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Temps de lecture estimé : 25 mn
06/02/09
Résumé:  Jeen vacille entre ombres et réalité. Tout le monde la croit folle...
Critères:  nonéro -fantastiq
Auteur : Lilas      Envoi mini-message

Collection : Ténèbres
Les ombres de Jeen

Jeen retint son souffle. Elle n’aurait su dire avec des mots ce qui était là devant elle, et pourtant, cela existait vraiment, ce n’était pas un tour de son imagination.

L’ombre, née des ombres elles-mêmes, semblait tordue et floue – elle avançait et reculait lentement, sans un bruit, sans un frémissement d’air. Perdue entre les coussins et les draps qu’elle agrippait serrés contre elle, Jeen contempla la chose évoluer au pied de son lit, sans qu’un son ne franchisse sa bouche.

Et quel son aurait-elle pu émettre ? Un cri ? Pour attendre l’aide de qui ? Qui lui en aurait apporté ? N’avait-elle pas compris que personne – absolument personne – ne voulait l’aider ? Par le passé, elle avait cru de toute la force de sa détresse et de sa jeunesse que les gens n’étaient pas mauvais en eux-mêmes, qu’ils avaient besoin de temps ; oui, seulement un peu de temps pour accepter ce qu’elle voyait.

Mais du temps, il en était passé, et Jeen n’avait inspiré aucune compassion. Reçu aucune aide. Aucune consolation.

Rien. Jamais. De personne.

Rien que du mépris, de la haine. Et de la peur.


La jeune fille se raidit quand la chose – ou la créature, peu importait comment elle l’appelait – se déplaça le long du lit. Elle semblait rétrécir, rapetisser jusqu’à n’être qu’une mince ligne sombre, tout en suivant la longueur du matelas ; et quand elle arriva face à Jeen, tapie dans l’ombre immense de l’armoire, elle parut grandir d’un seul coup, prendre des forces, devenir si large que ses contours s’estompèrent dans l’obscurité alentour.


Jeen hésita. À vrai dire, elle n’hésita qu’une fraction de seconde, car l’instant d’après, sa main tremblante se glissait furtivement hors des draps, trouvait le commutateur, l’enclenchait ; une vive lumière, provenant de sa lampe de chevet, baigna la chambre et l’aveugla complètement.

Elle cligna plusieurs fois des paupières, s’habituant avec lenteur à la soudaine clarté, puis son regard, une fois net, se braqua sur sa droite, là où la chose s’était dissimulée, pour mieux l’impressionner.


Plus rien. Une fois de plus, Jeen se sentit au bord des sanglots. Et toute la tension de ses nerfs et de ses membres se relâcha d’un seul coup, comme si on avait actionné en elle un bouton power. Son cœur battait comme un forcené. Un sifflement emplissait ses oreilles, et elle essaya de se détendre. Un long apaisement tomba sur elle, l’inondant de son flot de soulagement tandis qu’elle fouillait la chambre vide du regard.


Une fois de plus, oui. Une fois de plus, la menace s’était évanouie dans la lumière, l’ombre s’était disséminée un peu partout pour n’être plus que des plaques sombres, immobiles, et… si normales. Elle avait vaincu la silhouette fantomatique qui semblait sortir tout droit d’une folle chimère de son esprit.


Mais Jeen savait qu’elle était réelle, qu’elle avait été réelle, aussi réelle que l’oxygène qui gonflait lentement ses poumons à cet instant.

Mais maintenant, la noire apparition avait sagement regagné ses ténèbres d’origine.

Enfin. Pour un temps.


Il fallait qu’elle fasse quelque chose.







I.



– Je veux du nouveau ! déclara abruptement la rédactrice en chef. Je veux du frais, je veux que vous fassiez quelque chose d’original, de saisissant ! Comment voulez-vous que je vous laisse la moindre petite chance de rester dans cette équipe, si vous n’y mettez pas du vôtre ? De quelle race êtes-vous donc fait, Stéphane ?


Celui-ci la regarda fixement. Quand Myriam Granger lui avait donné rendez-vous pour le matin même, Stéphane ne s’était pas méfié. Il occupait actuellement un bon poste, pour une bonne rubrique, et croyait s’acquitter fort honorablement de sa tâche. Jusqu’à aujourd’hui. Car sa patronne ne semblait pas partager son optimisme…


– Je vous demande pardon ? releva-t-il avec stupeur.


Brune, svelte, armée d’un chignon strict et de grandes lunettes à montures d’acier, une bouche de carnassière, un regard bleu polaire : Myriam Granger incarnait l’antipathie à elle seule.

Elle le fusilla du regard, et ses longs doigts à ongles rouge vif tambourinèrent sur le bois poli du bureau. Stéphane se sentit subitement stupide, idiot, bref doté de toutes les tares possibles et imaginables de l’humanité. Il se renfonça dans son fauteuil, submergé par l’écrasante envie de disparaître dans un trou de souris.


– De quelle race êtes-vous ? répéta-t-elle avec hargne, ses lèvres presque retroussées dans un rictus.


Stéphane déglutit avec peine. Mais la quadragénaire, véritable chienne enragée, laissa tomber son attitude de femme outragée et se pencha brusquement en avant, répondant à sa place :


– Je vous demande de quelle race vous êtes, Stéphane Morel, parce qu’apparemment vous n’êtes pas de celle des journalistes ! Puis-je savoir ce qu’est cette merde que vous avez déposée sur mon bureau ce matin ?


Myriam hurlait presque. Stéphane, pris de court, se recroquevilla davantage dans le fauteuil.


– Mon… mon… mon article, bégaya-t-il faiblement.

– Votre article ! rugit Myriam, son visage décomposé par la rage. Vous vous fichez de moi, Morel !


Ohoh. De plus en plus mauvais. Voilà qu’elle se mettait à l’appeler seulement par son nom. Où était passé le tendre usage de son prénom du début de leur collaboration ? se dit Stéphane avec un zeste de nostalgie.


– Vous voulez savoir ce que c’est, votre article, Morel ? jeta-t-elle d’une voix glaciale. Vous voulez savoir pourquoi c’est une merde ? Dites OUI, Morel !


Il se racla la gorge, embarrassé. Et pourtant, avec son parcours, il en avait vécu des situations comme celles-ci. Quelque chose lui disait qu’il ne s’y ferait jamais complètement. Curieux comme l’avis de ses supérieurs pouvait différer du sien…radicalement.


– O-oui.

– C’est un étalage de bons sentiments ! Une page entière de bisounours et de barbapapa, le summum de la naïveté, ça dégouline de partout dans votre article Morel, toutes ces bonnes actions, cette gentillesse, tout comme vous, ça crève par tous vos pores ! Soyez triste ! Soyez pessimiste ! Ouvrez les yeux, bon sang ! Vous croyez que c’est ce qu’attend le lecteur quand il ouvre la rubrique de « l’homme et les ombres » du magazine ?


Stéphane fronça les sourcils, tandis qu’un tic nerveux venait secouer sa lèvre supérieure.


– Mais qu’attendez-vous de moi exactement, Madame Granger ? voulut-il savoir. Vous n’avez rien reproché à mes précédents articles, il me semble…

– Ça, c’était avant que les ventes ne baissent, et avant les sondages ! s’écria la rédactrice en chef. Personne ne lit vos pages dégoulinantes de bonne volonté, Morel ! Personne ! Alors je veux que vous rentriez chez vous, que vous preniez un verre d’alcool bien fort, que vous fassiez votre ménage, ou je ne sais quoi d’autre, et dès lundi matin, je veux un article intéressant sur mon bureau ! À la première heure s’il vous plaît !

– Mais… c’est bien beau tout ça, fit-il avec irritation. Mais en trois jours, où voulez-vous que je dégotte un bon sujet ?

– Vous vous débrouillez mon vieux, vous êtes payé pour ça ! lança sa patronne, les yeux flamboyants. Arrêtez de chercher l’authenticité partout ! Je veux du sang, je veux de l’horreur, je veux du frisson ! Je veux que vous le pondiez, cet article transpirant la peur ! Et vous allez le faire, parce que sinon…


Elle laissa sa phrase en suspens. La menace n’en fut que plus claire. Avec un détachement absurde, Stéphane se dit qu’un article pondu ne sentait pas la peur, mais… autre chose.


– Sinon, vous me virez, c’est ça ? termina Stéphane, calmement. Vous me demandez de mentir, si j’ai bien compris ?


La fureur de madame Granger sembla légèrement retomber. Elle le regarda entre ses paupières mi-closes.


– Je ne veux pas le savoir. Inventez, mentez, bricolez un peu la vérité, faites comme vous le voulez. Mais lundi, je veux un bon article. Authentique… ou non.


Et elle lui lança un regard lourd de sous-entendus. Les genoux tremblants, le visage fermé, Stéphane se leva, la regarda un long moment, l’air écœuré, puis enfin, tourna les talons.

Elle le suivit des yeux, redevenue la charmante jeune femme qui l’avait accueilli à bras ouverts un mois auparavant.

L’entretien était terminé.




II.



Le portail de fer, peint en vert sapin, était entrouvert. Jeen hésitait encore. Du parc s’élevaient des cris d’enfants, des rires, des bruits de jeux et de bousculades. La jeune fille regarda sa montre : il était bientôt 17h30. C’était le moment où jamais d’entrer.


Elle prit une profonde inspiration, fit quelques pas, et poussa le portail d’une main décidée. Les gravillons crissaient sous les semelles de ses chaussures. À sa gauche, un grand kiosque moderne qu’on apercevait entre les arbres aux immenses troncs noueux. À sa droite, une petite allée que bordait un étang à la surface truffée de nénuphars ; également, un bassin un peu à l’écart, surplombé de gros rochers d’où jaillissait une minuscule fontaine. Des enfants y jouaient, armés de bottes en caoutchouc : un petit garçon et une petite fille.


Jeen s’arrêta, le regard posé sur eux, puis elle huma l’air frais, s’imprégnant de l’atmosphère douce et tranquille qui régnait dans le parc. C’était le mois de septembre. L’automne se remarquait déjà dans les teintes ocre et or des feuilles, dans la fraîcheur du soir.


Sans en avoir conscience, Jeen ferma les yeux. Ses doigts serraient très fort l’appareil photo qui pendait autour de son cou. Elle écouta le vent dans les branches, haut au-dessus de sa tête, les bruits d’éclaboussures que produisaient les deux enfants, à quelques mètres d’elle.

Un chien aboya quelque part, des enfants criaient, près du kiosque, à ce qu’il lui semblait, un oiseau vint se percher dans les ormes qui bordaient l’allée, et se mit à chanter. Un étourneau, sans doute.


Les yeux toujours clos, Jeen continua à marcher, au hasard d’une odeur, d’un son. Elle respirait lentement, profondément. Puis les bruits parurent s’amenuiser, s’étouffer. Le vent cessa d’agiter les feuilles autour d’elle. L’oiseau ne chantait plus. Elle entendait encore les enfants, mais de très loin, comme si elle avait enfoncé du coton dans ses oreilles.


Avec lenteur, Jeen ouvrit les yeux. Sur ses bras nus, son poil se hérissa. Son regard se durcit, son visage se figea dans un masque de concentration. Devant elle s’étendait un étroit chemin de terre, croulant sous une tonnelle de lierre et de glycine, et frangé d’un tapis d’herbe vert tendre. Le coin aurait pu être charmant.


Mais il ne l’était pas.


Le cœur battant la chamade, Jeen leva son appareil photo, avec une minutie qui évoquait non seulement l’application, mais aussi la prudence. Ne pas faire de mouvements brusques. Ne pas troubler la nature environnante. La nature, et cette autre chose aussi, qui la plongeaient dans l’angoisse la plus totale.

Mais Jeen tint bon. Cette fois, elle ne fuirait pas devant le danger. Non pas qu’elle n’en eut pas envie – elle crevait d’envie de prendre ses jambes à son cou, d’ignorer ce qu’elle ressentait en cet endroit, de tourner le dos à ses doutes, à ses peurs, de ne plus jamais remettre les pieds ici. Elle l’avait fait tant de fois. Elle savait ce que voulait dire la lâcheté.


Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle allait immortaliser ce lieu. Le graver à jamais sur une pellicule. Les photos ne mentaient pas. Elle braqua l’objectif sur le chemin. Sombre, touffu, il semblait à la fois l’attirer et la repousser dans ses derniers retranchements.

Mais elle tiendrait bon…

Le visage couvert de sueur, elle regarda dans le viseur. Il n’y avait plus d’enfants, plus de parents, plus personne autour d’elle. Elle était seule. Plus de fontaine d’eau jaillissant derrière elle dans le bassin, plus de bassin, plus de sol où elle avait enraciné ses pieds, il n’y avait même plus de parc.


Il n’y avait plus que ce bout de paysage dans le viseur carré de son appareil photo. Ce morceau de monde où la noirceur et la lumière se confondaient, fusionnaient.

Pas un bruit. Pas un souffle d’air. Ses jambes chancelantes. Elle retint sa respiration. Et les « clac » du flash résonnèrent longtemps à ses oreilles, comme un immense vacarme dans ce silence trop lourd.



Arrivée chez elle, Jeen se dirigea immédiatement vers son labo photo. Une heure après, elle se tenait devant les fils où séchaient les tirages. Un sanglot bloquait sa gorge, ses yeux étaient remplis de larmes. Ils étaient fixés sur les photos. Elle en avait pris dix. Dix photos représentant un bout de tonnelle, un fragment de chemin terreux, quelques brins d’herbe, dix photos qui luisaient à la lumière rouge de l’ampoule, leur banalité et leur inutilité lui explosant au visage comme une claque en pleine figure.

Des couleurs éclaboussées de normalité, des lieux et des objets crevant ses yeux de leur insignifiance. Quasiment les seules preuves qu’elle n’était pas folle. Piètres preuves à vrai dire. Presque rien.

Les mains tremblantes, elle détacha les tirages, passa l’heure suivante à les disposer dans des cadres. Sur le dos de chacune des photos, elle écrivit : « 18 septembre 2001, 17h30. Parc des Prébendes. »




III.



Il la repéra tout de suite. Elle était assise sur les marches de bois du petit belvédère, face au pont. Le menton dans la main, son coude appuyé sur ses genoux, elle semblait regarder la voûte des arbres. « Méditation sur la condition humaine », se dit-il avec un sourire en biais.

Elle tourna la tête au bruit de ses pas, et son visage constellé de taches de rousseur s’éclaira d’un sourire.


– Bonjour monsieur, le salua-t-elle en lui serrant la main. Vous êtes pile à l’heure. Je crois que c’est le meilleur moment : la lumière est vraiment bonne.


Il haussa les épaules, jeta un coup d’œil autour d’eux.


– Vous voulez que je me mette où ? demanda-t-il simplement.


À son tour, elle regarda le parc. Ses yeux se plissèrent. Les rayons du soleil étaient oranges et aveuglants. La lumière était si particulière, en automne.


– Là-bas, décida-t-elle fermement. Sur le pont.


Il suivit la direction de son regard, hocha la tête en signe d’assentiment, et se préparait à changer de place quand il surprit le coup d’œil inquisiteur que la jeune fille posait sur sa tenue.


– Que se passe-t-il ? fit-il vivement. Mon costume ne va pas ?


Sa peau prit une délicieuse teinte rose, et elle battit des paupières avec nervosité, tandis qu’il la regardait curieusement.


– Oh non, pas du tout ! se défendit-elle avec précipitation. Seulement, je… enfin, je ne vous imaginais pas vêtu de la sorte… ce n’est pas une critique, non, ça vous va bien…


Il parut surpris, puis se mit à rire.


– Je prends ça pour un compliment… je me mets là ?


En une seconde, le visage de Jeen se modifia, et elle redevint la photographe professionnelle qu’il avait engagée trois jours auparavant. Elle fit signe que oui, positionna son appareil, fit une série de clichés, et comme ils l’avaient convenu, privilégia le portrait.

La lumière tombait sur les cheveux bruns de l’homme, et auréolait son visage d’une teinte dorée. Dommage qu’il ne veuille que du noir et blanc, songea Jeen. Elle essaierait de le convaincre de garder quelques photographies en couleurs.


Après la séance photo, ils allèrent prendre un verre dans un café, tout près du parc.


– Vous avez donc besoin de ces photos pour des raisons professionnelles ? demanda Jeen en sirotant son monaco d’un air grave.


Il acquiesça.


– Oui. Je suis désolé pour votre proposition de garder des photos en couleurs, mais les agences préfèrent le noir et blanc. Et vraiment, je ne peux pas me permettre…


Jeen repensa à la pose de l’homme, à son sourire si naturel, à la merveilleuse lumière et au grain de sa peau.


– Écoutez, suggéra-t-elle, j’aimerais quand même les développer en couleurs. Si vous voulez, je le fais gratuitement. La luminosité est trop belle à cette période de l’année, je ne peux pas vous laisser faire ça. En échange, permettez-moi de les utiliser dans mon catalogue. Je suis sûre qu’elles seront très réussies.


Il parut agréablement surpris, et un sourire dérouté lui vint aux lèvres. Il considéra la petite blonde aux cheveux bouclés qui lui faisait face, se rappelant qu’il l’avait comparée à Kim Bassinder en la voyant de loin, la dernière fois qu’il l’avait rencontrée. Mais elle n’avait rien d’un top model, avec ses lunettes épaisses, et ces vêtements trop grands qu’elle semblait affectionner.


– Eh bien, merci, Jeen. Votre prénom est très étrange, vous savez. Excusez-moi si je passe du coq à l’âne…

– Non, pas du tout, ne vous excusez pas… pourquoi mon prénom est-il étrange ? insista-t-elle.

– Je crois que je vous aurais prénommée Caroline… ou Virginie. Enfin. Je ne sais pas.

– Et le vôtre, c’est quoi ? fit-elle en souriant d’un air amusé. J’ai vu votre initiale. S comme Sébastien ? Vous avez une tête à vous appeler Sébastien…


Il la fixa longtemps. Peut-être se moquait-elle de lui.


– Si vous voulez, décida-t-il avec humour. Appelez-moi Sébastien.


Ils se sourirent par-dessus leurs verres, puis un silence s’installa.


– Vous gagnez bien votre vie en tant que photographe ? demanda soudain le dénommé Sébastien.


Elle haussa les épaules, et lui lança un coup d’œil moqueur derrière ses lunettes.


– Curieux que vous me demandiez ça. Je suppose que ça tient au fait que la plupart des gens s’imaginent que la photo est un boulot mal payé. Mais je joins largement les deux bouts.

– Vous faites quoi exactement ?

– Oh, un peu de tout ! Des photos de mariage, des classes d’école, des choses comme ça. Rien de bien existant. Oh, je veux dire, excitant, excusez-moi.


Son lapsus fit froncer les sourcils de Sébastien. À quoi diable pensait-elle ?


– Votre métier n’a pas l’air de vous passionner, on dirait, fit-il remarquer.


Elle soupira.


– Il ne me passionne pas vraiment. C’est la routine, c’est tout. Je préfère pour ma part faire des photos à usage privé, c’est-à-dire pour moi. C’est tout un art, la photographie, et j’ai besoin de le pratiquer. Par ailleurs, je voyage beaucoup.

– Pourquoi ?

– Parce que j’aime ça. Voir des têtes nouvelles. De nouveaux paysages. Des coins inconnus qui m’inspirent. J’aime changer de décor. Je suis en ville depuis trois mois, mais je suis déjà lasse d’habiter ici…

– Je vois.


Il faisait déjà presque nuit quand ils sortirent du café. Immédiatement, Sébastien sentit que Jeen devenait plus nerveuse. Elle regardait fréquemment par-dessus son épaule, lui répondait par monosyllabes. Il lui proposa de la raccompagner jusque chez elle, et elle accepta avec reconnaissance.

En appelant sa femme sur son portable, il regarda longuement Jeen, silencieuse, marchant à côté de lui. Les phares des voitures se reflétaient dans les verres de ses lunettes. Elle serrait ses bras autour d’elle, dans une attitude un peu défensive. Il raccrocha, et tenta de la faire parler. Rien à faire. Elle l’écoutait à peine.


– Que se passe-t-il, Jeen ? finit-il par demander, assez inquiet.

– Rien, répondit-elle immédiatement, d’une voix haletante. Je n’aime pas la nuit. Voilà tout.


Le jeune homme sentit sa curiosité aiguisée.


– Pourquoi ? fit-il avec un détachement étudié.

– Pour rien.


Ils restèrent silencieux de longs instants, le bruit de leurs pas résonnant dans l’épaisseur de l’obscurité, à peine dissipée ici et là par quelques réverbères.


– Passons par le parc, proposa-t-il. C’est plus court.

– Non ! laissa-t-elle échapper, criant presque.


Puis elle le regarda d’un air confus. Il haussa les sourcils.


– Je suis désolée, dit-elle d’une voix plus basse. Mais je ne veux pas passer par là.

– Pourquoi ? s’étonna-t-il, commençant à se méfier de cette fille qu’il ne connaissait pas il y a encore trois jours. Nous gagnerons du temps… Il n’est que vingt heures.


Elle dut sentir ses soupçons, car un sourire embarrassé, presque craintif, étira sa bouche. « Sourire forcé », se dit l’homme, perspicace.


– Très bien, renonça-t-elle, regardant ailleurs. Coupons par le parc. Vous êtes avec moi. Ils ne feront rien.


Il s’arrêta net au milieu du trottoir.


– Quoi ? s’exclama-t-il. Qui vous ferait quoi ?


Elle s’agita, tremblante et troublée. Sa nervosité croissait à vue d’œil.


– Je voulais dire… les gens. Enfin, des… personnes qui pourraient m’agresser. Quand je suis seule la nuit, j’ai peur…


Il lui lança un regard significatif, ne dit rien, puis ils reprirent leur route, et entrèrent dans le parc. À cette heure, il n’y avait plus personne. Entre les arbres flottait une odeur de pommes de pins et d’humidité. Les feuilles abîmées qui gisaient sur les chemins étaient molles sous leurs pas. Il faisait froid, et Jeen resserra son gilet informe autour d’elle. On n’y voyait pas grand-chose, mais Sébastien, son regard fixé sur Jeen, remarqua qu’elle évitait systématiquement de regarder autour d’elle.

Son étrange comportement de femme effrayée lui faisait presque peur, parmi les ombres de la nuit, pensa-t-il avec un certain malaise.


– Ne me regardez pas ainsi, jeta-t-elle soudain, sans tourner les yeux vers lui.


Il sursauta.


– Que voulez-vous dire ? chuchota-t-il, comme s’il craignait de réveiller de sombres dangers enfouis sous les racines des arbres qu’ils longeaient.

– Je sais ce que vous pensez, dit-elle d’une voix hachée. Je vais vous apprendre quelque chose, Sébastien, ou qui que vous soyez. Alors écoutez bien. Mes parents m’ont internée dans un hôpital psychiatrique quand j’avais douze ans. Alors croyez-moi, j’ai appris à avoir peur du noir, et aussi à me méfier de la nature humaine.


Malgré le bouleversement que provoquait en lui cet aveu, le jeune homme tenta de garder un minimum de maîtrise de soi. Le parc semblait interminable. Il faisait de plus en plus froid.


– Jeen, dit-il d’une voix douce. Je ne vous demande rien.

– Oui, je sais. Mais j’ai peur. Alors je parle. Vous voulez savoir pourquoi ils ont fait ça ?

– Je crois que… non.

– Ils pensaient que j’étais folle, tout simplement, poursuivit Jeen, la tête toujours baissée sur ses pieds. Je voyais des choses. Ils n’ont pas compris. Ils n’ont pas voulu comprendre.

– Comprendre quoi ?


Elle resta silencieuse. Ils marchèrent un moment, puis il voulut passer sous une tonnelle de lierre, mais elle lui saisit soudain le bras, d’un geste brutal, l’empêchant d’avancer.


– Non, dit-elle sèchement. Pas par là. Ils y sont. Qui sait s’ils ne vous happeraient pas au fond de leurs ténèbres ?


Une stupeur glaciale se glissa dans les membres de l’homme, et il la dévisagea d’un air abasourdi.


– Mais de qui parlez-vous, bon sang ? s’écria-t-il avec colère.


Mais elle le secoua violemment.


– Vous êtes fou ! lança-t-elle d’une voix presque inaudible. Ne criez pas comme ça ! Venez, allons par là.


Elle le guida par le bras, et il la suivit, trop étonné pour protester. Peu après, ils sortaient du parc.


– Croyez-vous au mal, Sébastien ? demanda Jeen, alors qu’ils approchaient de chez elle.


Cette fois, il réprima son sursaut. Le ton léger qu’elle avait employé contrastait par trop avec la gravité inquiétante de sa question.


– Écoutez, Jeen, vous ne faites rien pour prouver que vous êtes effectivement saine d’esprit ! dit-il avec agacement. Je vais être tenté de croire qu’ils ont eu tort de vous laisser partir, à l’asile !


Elle le lâcha brusquement, le fusilla du regard, puis la bouche serrée, regarda droit devant elle. Elle paraissait extrêmement blessée. Il regretta ses paroles.


– Je suis désolé, vraiment, murmura-t-il platement. Je ne voulais pas dire ça… mais votre attitude me choque, comprenez-vous ?

– Je comprends tout à fait, approuva-t-elle d’une voix contenue. Nous sommes arrivés.




IV.



Il n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il avait accepté de rester. Jeen avait paru reprendre ses esprits en entrant chez elle, et lui avait proposé de développer les photos de l’après-midi. Il avait pourtant commencé par refuser.

Alors que faisait-il encore ici ?


Il avait dû rappeler sa femme pour la prévenir qu’il aurait plus de retard qu’il ne le pensait. Et Jeen s’était enfermée dans sa chambre noire depuis plus d’un quart d’heure.

Il dégusta son sherry, se sentant fatigué, mal à l’aise, et surtout très irrité de son manque de fermeté envers Jeen. Il aurait dû partir. Mais cette fille l’intriguait. Vraiment.


– Je ne vous ai pas trop fait attendre ? lança-t-elle derrière lui, faisant brusquement irruption dans la pièce.


Il se retourna immédiatement, le visage lugubre. Puis changea d’expression, en proie à la plus vive stupéfaction. Elle s’était changée et portait à présent une tunique moulante rouge, de style vaguement chinois. Elle n’avait plus ses lunettes. Ses cheveux blonds rebelles bouclaient gracieusement autour de son visage. Elle était soudain d’une beauté à couper le souffle.


– Les photos sont prêtes ? demanda-t-il abruptement, pour cacher son émoi.

– Non, pas encore. Venez, je veux vous montrer quelque chose. Ah, à propos, je voulais vous préciser qu’ils ne m’ont pas relâchée, à l’asile, comme vous l’avez supposé tout à l’heure. Je me suis enfuie il y a sept ans.


Il faillit s’étouffer et avaler de travers sa gorgée de sherry. Elle soutint posément son regard écarquillé.


– Je sais ce que vous pensez, Sébastien, murmura-t-elle lentement. Mais vous avez tort. Je ne suis pas folle, et je voudrais que vous le pensiez également. Ayez confiance en moi. Au lieu d’avoir peur de moi. Suivez-moi.


Malgré lui, comme poussé par un irrésistible besoin de sombrer plus profond dans la misère humaine, il accepta de suivre cette pauvre fille qu’il venait à considérer comme complètement démente.

Elle le mena dans une sorte de cave, très lumineuse. Il y avait des dizaines et des dizaines de photos encadrées sur les murs, et éclairées par des spots halogènes. Du regard, elle l’autorisa à approfondir son inspection.

Pendant qu’elle se dirigeait vers un genre de bar encastré dans le mur, et se servait un verre de whisky, le jeune homme regarda chaque photo.


Elles représentaient toutes des lieux différents, et il devina qu’elles ne venaient pas toutes de France. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était leur intérêt. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles n’étaient pas belles. Ce n’étaient pas des vues panoramiques, mais des endroits définis et morcelés en plusieurs clichés pris dans les détails. Il n’éprouvait aucun plaisir à les contempler. Et elles lui procuraient même une sorte de malaise, beaucoup plus sombre et envahissant que celui qu’il avait éprouvé dans le parc. Il se tourna vers Jeen.


– Je n’aime pas ces photos, déclara-t-il d’une voix sinistre.

– Moi non plus, renchérit-elle en vidant son verre.


Il la regarda en silence. Elle se tenait immobile contre le chambranle de l’escalier, semblant plongée dans une profonde rêverie.


– Alors… pourquoi les avez-vous prises ? demanda-t-il lentement.

– Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, dit-elle d’une voix presque désabusée. Je voudrais vous raconter une histoire, Sébastien. Asseyez-vous. Il y a une chaise derrière vous.


Il hésita, puis obtempéra, sans cesser de la fixer. Ses yeux s’étaient voilés, comme si elle plongeait dans ses souvenirs. Et c’était probablement le cas.




vous raconterai pas ma vie, vous savez, je n’en ai pas envie. Elle est d’une tristesse et d’un ennui infinis.

Mais il y a une chose qui m’a marquée. C’était au Portugal, dans la ville de B***. Je travaillais à l’époque dans un restaurant en tant que serveuse. C’était une soirée ordinaire, enfin, si on peut dire ça. Il y avait deux jeunes filles en terrasse, l’une blonde et l’autre brune. Elles étaient françaises. On a discuté un peu, elles s’entendaient très bien. On les entendait rire tout le temps. Et puis… j’ai commencé à me sentir nerveuse. Très nerveuse. J’avais l’impression qu’il y avait quelque chose d’anormal qui rôdait autour de moi. C’était dehors, quand je sortais pour servir les clients. Et puis j’ai compris. De l’autre côté de la rue, il y avait des maisons. L’une d’elles a attiré mon attention. Les persiennes étaient closes. La façade était éclairée par les lampadaires.

Aucune lumière ne filtrait à l’intérieur. Et pourtant, je sais qu’il y avait quelqu’un derrière les volets. Et ce quelqu’un m’observait servir. Et puis les deux filles ont fini leurs desserts, ont réglé, et sont parties. Je continuais mon travail, comme s’il ne se passait rien, alors que je me sentais observée. Puis plus rien.

C’est à ce moment là que j’ai compris. Il n’y avait plus de présence derrière les volets, je le savais, je le sentais. Même à cette distance, je savais que la chose était partie. C’étaient les filles. C’étaient les filles qu’elle avait guettées toute la soirée. J’ai abandonné mon service, et j’ai couru à en perdre haleine dans les rues obscures. Je les entendais rire. Jamais je ne les ai rattrapées.

En arrivant sur un parking qui n’était pas éclairé, j’ai su, au plus profond de mon être, qu’il se passait quelque chose. Il y a eu un écho, comme le son d’un rire qui s’éteint au loin. Et puis plus rien. J’entends encore ce rire, dans mes cauchemars. Il me poursuit. Je suis restée là, haletante, à regarder partout, j’étais paniquée. Et puis je les ai vues. Les ombres. Sur les toits des voitures, brillant à la lumière des lampadaires. Il y avait beaucoup de vent, alors ça aurait pu être les ombres des arbres.

Mais ce n’était pas ça. La lueur de la ville projetait d’immenses plaques sombres dans le parking, il était entouré de grands châtaigniers, qui bougeaient au rythme du vent, et je ne voyais que ça, que ces ombres. Ces ombres qui avançaient lentement vers moi.

Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas bougé. Je suis restée au même endroit, je les ai regardées venir à moi. Elles ondulaient sous les voitures, longeaient les places de parking, se perdaient parfois dans la nuit, puis revenaient, plus denses, plus menaçantes. J’étais comme fascinée.

Quand j’ai senti le froid mortel qui s’en dégageait, j’ai enfin compris ce qui m’attendait si je ne m’enfuyais pas. Alors je me suis sauvée. J’ai fait mes bagages. Et j’ai quitté ce pays si vite qu’il y a eu de la poussière derrière moi.



Sébastien la regardait, ses yeux attentifs fixés dans les siens.


– Vous n’avez jamais revu vos parents ? demanda-t-il enfin.

– Jamais.

– Et que diable voyiez-vous pour qu’ils vous internent ?

– Ce que je viens de vous décrire. Les ombres. Vous, les humains normaux, vous ne savez rien de ce que je vois. Vous pensez connaître votre ombre, n’est-ce pas ? Vous n’avez jamais eu peur d’elle ! Évidemment, c’est vous, c’est votre forme. C’est quelque chose auquel personne ne pense jamais. Mais qu’est-ce que c’est, une ombre ? Une silhouette projetée sur le paysage environnant, par le soleil ou une source de lumière ; enfin, c’est ce que vous vous dites, hein ? Je l’ai cru moi aussi. Jusqu’à ce que je voie ces ombres prendre une forme que nul n’avait dans les lieux où j’étais. J’avais environ cinq ans. Personne ne m’a crue. On a dit que j’avais une imagination fertile. Au début, j’ai refusé de comprendre. Mais ce n’était pas mon imagination.

À l’asile, c’était pire. Elles étaient toujours là. J’ai longtemps été persuadée que c’était la mort qui venait me chercher, parce que j’avais fait quelque chose de mal. Parce que j’avais laissé mon oncle me toucher quand j’étais petite fille. Alors je pensais qu’on allait me punir. Puis je me suis demandé pourquoi personne n’avait peur de son ombre.

Elle imite tout ce que nous faisons, puisque c’est notre reflet. Et il y a une explication physique, logique, rationnelle, à ce phénomène.

Mais, demandez-vous : et si notre ombre était la part cachée du mal qui sommeille en nous ? Comme un reflet dédoublé, nous, faits de chairs et d’os, êtres moraux vivant en société, et elles, ces ombres sans corps, ces formes sans matière qui glissent sous nos pieds, démons envoyés par le malin pour nous épier, nous obliger à commettre les pires actions.

Si elles n’étaient pas là, peut-être que le mal n’existerait pas.


– Mais enfin, c’est du pur délire ce que vous me chantez là ! s’exclama Sébastien. On se croirait dans un film fantastique ! C’est même carrément de la science-fiction !


Jeen eut un sourire ironique.


– Et quelle est la limite entre la normalité et la fiction, monsieur ? interrogea-t-elle d’une voix plus dure. Entre la réalité et les chimères ? Où se trouve la norme, à votre avis ? Parce que personne ne croit à son jumeau diabolique, soumis à nos pieds jusqu’à ce qu’il se dresse et nous pousse au mal, parce que tout le monde ne voit pas ce que je vois, ce n’est pas normal ? Je suis folle ? Parce que la science ne peut pas expliquer les phénomènes que je vois, je suis folle ? Ces filles, au Portugal, elles ont disparu, on ne les a jamais retrouvées. Elles se sont évanouies dans leur obscurité. Vous pourrez vérifier dans les archives.


Ils restèrent silencieux, lui complètement dérouté, elle tranquillement adossée à l’escalier, les yeux vides, fixés sur ses photos.


– J’ai découvert la photographie, peu après, poursuivit-elle d’une voix cassée. Les photographies ne mentent pas. Toutes celles que vous voyez accrochées à ces murs, ce sont tous les endroits où je sais que la nuit règne, même pendant le jour. Des portes de l’enfer ? Des entrées sur une autre dimension ? Des êtres malfaisants nichés dans la terre et ressortant au moment propice ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je n’y comprends rien.

Ces lieux sont mauvais, voilà tout. Je le sens. Et si je restais la nuit, j’y verrais des ombres chuchotantes, et elles viendraient me prendre. Et moi aussi, je retournerais dans ma propre obscurité. Croyez ce que vous voulez croire. Un jour, je sais que j’en ferai partie. Mais parfois, je me demande si nous ne sommes pas déjà tous dans la fiction. Si ce que l’on fait vient de nous, ou si quelque chose d’autre guide nos actes, vers le bon ou le mauvais.

Vous croyez en Dieu, vous ? Moi, je ne sais pas. Si je crois au mal, je devrais logiquement croire en Dieu, n’est-ce pas ?


Il ne sut que répondre. Elle sortit ses lunettes d’une poche de sa tunique, les essuya minutieusement. Dans ses yeux bleus, toute la détresse du monde.


– J’ai peur, dit-elle enfin. Mais personne ne peut comprendre ce que je ressens…


Stéphane sembla alors enfin trouver le moment opportun :


– Je… je voudrais vous avouer quelque chose, murmura le jeune homme en se levant, péniblement. Je ne m’appelle pas Sébastien, mais Stéphane. Et je ne voulais ces photos de moi que pour usage privé : je ne suis pas mannequin, je ne vais pas les envoyer à des agences. Enfin, je ne sais pas. Parce que je vais peut-être me faire virer. Mais à vrai dire, si vous me laissez faire… peut-être que je ne le serai pas. Je suis journaliste, Jeen.

– Oui, je sais, répondit-elle, imperturbable.


Il fut décontenancé. Elle le regarda avec un gentil sourire.


– Je sais, répéta-t-elle. Je voulais te rencontrer. Je voulais que tu racontes mon histoire. J’ai demandé à ton collègue, Paul, de te conseiller mes talents de photographe. J’ai vu la rubrique dont tu t’occupes dans ton magazine. Et je voulais que tu écrives mon histoire.


Stéphane se sentit devenir blanc comme un linge. Il ne fit même pas attention au brusque tutoiement qu’elle avait utilisé. Du coup, il se rassit.


– Alors… alors… balbutia-t-il. Vous m’avez menti ? Tout ce que vous m’avez raconté, c’était du pipeau ? Vous vouliez juste voir votre nom dans le magazine ? C’était faux, hein ?


Elle le regarda fixement, un étrange sourire aux lèvres.


– Peut-être, éluda-t-elle. Je veux que tu t’en ailles, maintenant.


Trop furieux et surpris pour répliquer, il la suivit jusqu’au seuil de la porte. Il allait sortir quand elle le retint par la manche. Ses yeux semblaient profondément enfoncés dans leurs orbites, comme si elle était ivre. Elle regardait à travers lui.


– J’ai pas mal vécu, tu sais, Stéphane, annonça-t-elle d’un ton las. L’asile, ça t’aide à vieillir plus vite. J’ai l’impression d’avoir cinquante ans, parfois. Tu peux citer mon nom, de toute façon, Jeen n’est pas mon prénom et mon nom aussi est faux. Mais ce que je t’ai raconté, c’était vrai. Entièrement vrai.


Il voulut ajouter quelque chose, mais elle avait déjà refermé la porte. Il hésita. Puis enfin, se décida à rentrer chez lui, songeur et troublé. Et pour une raison qu’il ne s’expliqua pas, il évita le parc.




V.


– Comment avez-vous réussi cet exploit ? s’exclama Myriam Granger, levant sur lui un regard où on lisait profonde admiration, et anticipation du succès à venir.


Stéphane haussa les épaules. D’un air modeste.


– J’ai travaillé tout le week-end, se contenta-t-il de dire. Ma femme a cru que j’allais m’arracher les cheveux.

– Certes, mais ça n’explique pas tout ! Où avez-vous été pêcher cette histoire de fille échappée de l’asile qui voit des ombres dans lesquelles le mal s’incarne ? On dirait vraiment une interview, une vraie ! Vous avez inventé ou quoi ?


Stéphane se rappela, avec un sentiment d’affolement qu’il repoussa à grand-peine, l’image de Jeen. Enfin, la prétendue Jeen. Elle lui avait semblé si innocente, si timide, si fragile… et si normale ! Comment aurait-il pu imaginer que la gentille photographe n’était en fait qu’une folle calculatrice et manipulatrice ?

Mais était-elle vraiment… folle ?


– J’ai suivi votre conseil, madame, dit Stéphane en regardant sa supérieure droit dans les yeux. J’ai un peu bricolé la vérité. Il y a du vrai et du faux dans cette histoire. Parce que s’il n’y a que du vrai, eh bien… eh bien, je préfère ne même pas y penser.


Elle eut une moue approbatrice, puis se leva, l’invita à faire de même, et le félicita chaudement dans un serrement de main. Ses yeux bleu polaire rivés à lui. La lionne qui étudie sa proie.

Quand il sortit du bureau, Stéphane se sentait vidé. Et il eut un inexplicable frisson en remarquant son ombre glisser sur la moquette du sol.


Il retourna chez Jeen une semaine plus tard. Comme ça. Pour rien. La maison était entièrement fermée, volets clos, boîte à lettres vide.

Il apprit par les voisins qu’elle avait déménagé dans le courant de la semaine. En pleine nuit. Personne ne savait où elle était partie. Personne ne voulait le savoir.


Jeen, t’es-tu évanouie dans ta propre obscurité ? se demanda pensivement Stéphane, assis dans l’herbe, contemplant la tonnelle de lierre et de glycine du parc.

Il n’imagina aucune réponse rationnelle à cette question. Où qu’elle soit, elle serait dans l’ombre. L’ombre des hommes.


Il reçut une grosse enveloppe deux mois plus tard. Elle contenait les clichés que Jeen avait pris de lui. Le courrier provenait du Nouveau-Mexique.

Seule preuve qu’il n’avait pas inventé la singulière personne qu’était Jeen, la photographe démente.

Plus jamais il ne la revit.

Mais toute sa vie, une petite frayeur le saisit à chaque fois qu’il posait le regard sur son ombre.