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n° 13215Fiche technique31006 caractères31006
Temps de lecture estimé : 19 mn
25/03/09
Résumé:  A quarante ans, les hommes se posent des questions. Certains trouvent des réponses.
Critères:  couple travail amour nonéro -amourdura -couple
Auteur : Zébulon            Envoi mini-message
Homo Quadragenus

Voilà, ça y est, j’ai quarante ans. Vous me direz, ça devait bien arriver un jour. Et puis ce n’est qu’un chiffre, après tout. C’est vrai, mais quand même. C’est une barrière que je viens de franchir. Un trentenaire, c’est un jeune, juste un peu moins jeune qu’un gars de vingt ans. Tiens d’ailleurs, il n’y a pas de mot pour désigner les 20-29 ans. Il existe bien trentenaire, quadra, quinqua, etc., mais rien pour vingt ans. Bizarre. Bon ! En tout cas, un quadragénaire n’est pas considéré comme un jeune.


Je ne suis donc plus jeune, faut que je me fasse une raison. Pour vous dire toute la vérité, en fait, ça fait un an que j’ai quarante ans. Mais comme ce que je vais vous raconter s’est passé l’année dernière, je me remets dans le contexte de l’époque.


Quarante ans donc, et tout pour être heureux. Vraiment. Je suis marié depuis douze ans à une femme que j’aime et qui m’a donné deux magnifiques enfants, qui sont une joie de tous les jours. J’ai une belle situation, avec un bon salaire, qui nous met à l’abri du besoin. On habite une grande maison, avec un grand jardin, dans une campagne calme, loin du tumulte des cités et des embouteillages. On a fait creuser une piscine il y a trois ans. Nos enfants grandissent dans un environnement sain et – on peut le dire – un peu privilégié.


Je vous le dis, tout pour être heureux. Seulement voilà, heureux, je ne le suis plus. C’est venu tout doucement, sans crier gare, mois après mois, année après année, insidieusement. Je ne m’en suis même pas rendu compte. C’est quand ce foutu anniversaire est arrivé que je me suis posé la question. On appelle ça faire le bilan de sa vie, paraît-il. C’est courant pour les gens de mon âge, paraît-il. Je dis « paraît-il » parce qu’en fait je n’en sais rien. Que sait-on de la vie des autres ? Ce qu’ils en disent, ou ce qu’ils en laissent paraître. C’est-à-dire à peu près rien, ou plutôt une image déformée selon ce qu’ils veulent qu’on pense d’eux. Mais qui sait ce qui se passe réellement dans la tête des gens ?


Bref, en ce qui me concerne, je me suis posé la question. Je me suis dit :



Et là, la réponse m’a sauté aux yeux : non. C’est fou comme le simple fait de poser une question fait apparaître évidente une situation à laquelle on n’avait pas prêté attention.


Pour tout vous dire, ça m’a fait un choc de découvrir que je n’étais pas heureux. Ou plutôt que je n’étais plus heureux. Parce que je l’étais, avant. Alors, tout de suite après, je me suis demandé pourquoi. Parce qu’en fait la vraie question, c’est celle-là.


Là ça m’a demandé plus de temps pour trouver la réponse, pour comprendre comment j’en étais arrivé là. Alors, j’ai refait le chemin, année après année. Quand j’ai rencontré ma femme il y a quatorze ans, ça a été le coup de foudre. On s’aimait passionnément, et la passion s’exprimait sur le plan charnel. On faisait l’amour tous les jours, plusieurs fois par jour. Le simple fait de penser à elle me faisait bander. Elle était ouverte à tout, on faisait l’amour n’importe où, n’importe quand. Toutes les pièces de l’appartement y sont passées, bien sûr, mais aussi la plage, la voiture, sa chambre chez ses parents, la forêt, un jardin public… Quand ça nous prenait, on faisait, où que l’on soit. On a passé en revue toutes les positions du kamasutra. Enfin, peut-être, je ne sais pas, je ne l’ai jamais lu.


Puis les mois ont passé, on s’est fait rattraper par le quotidien. La passion s’est effacée doucement. En même temps, on savait bien que ça ne durerait pas, on n’est pas complètement idiots non plus. Il y a eu les préparatifs du mariage qui lui ont mobilisé complètement l’esprit pendant plusieurs semaines. Puis le voyage de noces, une flambée de passion renouvelée sous les cocotiers. On a mis le premier enfant en route. En y réfléchissant bien, c’est là que les choses ont vraiment commencé à se dégrader.


Nous sommes devenus parents, pour notre plus grand bonheur. J’étais complètement gaga de ma fille. Forcément, les premiers mois, entre les suites de l’accouchement et les nuits sans sommeil, le sexe a été mis de côté. Mais ça ne me dérangeait pas, j’étais sur un petit nuage, avec notre bébé dans les bras.


Le problème, c’est que la grossesse lui a laissé quelques kilos en trop. Une bonne dizaine, une grosse dizaine même. Il faut que je vous dise qu’elle n’a jamais été maigre. Elle a toujours eu quelques rondeurs délicieusement féminines et une poitrine de belle taille, pour mon plus grand bonheur. Les femmes ont un rapport complexe avec leur corps. Son volume et ses formes sont inversement proportionnels à la confiance qu’elles ont en elles. Un kilo en moins et hop ! La vie est rose ! Un kilo en trop : catastrophe, le monde s’écroule !


Ma femme n’échappe pas à cette règle commune. Ses kilos en trop lui ont mis le moral dans les chaussettes. Une autre chose avec les femmes, c’est l’influence du moral sur leur libido. Un homme fait l’amour pour oublier ses soucis, une femme doit oublier ses soucis pour faire l’amour. Donc, comme elle ne se trouvait pas belle, pas attirante, elle n’avait plus de désir. Moi j’essayais de la rassurer en lui disant qu’à mes yeux elle était toujours désirable, encore plus même puisque désormais elle était la femme qui m’avait donné notre magnifique bébé.


Et puis de toute façon, rien ne servait d’essayer de maigrir puisqu’on allait mettre le deuxième bébé en route prochainement. Ce que nous fîmes. Le résultat fut le même au niveau du poids. Mais cette fois, nous n’avions plus de projet bébé. Elle pouvait donc commencer à maigrir. Le hic, c’est qu’elle voulait perdre du poids en mangeant des bonbons et sans faire le moindre effort physique. Je ne suis pas expert en diététique, mais je ne pense pas que ce soit le moyen le plus efficace !


Elle n’a évidemment pas réussi à perdre significativement du poids. Moi ça ne me dérangeait pas. Elle était toujours la femme qui m’avait séduite. Je la trouvais toujours désirable, même avec quelques bourrelets disgracieux. Quand j’évoquais le sujet, gentiment, pour l’encourager et la soutenir, elle se renfrognait. En fait, elle culpabilisait de ne pas maigrir, et encore plus de ne pas s’en donner les moyens. Petit à petit le sujet de son poids est devenu tabou. Et dans son esprit l’image d’être une femme non attirante s’est installée. Elle ne se trouve pas belle, donc elle ne peut pas plaire. Logique toute féminine à mon sens.


Et sa libido est devenue une asymptote qui tend vers zéro, comme on disait en cours de maths. Nos rapports se sont espacés progressivement. L’échelle de temps s’est modifiée, on a remplacé les semaines par les mois. Au début ça m’a pesé. Le sexe me manquait. J’étais insistant, je lui demandais régulièrement. J’essayai de la caresser, de l’embrasser, de la masser pour faire monter son désir. Mais la plupart du temps j’essuyais un flop. Alors petit à petit je l’ai moins sollicitée. Je me suis tourné vers les films de cul ou les livres érotiques pour me procurer le frisson sexuel qui me manquait. Durant cette période j’ai accumulé un peu de ressentiment envers elle. Son image ne me faisait plus bander. Je bandais toujours, mais pas en pensant à elle. J’ai développé des fantasmes où elle n’était pas. Mais après tout, les fantasmes sont faits pour ça. Ce sont des fantasmes, ils n’ont pas à être en lien avec la réalité.


Cette période-là a duré plusieurs années. Et puis, tout doucement, sans que j’en prenne vraiment conscience, ma libido s’est mise elle aussi à diminuer. Mes fantasmes m’ont abandonné, les textes érotiques ne m’ont plus provoqué d’émoi et les films pornos m’ont carrément dégoûté. Je me suis lentement installé dans une vie sans sexe et sans désir. Ce n’est pas que je ne bandais plus, c’est que plus rien ne me faisait bander.


C’est de ça que j’ai brutalement pris conscience à mes quarante piges. Le désir avait disparu de ma vie et je ne m’en étais pas rendu compte ! Triste réalité…


Bon, il faut aussi que je vous parle de mon boulot. Parce que lui aussi, le bougre, il a sa part de responsabilité ! Et puis la suite de l’histoire passe par lui. Alors, voilà, je suis directeur financier et des ressources humaines dans une petite PME. Enfin, pas si petite que ça puisqu’elle emploie deux cents personnes. C’est un métier qui jusqu’à une époque récente me passionnait. Grosso modo jusqu’à ce que l’on soit racheté par un grand groupe international.


Alors, d’artisan quotidien de la pérennité de l’entreprise je suis devenu exécuteur des basses œuvres pour des actionnaires toujours plus avides de dividendes. Ma fonction financière est devenue celle d’un coupeur de coûts et ma fonction ressources humaines celle d’un coupeur de têtes. De l’humain, ces gens-là ne voient que le coût. Un ouvrier, c’est trente mille euros par an. Et l’argent qu’on paye aux salariés, on ne le paye pas aux actionnaires. Peu importe que cet ouvrier ait mis dix ans à acquérir le savoir-faire qui fait que l’entreprise aujourd’hui est aussi rentable. Le profit à court terme a remplacé la stratégie à long terme.


Ce changement de nature de ma fonction me pèse. J’étais fier de mon travail, aujourd’hui j’en ai honte. J’étais un fervent défenseur du capitalisme, aujourd’hui je me surprends à penser comme un syndicaliste. Je ne m’éclate plus dans mon boulot, j’y vais à reculons le matin. Mais j’en ai besoin pour nourrir ma famille et payer ma maison. Pris au piège. Contraint à faire tous les jours quelque chose que je n’aime pas. Je ne pensais pas en arriver là un jour. Là aussi, triste réalité…


Voilà le bilan que j’ai tiré de ma vie le jour de mes quarante ans. Pas très reluisant, avouez ! Et c’est pour ça qu’à cette époque je n’étais pas heureux. Plus de plaisir, et pire, plus de désir. De la résignation, c’est tout.


C’est dans ce contexte de moral dans les chaussettes qu’est arrivée l’affaire Alexandra. Bon, affaire, c’est un bien grand mot, mais vous allez comprendre. Alexandra, c’est cette fille du service commercial que j’ai dû virer pour quelques milliers d’euros de bénéfice en plus. Alexandra, c’est le genre de fille sur lequel les hommes se retournent. Bien foutue, joli minois et un cul à damner un saint. Un cul sur lequel on a envie de poser les mains, la bouche et le reste.


Je l’ai donc reçue pour son entretien préalable. Elle est venue seule, alors que la loi l’autorise à se faire assister par une tierce personne. En général, c’est bon signe. Bon, des entretiens de licenciement, vous avez compris que j’en ai déjà mené un certain nombre. Un nombre certain, même. Par expérience, on peut diviser les réactions des convoqués en deux catégories : ceux qui essayent de sauver leur emploi et ceux qui ont compris que la décision était irrévocable et qui négocient le montant du chèque. Il va de soi que je préfère la deuxième catégorie, c’est de loin celle qui met le moins mal à l’aise.


Et le premier signe pour détecter dans quelle catégorie se range le salarié, c’est la présence d’un tiers. S’il se fait assister, c’est qu’il veut contester. S’il vient seul, c’est qu’il veut négocier. J’ai donc rangé Alexandra d’emblée dans la catégorie numéro deux. Bien mal m’en a pris !


Je commence l’entretien par l’exposé des motifs qui conduisent à envisager la mesure de licenciement. Du classique bien rodé, la crise, la réduction des marges qui nous oblige à réduire les effectifs pour préserver la compétitivité, on sacrifie un emploi pour sauver tous les autres… Les foutaises habituelles. Elle m’écoute sans rien dire, pas une réaction, pas une émotion. Là, je me dis : « Elle s’est bien préparée, elle a de bons arguments, elle va me demander un gros chèque ».


Je lui passe alors la parole pour qu’elle puisse exposer ses arguments. Et là, tranquillement, elle me regarde dans les yeux et me dit :



Là, je dois dire que je suis resté bouche bée ! Les réactions des salariés, je les connaissais toutes. De la femme qui s’effondre en larmes à l’homme qui se lève en tapant du poing sur la table et en proférant des menaces, ceux qui jouent sur la pitié, sur l’intimidation, ceux qui sont abasourdis et sans réaction, les différentes phases qui suivent l’annonce, le rejet d’abord pour finalement arriver à l’acceptation. J’étais préparé à tout, j’avais un discours et une attitude tout prêts pour toutes les situations. Pour tout, sauf ça.


Et puis tout a été très vite. Elle a reculé sa chaise, remonté sa jupe et écarté les jambes. Elle ne portait pas de culotte. Son sexe était rasé, j’avais une vue très nette sur sa fente. Elle a porté la main sur son clitoris et a commencé à se caresser.


J’ai dû rester la bouche ouverte tout ce temps-là. Et puis j’ai retrouvé mes esprits. Je me suis levé, je lui ai dit de se rhabiller et j’ai mis fin à l’entretien. Elle est sortie de mon bureau en me jetant un regard langoureux et en remontant sa jupe sur sa fesse nue. Je suppose qu’elle voulait me signifier que la proposition tenait toujours.


J’ai été incapable de travailler le reste de la journée. Je suis rentré tard à la maison, je n’avais pas envie d’affronter le regard de ma femme. Je n’avais pourtant aucune raison de me sentir coupable, je n’avais rien fait. Quoique… J’étais complètement perdu dans une foule de sentiments mêlés. Et ce que je sentais lentement émerger de ce tumulte me mettait mal à l’aise.


Mon premier sentiment, le plus fort au départ, a été l’indignation. J’ai été choqué qu’une femme puisse ainsi offrir si facilement son corps. Ce sentiment-là était facile et rassurant. Je rejetais toute la faute sur elle, cette Marie-couche-toi-là prête à écarter les cuisses pour un inconnu. Moi, là-dedans, j’étais blanc comme neige, j’avais refusé.


Puis j’ai pensé qu’elle m’avait proposé cela pour sauver son poste. Cette situation de départ, c’est bien moi qui l’avais créée. C’est moi, et pas elle, qui la licenciais. Et pour de mauvaises raisons. Et là a resurgi, démultipliée, cette culpabilité latente qui me taraudait depuis plusieurs mois. Virer des gens juste pour augmenter le profit, et faire travailler ceux qui restent deux fois plus pour compenser la perte d’effectif. Premier motif de malaise, professionnel.


Puis mes réflexions se sont déplacées sur le plan personnel. Comme elle me l’avait fait remarquer, je l’avais reluquée à plusieurs reprises. Ce n’était pas ma fonction qui me faisait regarder son cul, c’était mon appétit d’homme. En y réfléchissant, elle n’avait fait que rebondir sur une situation que là aussi j’avais créée. Deuxième motif de malaise, personnel.


Puis, au fil des heures, est apparu un autre sentiment, qui a fini par s’imposer comme une évidence. J’ai réalisé que j’avais envie d’elle. L’image de son sexe offert revenait me hanter à une fréquence de plus en plus grande, comme un stroboscope qui accélère. Avant de quitter le bureau, j’ai réalisé avec effroi que je bandais. Troisième motif de malaise, le plus fort.


Je suis rentré à la maison, j’ai été taciturne toute la soirée et je suis allé me coucher tôt. Et j’ai rêvé d’elle. J’ai rêvé de son sexe, de son cul, de son corps. Ça faisait des années que je n’avais pas fait de rêves érotiques. Mon subconscient a imaginé ce que je ferais avec elle, ce qu’elle me ferait. Je me suis réveillé encore plus mal à l’aise que la veille.


J’ai filé rapidement au bureau pour ne pas sentir le regard de ma femme sur moi. Et là, la tempête dans mon crâne n’a fait que prendre de l’ampleur. Pour une bonne raison. La loi précise qu’il y doit y avoir deux jours francs entre l’entretien préalable et la notification de licenciement. Je n’avais donc que deux jours pour décider de la suite à donner à cette histoire.


Au cours de la journée, l’image de son sexe m’a hanté de plus en plus. Et en même temps que le désir grandissait dans mon esprit, corrélativement, une culpabilité de plus en plus forte m’envahissait. Cette nuit-là j’ai encore rêvé d’elle. Et la nuit suivante aussi. Cette fille me faisait bander, à ma grande honte.


Je suis donc arrivé au matin où je devais décider d’envoyer la lettre de licenciement ou non. Je ne suis pas allé directement au bureau ce matin-là. Je suis allé prendre un café dans un bistrot. Je voulais être seul, et surtout ne pas être dérangé. J’ai passé en revue tous mes sentiments, les bons, les mauvais, en essayant d’être exhaustif et objectif. La meilleure solution dans ce cas-là c’est de rester froid et de regarder tout ça d’un œil extérieur. Facile à dire, moins à faire !


Je buvais mon troisième café quand une évidence m’a éclaté à la figure. En quatorze ans de vie commune, dont douze de mariage, c’était la première fois que j’envisageais de tromper ma femme ! J’ai pris cette révélation comme un coup de poing dans le ventre. J’ai réglé l’addition et je suis allé au bureau. J’ai signé la lettre.


J’étais fier de moi, j’avais pris la bonne décision. Au fil des jours qui ont suivi, j’ai progressivement retrouvé la sérénité. J’étais en paix avec ma conscience. Il me restait malgré tout un souvenir flou, celui du désir retrouvé. Mais ce n’était pas désagréable.


C’est à cette période-là que Florence m’a annoncé qu’elle était enceinte. Florence, c’est mon assistante. Bon, il faut que je vous dise deux mots sur elle. C’est une perle. Compétente, travailleuse et discrète. Et avec ça, le cœur sur la main. Une crème de femme. Elle est restée célibataire longtemps, jusqu’à trente-cinq ans. Elle a rencontré l’homme de sa vie, ils se sont mariés. Et ils ont essayé de faire un bébé. Oui mais voilà, ça n’a pas pris. Alors analyses, examens, traitements, tout l’arsenal médical a été sorti, pour finalement arriver à une FIV. Après plusieurs essais et autant de déceptions, enfin, les embryons ont pris.


Donc, comme je m’y attendais, et comme je l’espérais ardemment pour elle, elle m’a annoncé en même temps qu’elle était enceinte et qu’elle était arrêtée jusqu’à la fin de sa grossesse. Et comme les deux embryons implantés avaient pris, son congé de maternité post accouchement serait prolongé comme c’est le cas pour les naissances gémellaires. Cela voulait dire plus d’un an d’absence. Et son arrêt commençait le jour même. Une grossesse à trente-neuf ans, les médecins ne voulaient pas prendre le moindre risque.



Je l’ai félicitée, encouragée et je me suis mis en quête de sa remplaçante. J’ai rencontré plusieurs personnes pour finalement arrêter mon choix sur Mélanie. Même en y repensant maintenant, je vous confirme que le fait qu’elle ait été la plus jolie des candidates ne m’a pas influencé, c’était bien aussi la plus compétente.


Mélanie a donc pris possession du bureau à côté du mien. Il faut que je vous la décrive pour que vous compreniez ce qui s’est passé. Comment dire ? Mélanie, c’est un rayon de soleil fait femme. Un corps de rêve, des jambes longues et fines, des cuisses fermes, un cul… Non, il ne vaut mieux pas que je parle de son cul. Un ventre plat, des seins dessinés par un artiste, et par-dessus tout ça un sourire qui illumine le monde. Vingt-cinq ans, célibataire. Enfin, je dis ça, je n’en sais rien, on n’a jamais évoqué le sujet ensemble. Je parle du célibat, bien sûr. Et puis de toute façon, je n’avais surtout pas envie de savoir.


On a passé beaucoup de temps ensemble, Mélanie et moi. Forcément, c’est mon assistante, et ce n’est pas rien, il y a beaucoup de choses à apprendre. Mon assistante, c’est elle qui gère les RH au quotidien. C’est mon rempart, c’est elle qui désamorce les petits conflits à force de sourire et de gentillesse. Il faut de la fermeté aussi, et surtout beaucoup de tact. Ça ne s’apprend pas comme ça, il faut une bonne part d’inné au départ. C’est elle aussi qui gère mes rendez-vous et mes relations avec les actionnaires. Là aussi il faut beaucoup de tact pour ne pas les envoyer paître, ces assoiffés de fric, ces obsédés du bas de page.


Bref, au fil des jours et des réunions, il s’est installé entre Mélanie, ma petite perle scintillante, et moi un gentil petit jeu de séduction. Ça a commencé tout doucement, par des échanges de regards complices après un dossier bien géré. Ça a continué par des sourires à chaque fois que l’on se croisait. Puis ça a pris une tournure plus physique. Nos bureaux sont séparés par une porte de communication. Quand elle est ouverte, je peux la voir assise à son bureau, de trois quarts. Et de face quand elle est à son ordinateur, mais alors là je ne vois plus son visage qui est caché par l’écran.


Quand je dis plus physique, rassurez-vous. Je veux simplement dire que l’outil de séduction s’est étendu du visage au corps. Rien de plus. Ça a commencé - enfin la première fois que je l’ai remarqué, il y avait peut-être eu autre chose avant, les hommes ne sont pas réputés pour être observateurs - par le jour où elle est arrivée sans soutien-gorge. Avec la poitrine qu’elle a, c’est quelque chose qu’on ne peut pas ne pas remarquer ! Non pas que ses seins tombaient, bien au contraire, on aurait dit qu’ils étaient suspendus dans l’air comme par magie. Non, simplement, le relief de ses tétons se dessinait très nettement sur son corsage. Et je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve ça éminemment érotique.


Puis ça a continué par des échancrures de plus en plus profondes, d’abord dans les hauts, puis dans les jupes. Elle me laissait apercevoir, en tout bien tout honneur, le galbe d’un sein quand elle se penchait. Ou elle me laissait espérer qu’un mouvement calculé pour être un peu trop ample me laisserait découvrir qu’elle ne portait pas de culotte.


Bon, je sais ce que vous pensez. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie non plus. Je vous rappelle qu’à cette époque j’avais quarante ans. J’avais parfaitement conscience qu’elle était intérimaire et qu’elle essayait de mettre tous les atouts de son côté pour pérenniser son poste. Mais j’ai toujours été clair avec elle là-dessus. Elle assurait un remplacement de congé maternité, point barre, pas d’autre espoir.


Toujours est-il que ce petit jeu de séduction, bien innocent vous en conviendrez, illuminait mes journées. J’allais au boulot guilleret le matin. Pas pour ce que j’allais y faire, mais pour ce que j’allais y voir. Ce qui, j’en conviens à mon tour, n’est pas la plus professionnelle des motivations.


Et Mélanie, au fil du temps, a fait revivre mon désir. Pas de façon honteuse et coupable comme Alexandra. Mais d’une façon légère, innocente, agréable. Je reprenais goût à la vie et au corps des femmes. Ça a duré plusieurs semaines délicieuses.


Puis vint le jour où je suis rentré plus tôt du bureau. La journée avait été difficile, une vidéoconférence de six heures avec les actionnaires qui exigeaient encore des licenciements en prévision d’une soi-disant crise à venir. Ils en étaient à dicter les noms. J’avais fait la bêtise de leur communiquer la liste des employés avec leur fonction et leur salaire. Une journée sans voir Mélanie, enfermé que j’étais dans la salle de réunion. À la fin de la conférence, j’étais excédé. Je suis monté dans ma voiture et je suis rentré.


Mes trois femmes n’ont pas remarqué que j’étais arrivé. Quand on est dans le jardin, on n’entend pas les voitures dans l’allée, de l’autre côté de la maison. Je n’ai pas dû vous préciser que mon deuxième enfant était aussi une fille. Mes deux anges tombés du ciel, comme je les appelle. Je les ai vues par la baie vitrée, elles jouaient toutes les trois dans la piscine.


Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris. Au lieu d’aller les embrasser, je me suis caché et je les ai observées. Je les ai regardées pendant une demi-heure, comme aurait fait un étranger un peu voyeur. Elles plongeaient, nageaient, couraient après le ballon sur la pelouse et replongeaient dans la piscine. Elles riaient.


Je suis sorti sans bruit de la maison, comme un voleur, je suis remonté dans ma voiture et je suis parti. Je me suis garé un peu plus loin, sur le bord de la route. Et j’ai réfléchi. Comme sans doute je ne l’avais jamais fait de ma vie.


Au bout d’une heure, j’avais les idées claires. Ma décision était prise. Je suis rentré à la maison comme si j’arrivais du bureau.


J’ai tout organisé du boulot, le lendemain, dans le plus grand secret. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai fermé la porte de communication avec le bureau de Mélanie.


Les vacances scolaires commençaient deux semaines plus tard. Ma femme est enseignante, je n’ai pas dû vous le dire.


Le vendredi, dernier jour de classe, j’avais posé ma journée. Je suis parti au bureau le matin, comme si de rien n’était. Je suis rentré à la maison après qu’elles soient parties. J’ai fait les valises et je les ai mises dans le coffre de la voiture. Le soir je suis allé chercher les filles à la sortie des classes. Je les ai emmenées chez ma belle-sœur. Elles adorent leur tata, elles étaient ravies.


Je suis rentré à la maison et j’ai attendu qu’elle rentre. Le temps paraît long quand on attend. J’ai dû creuser un sillon dans le carrelage à force de faire les cent pas.


Quand elle est arrivée, je lui ai mis un bandeau sur les yeux et je l’ai traînée jusqu’à la voiture. Je ne lui ai retiré le bandeau qu’une fois dans l’aéroport. Elle m’a souri. D’un sourire que je ne lui avais pas vu depuis longtemps. J’ai vu dans ses yeux qu’elle se rappelait. Autrefois, quand on était jeunes et très amoureux, je l’enlevais comme ça le jour de la Saint-Valentin.


Nous n’avons pas échangé une parole. Pas besoin. Elle savait ce qui allait se passer. Elle ne savait pas encore où, mais elle me faisait confiance. Je ne l’avais jamais déçue ces jours-là. Elle était belle comme la première fois où je l’avais vue et que j’étais tombé immédiatement amoureux d’elle.


Le premier mot qu’elle a prononcé a été « buon giorno » quand elle a salué le réceptionniste de l’hôtel. Les suivants ont été « je t’aime » et ils m’étaient destinés. Elle les a dits sur la terrasse de la chambre, devant la basilique Saint-Pierre et le monument à Victor-Emmanuel II.


On a passé une semaine à Rome. La solitude à deux, le soleil et le chianti nous ont progressivement fait rajeunir. De quatorze ans exactement. La passion est réapparue. Nous étions bien, heureux d’être tous les deux. Nous avons fait l’amour tous les jours, plusieurs fois par jour. Mais pas seulement. On a beaucoup parlé aussi. On ne l’avait jamais fait, en fait. En tout cas pas comme ça. On a mis à plat nos quatorze années de vie commune. On a beaucoup appris l’un sur l’autre. On a réglé des conflits latents. On a trouvé une solution à tous les petits reproches accumulés au fil du temps.


Au bout de la semaine, on n’avait pas envie de rentrer. On l’a fait quand même, nous sommes des adultes responsables. Nous avons repris notre vie, mais sur de nouvelles bases. Bien sûr, la passion a disparu rapidement. On savait bien qu’elle ne durerait pas. Mais le désir est resté. Et il est mutuel.


Toute cette histoire, et ces deux femmes annexes m’ont fait réaliser que la seule femme dont j’avais besoin c’était la mienne. Je l’avais déjà, pas besoin de chercher ailleurs. Et le manque de désir dont je me plaignais, moi seul en étais responsable. La preuve, c’est que c’est moi qui ai fait changer les choses, pas elle. Elle n’attendait que ça, un signe de ma part. Tout ce temps elle était prête, mais je n’avais pas su le voir. Alors, pour ça, merci Alexandra, merci Mélanie. Et merci à mes quarante ans !


Ah oui, j’allais oublier ! J’ai démissionné. Enfin, j’ai négocié mon départ. Avec ce que je savais, c’était facile ! Ils m’ont fait un gros chèque. Un très gros chèque. Avec l’argent j’ai remboursé ce qui restait de l’emprunt de la maison et j’ai acheté un camion à pizza. J’ai suivi une formation de pizzaiolo.


Aujourd’hui ma tournée est bien rodée, j’ai ma clientèle. Les affaires marchent bien. J’ai retrouvé du contact humain, les gens me sourient. Je leur apporte de la facilité, un allègement de leurs tâches quotidiennes, un petit plaisir à partager à deux ou en famille. Ils aiment bien mes pizzas, surtout la Spéciale du Chef. Si on vous demande ce que je mets dans ma crème, vous direz que vous ne savez pas. C’est un secret. Les gens aiment bien les secrets.


Oups, j’allais oublier de vous dire que Florence a accouché de deux adorables poupons, un garçon et une fille. Tout s’est bien passé. Elle et son mari sont probablement à l’heure qu’il est les nouveaux parents les plus heureux du monde.


Voilà, c’est l’histoire que je voulais vous raconter.


Et vous savez quoi ? J’ai quarante et un ans et je suis heu-reux !