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Temps de lecture estimé : 20 mn
24/02/09
Résumé:  Quand la réalité dépasse l'affliction...
Critères:  bizarre telnet nonéro policier -policier
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message
Les six petits cochons

De la salive s’écoule le long de ma joue, suintant de la boule en caoutchouc noir qu’on a forcée dans ma bouche pour m’empêcher de hurler. Mes mâchoires, écartelées par cet encombrant colifichet, sont le siège de crampes de plus en plus intolérables. Quand ils ont verrouillé cette horreur à l’arrière de ma nuque, une terreur ignoble m’a submergé. Je n’arrivais plus à reprendre mon souffle ! La frayeur, l’adrénaline, je ne sais pas… Puis, d’un seul coup, mon diaphragme s’est débloqué, et une longue goulée d’air s’est engouffrée par mes narines frémissantes, gonflant mes poumons et me ramenant à la vie.


Pour prévenir toute nouvelle crise de panique, j’essaie depuis de respirer calmement. Rester calme… Pas évident, quand on a les mains attachées dans le dos, avec des lanières qui vous scient les poignets. Mes genoux et mes chevilles sont entravés par le même genre de liens, suffisamment serrés pour faire mal sans toutefois couper la circulation sanguine. Est-ce un signe que mes agresseurs souhaitent me conserver en vie, et de préférence en un seul morceau ? En tout cas, j’essaie de m’en persuader…


Mon menton frotte contre une moquette rêche, imbibée d’un fluide gras. Sous mon corps recroquevillé, j’ai une conscience aiguë de la roue de secours qui martyrise mes côtes. Au milieu des pensées terrifiées qui emplissent mon crâne surnage une interrogation perfide : « Est-ce que l’air se renouvelle, dans le coffre d’une voiture ? » Question banale, réponse haletante… Malgré moi, j’ai la conviction que je vais finir par étouffer dans ce réduit. Quand la bagnole s’arrêtera, je serai tout bleu. J’imagine déjà les conclusions du légiste. « Cause du décès : mort par asphyxie - Arme du crime : qualité de fabrication allemande…  »


Une odeur d’urine, mêlée d’effluves de gasoil, s’infiltre à travers la cagoule opaque qui me recouvre le visage. Je suis incapable de me rappeler quand c’est arrivé, mais il n’y aucun doute, je me suis pissé dessus. Mon pyjama trempé me colle encore aux cuisses. C’est parfaitement ridicule, stupide même, mais je ne peux m’empêcher d’en éprouver une cuisante humiliation. « Si ces types te sortent de là pour te coller une balle dans la nuque, qu’est-ce que ça pourra foutre que t’aies souillé ton froc ? », me fait remarquer cette partie de moi qui prend tout à la légère. On relativise comme on peut…


Déjà deux heures que ma vie a basculé dans ce chaos démentiel, et je ne sais toujours pas pourquoi tout ça m’arrive. Mon enlèvement s’est passé à une vitesse incroyable. J’ai été réveillé par le fracas de ma porte d’entrée et avant même que je ne fasse un geste, plusieurs types me sont tombés dessus. En moins d’une minute, ils m’ont maîtrisé, ligoté, traîné dans l’escalier de secours, puis balancé dans le coffre de leur voiture avant de démarrer à fond la caisse. Depuis, on roule à une allure soutenue. On doit être à bonne distance de Rome, à présent.


Ça ressemble un peu trop à du travail de pro, à mon goût… Pourtant, je ne me connais aucun ennemi capable de mettre un contrat sur ma tête. À 39 ans, je ne suis personne, un simple citoyen dans la foule des anonymes. Ces mecs-là sont en train de se gourer de client, c’est sûr. Mais même s’ils s’en rendent compte, ils préféreront sûrement me clouer le bec pour de bon ! La seule trace qui restera de ma vie tragiquement écourtée, ce sera un article minable dans la section « Faits divers » d’une feuille de chou quelconque. Quel gâchis ! Mes joues sont baignées de larmes, mais il n’y a aucune colère en moi, aucune rage. Juste de la peur, la peur abjecte de crever comme un chien…


La grosse berline vient de ralentir. On s’arrête brièvement, puis on repart, en roulant au pas. Les pneus émettent un crissement régulier, comme si on remontait une allée de gravillons. On doit s’approcher d’un lieu habité. C’est peut-être con, mais ça ranime une lueur d’espoir en moi. Je m’attendais tellement à ce qu’un de ces types me flingue au milieu de nulle part… Après tout, ce n’est peut-être qu’un simple enlèvement avec demande de rançon !


La voiture s’immobilise, les portières claquent, le gravier crisse sous des pas lourds. Le coffre s’ouvre, laissant pénétrer un air frais qui fait palpiter mes narines. Avant que je ne puisse dire ouf, on me retourne sans ménagement. J’entends un claquement sec ; le bruit inimitable d’un couteau à cran d’arrêt… Si je n’étais pas bâillonné, je les supplierais de la façon la plus vile. Je n’hésiterais pas à les implorer pour qu’ils m’épargnent.


La froidure d’une lame s’immisce soudain entre mes cuisses gelées. Bordel, non ! Ces enfoirés vont me châtrer ! Le couteau s’agite, fouille, tranche… mais je ne ressens rien, je suis comme anesthésié. Je ne comprends ce qui se passe que lorsque mes genoux et mes chevilles se désolidarisent brutalement. C’est à ce moment précis que la douleur explose, comme si, d’un seul coup, les veines de mes jambes se remplissaient d’un millier d’aiguilles chauffées à blanc.


Quelques secondes plus tard, quatre mains implacables me hissent hors du coffre. On me lâche… Sous mes pieds nus, le baiser glacé d’un sol herbeux. Mes muscles endoloris sont incapables de me soutenir ; je vacille et m’écroule comme une merde, provoquant l’hilarité générale. Deux types se penchent alors vers moi, me soulèvent par les aisselles et me traînent sans ménagement sur une bonne vingtaine de mètres. En chemin, mes talons heurtent à plusieurs reprises d’épaisses dalles en pierre. La souffrance est atroce, à hurler ! Bien sûr, mon bas de pyjama en profite pour se débiner lâchement. Sans défense et à moitié à poil, les pieds en bouillie, on ne peut pas dire que ma situation soit brillante ! Mais pour l’instant, je suis encore entier…


On s’arrête enfin. Il y a un cliquetis de clefs bataillant avec une serrure récalcitrante, puis la plainte d’une porte qui s’ouvre à la volée. L’un des types, me tenant toujours fermement par le bras, me fait avancer. On doit se trouver à l’intérieur d’une habitation à présent, car la morsure du froid s’est apaisée. Redoutant de me cogner, je marche avec précaution sur ce qui semble être un sol de terre battue, probablement celui d’une cave.


De nouveau, le ramdam des clefs, suivi d’un grincement métallique. J’entends alors s’élever des murmures. Il y a ici plusieurs personnes qui chuchotent entre elles. Ça ne me dit rien qui vaille ! Je me crispe, m’arc-boute, refusant de me mouvoir. Tentative aussi désespérée que vaine… Une grande bourrade dans le dos me propulse droit devant. J’esquisse une glissade maladroite, trébuche et perds l’équilibre. Ma tête heurte violemment une paroi. Craquement sinistre au niveau de ma nuque, un flash énorme illumine ma nuit et mes genoux se dérobent sous moi.



ooOOOoo



J’émerge peu à peu. Un horrible mal au crâne me vrille les tempes… Je ne sais pas combien de temps a duré mon absence, mais je suspecte un diablotin malicieux d’en avoir profité pour tenter une trépanation à coups de batte de baseball.


Ma situation n’est guère brillante. Suite au télescopage de mes vertèbres cervicales, j’ai le cou magistralement bloqué. Quant aux deux masses inertes pulsant dans mon dos, mon esprit inventif tente de me persuader qu’il s’agit bien de mes mains. Je me rends compte que je ne peux plus les bouger. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est l’angle bizarre que forme mon épaule gauche avec le restant de mon corps.


Prenant appui sur un coude, j’essaie de me redresser. Une douleur fulgurante me cloue au sol aussitôt. J’ai dû me démettre l’épaule en tombant.« À moins que ce ne soit carrément une fracture », suppute mon instinct défaitiste. Mon front se couvre d’une sueur aigrelette, tandis que des vertiges m’assaillent. La cagoule et le bâillon sont restés scrupuleusement en place. Se libérer de ce genre de gadgets serait un jeu d’enfant pour un contorsionniste, même de seconde zone. En ce qui me concerne, et vu mon état, il va bien falloir me résoudre à rester dans le noir, tout en observant le silence.



Je sursaute violemment. Nouveau flash de douleur. Le gag-ball se charge d’étrangler mon cri en un gargouillis pitoyable. Bon Dieu ! J’avais presque oublié que je n’étais pas seul dans le coin…



Je dodeline précautionneusement du chef. Mon cou me lance, mais ça reste supportable. Qui est donc ce type qui me parle ? Un complice de ceux qui m’ont enlevé ? Ou bien une autre de leurs victimes ? La seconde hypothèse me parait la plus plausible. Alors dans ce cas, pourquoi ne me détache-t-il pas !?



Je me résous à lui faire confiance, et me traîne comme je peux dans sa direction. De toute façon, ai-je vraiment le choix ? Mon crâne heurte soudain des barreaux métalliques. Paradoxalement, la souffrance qui déferle dans mon cerveau exténué fait jaillir une lueur de compréhension. Je suis enfermé dans… dans une sorte de cage ! Je poursuis ma progression lancinante et parviens à m’adosser contre les barreaux. Des doigts palpent ma nuque puis s’attaquent à ma cagoule. En quelques secondes, cette bonne âme m’a débarrassé de mon attirail sado-maso.



Au-dessus de nos têtes fusent des rires, accompagnés de raclement de chaises qu’on malmène. Mes agresseurs ne sont pas bien loin, et je n’ai aucune envie de précipiter leur retour !


Une lueur sépulcrale filtre par d’étroites meurtrières, baignant les lieux dans un clair-obscur inquiétant. Le peu que j’en distingue suffit à me faire dresser les cheveux sur la tête. Je me trouve dans une cave moyenâgeuse, abritant des geôles peuplées d’ombres fantomatiques. Les murs de pierre ont l’air épais et robustes, tout comme les lourdes grilles qui divisent la pièce en deux rangées de cellules individuelles. Rien à tenter de ce côté-là. Je scrute les silhouettes mouvantes des autres prisonniers. Depuis combien de temps croupissent-ils ici ?



J’obtempère en silence, me tournant tant bien que mal. À sa manière, ce gars est aussi stressé que moi. Inutile de le mettre en rogne. Il s’active dans mon dos, tailladant autant mes poignets que les lanières incrustées dans ma chair. Un liquide chaud et gluant ne tarde pas à goutter sur mes mains. Je m’apprête à lui demander d’arrêter les frais quand mes liens finissent par céder.


Enfin libre de mes mouvements ! Du coup, la tension dans mon épaule blessée parait nettement plus supportable.



Il hoche la tête, sans un mot. Ce gars est sinistre… Mille interrogations me brûlent les lèvres, mais je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une jeune femme, affalée dans la cage face à la mienne, m’interpelle tout à trac.



Je reste sans voix, sidéré par cette question hors de propos. C’est carrément surréaliste ! Soit j’ai mal compris, soit cette pauvre fille a déjà perdu la boule…



Son ton, qui soudain vire à la supplique, me file des sueurs froides. Si ma réponse revêt un tel poids aux yeux de cette nana, c’est qu’il doit s’agit d’un élément primordial pour expliquer tout ce merdier.



Elle se lève et empoigne les barreaux de sa cage. L’astre lunaire fait jouer des reflets laiteux sur son corps élancé, à la pâleur extrême. Sur sa peau hérissée de chair de poule, je note par endroits des zones plus sombres. Des plaques de boue ? Des hématomes ? Non, on dirait des motifs bizarres, comme des dessins… Putain ! Des tatouages sataniques !



Tout à coup, je me rends compte de l’insistance de mon regard sur son corps dénudé. Je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux.



Je me souviens très bien de ce texte, au style furieusement gore, qui traitait avec une minutie sadique du calvaire des prisonniers d’un centre de torture, durant la guerre d’Algérie. D’après ce que j’en sais, tout l’œuvre de l’auteur participe de la même inspiration sanguinaire. En tant que lecteur, cette nouvelle diablement efficace m’avait procuré un plaisir certain, je ne peux le nier. C’est peut-être même ce qui m’avait encouragé à m’essayer au genre, avec un certain succès.


Une association d’idées aussi soudaine que nauséabonde s’enclenche alors, à partir de cette seule considération.



Les autres prisonniers me dévisagent dans un silence pesant, comme si je venais de proférer une insanité lubrique.


Au bout d’un instant, un rondouillard à la cinquantaine décatie finit par se lancer, confessant sa fascination pour le masochisme sexuel et autres tortures homologues, y compris les plus hasardeuses. Ses récits - des outrages scandaleux en regard de toute charte de bienséance, même laxiste - n’ont pratiquement jamais franchi les limites fangeuses de « l’underground ». Des brûlots, que monsieur met à disposition d’un public avide – réduit, mais fidèle - sur son propre site Web.


La ronde infernale se poursuit par un jeune gars qui nous livre des détails sur son goût immodéré pour la rédaction de textes scatologiques et zoophiles. Un troisième larron, à la fine moustache aristocratique, prend ensuite la parole. Ce type, engoncé dans une robe de chambre en maille polaire, me fait penser à un psychiatre fraîchement retraité. Il discourt sereinement sur le cannibalisme et la nécrophilie, sympathiques objets de sa fascination morbide, appariés à toutes les sauces de ses délires textuels…


C’est au tour de « Nausea » de prendre la parole. Vu le palmarès de ses déviances, son pseudonyme sulfureux est amplement mérité. Elle se dit volontiers dominatrice, explorant avec ses soumis et soumises toutes les perversions imaginables. Mais elle ne prend vraiment son pied que dans la description minutieuse des horreurs qu’elle leur fait subir. Ses textes, uniquement diffusés dans les recoins les plus glauques de la toile, font soi-disant référence. Du moins, pour les amateurs de ce genre de « littérature ». Quant à moi, un simple tour d’horizon de ses expériences sordides suffit à me donner envie de vomir.



Une veine pulse à sa tempe et ses yeux lancent des éclairs.



Je crois que s’il n’était pas enfermé, ce démon se serait déjà rué sur elle pour l’étrangler. Elle n’a pas intérêt à tomber un jour entre ses mains… si, bien sûr, on sort d’ici vivant. Lucius choisit de canaliser son agressivité vers quelqu’un d’autre, moi en l’occurrence, et m’apostrophe avec des accents vipérins :



La pièce s’inonde brutalement d’une clarté impitoyable, qui nous statufie. J’essaie tant bien que mal de me protéger des rayons blanchâtres qui partout ruissellent, en me couvrant le visage des mains. Nos tortionnaires sont là ! Je les entends piétiner devant les cages, cognant leurs matraques aux barreaux. Le vacarme est leur force, qui exacerbe d’autant notre débilité de victimes impuissantes. D’instinct, je me courbe vers le sol, me faisant insignifiant et effacé, comme si cela pouvait me faire disparaître à leurs yeux. Choisissez n’importe qui, et faites-lui ce que vous voulez ! Mais par pitié, laissez-moi…


Comme s’ils pouvaient lire dans mes pensées, leurs pas s’arrêtent justement devant ma cellule. Une clef s’introduit dans l’imposante serrure et déverrouille la porte grillagée. Pas de doute, c’est bien pour moi qu’ils sont là ! Leur présence dans ma cage agresse tous mes sens et pourtant je n’arrive pas à croire ce qui m’arrive, à accepter l’inéluctable réalité. Qu’ils soient venus me chercher en premier est inique, illogique. Bref, parfaitement intolérable…


Une de ces brutes me caresse la nuque avec sa matraque, avant de me pousser dans le dos jusqu’au mur. Ils m’aboient de croiser les poignets derrière moi, ce que je fais de mon mieux malgré l’incendie dans mon épaule. Ils m’entravent, serrant la corde sans pitié sur mes plaies sanglantes. Puis, ils me passent un nœud coulant autour du cou et me sortent de ma cage, comme un chien qu’on tient en laisse.



ooOOOoo



Une boule d’angoisse me broie le larynx. Je suis menotté sur une grande table métallique, au beau milieu d’une pièce sombre qui fait foutrement penser à une salle de torture. Sous mon dos décharné, la surface glaciale et lisse évoque inévitablement le plateau d’une table de dissection. J’ai bien failli tourner de l’œil, au moment où ces salauds m’ont enchaîné aux quatre coins de ce chevalet. La souffrance n’aurait pas été pire s’ils m’avaient arraché le bras gauche ! En tout cas, les lourdes menottes en acier trempé font vrai. On dirait d’authentiques bracelets de Carabinieri.


Le seul éclairage dans cette grande salle provient d’un néon, fixé à moins d’un mètre au-dessus de mon corps entièrement nu. Mes agresseurs se tiennent dans l’ombre, juste au-delà du faisceau de lumière verdâtre. Même en me dévissant le cou, je n’arrive pas à voir leurs visages. Leur discipline quasi militaire et leurs crânes rasés font penser à une quelconque milice néofasciste. Bien que j’aie à présent une idée de leurs motivations, je ne sais toujours pas qui sont réellement ces salopards. Ce qui est sûr, c’est que j’ai affaire à de grands malades !



Pour toute réponse, le chef des cagoulés s’approche et brandit sous mon nez des instruments chirurgicaux. Pas n’importe lesquels. Une petite scie circulaire et un scalpel immaculé, au fil étincelant. Je secoue la tête en blêmissant. C’est un véritable cauchemar ! Une salve de crissements métalliques salue mes geignements terrifiés. Le rire de ce type est inhumain, on dirait le caquètement d’Alien.



En effet. Impossible de ne pas faire le rapprochement entre ces outils et mon dernier texte, une histoire gore bien craspec. Je serre les dents, n’osant plus bouger d’un poil. En ce moment même, le type promène la pointe du bistouri juste au-dessus de mon pénis, avec un air inspiré…



Le scalpel fait un « TCHAC » de très mauvaise augure et une sensation de chaleur visqueuse inonde aussitôt mes cuisses. Je me cambre et me tords, hurlant comme un damné. Curieusement, je n’éprouve aucune douleur. Malgré moi, je finis par soulever un menton tremblant, essayant d’apercevoir mon sexe amputé. Combien de temps me reste-t-il à vivre, avant de me vider de tout mon sang ?


Mes agresseurs hurlent de rire, tandis que le type retire sa lame. Puis il brandit sous mes yeux une outre translucide, d’où s’écoule un filet de liquide rouge-brun. Encore sous le choc et claquant des dents, je le regarde sans rien comprendre. Puis le monde bascule à nouveau. Il ne s’agit là que d’un simulacre d’émasculation ! Une simple poche de sang, placée à mon insu entre mes jambes, que cet enfoiré vient d’éventrer.



Je suis encore trop tendu pour pouvoir décrisper les mâchoires et lui répondre. Des larmes pleuvent de mes yeux rougis. Ces types me laisseraient-ils vraiment une chance de me tirer vivant de cet enfer ? Je n’ose pas y croire. Ça doit faire partie de leur plan, la phase « laisser un peu d’espoir aux victimes », une sorte de continuité naturelle dans la torture psychologique.


Le type doit percevoir le doute qui voile mes yeux, car il se penche vers moi et me murmure sa proposition à l’oreille. C’est… ignoble ! Il n’y a pas de mots pour qualifier ce qu’il me demande !



Je garde farouchement le silence.



Le type claque des doigts, sans attendre mon commentaire. Deux cagoulés sortent de la zone d’ombre et s’avancent vers la table. Quand je distingue les lourdes cognées de bûcheron qu’ils transportent, mes yeux s’écarquillent d’effroi. Vêtus de longues toges noires, mes bourreaux se placent de part et d’autre du chevalet de torture.



Je me tortille comme un ver sur mon plateau d’acier, dans une ultime et dérisoire tentative pour me libérer de mes menottes. Le seul résultat, c’est que je me luxe un peu plus l’épaule et m’écorche méchamment les poignets. Les haltérophiles habillés de noir se saisissent de leurs haches à deux mains, et, prenant un maximum d’élan, les brandissent au-dessus de leurs têtes. Un signe de leur chef, et ils me tranchent les bras !




ooOOOoo



Le jour se lève enfin. Perçant le ventre bombé des nuages gris qui menacent l’horizon, les premiers rayons de l’aube font scintiller les eaux argentées d’un immense lac loin devant, tout en bas des collines. Depuis dix minutes environ, on marche sur un petit chemin caillouteux, dans un paysage de landes désolées. Après m’avoir accordé une longue douche brûlante, mes geôliers m’ont donné des vêtements propres. Ce n’est qu’au moment d’enfiler les chaussures que je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait de mes propres groles et de mon costard du dimanche. Ensuite, toujours encadré par ces deux types en toge noire, j’ai quitté le corps de ferme à pied et depuis je chemine à l’air libre.


Ils ont usé d’une barbarie implacable pour torturer mes cinq compagnons de cellule. Les supplications, les hurlements, les sévices… tout ça a duré jusqu’au petit matin, un véritable marathon de l’enfer. Au-delà d’un certain stade, l’esprit humain n’est plus équipé pour gérer l’accumulation de l’horreur et de l’ignominie. Je ne ressentais donc plus rien dès le second assassinat. Plus rien, à part une sombre satisfaction à chaque fois que s’arrêtaient définitivement les cris. Je sais, c’est odieux, mais c’était presque un soulagement, ce silence de mort. Je prenais tout mon temps pour mener à bien ma sale besogne, pour repousser le moment où les vociférations reprendraient.


Quand le massacre a finalement pris fin, j’étais couvert de sang de la tête aux pieds. Et ce n’est pas juste une image. Mes mains ont laissé de grandes traces visqueuses sur le rideau de douche, et pendant un bon moment, l’eau a coulé pourpre dans le bac émaillé. Malgré les tonnes de détergent et les longues minutes à me récurer sous le jet, je sens toujours ces viscères sanguinolents qui me collent à la peau, ces organes glaireux qui giclent sous mes doigts. Je crois que je n’arriverai plus jamais à me sentir propre.


On s’arrête près d’un bosquet d’arbres dénudés. Dans le flamboiement du ciel, les branches torturées semblent proférer des imprécations muettes contre l’hiver. Le gars à ma droite défait les menottes qui lient nos poignets. Le regard vide, j’attends que tout soit terminé. Je ne réalise pas encore vraiment ce que ces fachos m’ont obligé à faire, et c’est une chance car ça m’évite tout simplement de devenir dingue.


Je ne sursaute même pas quand je sens le métal froid d’un gros calibre s’appuyer contre ma tempe. Je suppose que j’ai toujours su que ça se terminerait ainsi. Une mort rapide, sans souffrances inutiles, ça n’a pas de prix ! C’est peut-être mieux comme ça. Ça m’évitera de devoir affronter toutes les nuits leurs regards chargés de reproches.



BLAAAM !



ooOOOoo



Journal télévisé du soir, Rai Uno :



[Gros plan sur un bâtiment perdu dans les collines, devant lequel des carabiniers désœuvrés montent la garde. Les visages sont fermés, inexpressifs au possible. Puis on assiste à un défilé de housses étanches de couleur noire ; les corps, en partance pour l’institut médico-légal le plus proche.]



[Le visage d’un type mal rasé et à l’allure louche occupe la moitié de l’écran, pendant dix secondes environ. Il s’agit d’une photo d’identité, probablement celle tirée du permis de conduire de Severini.]