Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 13422Fiche technique20624 caractères20624
Temps de lecture estimé : 12 mn
13/08/09
corrigé 12/06/21
Résumé:  Au café des supplices, on assiste souvent à des délires d'ivrognes...
Critères:  caférestau nonéro
Auteur : Lilas      Envoi mini-message

Collection : Au café des supplices
Comme des diamants échoués

Les verres tintaient contre les tables. De la torpeur chargée dans tous mes gestes, je comblais le vide de ma vie avec un énième verre de martini… Je ne savais pas exactement à combien j’en étais. Mais peu importait. Je connaissais bien Malko, le patron ; sans doute les comptait-il pour moi.

Je voyais trouble. La bouche pâteuse, je jetai un vague coup d’œil autour de moi. À quelques mètres de moi, un homme mûr, l’allure défraîchie, était affalé sur une table. Il murmurait mollement quelques paroles confuses à une jeune fille, assise en face de lui.


Je me demandai si elle le connaissait. Elle le considérait avec un sourire de commisération — il lui racontait, sans trop y croire je pense, les exploits imaginaires qu’il avait accomplis dans sa jeunesse, et que son ivresse noyait à la fois de réalité et de provocation. Sa voix basse, très assourdie, me berçait. Je cessai bientôt d’écouter, lassée par le ton monocorde de ses mensonges d’ivrogne.


Une grimace, assez cynique je suppose, tordit alors mon visage. J’étais ivre, moi aussi, je le savais ; et pourtant je me souvenais encore — peut-être même avec de plus en plus de précision — de la petite fille pâle et chétive, qui jouait à l’écart des autres enfants… sa figure crispée, mélancolique, qui observait de ses yeux tristes ceux qui ne voulaient pas d’elle…


Avec un rire de dérision, je trinquai avec elle, fantôme tenace qui détourna la tête sous mon regard impénétrable.

Mon verre était vide. Je fis un signe univoque à Malko, qui vint me resservir ; non sans un regard réprobateur, que j’évitai, les yeux posés sur le bois poli du comptoir. Un sourire amer aux lèvres, j’avais conscience d’effacer mes souvenirs et ma désillusion au fond d’un verre d’oubli.

Ou de tenter d’effacer.




* * *


Je regardais.

La pluie fine, diagonale, tombait avec un léger murmure sur la bande noire des trottoirs, et lavait la poussière sombre de la route. Les arbres gouttaient, les toits aussi ; myriades d’étoiles déchues, de leurs feuilles, de leurs tuiles, comme si c’était l’univers qui pleurait.

J’étais assise à l’abri, sur le banc de l’arrêt de bus.


Mon attention un moment distraite par les flaques d’eau qui grandissaient à mes pieds, je replongeai bientôt dans une paresseuse rêverie. Mes pensées vagues, un peu à la dérive, semblaient accordées à la direction de mon regard, et sinuaient entre les gens, formes fugitives, rares, et l’ombre des immeubles, plaqués comme des autocollants contre le mauve du ciel. J’avais un peu froid.


Je regardais.


Je regardais les voitures qui filaient comme des flèches, nerveuses et recouvertes d’un fin voile de pluie ; leurs pneus traçaient des sillons flous sur la route humide, en balafraient sans un égard la surface miroitante ; et leurs feux brûlaient, éphémères rais de lumière, la froideur de l’asphalte. Ce n’était qu’après que je captais du coin de l’œil la silhouette des conducteurs, visages indiscernables, masques sans traits, qui disparaissaient de ma vue aussi rapidement qu’ils y étaient entrés.


Un brusque sentiment d’oppression me saisit soudain, me coupant la respiration. Je réalisai l’angoissante immensité du ciel qui se déversait sur moi, et moi, infime grain de sable, perdu dans la ville noire et blanche, occupé à observer des fragments de vie ; ces têtes et ces pas, qui pensaient et marchaient vers un but précis, et qui me paraissaient étrangers à ma propre vie.

Ici même, des gens existaient, parlaient, et je n’étais qu’une minuscule partie d’eux, un cœur incertain qui les contemplait, sans avoir jamais trouvé un sens à leur quotidien, à leur destin. Et tandis que nos chemins menaient irrémédiablement à la mort, ce ciel, déjà teinté par la couleur de la nuit, nous écrasait de sa terrible indifférence, et de ses larmes glacées.


A cet instant, le paysage devint un gros détail, oblitérant tout ; un gros détail beige et bleu, à vitres sales et larmoyantes. J’y croisai mon reflet, déformé, et battis des paupières, ressentant la pénible impression de retomber dans la réalité comme une masse.


C’était mon bus, dans un rugissement de moteur insupportable. Des personnes en sortirent, y entrèrent, il attendit, il repartit. Je le suivis des yeux un moment, fade éclair aux yeux rouges, qui disparut finalement dans la toile brumeuse que tissait la pluie.


Je souris dans le vide.




Je ne sais pas exactement comment, au terme d’une longue errance le long des murs de la ville, je butai soudain contre une volée de marches en pierres, familières. Levant les yeux, je reconnus immédiatement l’entrée de mon café habituel, pleine de lumière ; je fis une moue, me moquant de moi-même, hésitant à pousser la porte.


Malko m’aperçut à travers la vitre, me fit un joyeux signe de bienvenue. Je finis par entrer. Ce n’était pas très grand, ce qui expliquait le continuel nuage de fumée opaque qui cernait chaque contour, à l’intérieur. Et il y avait toujours du monde — plus particulièrement le soir — ce qui ralentissait considérablement la progression des gens entre les tables.


Mais j’aimais cet endroit… pour d’obscures raisons que je ne comprenais moi-même pas totalement ; et nul autre lieu que celui-là ne parvenait à apaiser mes douloureuses interrogations, quotidiennes, désenchantées.


Je saluai Malko, la tête ailleurs ; je l’entendis à peine s’étonner de me voir ainsi trempée. Sa réflexion me ramena quand même sur terre, et je m’inspectai rapidement, de plus en plus gênée par mon apparence.



Je haussai les épaules avec un demi-sourire.



Malko ne dit rien, mais je sentis son regard préoccupé glisser sur moi, tandis que je me juchais lestement sur un des tabourets, au comptoir.

Je croisai son regard et le fixai droit dans les yeux, envahie d’un pauvre sentiment, qu’on pourrait nommer défi ; et il détourna la tête.



Je me figeai.



Agacée, je tentai de protester, mais il s’était éloigné pour servir quelques clients.

Mon esprit fonça alors, à toute allure, aux antipodes de ce café, remontant le temps avec une cruauté implacable.


Le soleil, et les champs, mer de blé mûr, jaune, qui m’entoure sans me laisser d’issue ; et cette écrasante sensation d’être seule sur terre…

Contre la terre brûlante, une petite fille jure de se venger, elle qui se sent si différente, et ses larmes d’humiliation arrosent ses mains, dont les doigts pétrissent nerveusement cette terre de solitude ; mais elle a de la volonté, elle aura un destin unique, elle trônera au-dessus de tous, invincible, intouchable, supérieure par ses vertus, son intelligence…


Et où est-elle, cette enfant à tresses, aux yeux cernés par l’accablement, où est-elle à présent ?



J’étais de nouveau assise au comptoir, et clignant des yeux dans la lumière artificielle des néons, je tournai lentement mon regard sur Malko,

Il me fixait d’un air sombre.



Malko me servit avec un soupir détestable.



Sans me regarder.

Je ne répondis pas.



* * *




Charles allait reprendre quand Malko nous interrompit, un large sourire comme une plaie béante au milieu de son visage. Il me demanda de quoi nous parlions.

Je tournai mon regard vers Charles, un goût amer coincé sous la langue, et vidai mon verre d’un trait.



Malko se mit à rire et repartit. Charles garda le silence. Je le regardai à nouveau.



Je tressaillis, mais ne répondis pas, le regard cette fois perdu quelque part sur le sol. Souriant dans le vide, et les pensées qui s’égarent, s’abîment encore dans le passé…


Une jeune fille dans un bus, qui discute avec une autre fille… Elles parlent de garçons… La première est en train de compter tous les petits amis qui ont défilé dans sa courte vie… Ses yeux brillent, l’autre l’écoute avec attention, avale tous ses mensonges sans chercher à les réfuter. La fierté de son amie la fascine, et elle ne doute pas de la véracité de ses aveux…


Je me souviens encore…


Une ombre qui glisse sur l’ombre des murs. Elle court le long des immeubles obscurs, et elle a peur… elle a fait le pari qu’elle pouvait rentrer chez elle la nuit sans craindre quoi que ce soit, et à présent, comme elle a peur…

Elle regrette d’avoir menti, elle regrette d’avoir voulu montrer d’elle une image de fillette assurée et confiante, elle regrette, mais elle ne peut plus revenir en arrière… Elle sait très bien qu’elle ne l’est pas, confiante, qu’elle ne l’a jamais été, mais comme elle aurait voulu se prouver le contraire !


Mes yeux retombèrent sur Charles. Grande silhouette à demie vautrée sur la banquette, il cuvait sa bière, les yeux vitreux. Je me demandai pourquoi je discutais depuis plus d’une heure avec un homme saoul… peut-être parce que je l’étais aussi ?



Charles posa son regard bleu sur moi. Autrefois il avait été un homme de lettres, très cultivé. Et qu’était-il aujourd’hui ? Le même malaise que j’avais éprouvé sur le banc de l’arrêt de bus, l’autre fois, me tordit alors les entrailles ; nous, êtres humains, qu’étions-nous donc ?

Une race en voie d’extinction… ou plutôt non, malheureusement ; nous serions là encore longtemps après ma mort, à vivre nos destins tragiques en nous débattant comme des forcenés dans la banalité de nos existences…



Mon attention fixée sur la barbe de plusieurs jours qui bleuissait son menton, je hochai la tête en silence.

Il se mit à rire, d’un rire enroué, très confus.



Je fis une grimace significative.



Ma main cogna sèchement contre le bois de la table, je me sentis en colère quand je croisai les yeux étonnés et incertains de Charles.



Il reste la vie. Nous ne sommes que des fragments de vie, illusoires, on se rencontre dans des cafés, on se console mutuellement, on recherche la chaleur humaine, tout ça pour nous enfoncer la tête dans le sable ; parce que c’est le jour qu’on se rend compte du ridicule de notre existence ! Si nous sommes des diamants, nous sommes des diamants échoués… sur une plage de désespoir.


Je repris ma respiration, haletant de ma longue tirade ; Charles me considérait en silence, les doigts crispés autour de son verre. Ma rage tomba très vite, et je promenai un regard empreint de lassitude sur tous ces masques qui buvaient et parlaient, autour de moi. Mon regard accrocha celui de Malko, une seconde peut-être ; il était au fond de la salle. Je l’imaginais en train de se vanter de ses expériences amoureuses à la jolie femme qui était debout à côté de lui, et un serrement glacial me broya le cœur. J’étais écœurée.., oui, écœurée.


Charles me frôla alors l’épaule, et je rivai à lui un regard froid, distant.



Je me raidis sur mon siège, et le contemplai, un long moment, silencieuse. Il n’attendait pas de réponse, je l’avais deviné, mais une sorte de révolte, vaine, frénétique me poussa à parler.



Je me levai brusquement, souriant méchamment, observant avec délectation sa mine déconfite.



* * *



On me toucha le bras, et dans un sursaut, je me redressai maladroitement, les yeux blessés par la lumière. Je m’étais endormie. Malko se tenait à côté de moi. J’aperçus derrière lui quelques personnes de ma connaissance, des gens qui avaient compté énormément pour moi, à une période de ma vie ; aurais-je encore besoin de quelqu’un, un jour ?



Je soupirai d’un air fataliste.



Malko se tourna vers moi, surpris.



Je fis un vague geste de la main, et le regardai droit dans les yeux.



Malko fit une grimace exaspérée et retourna derrière son comptoir.

Je m’adossai à la banquette et jetai un regard circulaire sur le café. Parfait reflet de la société actuelle. De grosses ampoules qui illuminent la scène, et des automates à masques qui pleurent, se soûlent, parlent, parlent pour oublier, croyant presque à leurs histoires grâce à l’écoute attentive de l’autre. Il y a aussi des « gens normaux », qui viennent juste prendre un verre, mais qui sont finalement happés par la démesure et la vanité des autres, ces autres qui leur confient de pauvres sentiments ne faisant que les détails de la vie ; et ces gens normaux tendent l’oreille, acquiescent ou réfutent, se confient à leur tour, images de leur propre miroir, inconscients du fait qu’ils viennent d’entrer dans le monde irréel et rempli de paillettes appelé la nuit.


La nuit, les verres tintent dans les cafés-théâtres, les lustres jettent des étincelles contre le bois et le métal, allument des flammes fugitives dans les regards, voilent les fumées sinueuses des cigarettes ; et moi, qu’est-ce que je fais ici ?


Je ressasse d’interminables pensées, je pense à tout ce que je suis, tout ce que j’aurais voulu être et tout ce que je ne suis pas ; j’observe comme un spectateur à part ces visages qui m’ont dit tant de choses et finalement qui ne m’ont rien dit ; ces gens connus superficiellement, qui regretteront demain, sûrement, de s’être laissés aller ce soir à des confidences qui perdent toute signification à la lueur du jour.

Mais qui reviendront dès la nuit tombée, attirés par le parfum de l’oubli.


Je me mis à pleurer. J’avais la tête lourde, et je sanglotais désespérément, moi qui n’étais finalement pas du tout étrangère ; au contraire, je leur ressemblais en tout, j’étais eux, reflet bien réel de notre impuissance à trouver un sens à ce que nous vivions, nous, pauvres poussières dans un océan impassible, indifférent à nos tourments, à nos interrogations pleines de souffrance ; pauvres diamants échoués.



J’allais fermer la porte quand Malko m’appela. Le visage décomposé, je le fixai sans rien dire, attendant.



Une personne s’inquiétait pour moi. À vrai dire, il était le seul que je ne comprenais pas.



Je refermai la porte sur les ombres et les lumières des gens, puis m’enfonçai dans la nuit froide.

(2000)




« Parmi les gestes les plus tragiques et les plus vains des hommes, aucun, jamais, ne m’a paru plus tragique et plus vain que celui par lequel vous interrogez toutes ces ombres, race vouée à la puissance, race désespérée… »

André Malraux, La tentation de l’Occident, Lettres 9&18