n° 13423 | Fiche technique | 10330 caractères | 10330Temps de lecture estimé : 7 mn | 13/08/09 |
Résumé: Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point... | ||||
Critères: amour nonéro | ||||
Auteur : Zébulon Envoi mini-message |
Anne se rapprocha de la cheminée pour réchauffer son corps pétrifié par la froide morsure de Janvier. Les flammes ondulaient sous l’avaloir du grand foyer, comme dansant au rythme de leur propre crépitement. Elle serra ses bras contre elle et accompagna leur mouvement de son bassin, en un balancement qu’un observateur aurait trouvé sensuel. Peu à peu la chaleur irradiée par les braises pénétra ses vêtements et parvint à sa peau, lui apportant pour un temps le réconfort physique dont elle avait besoin.
Son corps se détendit sous l’effet de ce nouveau bien-être, ses muscles cessèrent d’être contractés. Mais cette chaleur bienfaisante ne pouvait rien pour apaiser les tourments qui agitaient son esprit. Les temps étaient durs pour sa famille. Depuis le début de la crise, cela faisait maintenant trois ans et demi, les problèmes s’accumulaient. L’argent avait commencé à manquer, il avait fallu faire des sacrifices. Ce fut d’abord l’entretien du manoir qui en pâtit, les tuiles arrachées par la dernière tempête ne furent pas remplacées. Puis il devint nécessaire de réduire le train de vie familial.
Pour son père, héritier d’un titre de noblesse accordé dans des temps immémoriaux par un roi oublié, ce fut un déchirement de devoir renoncer aux signes extérieurs de la richesse que son rang supposait. On ne reçut plus d’amis à dîner, ce genre de repas étant bien trop dispendieux. Petit à petit, le regard que leurs voisins leur portaient changea.
Anne, fruit de l’été, détestait l’hiver. Chaque année elle abordait l’automne avec un profond sentiment de mélancolie, redoutant l’arrivée de ces mois glaciaux qui laissaient les arbres du parc nus et décharnés, doutant que le miracle du printemps pût cette fois encore se reproduire. Cette année particulièrement, le passage du solstice lui fut douloureux. Son père, la mort dans l’âme, dut lui annoncer que la grande fête prévue en Juillet pour son vingtième anniversaire devrait être annulée si la situation ne s’améliorait pas d’ici là. Or rien ne laissait présager une embellie dans cette crise qui en touchait bien d’autres qu’eux, et certains plus gravement. L’avenir était incertain, les nuages s’amoncelaient dans le ciel de cette famille autrefois aisée et insouciante.
Mais l’objet principal des tourments de la jeune femme était autre cet hiver-là. La contrariété d’une fête annulée n’était somme toute que le caprice d’une enfant trop gâtée, ce dont elle avait réussi à se convaincre à force d’assauts de raison. La cause de ses tracas était le vide qu’elle avait commencé à ressentir en elle quelques mois plus tôt, un sentiment soudain et inexplicable de prime abord que son existence ne servait à rien, et surtout à personne. Son caractère joyeux devint petit à petit taciturne au fur et à mesure que ce sentiment grandissait en elle. Ses parents ne s’en aperçurent pas, préoccupés qu’ils étaient par les problèmes du quotidien, tendus par la compréhension du changement de leur environnement.
C’est en discutant avec sa meilleure amie que la clé du mystère lui fut donnée. Ce vide en elle, c’était l’amour qu’elle n’avait pas, celui qu’elle ne recevait pas. À bientôt vingt ans, Anne n’avait jamais connu le plaisir d’aimer et d’être aimée. Nombre de ses amies de son âge avaient déjà un compagnon pour les enlacer, les embrasser, les embraser. Elle, était seule, vierge à ce jour de tout contact masculin.
Dès lors son esprit se concentra sur cette unique chose, la recherche, l’attente de l’être aimé. Elle ne l’avait pas encore rencontré, faute d’occasions. Mais nul doute qu’il existait, quelque part, et que lui aussi la cherchait.
Elle fut tirée de ses réflexions par le crissement de pas sur les graviers de l’allée.
*
Dès qu’il l’avait vue, Patrick en était tombé amoureux. Il avait parfaitement conscience que c’était complètement stupide de s’amouracher d’un visage sur un portrait, que si tous les visiteurs du Louvre avaient ressenti la même chose pour La Joconde, le jardin des Tuileries, la place de la Concorde et tout le cours de la Seine de la source à l’estuaire ne suffiraient pas à contenir les amoureux transis, qu’il ne pouvait même pas être sûr que l’artiste n’avait pas embelli son modèle pour contenter son commanditaire, non, rien de tout cela n’avait suffi à souffler cette flamme d’amour totalement irrationnel. Après tout, n’est-il pas dans la nature de l’amour d’être irrationnel ? S’il est bien une chose qui échappe à toute règle, c’est le sentiment amoureux.
Le visage de la jeune femme s’était gravé dans sa mémoire. Il pouvait, rien qu’en fermant les yeux pour mieux le voir, en décrire le contour d’un ovale presque parfait, en caresser les pommettes couleur pêche, en parcourir les lèvres délicatement charnues, en gravir la douce pente du nez pour mieux plonger dans l’éclat espiègle de ses yeux verts puis venir se perdre dans la soie des cheveux ondulés par un léger souffle.
Il avait, depuis ce coup de foudre visuel, passé beaucoup de son temps à découvrir qui était la femme derrière l’image. À force de questions, de coups de téléphone, de recherches sur internet, de visites, il avait peu à peu tout découvert sur elle. À commencer par son prénom, Anne. Il savait désormais tout ce qu’il pouvait savoir sur sa vie, sur ces presque vingt années passées dans le manoir familial, sur ce portrait, cadeau d’un père aimant à sa fille unique, sur l’absence d’amant connu. Il connaissait maintenant l’endroit où elle habitait.
Et aujourd’hui était Le jour. Aujourd’hui, enfin, il allait à sa rencontre.
La voiture s’arrêta devant la grille du parc.
Patrick sortit de la voiture. Il ouvrit le coffre pour en extraire le cadeau qu’il lui avait apporté. Il franchit la grille et remonta lentement l’allée, s’imprégnant doucement du paysage qu’elle avait contemplé toute sa vie.
*
Ses parents étaient partis au village quelques heures plus tôt, en lui recommandant de rester dans sa chambre travailler ses leçons de harpe. Elle aimait cet instrument, le son cristallin qu’il produisait, le contact presque sensuel de la hampe contre son sein, le fait de devoir l’enlacer pour en jouer. Depuis quelques mois, ses rapports avec lui avaient pris une tournure nouvelle, lui procuraient un plaisir diffus qui n’était pas seulement lié au ravissement sonore et qui résonnait en une douce chaleur au fond de son ventre.
Son père serait sûrement mécontent de la trouver au salon, alanguie devant l’âtre plutôt que de perfectionner sa technique instrumentale. Elle préféra regagner prestement sa chambre pour s’épargner le courroux parental.
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Patrick gravit les marches du perron. Il s’arrêta quelques instants. Il touchait à son but, il arrivait à l’ultime étape de sa quête du Graal. L’estomac noué par l’émotion, il poussa la porte d’entrée. Le hall était immense, presque disproportionné par rapport aux dimensions de la maison. Un escalier de marbre de taille imposante s’offrait à l’admiration du visiteur. Il vit là la volonté d’un propriétaire autrefois riche d’étaler sa réussite aux yeux de tous.
Une porte s’ouvrait à droite, une autre à gauche, une dernière au fond. Où aller ? Il choisit la porte de gauche. Le salon, vide. Il tourna les talons, traversa le hall, et entra dans ce qui s’avéra être la bibliothèque. Vide également. Il regagna le hall.
Il se planta devant l’escalier, brandit le cadeau devant lui et s’entendit dire, presque malgré lui, mû par l’émotion d’être arrivé jusque-là :
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Anne tendit l’oreille. Il lui avait semblé entendre une voix, en bas. Le manoir était trop vaste, les couloirs trop longs, les murs trop épais, elle n’avait pas réussi à comprendre les mots. Mais la voix, si c’en était une, ne ressemblait pas à celle de son père. Pourtant la tonalité était masculine, elle en aurait juré. Quel homme autre que son père pouvait bien parler, et de plus si fort qu’on l’entendait de l’étage ?
Elle sortit de sa chambre, parcourut le long couloir et se présenta en haut de l’escalier. Elle vit un homme qu’elle ne connaissait pas tendre vers elle un objet recouvert d’un drap.
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Patrick fit voler l’étoffe qui servait d’emballage.
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Anne sentit ses jambes se dérober sous elle en découvrant ce qui n’était plus caché. Son cœur lui parut exploser en milliers de fragments qui vinrent troubler sa vue et brouiller son esprit. Les paroles que prononça l’homme lui parvinrent difficilement à travers le vacarme du battement du sang dans ses tempes.
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Patrick baissa les bras. Il retourna dans le salon. La tache plus claire sur la boiserie lui indiqua l’endroit. Il raccrocha le tableau, acheté chez un antiquaire, à la place qui était la sienne. Il sourit, satisfait.
Il regagna la voiture où l’attendait l’agent immobilier.