Il est tard, la nuit tombe, nous sommes un soir tiède de septembre.
Au pied de l’immeuble grisâtre d’une dizaine d’étages, un unique platane chétif pousse au milieu de l’ancienne pelouse au gazon clairsemé, souillé de mégots, de papiers, de boîtes et de bouteilles de bière ou de soda.
Elle est adossée au tronc du platane. Les bras autour de son cou, elle le tient plaqué contre elle. Il a les mains à plat posées sur ses reins.
Elle est rousse avec une paire de lunettes de soleil plantée dans les cheveux, son visage pâle est semé de taches de rousseur. Ses yeux sombres sont cernés d’une longue ligne bleuâtre qui s’étend jusqu’aux joues Elle est bras nus, maigre, grande, plate, vêtue d’une robe légère teintée de fleurs multicolores défraîchies. Elle a quinze ans peut être…
Il est grand, brun, crépu, vêtu d’une chemise à carreaux largement ouverte et d’un blue jean’s délavé. Bras tatoués, poignet cerné d’un bracelet de cuir. Il a vingt ans peut être.
Ils sont ventre à ventre, face à face, bouche à bouche.
- — On va jusqu’au bosquet ? Ta mère nous regarde peut-être de la fenêtre de sa cuisine.
- — Tu rigoles, ma mère est devant sa télé, elle est toute la journée devant la télé, elle sait faire que ça et cuire des macaronis ! Elle descend même pas faire les courses, si j’étais pas là, on becquetterait pas. Pendant ce temps là, son bonhomme picole son RMI en tapant le carton au bistrot de la mairie. Il ne rentre jamais avant minuit et encore, quand il n’est pas trop bourré, alors c’est des copains qui le ramènent et tout ça mènent la java et biberonnent leur gros rouge le reste de la nuit. Encore beau quand ils se battent pas. Pendant ce temps là, les voisins gueulent en tapant contre les murs. Alors le matin, ils sont crevés et m’appellent pour faire le jus et le leur porter dans leur niche.
- — Qu’est-ce que tu veux y faire, la vie c’est comme ça, y’a pas qu’eux ! On pourrait marcher jusqu’au bosquet quand même !
- — Non, n’insiste pas, j’sais bien pourquoi tu veux m’embarquer, tu crois comme ça que je me laisserai faire, je t’ai dit que je ne voulais pas.
- — Tu me l’avais pourtant promis.
- — Oui, comme ça, pour te faire plaisir, pis c’est vrai que par moment j’en avais envie aussi, mais faut réfléchir aux conséquences.
- — Quelles conséquences, faut pas avoir toujours la trouille ?
- — On ne sait pas ce qu’il peut arriver, un accident c’est vite fait et il peut y’en avoir pour toute la vie, et pis ma mère ne veut pas.
- — Quoi ! T’es dingue, t’en as parlé à ta mère ?
- — Non, pas exactement, mais elle m’a déjà dit qu’il fallait garder ça précieusement, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver, elle me répète que c’est mon seul patrimoine, ma petite dot, qu’il faut que j’attende le mariage pour m’en servir, nous ne sommes pas encore mariés !
- — Non, pas encore, mais peut-être quand tu seras plus âgée.
- — Ah ben oui, peut être, c’est ça, à la Saint Glinglin. Pis dis, ça, ça repousse pas, quand c’est perdu, c’est foutu !
- — Ah non, écoute Paulette, y’en a marre, tu ne comprends donc pas, c’est tout le temps la même rengaine : un jour, plus tard… c’est à dire sûrement jamais… Il faut vivre autant qu’on le peut à toute vitesse, le plus fort, le plus loin possible, sans toujours remettre à plus tard. Moi je m’en fous de l’avenir, des plans, des projets, des promesses qui ne se réalisent jamais. Il faut s’éclater aujourd’hui, maintenant, tout de suite… Oui, Paulette ; vivre à fond, sans se casser la tête, quitte à se casser la gueule… Moi, je ne veux plus, je ne peux plus attendre, j’en ai trop envie, tu comprends, Paulette, fais un effort.
- — Je sais, je te comprends, je voudrais bien te donner ce plaisir et pis en profiter aussi…
- — Sois gentille.
- — Et pis, t’as pas de boulot, et pis tu cherches pas beaucoup non plus.
- — J’sais rien faire à part ça, on m’a rien appris à l’école ni au centre et pis c’est pas de boulot que j’ai envie.
- — L’autre jour, ils cherchaient un mec costaud au supermarché.
- — Oui, je sais, tu parles pour se coltiner des caisses toute la journée et gagner des clopinettes, j’aime mieux vendre un peu de poudre, avec le RMI, ça aide ! Ou faudrait que je me dégote une vieille rombière pleine de fric pour m’entretenir et qui m’fasse des petits cadeaux, mais dans l’coin, y’en a pas, faudrait aller dans les quartiers chics, paraît qu’y a des vieilles qui ne demandent que ça, mais faut être bien fringué et pis savoir bien parlé, c’est pas réellement mon truc. À moi ce qu’il me faudrait, c’est de la mécanique, des moteurs de motos, là j’irais bosser et tu verrais comme je les f’rais cracher, les moteurs. Ah vain dieu, rien que d’en parler, j’ai envie de tourner la manette des gaz à fond ! Mais c’est pas d’ça qu’il était question, Paulette, tu sais bien, tu me l’avais promis…
- — Non, je t’ai pas promis, je t’ai dit que j’allais y réfléchir.
- — Tu n’en as pas envie, toi ?
- — Si, des fois, je te l’ai dit, j’y pense, j’en rêve, ça m’excite, je voudrais bien aussi, mais ce n’est pas raisonnable, c’est trop dangereux, il y a trop de risques.
- — Mais non, je te promets, tu me connais, je ferai attention.
- — T’as déjà essayé pour de bon ?
- — Oui, dans le bois de Vincennes, un copain m’avait refilé une de ses anciennes, une pas toute neuve. On voyait rien qu’à son allure qu’elle avait pas mal servi, mais elle allait drôlement bien. Ah tu sais, c’est pas difficile, un p’tit coup et on a tout de suite compris à s’en servir. Ah putain, une vieille comme ça, j’aurais pas cru, mais j’avais l’impression que ça lui faisait autant de bien qu’à moi, surtout qu’elle était bien huilée. Mon copain, les siennes, il veut qu’elles soient huilées jusqu’au bord. Ah si t’avais vu, j’aurais recommencé dix fois tellement ça m’faisait du bien…
- — Y’a longtemps d’ça ?
- — Non, p’t’être quinze jours.
- — C’était si bien que ça, même avec une vieille comme ça ?
- — Vachement bien, c’est vrai que, quand on en a terriblement envie, y’a pas d’âge ! C’est pour ça que depuis, pour y avoir goûté, ça m’démange encore plus, et toi, t’as vraiment jamais essayé ?
- — Non, jamais, tu le sais bien, si j’avais essayé, tu parles que je te l’aurais dit. Mais j’ai lu beaucoup de trucs là-dessus, c’est vrai que ça a l’air bon et que ça donne vachement envie au point, paraît-il, quand on a commencé, qu’on ne peut plus s’en passer, qu’on passerait sa vie dessus !
- — Ben alors tu vois, essaie avec moi, tu verras, tu peux pas vraiment deviner comme c’est, bien meilleur que ce qu’on raconte dans tes bouquins et pis comme ça, on pourrait un petit coup tous les jours.
- — J’suis tentée, mais en même temps j’ai la trouille, j’essaierais bien si encore t’en avais une plus petite.
- — Tu sais, une petite, c’est aussi dangereux qu’une grosse, le tout est dans la manière s’en servir.
- — Et tu es bien sûr que tu saurais ?
- — Oh ben pour ça, tu peux me faire confiance, tu verras !
- — Écoute, faut encore que je réfléchisse, mais de toute façon, je n’ai que mille neuf cent cinquante euros à la Caisse d’Épargne, j’pourrais peut être te les prêter, mais alors, au lieu d’vouloir t’acheter une Yamaha 500, tu pourrais au début te contenter d’une petite Terrot, une cent vingt-cinq d’occase…