laissait vieillir. Comme un bon vin. Du bois brut maintenait bibliothèques et rangements. Ici et là, des murs inutiles avaient été transformés en verrières. Les jours de soleil, la matière s’embrasait, réchauffant l’espace.

Il passa la main devant le lecteur à fibre optique. La paroi de verre s’écarta dans un silence numérique. Cowboy Junkies, pas de souvenirs particuliers de la nuit dernière. Il le rangea méticuleusement dans sa boite, le nettoyant au passage à l’aide d’un petit chiffon propre des impuretés sur sa face lisse.



VIII


C’était en 1991. Une époque qui lui semblait aujourd’hui un moment agréable et violent à la fois.

Léane avait pris le train pour le rejoindre. Aujourd’hui encore, son air rentré sur le quai de la gare lui provoquait quelque émoi. L’endroit était presque désert. Comme si les voyageurs avaient déserté ces contrées du centre. Mais qui venait en ces lieux ? Elle avait l’air perdu, se demandant certainement ce qu’elle faisait là, à Clermont-Ferrand, dans l’air frais du matin.


Il l’avait regardée un moment, à l’abri d’une de ces vieilles portes vitrées et granuleuses. Il aurait aimé surgir d’un coup, la porter dans ses bras jusqu’à une Bentley décapotable, lui faire visiter la région en trois coups d’accélérateur. Mais elle en savait autant que lui sur cet endroit, c’est-à-dire pas grand-chose.

Il n’était pas d’ici. Sa famille, la branche paternelle - la solide -, y avait vécu longtemps auparavant. Depuis, on se faisait un devoir de mettre en terre les corps à peine tièdes des descendants. Sa connaissance de la géographie locale se limitait au cimetière de St-Jean, à la gare de Clermont, à l’auberge des sauges.

Il n’avait pas surgi, ne l’avait pas portée dans ses bras, elle était frêle pourtant, mais lui aussi. C’était avant.



IX


Assis dans son fauteuil de cuir rouge, il se sentait anxieux. Plusieurs fois, il augmenta le volume de One hundred years de Cure. « Quelle introduction puissante », se disait-il. Et ça collait bien à l’époque, et il voyageait à nouveau vers les rivages brumeux de son enfance.

Il imaginait plus qu’il ne se souvenait. N’avait pas connu ce genre de groupe à ce moment-là. Mais ceux qui avaient été en âge de comprendre, qu’avaient-ils ressenti ? Il ne le saurait pas, ne pouvait se contenter que d’imaginer. Encore et encore, en rêvant qu’il était cet enfant d’alors au regard perdu et à la mèche frondeuse. Ça devait bien être lui ce souvenir. Certaines fois, tout se mélangeait avec une telle force qu’il lui semblait perdre son identité même.

Il avait besoin d’alcool. Appuya sur son talkie-walkie. La voix fatiguée de Victor grésilla dans l’appareil.




X


Il se rappelait bien l’enseigne du loueur de voitures et leurs visages à tous deux, tendus et anxieux, lorsqu’il avait présenté sa carte American Express pour la caution. Il venait d’avoir vingt et un ans.

Déjà, son compte était bien pourvu. Sans même travailler. Parents et grands-parents l’alimentaient avec une régularité et un acharnement qui ne s’était jamais démentis. Et ce n’était que son compte courant. Les épargnes étaient nombreuses, et il était seul héritier direct. Alors, louer un coupé sport ne lui posait pas de problème particulier, quand bien même la responsable de l’agence avait jeté sur lui un regard désapprobateur, lui suggérant, et peut-être était-ce mieux, de s’orienter sur une catégorie moins puissante, plus adaptée à son jeune âge.

Il n’avait pas répondu, se contentant d’avancer sur le comptoir sa carte Gold, tout en regardant Léane dont le regard brillait soudain, comme si elle comprenait que vraiment ils étaient partis pour une virée, une virée comme jamais ni lui, ni elle n’en avaient vécue.



XI


Gabriel savoura lentement le Margaux. Fort, effectivement ; puissant en bouche comme aurait dit Victor. Mais pour ce qu’il en avait à foutre… Au demeurant, il aurait bien pu se saouler avec du vin de table bon marché que ça n’aurait finalement pas changé grand-chose.

Mais, de fait, il avait été élevé ainsi, et l’argent lui avait inculqué l’art de boire et de manger ce qui se faisait de mieux. L’art également de porter des vêtements sur mesure, griffés, et parfaitement coupés. Il n’y avait certainement que dans ce milieu que l’on se rendait deux fois par semaine chez le coiffeur. On avait toujours veillé pour lui sur son apparence, et sur les choses qu’il ingérait. Et toujours, il avait baissé la tête, trouvant dans cette inclinaison un confort et, somme toute, une forme de plaisir tandis qu’on lui prenait les mesures dans un soleil tombant.



XII


Ils avaient pris la voiture de location comme des affamés mangeraient un bon steak-frites. Puis Gabriel avait conduit longtemps. Des jours et des semaines. L’American Express brûlait sans fumer. Juste de la poussière d’or qui pavait leur chemin de délicates attentions. Palaces, restaurants de luxe, boites à la mode. C’était le début des années quatre-vingt-dix, il n’y avait pas encore de portables. Ils appelaient la famille à tour de rôle, depuis des endroits étranges. Une cabine perdue dans les brumes de la route Napoléon. Une autre dans un village corse appelé Zonza au cœur de la montagne.


Puis ils disparaissaient.


Chaque fois c’étaient les mêmes reproches, les mêmes menaces. D’autres fois, c’était simplement de la poudre aux yeux, de la psychologie de bazar : « Je comprends Gabriel, tu viens de subir un terrible choc. Nous t’aiderons. »

Mais l’aider à quoi ? Il était bien, avec Léane, à sillonner le pays. Brûler de l’essence, encore et encore, comme dans une caserne géante.

Voilà, c’était ça ses vingt ans. Cheveu dru. Vie sans sommeil.


Après ça, rien de mieux, le simple et lent déclin de l’organisme, la répétition dans le vide, le moteur qui tourne lentement, lentement, lentement. En fin de compte, il était content d’avoir eu vingt ans au début des années quatre-vingt-dix. C’était une bonne période pour ça. Une époque dure et troublée. Une de ces phases de transition, qui le faisait se sentir comme un surfeur entre deux gros rouleaux. Pour ce qu’il en savait.


Alors ils avaient continué à rouler, passant de la Corse à la Sardaigne, puis jusqu’en Sicile, et plus avant encore, jusque dans les reliefs sinueux des Pouilles.

Ils allaient d’hôtel en hôtel, tantôt luxueux, tantôt très luxueux. Ça n’avait pas vraiment d’importance. Il fuyait, il en avait conscience. Mais elle, pourquoi le suivait-elle ? Plusieurs fois, il lui posa la question, mais chaque fois, elle détournait le regard, se plongeant dans l’observation de la longue et venteuse route.



XIII


L’océan au dehors se parait de cassures de plus en plus larges, le vent s’était levé. Et l’Atlantique n’en attend pas plus pour montrer sa force. La moindre occasion est bonne pour cette chose hâbleuse.

La nuit s’écoula dans un demi-sommeil trompeur. Au matin, quand le soleil se mit à dévorer la baie de Biarritz, il était fatigué. Fatigué comme jamais.

Un rendez-vous en « visioconférence » avait été programmé à onze heures avec son banquier d’abord, puis avec les directeurs des deux principales entreprises familiales, dont dépendaient toutes les autres filiales.


Son grand-père avait fait fortune dans l’hôtellerie, puis vers la fin de sa vie, peu de temps avant l’accident, il avait investi avec à-propos dans les nouvelles technologies. Et bien qu’il n’ait jamais rien compris à la bourse ni n’ait possédé ces étranges compétences requises pour diriger une entreprise, Gabriel tenait à garder le fil avec cette réalité-là. L’omnipotent en même temps qu’invisible actionnaire principal. Un rôle qui lui convenait, l’amusait, l’intriguait encore aujourd’hui.


Ce jargon, ces termes abstraits qui dessinaient des abstractions plus grandes encore. En somme, c’était comme un travail dont il s’acquittait quotidiennement ou presque. Chaque homme a le besoin de justifier sa vie d’une façon ou d’une autre, certains vont même jusqu’à tuer pour ça. Gabriel, lui, se contentait de quelques clics sur un ordinateur, et d’échanges opaques en « visioconférence » avec des hommes cravatés et froids dressés depuis l’enfance à cette langue si étrange que chacune de ses composantes semblait une rune moderne. Aussi imperméable à l’ignorant qu’un ciré anglais.



XIV


Il s’écoula un mois puis un autre avant que les comptes ne soient verrouillés. Il en avait fallu des menaces pour en arriver là. Ceux de Léane avaient été fermés très tôt, mais les siens, en revanche, on avait vraiment hésité avant de leur couper les vannes.


Et dans la lenteur de cette logique sentence, il ressentait tout le poids de l’héritage, fils unique qu’il était, et de la mort, orphelin qu’il était devenu. Malgré tout, il avait fait un retrait important peu de temps avant la décision de ses grands-parents, comme s’il subodorait l’imminence de la chose.


De quoi tenir encore quelques semaines en faisant attention, mais alors vraiment attention, ce qu’il n’avait vraiment, mais alors vraiment pas fait jusque-là. Ça lui semblait secondaire. Il ne souhaitait que se perdre, sans fin, sans but. Juste rouler, manger l’asphalte comme un Pac-man des billes fluorescentes. Se baigner dans des criques aux eaux fraîches et perdues. Manger sous le lierre de terrasse d’auberges cossues, saturées de l’odeur des fourneaux de cuivre. Léane avait un peu perdu le sourire en apprenant la nouvelle.

Mais c’était le genre de signaux, à ce moment-là, qu’il ne percevait pas. Pas encore en tout cas.



XV


Gabriel s’endormit peu après la « visioconférence », dans le grésillement coloré des cinq écrans plats. Dehors, la pluie s’était mise à tomber. Les vagues, comme en mesure avec les caprices du ciel, donnaient le ton aux bourrasques venues d’Espagne. L’automne venait. Et dans ce demi-sommeil qu’était devenu son existence, il l’accueillait avec ce demi-sourire qui masquait désormais son visage.

Il pensait au passé, souvent.

Tout le temps pour être exact.


Il pensait au passé et trouvait la sensation suffisante pour vivre sa vie actuelle, celle d’un reclus riche et oisif grossissant à vue d’œil, s’éloignant dans sa propre ombre de ce jeune homme qu’il avait été, et dont chaque minute, dorénavant, il se rappelait le maintien, les mots prononcés, et les situations vécues. Le passé avait recouvert le présent. Il n’y avait plus vraiment de présent.



XVI


L’argent était venu à manquer. Les hôtels de luxe s’étaient mués en deux étoiles, puis en simples meublés que la route dispersait devant eux. Et son sourire à elle s’était doucement éteint. Plusieurs fois, il avait appelé ses grands-parents, une fois dans la Drôme, une autre depuis un petit hôtel familial des Cévennes. Le ton s’était fait plus menaçant, l’orage perçait entre les mots neutres et distants de Louis Grizziera.


Il repoussait l’échéance du retour, refusait de discerner dans le comportement de Léane autre chose qu’une simple humeur passagère. Il n’aurait eu qu’à effriter le diamant du bout des ongles pourtant, et la boue se serait déversée de son sein.

Mais tant qu’il resterait de l’essence dans le réservoir, il continuerait sans poser de questions. En presque deux mois, ils avaient parcouru près de treize milles kilomètres, sillonnant la France en chacune de ses extrémités, se perdant dans les brumes de la pointe du Raz, marchant des heures sur des plages normandes brisées de tristesse. Peu de temps avant, le sud les avait lassés. À cette époque, la lumière n’y était pas encore cette combustion qui fige l’été, ni la pierre cet éclat brut et blanc qui réchauffe la mer.



XVII


Le soir tombait dans l’océan. Ce qui voulait dire que la période la plus pénible de la journée s’achevait, et il en éprouva de la satisfaction. On lui servit le café dans les règles. Son crâne bourdonnait d’avoir dormi tout l’après-midi. Il détestait ce moment, cette lente agonie du jour l’ennuyait. N’avait jamais su trop quoi faire en ces heures bâtardes. Alors, dormir n’était finalement pas la pire des solutions. Son rythme, au fil des années, s’était doucement aligné sur ce rejet.



XVIII


Il paya son dernier plein dans une station près de Rennes, se demandant bien ce qu’il faisait là, et si ça n’était pas un bien mauvais écueil pour s’échouer. La voiture n’était plus qu’une poubelle ambulante, des détritus jonchaient le sol, de la nourriture avait séché sur la banquette arrière, une odeur de poulet grillé persistait à alourdir l’atmosphère. La nuit bretonne était ce qu’elle devait être, une chose soumise à un crachin froid, noyant la visibilité.


Ils reprirent la route, Gabriel enfournant un des derniers Mars qui restaient dans le paquet. Bientôt ils n’auraient plus rien à manger. Une radio locale jouait un morceau de Dinosaur Junior, ce qui en soi était plutôt étonnant à cette heure-ci et dans ce pays. Il monta le son. La « deux voies » qui servait d’autoroute était presque déserte. De temps à autre, en sens inverse, des phares déchiraient la nuit mouillée.


Au bout de quelques kilomètres, Léane se mit à pleurer. Il se rendit alors compte qu’il l’avait complètement occultée du champ de ses réflexions depuis qu’ils avaient quitté la station-service. Il prit conscience de la décrépitude de ses vêtements tandis qu’elle parlait sans chercher le dialogue. Longue litanie qui se perdait dans les feux de croisements des rares voitures en sens inverse.



Elle avait continué à laisser sortir sa colère, ça avait duré longtemps, jusqu’à ce qu’il lui dise de se taire, une fois, deux fois, et elle qui continuait de se plaindre et de sangloter.



Et il avait aussitôt regretté ces mots absurdes qui sonnaient si mal dans sa bouche, pourtant il avait poursuivi, sombre inclinaison.



Il l’avait saisie au cou, arrachant la chaîne en or blanc et le diamant aux teintes de sang qui y pendait. Elle avait hurlé, comme s’il lui déchirait un membre. C’est son rire à lui qu’il entendait, tandis que les insultes fusaient. N’avait pas aimé la remarque sur la musique qu’il écoutait. N’espérait plus que du silence pendant qu’il conduisait. Rien d’autre, et que ça dure pendant des jours et des jours encore. Pourquoi fallait-il qu’elle la ramène maintenant ?



La voiture avait frappé la rambarde, fait un cercle dans l’air, giclé sur l’herbe humide du bas-côté. Tôle explosée, crâne fracassé. Les yeux vides de Léane l’avaient fixé un long moment avant qu’il ne détourne le regard. Le pare-brise rougeoyait sous la pluie fine. Étrangement, les essuie-glaces continuaient de fonctionner.

Gabriel n’avait rien, absolument rien. Et il se souvenait encore aujourd’hui avoir touché son torse, puis ses jambes, plusieurs fois sans bien y croire.



XIX


La télévision grésillait. Gabriel faisait défiler des centaines de chaînes. C’était important d’avoir du bon matériel. Il la regardait à outrance, câblé jusqu’à l’évanouissement des ondes. Depuis son lit, il pouvait perdre toute notion du temps des heures durant. Ça le rendait dingue. Certaines fois, son pouce était rougi d’avoir trop pressé les touches.

Il pénétrait des pays inconnus, des mots étranges virevoltaient en son corps. Devenait un réceptacle pur, dépouillé de toute espèce de jugement.



XX


On l’avait porté. Des heures s’étaient écoulées avant que les secours n’arrivent. Il était trempé et transi de froid. Durant cette longue attente, ses yeux étaient restés plongés dans ceux de Léane. Il était sûr d’y lire quelque chose, si sûr que de temps à autre, il lui donnait une petite tape sur son bras, comme pour la réveiller.

Mais elle était morte et il ne pouvait faire d’autre mouvement. De la buée blanche sortait de sa bouche à lui. Ça le dérangeait. Maintenant, il était partagé entre la joie d’être toujours vivant et l’envie de la rejoindre. Toutefois, l’impression la plus prégnante, c’était ce recul étrange, cette fascinante distanciation qui le séparait de leurs deux corps, de la voiture retournée, des gyrophares noyés sous la pluie.



XXI


La nuit s’installa. Et avec elle Gabriel se décontracta, avalant au passage deux autres cachets pour faire passer la migraine qui marinait dans son jus. Puis il alluma une cigarette, la fuma du bout des lèvres. Il entretenait une liaison coupable avec le tabac, ne savait pas vraiment s’il en tirait du plaisir. Ça allait à l’encontre du reste de sa vie. Cette existence aseptisée, dégraissée au maximum des bactéries et des virus, bien que pas assez à son goût.



XXII


De l’hôpital, il n’avait le souvenir que des murs blancs, et d’un docteur un peu revêche qui était venu l’examiner pendant plusieurs jours. Il n’avait rien. Rien d’autre que quelques contusions, et une bronchite coriace. Il avait maigri, s’en rendait compte maintenant. Plus encore quand le médecin l’auscultait. Il avait un peu honte de ses côtes saillantes qui semblaient vouloir bondir hors de lui, agripper le cou du docteur. Il avait le cœur au bord des lèvres. Léane le crâne défoncé, Léane édentée, Léane la chair retournée. Il ne parvenait plus du tout à démêler le vrai du fantasme. Les choses s’aggravaient dans son esprit.

On lui donnait des calmants. C’est là qu’il y avait pris goût. Ou peut-être avant, pourquoi est-ce que tout ça était si flou, aujourd’hui encore ?


Un matin, levant les yeux vers ce désespérant plafond à la peinture écaillée, il croisa le regard de son grand-père. Ses yeux froids et gris le scrutaient durement, comme s’ils cherchaient à extirper un poisson du fond d’un lac.



Ça, il se rappelait bien l’avoir dit. Et le visage de son grand-père s’était peint un instant d’un pâle sourire. Puis il avait pris sa main.



Mais il ignorait de quoi il parlait. De sa fuite ? C’est de ça dont il parlait ? Simplement de sa fuite ?



Mais régler quoi ? C’était juste un putain de cadavre. Qu’espérait-il ? La ranimer à l’aide de ses vieilles mains ridées ?

La lumière était forte dans la chambre, le visage de son grand-père disparaissait quelquefois dans le violent contre-jour.



Et il eut l’impression que c’était bien la cinquième fois qu’il répétait cette foutue question.



Il y eut un blanc, il se sentait si fatigué d’un coup. Les rides épaisses de son grand-père se dessinèrent doucement alors qu’il tournait son visage vers la large fenêtre.



Le vieil homme se saisit de la main de son petit-fils, avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas. Lentement, il lui caressa le poignet.




XXIII


Les vagues au-dehors le tirèrent de son demi-sommeil. La nuit était toujours là. C’est une bonne chose, pensa-t-il en se levant du lourd fauteuil de cuir sur lequel il s’était assoupi.

Les souvenirs revenaient avec une régularité froide. Presque un ressac, et chaque vague laissait derrière elle une écume amère qu’il avait peine à dissiper. Ne comprenait pas bien d’où venaient ces idées. Il se rappelait avoir vu son grand-père à l’hôpital. Et, oui, il lui avait bien tenu ce discours étrange larvé d’inepties. Léane n’existait pas, n’avait jamais existé. Tout ça n’avait aucun sens, et il le lui avait fait savoir. Avec virulence.


Il appuya sur la touche de son talkie-walkie. C’est Hector qui répondit. Voix terne. Voix fatiguée.



Il fit les cent pas. Ça tourbillonnait dehors. Avait perdu la notion du temps. Quelle heure pouvait-il bien être ? C’était le problème avec ces cieux bas, le jour devenait la nuit. Impossible de dissocier quoi que ce soit. Il ressentait une rage brouillonne, les mots de son grand-père griffant son esprit aussitôt qu’il lui semblait tenir un répit. Il frappa dans un mur jusqu’à faire saigner son poing. La vision lui arracha un haut-le-cœur. Détestait les blessures. Détestait la maladie.

Détestait toute cette merde.



XXIV


Il avait relâché la main de son grand-père.



Ils avaient secoué la tête tous les deux. Pour des raisons bien différentes.



Gabriel était interloqué, sa bouche remuait doucement, comme s’il se murmurait à lui-même une secrète litanie. Son regard se voila. Son grand-père se raidit, n’aimait pas cette expression chez son petit-fils.



Et il remua la tête encore un peu plus. Des éclats lui revenaient. Des fragments d’une autre vie. Mais il ne les tenait pas. Mais il restait devant la porte.


Son grand-père se tenait droit, une vague lueur de compassion dans les yeux, quelque chose comme de l’affection. Il passait régulièrement une main peu assurée dans ses cheveux blancs et encore drus, un signe de famille. Son visage lourd et ridé avait figé le temps. Les hommes âgés ressemblent à des animaux en vieillissant, à ces grands singes des forêts lointaines. La poussière qui recouvre la peau grossit le trait. C’est le juste retour des choses.



Louis le regarda longuement et froidement, ressassant des choses du passé. Il se mit à pleuvoir au dehors. Une pluie fine et froide. Une pluie de saison. Il sentit de la colère monter en lui, puis il baissa la tête, la secoua mollement, et avec le plus de conviction qu’il le pouvait, il dit :



Et Gabriel se laissa choir dans son lit, les larmes aux yeux et un curieux sourire au coin des lèvres.



XXV


Alors que le jour se levait sur Biarritz, il eut envie de sortir. Ça ne lui sembla ni étonnant ni effrayant. La promenade n’était déjà plus déserte, et les vagues lui semblaient un appel, une forme d’encre profonde et bleue prête à le peindre dans son entier.


Il enfila à la hâte un jean et un pull, sans prendre la peine de passer des chaussures. Ne s’en rendit compte qu’une fois franchie la porte d’entrée.

Il croisa le regard d’un commerçant, celui qui tenait le café au bas de chez lui. Se rappelait bien de son visage, dix ans qu’il ne l’avait pas vu, mais finalement les gens changent peu.


Regardez la photo d’un nouveau-né, tout est déjà là. Ah ! Il se rappelait Léane et cet incroyable voyage qu’ils avaient fait ! Quelle histoire ! Il avait pu compter sur elle en ces moments difficiles. C’était quand déjà ? Il y a quinze ans, oui quinze ans déjà, elle l’avait retrouvé juste après l’enterrement de ses parents à Limoges. Curieux endroit ce Limoges.

Un peu mort.


Des embruns mouillèrent son visage tandis qu’il s’avançait sur la large promenade, passant sans même un regard devant le casino. Des surfeurs avaient déjà pris les vagues. Le soleil perlait depuis les hauts immeubles qui longeaient la plage. Il croisa un couple avec un bébé dans une poussette. Elle était brune, très brune, vaguement orientale, peut-être Libanaise. Ils le regardèrent tandis qu’il passait devant eux. Surtout lui, avec son air ahuri.


Il avançait plus lentement maintenant, frappé par l’odeur de la mer, et qui se mêlait à celle des cafés qu’on tirait des machines. L’odeur du matin, ici à Biarritz. Après les pluies de la nuit dernière, le ciel s’était dégagé, ça allait être une belle journée. Il aimait ce temps changeant, l’un des plus instables de France. Ça lui allait.

Il descendit sur la plage quasi déserte, passant devant deux surfeurs qui se préparaient.



Il avait un vague accent anglais.



Gabriel fixa quelque chose dans le ciel. C’était un cerf-volant d’un jaune très vif. Un losange parfait qui zébrait l’air avec grâce.



Et les yeux de celui qui avait parlé se fixèrent sur les pieds nus de Gabriel, puis sur sa tignasse épaisse et mal coiffée, puis sur cette barbe plus que naissante qui lui mangeait le visage.


Puis sur ses yeux, ses yeux vides.



Et les deux gars ricanèrent en trottant vers la mer, planche sous le bras.


Gabriel s’assit sur le sable. Dur et frais. Voilà, c’était bien. N’avait plus qu’à attendre qu’elle arrive. Peut-être aurait-il dû l’appeler ? Non, elle le connaissait bien, elle saurait où le trouver. C’était un moment important pour lui, l’enterrement de ses parents, c’était quelque chose quand même.

Elle saurait où le trouver, il n’en doutait pas.


Le soleil passa par-dessus les immeubles puis bientôt par-dessus ses épaules. Il jouait avec le sable, le passait d’une main à l’autre, le faisait glisser en petits tas sur le sol. La plage s’était remplie. Ça devait être samedi, mais il n’en était pas certain. Ni même du mois en fait. La mer lui faisait envie. La mer lui faisait peur.


Le soleil le dépassa complètement, l’océan étincelait.


Plusieurs fois, des vagues un peu plus violentes que les précédentes chassèrent les plagistes sur la promenade, sacs et serviettes mouillées. Mais Gabriel ne bougea pas, rigolant à chaque fois que l’eau salée venait lui lécher les pieds et lui mouiller les fesses. Ça dura encore un moment avant qu’il ne prenne conscience qu’il était en train de jouer avec du sable à mains nues.

Sa terreur des choses sales, sa peur des virus et des bactéries, sa hantise de tomber malade, son dégoût du vomissement, tout rejaillit d’un coup. Le ciel se voila et il hurla de toute son âme. Les plagistes qui profitaient du ciel ce jour-là se souviendraient plus tard comme ce cri les avait glacés d’effroi.


Une main se posa sur l’épaule de Gabriel. Une main forte et épaisse, une main qui le fit taire. Il tourna sa tête, peinant à distinguer le visage de l’intrus, et derrière lui des deux autres silhouettes qui se tenaient droites dans le soleil tombant. Au bout de quelques instants, finalement, et tandis que sa voix murmurait à son oreille quelques phrases d’apaisement, il reconnut Hector et Victor. Ces braves Hector et Victor.


Les bras puissants le tirèrent du sable, le portèrent jusqu’à la promenade. Il frottait ses deux mains avec insistance, devinant dans la rougeur de l’irritation les bactéries se développer. Il voulait rentrer, s’enfuir de ce lieu souillé dès que possible.



À côté de lui, Victor jouait avec un tube de médicaments que Gabriel identifia bien vite, jetant plusieurs fois un regard envieux sur ses rondeurs colorées.



La silhouette courbe de son grand-père se détacha dans le contre-jour. Il fit un signe à Victor et Hector, leur indiquant le chemin de la maison.



Le regard de Gabriel n’accrocha pas celui de son grand-père. Le regard de Gabriel semblait perdu dans des contrées inaccessibles.



L’œil se raviva un moment, très court.



Hector et Victor encadraient son petit-fils quand Louis s’arrêta un moment, savourant les eaux scintillantes dans le soleil de fin de journée. Il avait le souffle court, la journée avait été longue. Tout ce temps, ils étaient restés derrière lui, assis sur un banc de la promenade. Et plusieurs fois, des larmes avaient coulé le long de ses joues tandis qu’il regardait son petit-fils assis dans le sable comme lorsqu’il était enfant. Rien n’avait changé, mais nul à son âge ne devrait subir le sort de veiller ses descendants. Il ne mourrait pas en paix, mais il ferait tout pour qu’en apparence Gabriel la trouve, lui.



XXVI


Quand ils furent rentrés, Louis demanda aux deux infirmiers qu’il employait depuis des années de veiller particulièrement à ce que Gabriel ne ressorte plus durant les prochains mois. Il allait connaître une phase de régression, comme après chaque sortie depuis qu’on avait repêché les cadavres de ses deux parents au large des côtes de Calvi.


Ça faisait si longtemps maintenant, et le malheur de Gabriel avait emporté le sien, celui qui se nourrissait de la perte du fils unique. Alors, il avait fermé l’hôtel, connaissant l’attachement de son petit-fils à ces lieux chargés de leur histoire. Il n’irait pas dans un hôpital, si luxueux soit-il. Il resterait là, auprès des siens.


Mais très vite, il avait fallu faire le vide autour de lui, il se blessait avec des objets, développait de nouvelles phobies, jusqu’à refuser de s’alimenter pendant plusieurs jours, craignant la présence trop affective des quelques proches. Il évitait leur contact, leur chaleur, leur odeur. Les murs le gênaient, il se cognait dedans. À faire gicler ses arcades sourcilières. À se démettre les épaules.

Sa grand-mère était morte à cette époque d’aggravation, reprochant à Louis, jusqu’à son dernier souffle, de ne pas l’avoir fait soigner plus sérieusement.



Mais jamais il n’avait su. Ses infirmiers le saturaient de tranquillisants, limitant les doses quand son état s’améliorait légèrement, et temporairement. C’était à ce moment que les choses devenaient dangereuses.

Gabriel sortait, toujours en quête d’un enterrement, comme lors de cette escapade dix ans auparavant à Clermont-Ferrand. Ça avait duré longtemps, presque deux mois. Un moment même, il l’avait cru guéri de ce mal étrange. Mais à parler de cette Léane qui n’existait pas, Louis avait vite compris que ce n’était qu’une fuite en avant, une de plus, mais une sérieuse.


Depuis, les sorties s’étaient faites plus rares, se réduisant notamment dans leur durée. Au mieux, ça tenait une demi-journée, et ça n’allait plus bien loin. Ce qui en soi n’était pas une très bonne nouvelle.

Hector et Victor jouaient le rôle du personnel de maison sous les ordres de Victoire, fidèle d’entre les fidèles. Hector et Victor jouaient aussi le rôle des responsables des deux grandes entités du groupe censés prendre leurs instructions auprès de Gabriel. Hector et Victor jouaient tous les rôles.


Louis leur devait beaucoup. Louis les payait grassement.


Le vieil homme n’en avait plus pour longtemps. Encore ce matin, il avait craché du sang lors d’une vilaine quinte de toux. Mais Gabriel ne devrait pas souffrir, jamais. L’argent et les médicaments lui épargneraient la violence du monde extérieur. Il était mieux là, à l’abri. Que la lignée s’éteigne dans le calme.

Sans douleur.

Hector dit :



Et le vieux corps dégingandé de Louis, cette cane qui semblait un prolongement de son bras, toute cette mécanique bancale s’ébranla vers la sortie où une Rolls Royce noire l’attendait. L’air du Sud, le Sud lointain lui ferait du bien. Quoiqu’en quelque sorte, il eût bien envie d’en finir en Afrique.



XXVII


Depuis le cinquième étage, Gabriel regarda la voiture s’éloigner puis reposa les jumelles dans leur coffret. Doucement, il passa une compresse imbibée d’alcool à 90 degrés sur le contour de ses yeux, gémissant sous la brûlure. Derrière la baie, le soleil disparaissait dans l’eau.

Les couleurs explosèrent.

La nuit venait.